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La "clause sociale" un moyen de mondialiser la justice

vieuxcmaq, Viernes, Enero 18, 2002 - 12:00

Bernard Cassens (gpyla@hotmail.com)

La frénésie d'exporter peut-elle tenir lieu de politique économique et sociale, en particulier pour les pays du Sud?

Inexorablement, le libre-échange précarise l'emploi dans les pays industriels et encourage la surexploitation de la main- d'oeuvre dans le tiers-monde. La "clause sociale" introduite dans les accords commerciaux internationaux pourrait être un outil, au Nord comme au Sud, pour assurer la mondialisation de la justice et les indispensables solidarités face aux grands pouvoirs financiers, qui entraînent l'humanité dans une spirale descendante.

Au cours des deux dernières années, les gouvernements de Paris et de Washington, après s'être vigoureusement affrontés en 1993 lors des négociations du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), ont quelque peu surpris en faisant cause commune en faveur de l'introduction d'une "clause sociale" dans les accords commerciaux internationaux. Avec, d'ailleurs, un succès mitigé. La conférence ministérielle de Marrakech d'avril 1994, concluant le cycle de l'Uruguay et créant l'Organisation mondiale du commerce (OMC), refusa de mentionner ce point dans son texte final; les Etats-Unis et la France durent se contenter de la promesse qu'on l'inscrive au programme de travail de la nouvelle institution.

L'idée de clause sociale n'est pourtant pas nouvelle. Elle remonte à la création, en 1919, par la conférence de la paix, de l'Organisation internationale du travail (OIT), dont la Constitution, ainsi que les "principes généraux" qui la régissent - l'équivalent d'une charte du travail - constituent la partie XIII du traité de Versailles. En 1944, la déclaration de Philadelphie, qui affirme la primauté des objectifs sociaux dans les politiques nationales et internationales, et qui demande explicitement aux membres de l'organisation de pratiquer entre eux une concurrence loyale, fondée sur le respect de normes sociales, sera annexée à cette Constitution (1).

Ces normes sont consignées dans 176 conventions internationales du travail, dont 67 élaborées entre les deux guerres. Mais aucune d'entre elles n'a été ratifiée par la totalité des membres de l'OIT. Quant à leur application, mieux vaut n'en point parler (2)... Au 1er juin 1995, c'est l'Espagne qui détenait le meilleur palmarès (125 ratifications), suivie de la France (115 ratifications), alors que les Etats-Unis restent scandaleusement à la traîne (12 ratifications) et sont même l'un des six derniers Etats à ne pas avoir ratifié la convention sur les droits de l'enfant. La majorité des membres de l'OMC - qui sont aussi membres de l'OIT - n'ont donc pas eu tort de voir dans la démarche américaine, même si elle était effectuée conjointement avec la France, mieux qualifiée à cet égard (3), autre chose qu'une préoccupation désintéressée pour la démocratie sociale dans le monde. Ce qui leur a permis de lancer l'accusation, à leurs yeux infamante, de "protectionnisme"...

Aux Etats-Unis, la pression d'une partie de l'opinion et des syndicats - ces derniers relayés, notamment, par la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) - et, en France, le désarroi et l'impuissance des pouvoirs publics face à la montée d'un chômage déstabilisateur expliquent que Paris et Washington veuillent grignoter les avantages comparatifs de certains de leurs concurrents commerciaux - les bas salaires -qui se traduisent en pertes de centaines de milliers d'emplois dans les secteurs à forte intensité de main-d'oeuvre. Très mollement suivis par leurs partenaires de l'Union européenne, dont certains, notamment l'Allemagne, les Pays-Bas et surtout le Royaume-Uni, font preuve, à l'égard du libre-échange pur et dur, d'une attitude qui relève de la foi du charbonnier, les gouvernements de MM. Edouard Balladur et Alain Juppé ont veillé à présenter la clause sociale de manière positive: il ne s'agit pas de préserver des emplois sur son territoire, mais de promouvoir des droits sociaux minimaux chez les autres...

Ainsi, lors de l'assemblée générale de l'OIT de juin 1994, M. Michel Giraud, alors ministre du travail, approuvé par son collègue américain, M. Robert Reich, avait préconisé des "prescriptions minimales" sur quatre thèmes: l'abolition du travail forcé, la non-discrimination dans l'emploi, l'âge minimum d'accès à l'emploi et la liberté syndicale.

On voit mal qui pourrait s'opposer officiellement à ces prescriptions dans une enceinte internationale. Mais, dans les faits, tout en donnant un coup de chapeau à l'objectif, la majorité des gouvernements et les multinationales refusent de prendre la moindre mesure concrète et, en particulier, d'introduire une quelconque conditionnalité là où de gros intérêts sont en jeu: le commerce international. M. Renato Ruggiero, directeur général de l'OMC, exprimait ce point de vue lorsqu'il déclarait: "Le risque réside dans l'apparition d'un néo-protectionnisme insidieux qui tenterait d'utiliser les restrictions commerciales pour répondre aux inquiétudes largement répandues au sujet des normes relatives au travail, aux questions sociales et à l'environnement. Ces préoccupations sont légitimes mais les restrictions commerciales ne sont pas la solution (4)."
Pourtant, face à cette idéologie en béton, il semble légitime de poser quelques questions. Au nom de la théorie des avantages comparatifs, les pays développés doivent-ils abandonner, au profit de ceux à bas niveau de salaires, l'ensemble de leurs industries de main-d'oeuvre? Si l'on veut bien admettre que, par exemple, tout jeune Français ou Allemand n'a pas nécessairement un bâton d'ingénieur ou de chercheur dans sa giberne, que deviennent, notamment en Europe, les citoyens à faible niveau de qualification?

La frénésie d'exporter peut-elle tenir lieu de politique économique et sociale, en particulier pour les pays du Sud? N'obéit-elle pas plutôt, chez eux, aux impératifs d'ajustement structurel imposés par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale? Et à qui profite-t-elle en premier lieu, sinon aux multinationales du Nord qui implantent leurs sites de production là où les conditions sont les plus favorables pour elles, quitte à les déplacer quand elles trouvent mieux?
Une véritable "bulle" commerciale s'est peu à peu créée - en 1995, la croissance du volume des échanges mondiaux a été trois fois supérieure à celle du volume de la production. Quel intérêt y a-t-il à échanger de plus en plus, et de plus en plus souvent, les mêmes produits? Quels sont les vrais coûts écologiques - dont la plupart sont "externalisés" sur la collectivité - de ce mouvement brownien de marchandises qui sature les transports terrestres et aériens?
Pour une "sécurité démocratique"

Un développement endogène sans être autarcique, mis en place à l'échelle régionale (lire, ci-dessous, l'article de Paul Sindic), n'est-il pas préférable, pour garantir un minimum de capacité de contrôle et d'intervention des citoyens sur leur propre destin, à un développement totalement extraverti où personne, pas même les gouvernements, ne maîtrise les flux d'intrants et de débouchés, et où un pays dont la production n'est pas diversifiée se retrouve totalement à la merci de décisions financières et commerciales prises ailleurs? Si la sécurité alimentaire repose nécessairement sur un degré élevé d'autosuffisance agricole (5), la "sécurité démocratique" ne suppose-t-elle pas, elle aussi, un degré élevé d'autosuffisance tout court, au moins au niveau régional?

Pour les institutions financières internationales, comme pour la Commission européenne (6), ces interrogations équivalent à s'autodénoncer comme un "protectionniste". Est-on protectionniste quand on veut protéger des conquêtes sociales - acquises au terme de longues luttes - dans les pays les plus riches, en même temps qu'ouvrir les voies d'accès des travailleurs du Sud à un meilleur niveau de vie?

Dans un article écrit au lendemain de la conférence de Marrakech, le directeur général du Bureau international du travail (BIT), M. Michel Hansenne, prenait les gouvernements se réclamant du libéralisme sur leur propre terrain en considérant la liberté syndicale comme une "garantie qui ne ferait que prolonger, sur le plan social, le principe de libre partenariat dont l'on entend se prévaloir dans les échanges commerciaux (7)". Et il proposait que la reconnaissance de cette liberté fasse explicitement partie des engagements souscrits par les candidats à l'OMC. La réponse ne se fit pas attendre: la prochaine conférence ministérielle de l'organisation aurait lieu à... Singapour, haut lieu de l'autoritarisme et du syndicalisme officiel (8).

A supposer que la liberté syndicale, le droit de négociation collective et d'autres droits sociaux fondamentaux soient respectés partout dans le monde, la question des énormes écarts de coût du travail, à productivité égale, resterait posée. D'autres mécanismes structurels, s'inspirant du système des prélèvements variables sur les importations mis en place dans le cadre de la politique agricole commune européenne, doivent être imaginés, qui neutralisent les différentiels excessifs de coût du travail. Et ce, pour décourager l'exploitation maximale de la main-d'oeuvre, au prétexte de faire rentrer des devises par les exportations. Des propositions en ce sens existent, qui méritent débat (lire l'encadré ci-contre). D'où vient donc qu'elles ne sont pas sérieusement discutées par les organisations de travailleurs et les ONG?

L'une des raisons principales est que, en Occident, le matraquage idéologique néolibéral a profondément façonné les esprits. De plus, dans les mouvements s'affichant solidaires du Sud, on répugne à adopter des positions qui pourraient être présentées comme hostiles aux intérêts des travailleurs de ces pays.

La confusion est encore plus grande dans le Sud. Comme l'explique un syndicaliste, ancien responsable du BIT, "les pays moins développés ne font pas de détail entre les organisations de travailleurs, les ONG, les employeurs ou les responsables politiques" des pays industrialisés, ce qui explique, lorsqu'il est question de clause sociale, "la perception assez généralement négative de campagnes regardées comme des attitudes cyniques ou masquant des pratiques conjoncturelles et protectionnistes". La conclusion s'impose alors d'elle-même: "Ce contexte exige des clarifications politiques et opérationnelles de la part des organisations syndicales, des ONG et de tous ceux qui militent pour les clauses sociales (9)." N'est-il pas temps pour ces mouvements et ces militants d'ouvrir une discussion et d'occuper un terrain que leurs adversaires ont déjà largement investi et quadrillé?

Notes:
(1) Lire, de Francis Blanchard, ancien directeur général du Bureau international du travail (BIT), qui constitue le secrétariat permanent de l'OIT, "La clause sociale et l'OIT", Le Monde, 30 juin 1993.

(2) Les rapports annuels de l'OIT dénoncent régulièrement, entre autres, la persistance du travail des enfants et de formes diverses d'esclavage.

(3) L'introduction de clauses sociales dans les mécanismes de l'OMC fait la quasi-unanimité au sein des partis politiques représentés à l'Assemblée nationale. On lira, à cet égard, le rapport de M. Patrick Hoguet, député UDF d'Eure-et-Loir, Les Résultats du cycle de l'Uruguay du GATT, Délégation pour les Communautés européennes, rapport d'information no 1066, 5 avril 1994.

(4) Discours publié dans OMC Focus, no 4, juillet 1995, Genève.

(5) Lire Edgard Pisani, "Pour que le monde nourrisse le monde", Le Monde diplomatique, avril 1995.

(6) Parmi les commissaires, seul M. Manuel Marin semble s'être prononcé publiquement, mais à titre personnel, pour l'imposition d'un minimum de normes sociales.

(7) Lire Michel Hansenne, "Libération des échanges et progrès social. Comment appliquer la clause sociale", Le Monde, 21 juin 1994.

(8) Lire Le Monde diplomatique d'août 1994 et d'août 1995.

(9) Gérard Fonteneau, "La réglementation du commerce international: vers une société à irresponsabilité illimitée?, Foi et développement, no 236, octobre 1995.

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