Article sur le film «S.P.I.T.» : une ouverture sur le sort des squeegees et la vie qu'ils mènent.
Se faire cracher le réel au visage, «S.P.I.T.»
"Je ne considère pas le cinéma comme un spectacle, pour moi c'est un moyen de réflexion"
- Gilles Groulx
Par Gabriel Anctil
Quand la vérité prend forme à travers les images et le son, que ceux-ci vous promènent dans les méandres infernaux de votre ville, dont vous ignoriez jusqu'à l'existence. Quand le cinéma se transforme en un voyage halluciné à travers les cultures, les classes sociales, la façon même de voir la vie, qu'il confronte vos valeurs, vos habitudes jusqu'à vos références sociales, politiques, morales et sensorielles, c'est qu'il vous tient par la gorge et qu'à moins de quitter la salle, dites-vous bien qu'il vous montrera un tout autre monde, existant et vivant parallèlement à la norme, un mode de vie tellement éloigné du vôtre qu'il ira jusqu'à le remettre en question.
C'est la voie qu'aura choisi de suivre S.P.I.T. (Squeegee Punk In Traffic) pour exposer aux spectateurs ce qu'est la vie de squeegee à Montréal.
C'est parce que c'était visiblement impossible d'en donner une vision adéquate et exempte de clichés que le cinéaste Daniel Cross aura décidé de donner sa caméra à Éric Denis, surnommé par ses amis "Roach" (coquerelle en anglais), un jeune squeege punk sortant de prison, qui filmera et documentera son univers et celui des jeunes de la rue pendant tout un pan de son existence, pendant trois longues années et demi.
En prenant cette décision, le cinéaste allait à contre-courant du discours journalistique qui croit sincèrement et très naïvement que les journalistes peuvent atteindre " l'objectivité " en attaquant un sujet d'un regard juste, honnête et désintéressé.
Ainsi, à chaque soir, peu importe la chaîne de télévision, peu importe le journaliste, on nous présente des reportages sur la pauvreté, la violence conjugale, la criminalité, la toxicomanie, le suicide, la misère ou encore la faim ; la marge si l'on veut, tout ce qui fait partie intégrante de notre société mais que celle-ci refuse de voir en pleine lumière, préférant reléguer ces maux dans l'ombre parce qu'ils sont les preuves tangibles d'un échec collectif qui s'abat à travers différents fléaux sur ses individus les plus vulnérables et les plus injustement victimes de générations de frustration et d'abus.
Selon une étude de William O'Grady de l'Université de Guelph, 43% des 360 jeunes sans abris qu'il a interviewés à Toronto ont passé une partie de leur enfance dans des foyers ou des familles d'accueil ; 40% des femmes et 19 % des hommes ont répondu que les abus sexuels dont ils avaient été victimes furent un des facteurs déterminants qui les a poussés vers la rue ; 39% des hommes et 59% des femmes ayant pris part à cette étude ont expliqué que les violences physiques dont ils ont été victimes dans leur jeunesse les ont poussés à quitter leurs foyers.
Donc, les journalistes en veston-cravate, qu'on peut reconnaître s'incrustant plus souvent qu'autrement dans le cadre (l'image) filmé, ces vedettes du petit écran, du haut de leur statut social, nous montreraient " objectivement " un monde qu'ils ne connaissent pas plus que nous. En quelques heures ou en quelques jours, à l'aide d'une caméra et d'un montage " vite fait bien fait " échapperaient-ils au piège de la démagogie, du réductionnisme ou encore d'un jugement de valeur déplacé et superficiel? Une deuxième question pour répondre à la première. Est-ce que l'objectivité existe? Non! Du moins, pas en journalisme. Ceux qui disent le contraire savent très bien qu'ils mentent mais préfèrent croire à la toute justesse de leur jugement, à l'omniscience de leur vérité et en l'acuité de leur sensibilité. Orgueil et gros ego.
Chacun pose un regard différent sur les événements. Cette vision qui nous est très personnelle de la vie est le résultat d'une éducation, d'une personnalité, d'un environnement, de notre position sociale et de mille autres facteurs qui font en sorte, qu'on le veuille ou non, qu'un certain nombre de personnes ont des intérêts différents des nôtres ; qu'il est tout simplement impossible par exemple de comprendre ce que vit un squeegee quand on travaille pour une multinationale médiatique, tout aussi éloignée de la contestation sociale que l'est la cravate de la mode punk.
Daniel Cross a compris tout cela et bien plus. Radio-Canada, TQS, TVA et compagnie devraient l'engager pour expliquer à leurs journalistes la différence entre la fausse objectivité et la vraie subjectivité. Le réalisateur voulait faire un film sur les squeegees, il est donc tout à fait logique et normal qu'il donne une caméra à l'un de ceux-ci pour qu'il raconte sa réalité. Personne n'était mieux placé que lui pour montrer ce que c'était que de vivre dans la rue, ce que c'était que la précarité et le mépris d'une société qui refuse la différence.
Ce n'est pas Simon Durivage, Stéphane Bureau ou encore Jean-Luc Mongrain qui auraient pu décrire et raconter comme le fait Roach dans le film, comment il est tombé dans le coma après s'être fait battre par des jeunes qui en voulaient à son image, à la liberté qu'il représente, comment il fut pris un temps dans la cocaïne qui lui faisait oublier sa réalité, comment pour lui ce film fut une merveilleuse bénédiction, une chance inespérée de s'exprimer, comment aussi il regrettait les trous dans les veines de son bras.
«S.P.I.T.», c'est la générosité d'un cinéaste qui ose donner la voix à ces jeunes de la rue. Ces laissés pour compte qu'il est impossible de comprendre si l'on se bouche les oreilles chaque fois qu'on leur donne enfin la parole, si l'on refuse leur réalité chaque fois qu'on les voit sur la rue. On a pu l'observer l'automne dernier quand une soixantaine de sans-abri politisés ont occupé la maison Louis-H.-Lafontaine, démontrant aux yeux de tous l'absurdité de la situation du logement à Montréal. Après six jours, la Ville de Montréal, prise de panique devant l'appui populaire sur lequel les contestataires pouvaient compter, leur a accordé d'être relogé à ses frais dans un nouvel édifice, le Centre Préfontaine. C'est alors que le vent a tourné et que les médias de masse (ceux qui contrôlent l'opinion publique), se sont littéralement déchaînés sur les péjorativement nommés " squatteurs ". Selon ceux-ci, ces jeunes étaient trop paresseux pour travailler, ne méritaient certainement pas un toit où dormir et nuisaient tout simplement à la société et au quartier qu'ils terrorisaient depuis leur arrivée. La démagogie vivait ses moments de gloire. En fait, à les lire et les entendre, les médias, donc une grande partie de la population, sautaient de joie quand ceux-ci ont été, à la veille de l'hiver, refoulés dans la rue, pendant que certains d'entres eux se sont carrément retrouvés à l'hôpital à la suite de l'expulsion à coups de matraques et de charges électriques dont ils ont été les malheureuses victimes (à 8 heures du matin, le 3 octobre). Cet épisode prouve l'énorme incompréhension des médias et de la population vis à vis de toute personne qui choisit délibérément de ne pas vivre selon les règles établies. Les millionnaires, tel Paul Martin, (fortune évaluée à 30 millions de dollars) qui placent leur argent dans des paradis fiscaux sans payer de taxes comme tout le monde, sont tolérés, même s'ils volent des milliards de dollars par année aux contribuables. Mais quand les projecteurs sont braqués sur les sous-prolétaires, les millionnaires en profitent. " La police au service des riches et des fascistes " comme disaient les sympathisants au Squat.
«S.P.I.T.» établit un dialogue; les squeegees s'expriment à travers la voix de Roach qui explique clairement que ce n'est pas par choix que ceux-ci choisissent la rue mais bien par obligation. De plus, le fait de laver les vitres des voitures est pour eux une façon de gagner de l'argent honnêtement. Le film brise bien des clichés. Une étude prouve les dires de Roach. Celle-ci, menée à Toronto en 1999 par ce même William O'Grady de l'Université de Guelph, auprès de 100 squeegges, a démontré que moins d'un quart de ceux-ci avaient été impliqués dans des vols pour une valeur inférieure à 50$, tandis que ce pourcentage s'élevait à 75% quand il s'agissait des autres jeunes de la rue. De plus, on apprend que moins de la moitié des squeegees vendent de la drogue, comparé à 66% pour les autres jeunes sans-abris. Enfin, les squeegees ont dit se sentir déprimés 28% du temps et suicidaires, 12% du temps, comparé à 58% et 33% respectivement pour ceux qui ne pratiquent pas ce métier. " Parce qu'ils travaillent et gagnent de l'argent, les squeegees structurent beaucoup plus leurs journées, analyse O'Grady. On a découvert qu'ils étaient moins dépendants de l'État pour de l'aide que les autres jeunes de la rue, moins poussés à utiliser des abris ou à vivre le ventre vide. "
Malgré ce degré d'indépendance, les squeegees sont plus que jamais harcelés par les autorités policières. Ici, à Montréal, quiconque se fait prendre à laver les vitres des voitures aux intersections est passible d'une amende de 150$. Absurdité totale quand on sait que ces jeunes n'ont pas un traître sou ni même un compte en banque. Ils ne vivent pas dans notre système capitaliste. Ils survivent à leur manière dans cette jungle de béton et de néons que sont devenues les villes nord-américaines. Pire, à la sixième amende impayée, ils vont en prison. Seraient-ils si menaçant pour l'ordre établi?
À Toronto, et on nous l'explique très bien dans le film, la mairie ayant lancé un véritable cri de guerre contre eux, les policiers vont jusqu'à brûler leurs habitations de fortune, cherchant à leur rendre la vie dure, comme si elle ne l'était pas assez comme ça. Ils leur refusent jusqu'à leur existence.
Ceci étant dit, il est très important d'aller voir ce documentaire dynamique, haletant et coup de poing qui aura suivi pendant trois longues années et demi les hauts et les bas de la vie rebelle et arrogante de ce très sympathique squeegee punk qu'est Éric Denis alias Roach. La vie de la rue est dure mais les jeunes qui s'en sortent ont acquis à travers leurs nombreuses épreuves une certaine expérience, une sagesse qui fait en sorte qu'ils ne jugent pas les gens. Déplacez-vous et je vous garantis que vous comprendrez mieux ce que vivent ces jeunes écorchés qui rêvent encore d'un monde meilleur où chacun aurait sa place et où la société n'exclurait personne.
De plus, en ces temps très durs pour eux qu'est l'hiver, n'hésitez surtout pas à donner
quelques dollars à des sans-abris que vous rencontrerez dans la rue. Quitte à arrêter de fumer ou à ne plus fréquenter des établissements douteux tels McDonald's ou encore Burger King.
Une idée en finissant : Pourquoi la ville ne leur ouvrirait-elle pas les portes du métro
la nuit, comme cela se fait à Paris, pour qu'ils puissent dormir au chaud et ainsi survivre à ces températures extrêmes? Sadisme ou inhumanité?
Daniel Cross a aussi réalisé un autre excellent et vibrant documentaire sur le monde de la rue, «The Street : a Film with the Homeless».
«S.P.I.T.» est présenté au cinéma Ex-Centris jusqu'au 10 janvier et au Cinéma du Parc du 25 au 31 janvier.
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