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Sommet des Amériques et langue politique internationale

vieuxcmaq, Viernes, Abril 6, 2001 - 11:00

Ricardo Peñafiel (compa79@hotmail.com)

Abordant les enjeux idéologiques relatifs au Sommet des Amériques, cet article montre comment la nouvelle langue politique internationale resignifie les termes utilisés pour nommer et agir sur le politique de manière à les insérer dans une métaphysique du marché. Les revendications pour la justice sociale, l’État de droit, le respect des droits humains, la participation, la paix, etc. sont alors neutralisées par des réponses qui à la rigueur peuvent accéder à ces demandes en subvertissant leur sens originel. L’article conclue en appelant à l’autonomie des luttes sociales et à la récupération de la notion stratégique du rapport de forces.

"La Zone de libre-échange ne peut pas porter uniquement sur le commerce. Parce que ce n'est pas seulement un contrat entre des entreprises et des gouvernements. Sa principale dimension est avant tout humaine. Elle doit donc être de nature globale et comprendre l'amélioration de l'efficacité des marchés financiers, la protection des droits des travailleurs et de l'environnement, et la promotion d'une meilleure coopération au développement"

Au-delà des difficultés de notre très honorable Premier ministre à saisir ce que ses " conseillers " lui dictent à l’oreille, cette déclaration —portant sur le Sommet des Amériques plus que sur la Zone de libre-échange— synthétise bien les enjeux idéologiques des pourparlers qui se tiendront à la vieille capitale du 20 au 22 avril. M. Chrétien a confondu Sommet des Amériques et ZLEA, mais il a très bien compris que la justification de cet accord sur les investissements que constitue la ZLEA, devait passer par le développement d’un discours démocratique, pacifiste, environnementaliste, social et respectueux des droits humains.

Ce discours légitimant n’est malheureusement pas constitué de mots creux, mais plutôt de trop plein de sens. Il ne s’agit pas de déclarer des engagements sociaux pour ne pas les respecter ensuite, mais plutôt d’assumer pleinement la réalisation de tous ces engagements qui réfèrent, toutefois, à une autre réalité qu’à celle qu’ils connotent pour la majorité des gens. Pour comprendre le sens des déclarations officielles qui émaneront des représentants des 34 pays " enlignés " d’Amérique, il est nécessaire de connaître leur valeur au sein du système de sens particulier dans lequel ils fonctionnent.

Métaphysique du marché

Nous commençons à nous habituer à entendre des déclarations en faveur de la vertu, comme la Déclaration du Deuxième Sommet des Amériques, dite de Santiago, en 1998, qui proclame l’engagement des 34 pays signataires envers :
" La consolidation de la démocratie, le dialogue politique, la stabilité économique, le progrès vers la justice sociale, la convergence de nos politiques d'ouverture commerciale et la volonté d’accélérer le processus permanent d'intégration de l'hémisphère ... "
Au-delà de la référence à la " démocratie " ou la " justice sociale ", qui cherche à donner une plus grande légitimité à des accords qui violent systématiquement ces idéaux, nous devons souligner le travail sémantique qui s’effectue lors de ces déclarations pour lier (conditionner) ces termes à la réalisation d’un projet de libre investissement. Il ne peut y avoir de démocratie, de droits humains, de justice sociale, etc., sans libre circulation des biens, services et capitaux. Nous verrons, en abordant les principaux thèmes qui se dégagent de cette Déclaration de Santiago (DS) et qui proviennent directement de la langue politique internationale, que le point commun, qui unit et qui organise l’ensemble des autres thèmes qui lui sont subordonnés, est la figure mythique du marché.

L’omniprésence du marché se traduit par ce que l’on pourrait appeler une scénographie mercantile, dans laquelle le temps, l’espace et les acteurs s’organisent autour du cadre unique d’une certaine figure du marché idéologiquement construit. Ce mécanisme discursif, qui contraint l’ensemble des interventions des chefs d’État et des organisations officielles du système international de même que celles des acteurs aspirant à une reconnaissance par cette sphère de pouvoir, s’énonce parfois de manière explicite :
" Nous sommes persuadés que l’intégration économique, l’investissement et le libre-échange sont des facteurs clés pour rehausser le niveau de vie et améliorer les conditions de travail des habitants des Amériques et pour mieux protéger l’environnement " (Déclaration de Santiago).

Cependant, de manière générale et beaucoup plus insidieuse, ce conditionnement, ou cette relation de causalité qui s’établit entre la libéralisation de l’investissement et l’amélioration du " niveau de vie ", des " conditions de travail ", de " l’environnement ", la démocratie, les droits humains etc., se retrouve en implicite à chaque fois qu’il est question d’un sujet quelconque. Il s’agit bien d’une métaphysique, dans laquelle tout ce qui existe n’existe vraiment que pour et par le marché.

Langue politique et souveraineté des États

La scène internationale a toujours existé en fonction d’une représentation normative commune qui unissait l’ensemble de ses membres autour, non seulement d’un droit international, mais également et surtout autour d’enjeux et de manières acceptables de les aborder. L’ancienne unité de base de cette langue politique était l’État-nation-souverain. Bien que l’on puisse également parler dans ce cas d’une métaphysique de l’État, son caractère englobant (totalitaire) était beaucoup moins présent que dans le cas du nouveau paradigme du marché, dans la mesure où la souveraineté de l’État rencontrait une première limite externe devant la souveraineté de ses voisins (reconnaissance mutuelle qui assure une certaine stabilité et possibilité de cohabitation civilisée), et une deuxième limite interne devant (liée à une exigence de) la légitimité démocratique (populaire) du pouvoir souverain. Ce contrôle populaire sur l’exercice du pouvoir a été arraché à travers des luttes civiques, sociales et politiques, de même qu’à travers la menace révolutionnaire qui obligeait l’État à reconnaître une certaine légitimité aux demandes et à l’organisation de ses citoyens de manière à prévenir l’autonomisation de la société, ou préserver la cohésion nationale.

Pourtant, la souveraineté nationale sera maintes fois affirmée au cours des Sommets des Amériques. La nouvelle langue politique n’abolit pas le droit international reposant sur les États. Elle établit par contre une représentation particulière de la scène internationale dans laquelle les États se trouvent subordonnés à une seule et mythique figure du marché. Nous parlons d’une figure mythique car les dites lois du marché n’ont aucune réalité empirique et qu’aucun marché n’a jamais existé en dehors d’un cadre normatif (rapports de propriété et de production, de don, symbolique, etc.) qui régisse son fonctionnement. La prétention fondamentale à la naturalité des lois du marché est la pierre angulaire à travers laquelle un rapport de force politique se justifie comme inéluctable.

L’éviction du sens de la souveraineté peut donc très bien se faire à travers des déclarations en faveur et au sein d’un cadre légal reposant sur cette même souveraineté. Plus encore, ce remaniement profond des sphères de pouvoir ne pouvait être mené à terme ni par la guerre, ni par le droit ; l’arme la plus efficace et la plus fréquente du néo-impérialisme sera ainsi le discours, à travers lequel les peuples asservis doivent prononcer eux-mêmes le souhait de leur aliénation.

L'idéologie ne couvre pas le matériel mais le précède

Ainsi, bien qu’il ne faille pas sous estimer l’importance de l’éventuel accord menant à la création d’une vaste zone de libre-échange, l’enjeu fondamental des discussions qui auront lieu à Québec ce printemps se situe au niveau idéologique. L’idéologique a préséance sur l’économique car sans lui la ZLEA ne serait pas possible. Les États doivent d’abord avoir abdiqué devant la possibilité encore très concrète de s’autogouverner en fonction de l’intérêt général, du bien commun et de la volonté populaire, avant de pouvoir signer un tel traité. Et, pour ce faire, cette signature doit paraître légitime et même souhaitable.

En effet, les conséquences juridiques et économiques d’une éventuelle ZLEA pousseraient plus loin et entérineraient le processus d’ouverture des frontières, de déréglementation, de lutte contre l'inflation (euphémisme servant à désigner la lutte contre les dépenses de l’État et les hausses salariales), de politiques monétaristes, etc., amorcé de manière autoritaire par les Programmes d’ajustement structurel (PAS) dans les années 80. À l’époque, ces PAS ont rencontré de vives oppositions de la part des gouvernements qui se voyaient dicter de l’extérieur leur politique économique et par là limiter leur capacité à assurer une certaine médiation sociale et une reproduction de leur pouvoir. Ces mêmes États proclamaient pourtant à Santiago en 1998:
" Depuis notre réunion de Miami, nous avons constaté dans les Amériques de réelles retombées économiques, du fait de la libéralisation des échanges commerciaux, d’une plus grande transparence des réglementations économiques, de l’adoption de judicieuses politiques économiques, axées sur l’économie de marché, ainsi que des efforts consentis par le secteur privé afin d’augmenter sa compétitivité. "

Ainsi, ce qui fut un temps considéré comme de l’ingérence externe est transformé, par un miracle discursif, en " l’adoption de judicieuses politiques économiques, axées sur l’économie de marché ". De même, la suprématie du droit commercial international sur le droit national se transforme en une " plus grande transparence des réglementations économiques ".
Pour se rendre à un tel consensus sur la nouvelle signification des termes, il a été nécessaire de procéder à la réorganisation générale de l’ensemble des idées de base de l’ancienne langue politique internationale. Un des éléments déterminants dans le déploiement du nouveau consensus international est sans équivoque la crise de la dette et le rôle politique assumé par les institutions financières multilatérales comme la Banque mondiale et le FMI, ou bilatérales comme la Banque interaméricaine de développement (BID), pour assurer la survie du système financier international (menacé de banqueroute) et pour permettre aux pays débiteurs une réintégration dans ce système. Cette opération de " sauvetage " entraîne l’inversion des rôles. Alors que les firmes multinationales et le capital financier international devaient jusque-là se conformer aux lois des pays récepteurs, ce sont maintenant ces pays qui doivent accepter les règles imposées par le capital étranger.

Lutte contre la Pauvreté

Comme nous venons de le mentionner, la première génération de PAS n’a pas rencontré un très bon accueil chez les pays débiteurs. Mais la critique aux PAS s’est également structurée à partir de certaines institutions des Nations unies comme l'UNICEF, le PNUD et l'OIT. Cette seconde critique met cependant l'emphase sur l'augmentation de la pauvreté attribuable à la réduction forcée des budgets d'État, plutôt que sur la violation du principe de souveraineté des États. Ainsi, bien que les institutions financières multilatérales et bilatérales aient eu les moyens coercitifs économiques d'imposer de manière autoritaire une homologation des États aux exigences du capital financier international et des firmes transnationales, il leur manquait la légitimité suffisante pour perpétuer cette restructuration.
C'est dans ce contexte que se développent, à la fin des années 80, les premières versions des projets de lutte contre la pauvreté. Plusieurs ont perçu l'importance accordée par la Banque mondiale à la lutte contre la pauvreté dans son Rapport sur le développement dans le monde 1990 comme le signe d'une remise en question des postulats ultra-libéraux ayant inspiré les PAS des années 80. Une analyse antérieure que nous avons présentée dans les pages du Caminando montre pourtant comment le principe de lutte contre la pauvreté permet de légitimer les mêmes programmes d'ajustement structurel tout en leur donnant un caractère permanent et en déployant le principe de conditionnalité qui s’étend désormais au domaine des politiques sociales, des institutions et jusqu’aux menus détails de la vie publique.

En effet, dans leur première version, les Programmes d'ajustement structurels se présentaient comme des plans d'austérité passagers permettant une adaptation aux chocs externes (hausse des taux d'intérêt) et ne touchaient que les sphères (déjà nombreuses) directement impliquées dans la stabilisation de la balance des paiements. En se donnant pour tâche d'éliminer la pauvreté au sein d’un échéancier toujours repoussé, la Banque mondiale —et éventuellement l'ensemble de la communauté internationale— possède un outil pour contraindre les pays débiteurs à réviser de fonds en comble le rôle de l'État.

L’obligation morale qui enjoint l’ensemble de la communauté internationale à prioriser la lutte contre la pauvreté par-dessus tout autre objectif fonctionne comme un outil de contrainte politique du fait de la définition précise de cette lutte. Ainsi, la mesure de la pauvreté dans le but de cibler les " besoins précis des plus pauvres " implique en fait la réduction des responsabilités sociales de l'État vis-à-vis de sa population aux " facteurs de développement humain " définis de manière paupériste (minimaliste) et tout programme social à visée universelle est perçu comme un détournement de ressources en faveur des classes moyennes (non-pauvres) pour des raisons " politiques ", " clientélistes " ou " arbitraires ". Toute législation, que ce soit au niveau environnemental, social, économique, du travail, etc. devient une entrave à la mise en valeur des ressources ou du " capital humain " des pauvres. Car le pauvre, comme l’ensemble des acteurs de la nouvelle langue politique internationale, est mis en scène en tant qu’élément du marché. Il est un individu, vendeur de sa force de travail, doté d'une rationalité microéconomique (théorie du choix rationnel) qui lui donne comme intérêts principaux le développement de son " capital humain " (santé, alphabétisation et nutrition de base) ainsi que l'élimination des entraves à un libre investissement international, seul moyen à travers lequel il pourra enfin sortir de la pauvreté et participer à la société. En insérant le pauvre dans le même espace de normativité que celui dans lequel le capital apatride veut se mouvoir, la langue politique internationale établit une équivalence entre les intérêts des pauvres et les intérêts des investisseurs privés transnationaux. La responsabilité sociale de l’État vis-à-vis de sa population n’a plus d’autre sens que de perpétuer des changements structurels qui enlèvent à l’État toute capacité de définir une politique économique autonome, de préserver l’environnement, ou de réguler les rapports sociaux.

Ainsi, lorsque, au Sommet des Amériques, les chefs des 34 pays " démocratiquement élus " du continent déclareront leur engagement envers la lutte contre la pauvreté, il ne sera malheureusement pas possible d'interpréter cette déclaration comme un signe d'humanisation des accords de libre-échange qui sont parallèlement discutés. Bien au contraire, cet engagement enjoint l’ensemble des pays du continent à poursuivre l'adaptation de l'État aux prérogatives d'une libéralisation de l’investissement, qui n’est autre chose que son autonomisation des contraintes que lui avait posées l’État de droit. En s'engageant dans la lutte contre la pauvreté, c'est-à-dire en abandonnant les responsabilités de l'État vis-à-vis de l'ensemble de sa population, des domaines comme la santé, la sécurité sociale, le salaire minimum, la sécurité au travail, l'eau, le logement, l'infrastructure urbaine, routière, portuaire, etc., l'ensemble des prérogatives constitutives de l'État démocratique moderne, cessent d'être du domaine public. N'étant plus exclus du domaine privé, c’est-à-dire de l'appropriation particulière dans le but d'y engendrer un profit, les droits sociaux cessent d'être des droits pour se transformer en marchandises dont l'accès est médiatisé par les avoirs des individus dont la condition de citoyen n'est plus qu'emblématique.

Bonne gouvernance et démocratie

La version paupériste des PAS a réussi à générer un large consensus au sein de la communauté internationale. La Banque mondiale, le PNUD, le FMI, l’OCDE, le Sommet des Amériques etc. justifient ainsi l’ensemble de leurs actions au nom de la lutte contre la pauvreté. Les pays du Tiers monde ont intégré la contrainte. Ils ont reçu à travers l'idée de lutte contre la pauvreté une manière de faire de la propagande interne tout en récoltant les avantages relatifs à l’accès au crédit international et parfois même à une augmentation des investisseurs étrangers. Certaines ONGs y trouvent également leur compte, assumant des responsabilités jadis dévolues à l'État, avec des fonds pour la plupart issus directement de " l'aide " internationale, en fonction des critères assistantialistes prescrits par un souverain supra-national en voie de consolidation. Plusieurs centres de recherche, d’importants secteurs écclésiaux, la plupart des partis politiques ainsi que les médias de masse, s'intègrent également au consensus autour de la lutte contre la pauvreté, sans nécessairement assumer l'ensemble de l'argumentation, mais en reproduisant docilement ses présupposés de même que les fonctions particulières relatives à son application.

Malgré ce consensus institutionnel, des fissures apparaissent dans l'édifice idéologique légitimant la marchandisation générale des sociétés. D'une part, la pauvreté ne diminue pas, malgré une décennie de lutte pleinement assumée par l'ensemble de la communauté internationale et, d'autre part, le consensus institutionnel ne réussit pas à neutraliser les demandes et les révoltes sociales. Les taux d'abstention électorale inquiètent les technocrates rêvant d'une société parfaitement administrée.
La " réflexion " des idéologues internationalistes se tourne alors vers les institutions. Prenant pied sur la lutte contre la corruption, ces croisés du capital expliquent les maigres (ou négatifs) résultats du fait de l’absence d’institutions adéquates pour mener à bien le développement et la lutte contre la pauvreté. En invoquant la notion d’État de droit, les chercheurs du PNUD, de la CEPAL ou de la Banque mondiale, prétendent élaborer une grille universelle pour juger du degré d’efficacité d’un État. Ces critères, à valeur neutre et technique, s’appliquent de manière autoritaire en fonction du principe de conditionnalité inscrit dans les nouveaux crédits multilatéraux et bilatéraux, mais ils sont également assumés, comme dans le cas de la lutte contre la pauvreté, par l’ensemble des acteurs aspirant à une légitimité internationale.

Ce nouveau cadre normatif définissant les institutions acceptables de tous les pays est également construit à partir d’une scène de représentation mercantile. Toute intervention de l’État, que ce soit au niveau de ses politiques sociales ou économiques, devient une distorsion faite au marché. Bien que la délimitation d’une sphère publique soit effectivement une contrainte à la capacité d’extraction de valeur du capital, cette limitation se justifie en fonction du bien commun et de l’intérêt général placé au-dessus du droit privé dans la hiérarchie des valeurs constitutives de la conception moderne du politique. Entrant dans la métaphysique du marché, qui établit une équivalence entre l’intérêt général et l’élimination des entraves à l’investissement, les droits (sociaux, civiques, environnementaux, etc.) se transforment en barrières non tarifaires au commerce devant être abolies pour le bien de la prospérité.

La nouvelle définition de l’État de droit se construit donc essentiellement autour de la notion du droit de propriété, interprété de manière extensible et situé au-dessus des autres droits. C’est ainsi, par exemple, que dans le cadre du chapitre 11 de l’ALENA qui sert de modèle à la ZLEA, des compagnies privées peuvent poursuivre dans des tribunaux internationaux des gouvernements qui auraient nui à leur rentabilité, et donc au plein usage de leur propriété, à travers leurs législations. Cette situation est interprétée comme équivalent à une expropriation et, comme nous avons pu le constater dans les procès intentés par Ethyl contre le gouvernement canadien ou bien par Metalclad contre le gouvernement mexicain, non seulement ces compagnies reçoivent des compensations monétaires, mais en plus, elles sont en mesure d’empêcher les gouvernements de légiférer . Le droit commercial international ayant préséance sur tous les autres, la notion d’État de droit perd tout son sens puisqu’elle permet à un pouvoir externe de se situer au-dessus de la loi soumettant la société à ses abus et arbitrariétés. C’est pourtant en utilisant des concepts issus de la notion d’État de droit, comme la lutte contre la corruption, l’autonomie du judiciaire, la transparence et la redevabilité (accountability), que se justifient ces violations du principe d’État de droit.

Droits civiques et participation

Plus encore, ayant accordé à ces définitions de l’État de droit et de la lutte contre la pauvreté une valeur universelle, contraignant l’ensemble des pays au nom d’un savoir neutre, absolu et infaillible (technocratie), l’espace de débat public s’en trouve profondément rétréci. Les interventions de la puissance publique n’ont pas à être débattues puisqu’elles n’ont qu’une seule forme possible. Dans ce contexte, le rôle du système politique est celui de la concertation d’intérêts dans le but de la reproduction des institutions " démocratiques ", de la stabilité et de la paix sociale. Toute demande, toute organisation politique antagonique, toute organisation de la société qui ne s’accorde pas avec la reproduction de la contrainte de ce nouveau souverain international, est conduite manu militari hors du politique. Le périmètre de sécurité n’est qu’un symptôme parmi tant d’autres de cette violence inhérente à la nouvelle langue politique internationale qui, dans sa recherche obsessive de consensus et de stabilité, s’enlève toute possibilité de compromis social et conduit exactement au contraire. La seule fonction de l’État laissée intacte et même renforcée par ce consensus international étant la fonction répressive, c’est elle qui sera le plus souvent utilisée pour répondre aux aspirations sociales de la société.

Pour que cette répression paraisse légitime il est nécessaire d’enlever aux revendications sociales leur légitimité en redéfinissant les catégories traditionnelles de la représentation d’intérêt. La notion de demande, autour de laquelle s’est structurée l’organisation de groupes sociaux et politiques derrière la défense d’intérêts collectifs, est réduite aux " besoins précis des pauvres ". La seule demande légitime est celle qui est établie par des technocrates selon les critères paupéristes mentionnés plus tôt. Sous prétexte " d’entendre la voix des pauvres ", les catégories statistiques ayant servi à réduire le rôle de l’État se présentent comme les seules demandes légitimes. Demandes qui ne feront pourtant jamais l’objet de " demandes " puisque ;le destinataire (gouvernement) se les auto-assignes. Les compromis sociaux à travers lesquels les États avaient cherché à contenir les demandes ne sont plus respectés et le degré de violence dans la solution des différents augmente proportionnellement.

La participation —concept clé de la conception latino-américaine de démocratie participative élaborée dans les années 60 à partir de la pédagogie des opprimés de Paulo Freire, reprise par la théologie de la libération et le mouvement populaire— est également resignifiée par la nouvelle langue politique de manière à en subvertir son sens. Une fois entrée dans la " machine narrative " internationale, la participation se transforme en employabilité (décrite par ailleurs comme empowerment) et en contribution des pauvres en main d’œuvre et en argent pour la réalisation des projets de lutte contre la pauvreté conçus d’une manière on ne peut plus centralisée (à Washington, New York ou Chicago, pour l’humanité entière). Cette exécution de projets restrictifs, sous-subventionnés, permettant la privatisation générale de l’espace public, sera nommée au Sommet des Amériques, et dans la langue politique internationale en général, " décentralisation ", " participation ", " initiatives locales ", etc. et ceux qui résistent seront des violents, des anti-sociaux, des anarchistes, des groupuscules…

Dans ce même ordre d’idée se développe la notion de société civile. Concept malléable à souhait dans lequel cohabitent tout autant les associations patronales que les ONGs et les groupes populaires. L’invocation de la société civile dans la langue politique internationale vise à donner une légitimité " populaire " aux décisions prises à des niveaux supranationaux non représentatifs, grâce à l’invocation d’associations qui ne sont pas plus représentatives. Il est bien évident qu’au moment " d’écouter les inquiétudes de la société civile " certains points de vue auront plus de poids que d’autres. S’il advenait que les mécanismes de prise de décision du Sommet des Amériques se " démocratisent " pour incorporer la " société civile ", il ne s’en suivrait que plus de légitimité pour ce processus, sans que priment d’autres perspectives que celles défendues par les ONGs et groupes de pressions qui acceptent les présupposés de la langue politique internationale.

Développement

Ces présupposés impliquent que le développement ne peut être conçu qu’à travers la notion d’investissement privé :
" Nous sommes persuadés que la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) améliorera le bien-être de nos peuples, y compris les populations économiquement défavorisées, dans nos pays respectifs. […] L'intégration de l'hémisphère constitue un complément nécessaire aux politiques nationales visant à éliminer des problèmes persistants et à atteindre un plus haut degré de développement. " (Déclaration de Santiago)
Si nous comprenons le sens de " libre-échange " et d’intégration des Amérique comme une extension de l’ALENA à l’ensemble du continent, cela revient à dire que les États ne pourront plus intervenir pour la promotion de l’industrie nationale, pas plus qu’ils ne pourront nationaliser les secteurs jugés déterminants pour leur politique économique, ou légiférer d’une quelconque manière dans un domaine d’activité d’un investisseur. Le nouveau statut juridique accordé aux investisseurs internationaux qui leur permet de poursuivre les États qui nuisent à leurs perspectives de croissance, de même que le rôle qui leur est institutionnellement reconnu dans les processus de prise de décision , font en sorte que les politiques nationales de développement doivent s’homologuer à leur " complément nécessaire ". La notion de développement perd son sens initial pour n’être, plus que jamais, qu’exclusivement équivalente à la croissance du PIB.

Droits humains et Culture

La liste des termes resignifiés par la langue politique internationale pourrait s’étendre encore longtemps. Toutefois, il importe de comprendre que la scène de représentation mercantile se retrouverait à chaque fois comme mécanisme discursif central. Sans insister sur l’analyse, il est intéressant d’entendre de la bouche de M. Pierre Pettigrew, Ministre du commerce du Canada, comment les droits humains doivent être compris dans la conception mercantile du monde qui tient lieu de vérité pour la communauté internationale :

" À partir du moment où l’on ouvre le commerce, cela mène au développement et à la prospérité, qui mènent à la démocratie et au respect des droits de l’homme "
La position du Canada en matière de culture se plie tout autant à ce même mécanisme. Elle se résume, dans les mots de M. Pettigrew, à " maintenir des politiques de promotion de la culture, respecter les règles commerciales internationales et garantir l'accès des exportations culturelles aux marchés étrangers ". Dans ce tissu de contradictions, les accords commerciaux comme la ZLEA se chargeront de montrer quelles de ces priorités auront préséance sur les autres.

Défense, paix et prospérité

Le contrôle du sens des termes constitutifs du politique est tellement serré que même les militaires n’y échappent pas. Sous couverts d’une remise en question de l’ancienne conception de la menace, qui voyait dans le voisin un ennemi potentiel, et prétextant le dessin d’atteindre une grande pacification du continent, les rencontres des ministres de la défense des Amériques établissent la nécessité d’une coopération militaire qui devrait conduire à terme à une intégration militaire hémisphérique. Le rôle traditionnel (légitimant) de " protectrices de l’intégrité territoriale et de la souveraineté nationale " dévolu aux forces armées tend alors à être remplacé par un rôle de défenseurs de la stabilité régionale.

Le voisin ayant été transformé par la métaphysique du marché en un " partenaire commercial ", le nouveau rôle des forces armées n’est plus de le combattre mais de prévenir conjointement les instabilités qui nuiraient à ce commerce. Cette grande " paix des marchands " qui se présente comme un énorme progrès par rapport aux " anciennes " conceptions " belliqueuses " de la défense, ne mentionne pas cependant que le continent n’a pratiquement pas connu de guerre inter-étatiques durant les cent dernières années (mises à part les invasions étasuniennes). Par contre, la conception de " sécurité nationale " à travers laquelle les forces armées du continent ont collaboré entre elles pour combattre " l’ennemi interne " de la subvertion, ressemble étrangement à ce " nouveau " rôle de défenseurs des intérêts du capital étranger des forces armées. En fait, la seule nouveauté dont on puisse faire mention serait le remplacement de la menace du communisme par celle des narcotrafiquants pour justifier un contrôle étasunien sur l’ensemble des corps armés des Amériques.

Que reste-t-il, en dehors de la langue politique internationale ?

Un diagnostique comme celui que nous venons de poser, semble laisser peu de place à l’espoir, mais c’est en fait au réformisme qu’il ferme la porte. Toute revendication adressée au Sommet doit se faire dans les termes de la nouvelle langue internationale, sans quoi elle ne sera pas entendue ou encore elle sera nécessairement traduite dans ses termes au moment de légiférer ou de gouverner. Toute revendication adressée à l’État se voit concurrencée par l’imbrication de plus en plus serrée entre les organisations d’investisseurs et les pouvoirs publics. Le compromis d’après-guerre, dans lequel l’État assurait la médiation entre travail et capital tout en veillant au bien commun, a été brisé depuis suffisamment longtemps comme pour continuer à espérer que les anciens moyens de pressions pourront encore conduire à des gains. Le diagnostique que nous venons de poser appelle donc la société à s’organiser de la sorte que l’État ne soit plus son principe unificateur, mais qu’elle soit en mesure de se donner ses propres objectifs et les moyens pour les réaliser collectivement, qu’elle soit souveraine, à la place de l’État et des investisseurs. Pour réaliser ce projet, il convient de revenir à une notion oubliée des luttes sociales : le rapport de forces. Puisque la destruction de nos droits est inscrite dans le projet politique de nos gouvernants, la préservation et la conquête de nouveaux espaces de liberté ne pourront se faire qu’en exerçant ou en s’appropriant de ces droits, envers et contre la loi.

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1- Le Devoir, lundi 9 février 2001.
2- Ladite loi de l’offre et de la demande ne s’applique jamais, ni dans des situations quasi monopolistiques comme celles établies par les Firmes multinationales (FMN) qui exigent pourtant de " laisser faire " les lois du marché, ni dans des situation de concurrence, car la fixation des prix des marchandises, se fait davantage par leur valeur symbolique que par leur quantité relative.
3- Nous utilisons ici le terme d’impérialisme dans un sens conceptuel. L’empire consiste en un gouvernement supra-national dont le pouvoir repose sur un rapport de force (rapport également d’objet, ou de maître à esclave) plutôt que sur un rapport de droits et entre sujets. Pour une conceptualisation de cette opposition Empire/État de droit, voir Blandine Kriegel, Cours de philosophie politique, Ed. Livre de poche, Paris 1996.
4- Ricardo Peñafiel, " Lutter contre la pauvreté ou… comment travestir le retrait de l’État en œuvre de bienfaisance ", Caminando, Vol. 20, nº2, juin 1999, pp.7-10. Pour une étude plus approfondie de ce même thème Voir, Ricardo Peñafiel, " L’analyse du discours de lutte contre la pauvreté émanant de la Banque mondiale ", dans Bonnie Campbell et al., Gouvernance, reconceptualisation du rôle de l’État et émergence de nouveaux cadres normatifs dans les domaines social, politique et environnemental, CÉDIM, Montréal, 2000, pp. 97-125.
5- Pour une étude exhaustive sur ce thème, voir Rémi Bachand, Les poursuites intentées en vertu du chapitre 11 de l’ALENA, Quelles leçons en tirer ?, GRIC, Cahier de recherche 2000-13, août 2000. http://www.unites.uquam.ca/gric
6- Voir l’article de Marie-Christine Doran " La participation à la croisée des chemins : Héritage des luttes sociales de tout un continent ou stratégie de stabilité macroéconomique ? ", Caminando, Vol. 20, nº 3, octobre 1999, pp. 7-11. Pour une étude exhaustive sur le même thème, voir Marie-Christine Doran, " Banque mondiale et participation :société civile et restriction du champ politique dans une perspective latino-américaine ", dans Bonnie Campbell et al., op.cit., pp. 128-147.
7- parmi lesquels se trouverons également des organisations patronales déjà assis sur les tables de négociation de la ZLEA.
8- Les fameuses " équipe Canada " ou " équipe Québec " dans lesquelles les politiques étrangères sont dictées par les groupes d’investisseurs nationaux, de même que la place d’experts accordé à des regroupement comme le Americas Busines Council dans les négociations de la ZLEA, donnent un certain aperçu de cette reconnaissance institutionnelle.
9- " OMC: Pettigrew sème la confusion… ", Le Devoir, 16 novembre 1999. Cette position sera reprise textuellement à chaque fois que le Canada abordera le thème.



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