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La crise du journalisme et l'importance des médias alternatifs.

vieuxcmaq, Martes, Febrero 27, 2001 - 12:00

Magnus Isacsson (misac@videotron.ca)

Notes pour une allocution de Magnus Isacsson, cinéaste documentaire, lors du lancement du Centre des Médias Alternatifs (CMAQ) à Québec, jeudi le 25 Janvier 2001.

Bonsoir,

C'est avec grand plaisir que je participe aujourd’hui au lancement du Centre des Médias Alternatifs (CMAQ) ici à Québec et je me sens très honoré qu'on m'ait demandé de prendre la parole à cette occasion. Je crois que les médias alternatifs ont un rôle essentiel à jouer. Un rôle de plus en plus essentiel, si on tient compte de l'état du monde et de notre société relativement à ce qui se passe du côté des médias dits " officiels " mais que je préfère nommer avec un terme anglais, de médias " mainstream ".

Je ne vous apprends rien en vous disant que la liberté d'expression est un des principes les plus fondamentaux d'une démocratie et qu'une véritable liberté d'expression n'est pas seulement une question de droit de s'exprimer seul dans un endroit isolé, mais aussi d'avoir une possibilité raisonnable de diffuser son point de vue, de faire entendre sa voix dans la société et donc, d'avoir accès aux médias lorsqu’on a des idées et des opinions qui méritent d'être entendues.

Or, à l'heure actuelle, ce qui se passe dans les médias dits " officiels " ou " mainstream " va tout à fait à l’encontre du principe de la véritable liberté d’expression. Au contraire, nous assistons à une évolution qui est en train de réduire la multiplicité des voix dans le débat de société et qui favorise ce qu'on appelle avec justesse " la pensée unique ". Je suis convaincu que la population en général en est consciente et que des gens comme vous et moi, préoccupés par les questions sociales, le sont encore plus.

Presque chaque semaine, nous assistons à des transactions impliquant l’acquisition d’entreprises médiatiques par de plus grands groupes. Les exemples récents les plus révélateurs de ce type d’intégration sont sans nul doute l’offre d’achat de Quebecor pour Vidéotron ainsi que l’acquisition d’UniMédia, une filiale de Hollinger œuvrant au niveau de la presse écrite, par Gesca, propriété de Power Corporation. Ou, aux Etats-Unis, à une échelle autrement plus grande, la fusion de AOL avec Time-Warner.

Pour aller au-delà des anecdotes et des intuitions, laissez-moi vous parler d’un des ouvrages que j’ai eu l’occasion de lire dernièrement concernant la situation des médias au Québec et au Canada. Il s’agit de la deuxième édition du livre Les médias québécois : presse, radio, télévision, inforoute, écrit par un de mes anciens collègues du réseau anglais de la Société Radio-Canada, Marc Raboy, devenu professeur d'université. Dans son ouvrage, Raboy discute, entre autres, de quatre phénomènes interreliés : la concentration, la privatisation, la déréglementation et la mondialisation. Permettez-moi de résumer rapidement ses propos.

Avec le temps, les médias québécois et canadiens se concentrent de plus en plus entre les mains de quelques grands groupes. Par exemple, suite à l’acquisition d’UniMédia par Gesca, Power Corporation détient désormais à lui seul 50 % du tirage des quotidiens francophones au Québec. Ce pourcentage grimpe à 95 % lorsqu’il est additionné aux actifs de Quebecor dans le même secteur. Et cette situation s’aggrave dans des provinces comme la Colombie Britannique où le principal éditeur de journaux obtient le quasi-monopole avec des parts de tirage frôlant les 93 %.

Les grands groupes privés œuvrant dans le système médiatique détiennent des intérêts dans plusieurs secteurs de l’industrie. On peut penser par exemple au groupe Quebecor, dont les activités au niveau de la presse écrite s’étendent de la confection de papier jusqu’à la distribution des publications, en passant par la production de nouvelles et l’impression. Au niveau de l’audiovisuel, la situation est tout aussi absurde alors qu’une entreprise comme Quebecor peut facilement se retrouver propriétaire des maisons qui produisent les émissions, des chaînes de télévision qui les diffusent, des entreprises qui les distribuent, des magazines et des journaux qui les critiquent (si on peut parler de critiques) et ainsi de suite.

En plus d’œuvrer dans le système médiatique canadien, certains de ces grands groupes privés sont également impliqués dans d’autres domaines industriels. Le groupe financier Power Corporation, dont les actifs au niveau des médias représentent un faible pourcentage de l’ensemble des avoirs de l’entreprise, est d’ailleurs un bon exemple de ce qu’on appelle un " conglomérat diversifié ".

Centrées principalement sur le profit, ces entreprises privées sont souvent loin de se préoccuper de l’intérêt public. Malgré cela, l’État détourne à leur bénéfice une grande part de l’aide accordée aux médias sous prétexte de soutenir une industrie privée forte qui pourra alors assurer le développement technologique tout en étant concurrentielle sur le plan international. Pour y arriver, l’État assouplit également la reglémentation qui serait normalement destinée à protéger l'intérêt public. Dans ces conditions, les impératifs économiques entrent bien souvent en conflit avec les impératifs sociaux ou culturels.

En ce qui a trait à la mondialisation, notons que les développements technologiques et les différents accords commerciaux contribuent à faire tomber les frontières nationales et à ouvrir la porte de plus en plus grande aux biens et services culturels en provenance de l’étranger, plongeant ainsi les citoyens canadiens - canadiens-anglais en particulier - dans une culture qui n’est pas la leur.

Marc Raboy tire les conclusions des implications de tous ces phénomènes, et je tiens à le citer mot pour mot lorsqu’il parle des conglomérats spécialisés dans le secteur des communications :

"S’il peut sembler exagéré de dire qu’ils [les conglomérats] nous disent comment et quoi penser, il n’y a pas de doute qu’ils nous suggèrent fortement comment dépenser et à quoi penser. Ainsi, pendant qu’elles " informent " et " divertissent ", les grandes sociétés médiatiques s’approprient l’expérience collective et la culture populaire d’une communauté donnée.

Ce modèle du media business, de plus en plus envahissant, constitue une menace à la liberté d’expression, plus particulièrement au pluralisme de l’information."

Il faudrait être bien naïf pour penser que la propriété des médias et l'importance de la publicité n’influencent pas le contenu des médias ! Un ami à moi qui a étudié cette question, le professeur Mark Crispin Miller de l’Université de New York, explique bien la chose. Selon lui, et selon plusieurs autres auteurs ayant étudié le sujet, un des aspects déterminants du contenu des émissions de télévision se trouve à être la nécessité incontournable de créer un environnement favorable aux annonceurs. Et on imagine bien que des reportages en profondeur sur la responsabilité de nos gouvernements par rapport aux génocides en Afrique, ou une analyse critique du rôle de nos grandes corporations dans le trafic d'armes, ou la responsabilité des grandes compagnies pharmaceutiques qui refusent de baisser les prix pour les médicaments pour le SIDA simplement pour protéger leurs énormes marges de profit, ce ne sont pas des histoires qui sont de nature à créer cet environnement "'friendly"' pour les commerciaux. Quel est le résultat de tout ça ? Eh bien, je crois que nous le voyons à nos écrans: l’information de qualité s’est déplacée vers ce que l’on peut appeler " l'infotainment " ou l’information-divertissement. Celle-ci n’a plus pour objectif d’informer ou d’éduquer le téléspectateur mais plutôt de le divertir. En fait, le téléspectateur n’est désormais plus perçu comme un citoyen mais comme un consommateur.

Il se passe des choses semblables dans mon domaine, celui du cinéma documentaire. Il y a de plus en plus de canaux de télévision, donc de plus en plus de demande au niveau de la production de documentaires. Tout ça résulte principalement de la multiplication des chaînes spécialisées. Pensons aux petits derniers arrivés sur le marché : Canal Évasion, Canal Z, Historia et Séries +. En fait, avec l’accroissement de ce genre de canaux, le genre de production documentaire que l’on réalise se déplace de plus en plus vers une production à la chaîne où les formats, les formules et la facture reliés à des séries d'émissions sont décidés à l'avance et où le réalisateur ne peut que s’y conformer, laissant peu de place à la création. Il y a de moins en moins d'argent pour ce qu’on appelle le cinéma d'auteur - des films personnels et politiques - une tradition qui a pourtant marqué le développement du cinéma canadien et québécois et qui a grandement contribué à sa réputation internationale. Si on regarde vers l’avenir, on ne peut que se demander ce qu’il en sera lorsque les quelques 300 chaînes spécialisées que le CRTC vient d’approuver pour distribution en mode numérique entreront sur le marché.

Tous ces phénomènes affectent très négativement la qualité de l'information et la profondeur de réflexion dans les médias, à tel point que je crois que nous pouvons parler d'une véritable crise du journalisme : crise au niveau de la qualité et aussi au niveau de la crédibilité.

Prenons un exemple. Lorsque je suis arrivé au Québec, il y a maintenant trente ans, mes premiers amis ont été des journalistes. La plupart avaient, à l'époque, ce qu'on appelle un " beat ". Ils étaient responsables d'un secteur, avaient tous les contacts, étaient constamment à l’affût de nouveaux développements, etc. Bref, ils étaient dans le bain et savaient ce qui se passait, un peu comme Louis-Gilles Francoeur et le dossier de l'environnement dans Le Devoir. En fait, Monsieur Francoeur fait partie des quelques survivants d’une espèce en voie de disparition puisque aujourd'hui, peu de journalistes ont un " beat " et il se fait peu d'enquêtes, particulièrement sur des questions susceptibles de déranger les agences de publicité ou les propriétaires de conglomérats diversifiés à la tête des entreprises de presse. Je le constate moi-même dans mon travail. Depuis une dizaine d'années, je me spécialise dans le genre de films qui suit un mouvement social ou une situation conflictuelle sur une période de plusieurs années, ce qui me donne l’opportunité d'observer les journalistes au travail. Ce que je constate, c'est que malgré la volonté des journalistes de faire un bon travail, ils en ont de moins en moins les moyens. Le plus souvent, ils ne se présentent que pour les conférences de presse et souvent, sans préparation sérieuse. Pour plusieurs conférences de presse auxquelles j’ai assisté, j’ai été estomaqué de voir à quel point on réussisait a faire passer du matériel et des idées " prédigérés " aux médias. Effectivement, au cours de ces événements, une bonne majorité des journalistes n’avaient pas les moyens de faire une évaluation critique ou de savoir ce qui se tramait derrière les coulisses.

Le phénomène que je viens de décrire est encore plus dérangeant lorsqu'il s'agit de l'information télédiffusée. Alors que la multiplicité des points de vue est supposée nous parvenir à travers l’existence de plusieurs canaux de télévision, on assiste actuellement à l'agonie d'une télévision communautaire qu'on laisse mourir à petit feu. En fait, je me désole lorsque je vois les équipes des télévisions commerciales à l’œuvre. Bien souvent, je vois dix ou douze équipes arriver à une conférence de presse avec pour principal objectif d’installer leurs trépieds et caméras à l’endroit le mieux situé. Ensuite, elles filment toutes la même chose ou presque. Il n’est donc pas étonnant de constater que les reportages se ressemblent tous aux nouvelles du soir sur les différentes chaînes. Une véritable multiplicité de points de vue ? Une information au service de la démocratie ? Je ne crois pas !

Cette crise du journalisme est d'autant plus sérieuse que nous vivons une situation ou nous avons, plus que jamais auparavant, besoin d'une information de qualité. Face à la barbarie qui persiste, face aux guerres qui continuent de faire rage dans le monde, face aux conséquences désastreuses d'une mondialisation déterminée par les intérêts des grandes corporations, face aux abus de droits humains, face à la discrimination vis-à-vis les femmes et les minorités, face à la destruction de l'environnement, nous avons besoin plus que jamais d'une information diversifiée, critique et de qualité.

Devant cette situation où émergent des besoins criants, alors que les médias " mainstream " comportent de grandes faiblesses, les médias alternatifs jouent un rôle de plus en plus essentiel. Je pense aux radios, aux télévisions ainsi qu’aux journaux communautaires et alternatifs. Je pense à des médias comme l'Itinéraire, le journal des sans-abri de Montréal, que je lis chaque mois. Je pense aussi à l'Internet. Nous savons tous quel rôle essentiel l'Internet a joué dans les mobilisations contre l’Accord Multilatéral sur les Investissements (AMI) et pour la campagne de réduction des dettes des pays les plus pauvres. Nous savons quel rôle les médias alternatifs et l'Internet jouent déjà dans la mobilisation pour (ou devrais-je dire contre) le Sommet des Amériques qui aura lieu ici à Québec dans quelques mois.

Ces médias alternatifs et communautaires fonctionnent la plupart du temps avec des ressources tout à fait insuffisantes. Hier, j'ai lu dans La Presse que le Groupe Astral, un des grands groupes médiatiques canadiens, qui possède notamment une multitude de canaux spécialisés, payants et à la carte, a réalisé des bénéfices nets de 9,1 millions de dollars l'année passée, une hausse de profits de 124 %. Combien de publications du type de l’Itinéraire aurait-on pu financer, me suis-je demandé, avec près de dix millions de dollars ?

Le lancement du Centre des Médias Alternatifs (CMAQ) est certainement un solide pas en avant dans la consolidation des médias alternatifs et je tiens à féliciter tous les gens ici, qui ont aidé à mettre sur pied le CMAQ. Je vous remercie de votre attention et vous souhaite évidemment une bonne soirée.

( Merci à Geneviève Grimard pour la vérification des faits.)



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