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De JFK à Obama - Quand la machine démocrate de Chicago joue à la "faiseuse de présidents"(1ère partie)

Anonyme, Sábado, Diciembre 27, 2008 - 02:29

Le Bureau des Affaires Louches

Depuis plus de trois-quart de siècle, la ville de Chicago est dominée par une machine politique démocrate formidablement bien huilée et notoirement corrompue. Mais la mairie de Chicago, c'est aussi l'affaire d'une seule famille. Au cours de quarante des cinquante-trois dernières années, le maire de Chicago provenait des rangs de la famille Daley, dont le patriarche a acquis la réputation d'être un "faiseur de président", en raison du rôle controversé qu'il joua lors de l'élection de John F. Kennedy, en 1960. Un demi siècle plus tard, le clan de l'actuel maire de Chicago, Richard M. Daley, réédita l'exploit en contribuant significativement à installer Barack Obama à la Maison Blanche.

L'élection du sénateur de l'Illinois Barack Obama à la présidence des États-Unis d'Amérique aura confondu bien des sceptiques. Lors de son discours de victoire, Obama ne manqua d'ailleurs pas de présenter les États-Unis comme étant "une place où tout est possible", comme s'il cherchait à clouer le bec à ceux qui avaient cessé de croire dans le "rêve américain". Évidemment, il est probablement encore trop tôt pour dire si l'administration d'Obama se montrera à la hauteur des énormes attentes que suscita sa campagne électorale centrée sur les thèmes de l'espoir et du changement.

Par contre, il n'y a aucune raison d'attendre davantage pour porter un regard critique sur la machine politique qui se cache derrière l'homme politique. Malgré toutes les qualités que l'on peut accorder au prochain président américain, il faut aussi reconnaître qu'Obama ne serait jamais arrivé là où il en est rendu aujourd'hui s'il n'avait pas bénéficié du soutien de la puissante machine politique démocrate de Chicago. Cette machine démocrate formidablement bien huilée et notoirement corrompue règne en maître sur la ville de Chicago depuis plus de trois-quart de siècle.

Bien que l'emprise de la machine démocrate sur cette vaste métropole américaine est indiscutable, il reste que la mairie de Chicago est en partie l'affaire d'une seule famille. En effet, au cours de quarante des cinquante-trois dernières années, le maire de Chicago provenait des rangs de la famille Daley. Richard Joseph Daley, dit "The Boss", dirigea Chicago d'une main de fer pendant près de vingt-et-un ans jusqu'à sa mort, en 1976. Depuis 1989, c'est l'un des fils du "Boss", Richard Michael Daley, qui est aux commandes de Chicago.

C'est donc dire que Richard J. Daley a donné naissance à une dynastie politique qui est aujourd'hui plus puissante que jamais. L'appétit de Daley senior pour le pouvoir était tel qu'il parvint même à se mettre en position d'influer sur le choix du président des États-Unis lors de plusieurs primaires et campagnes présidentielles. C'est durant les années soixante que le maire Daley a acquis le titre de "king-maker", ou de "faiseur de président", en raison du rôle controversé qu'il joua lors des élections présidentielles de 1960, qui aboutirent à la victoire de John F. Kennedy. Un demi siècle plus tard, le clan de l'actuel maire de Chicago, Richard M. Daley, mit tout son poids derrière la candidature d'Obama, qui a lui-même souvent été comparé au président Kennedy.

En effet, celui-là même qui écrivait les discours du défunt président, Ted Sorenson, affirmait reconnaître chez Obama la magie oratoire de JFK. (1) Mais ce n'est pas là la seule caractéristique qu'Obama a en commun avec JFK. Il y a aussi l'âge. JFK avait seulement 43 ans lorsqu'il devint le 35e président des États-Unis, alors qu'Obama est aujourd'hui âgé de 46 ans. Le facteur identitaire est également digne de mention. En 2008, Obama devint le premier politicien afro-américain à occuper la Maison Blanche, alors qu'en 1960, Kennedy était devenu le premier catholique à accéder à la présidence des États-Unis. À l'époque, ce n'était pas rien dans un pays où tous les présidents précédents avaient été des WASP (White Anglo-Saxon Protestant).

Comme JFK en 1960, les détracteurs d'Obama ne manquèrent jamais une occasion de lui reprocher son "inexpérience" politique. En effet, à l'instar de JFK, le seul poste de responsabilité politique qu'avait occupé Obama avant de se présenter à la présidence américaine avait été celui de sénateur. Mais le point commun le plus important entre les deux hommes politiques est peut-être bien l'effet décisif qu'ont eu Chicago et sa machine politique démocrate sur leur ascension politique respective.

Il est vrai que Obama ne doit pas nécessairement toute sa carrière politique à la machine démocrate de Chicago. Toutefois, Obama n'a pas hésité à se servir de ses influents appuis au sein de cette même machine démocrate comme d'un tremplin pour assouvir ses propres ambitions politiques. C'est d'ailleurs précisément à partir de ce tremplin qu'Obama prit son élan pour plonger tête la première dans la campagne présidentielle de 2008.

Au-delà de la machine démocrate, la ville de Chicago en tant que telle joua un rôle déterminant dans le cheminement de vie d'Obama puisque c'est à cet endroit que prit forme la vocation politique du prochain président américain. Surnommée "Windy city", ou la "ville des vents", Chicago est une métropole du Mid-West basée dans l'État de l'Illinois. Chicago compte une population de près de 3 millions de personnes, ce qui fait d'elle la troisième ville en importance des États-Unis. Si l'on inclut la population vivant dans la région métropolitaine communément appelée "Chicagoland", ce chiffre s'élève alors à 9,5 millions de personnes.

Il y a quelque chose de profondément ironique dans le fait que Chicago fut le berceau politique du premier président afro-américain de l'histoire des États-Unis. Bien que Chicago jouisse d'une stature de calibre internationale, sa géographie urbaine est encore aujourd'hui caractérisée par une ségrégation raciale que l'on aurait cru révolue, de sorte que Blancs et Noirs vivent toujours dans des quartiers séparés. Et, comble de l'ironie, cette même machine démocrate qui rendit possible la victoire d'Obama à l'élection présidentielle de novembre 2008 fut la gardienne du statu quo ségrégationniste durant la majeure partie de son histoire.

"Chicago est une ville ségrégationniste. On l'a construite exprès comme ça", expliquait Bruce Dold, du quotidien The Chicago Tribune. (2) "Il y a seulement une chance sur vingt-cinq que dans son quartier un Blanc croise un Noir, et vice-versa", écrivait une correspondante du journal Le Monde dans un article publié vers la fin des années '80. Une décennie plus tard, on estimait que pas moins de 90% des résidents Afro-américains devraient déménagés pour être intégrés au sein des autres quartiers multi-ethniques de Chicago. (3)

Les tentatives répétées de venir à bout de ce véritable "apartheid urbain" ne furent qu'une suite d'échecs, avec pour résultat que Chicago n'a jamais véritablement rompu avec ses racines ségrégationnistes. Durant les années '50, l'agence responsable du logement social, la Chicago Housing Authority (CHA), avait bien tenté de promouvoir l'intégration raciale en logeant des ménages afro-américains dans des quartiers blancs. Mais chacune de ces initiatives provoquèrent une réaction violente chez les Blancs racistes, et la CHA finissa par renoncer à sa politique intégrationniste. Durant les années '60, le mouvement des droits civils du révérend Martin Luther King tenta de remédier à cette situation mais connut une défaite cuisante.

Avec la victoire de Harnold Washington aux élections municipales de 1983, Chicago se retrouva avec un maire afro-américain pour première fois en 146 ans d'histoire. Or, la vieille garde de politiciens blancs de la machine démocrate se servirent de leur majorité au conseil de ville pour mener une politique d'obstruction systématique, forçant ainsi Washington à gouverner par veto. Le maire Washington parvint à obtenir une majorité lors des élections de 1987... mais il mourra quelques mois plus tard !

Avant d'être une ville ségrégationniste, Chicago est surtout synonyme de corruption et de banditisme dans l'imaginaire populaire. Pour comprendre comment Chicago est devenue la ville par excellence de la corruption, il faudrait remonter jusqu'à la fin du 18e siècle, à l'époque où la ville des vents tomba sous le contrôle d'un propriétaire d'une maison de jeu illégale, Michael Cassius McDonald. Fondateur de la première véritable machine politique de Chicago, Mike McDonald travaillait main dans la main avec les truands de tout acabits qui peuplait la ville. (4) On attribue également à McDonald la création du premier syndicat du crime de l'histoire de Chicago. (5)

Après la mort de McDonald, en 1907, le crime organisé et la corruption politiques continuèrent à prospérer harmonieusement à Chicago. Ce n'est d'ailleurs probablement pas un hasard si Chicago devint un des principaux centres du pouvoir de la Cosa Nostra, la mafia italo-américaine. C'est ainsi qu'on retrouve à Chicago un puissant syndicat du crime appelé "The Outfit" ("L'Équipe") qui tient le haut du pavé du monde criminel depuis l'époque d'Al Capone, ce légendaire gangster qui fit la pluie et le beau temps durant l'ère de la prohibition.

Bien que l'Outfit est aujourd'hui en perte de vitesse, son influence dépasse néanmoins largement les frontières de l'Illinois, notamment grâce au contrôle qu'il exerce sur les activités de jeu de Las Vegas. (6) Selon la structure organisationnelle de la mafia italo-américaine, l'Outfit représente les familles suivantes à la Commission, instance suprême de la Cosa Nostra : la famille de Los Angeles (Californie), la famille de Tampa (Floride), la famille de La Nouvelle-Orléans (Louisianne), la famille de Kansas City (Missouri), la famille de St. Louis (Missouri) et la famille de Milwaukee (Wisconsin). (7)

L'histoire de Chicago est marquée par une suite interminable de scandales de corruption les plus retentissants les uns que les autres. C'est une équipe de baseball de Chicago, les White Sox, qui fut éclaboussée par l'un des pires scandales de toute l'histoire du sport professionnel. Lors de la série mondiale de 1919, les White Sox avaient été désignés comme les grands favoris. Or, à New York, de mystérieux parieurs misèrent une véritable fortune sur les adversaires des White Sox, les Reds de Cincinnati. Contre toute attente, ce furent les Reds qui l'emportèrent. On appris ensuite que plusieurs joueurs des White Sox avaient été payés pour entraîner leur équipe vers la défaite. Huit joueurs des White Sox furent bannis à vie des Ligues majeures du baseball à la suite de ce scandale.

Au début des années '80, le Federal Bureau of Investigation (FBI), l'équivalent américain de la GRC, lança une enquête d'envergure baptisée Operation Greylord sur la corruption sévissant au sein du système judiciaire de Chicago. L'enquête Greylord révéla l'existence d'un réseau de corruption dans lequel des juges acquittaient des accusés en échange de pots-de-vin. Au total, quatre-vingt-douze personnes furent inculpées, incluant dix-sept juges, quarante-huit avocats et huit policiers. La plupart des accusés plaidèrent coupables et plusieurs juges furent envoyés en prison.

Les affaires de corruption continuent d'occuper une place prépondérante dans l'actualité récente de la ville des vents. On a qu'à penser à Antoin "Tony" Rezko, un promoteur immobilier de Chicago et un ami personnel de longue date d'Obama qui a été trouvé coupable de seize accusations fraude, de tentative de corruption et de blanchiment d'argent, au mois de juin 2008. Au cours des dix dernières années, Rezko versa des sommes totalisant 150 000 $ à la caisse électorale d'Obama. Ce dernier décida d'ailleurs de restituer une partie des contributions financières de Rezko à des oeuvres de charité.

Obama a même trempé dans une transaction louche avec son ami Rezko, en juin 2005. Le même jour où le couple Obama fit l'acquisition d'une maison d'une valeur de plus d'un million $ dans un quartier chic de Chicago, Rezko acheta un terrain adjacent, d'une valeur de 625 000 $. Or, à ce moment-là Rezko s'était déclaré insolvable pour éviter d'avoir à rembourser des créanciers qui le poursuivaient devant les tribunaux. Tony Rezko s'était servit de sa femme Rita comme prête-nom pour procéder à l'achat du terrain. Celle-ci a ensuite revendu au couple Obama une partie du terrain à un prix inférieur à celui du marché. Lorsque l'affaire refit surface au beau milieu des primaires démocrates, Obama qualifia cette transaction de "stupidité." (8)

Pensons aussi à Aiham Alsammarae, un homme d'affaires de Chicago qui est un bon ami de Tony Rezko. Originaire d'Irak, Alsammarae revint dans son pays natal après la chute de Saddam Hussein, en 2003, et fut nommé ministre de l'Électricité. Puis, en 2006, Alsammarae devint le premier membre du gouvernement irakien de l'ère post-Saddam à être emprisonné sous des accusations de corruption. Quelques mois plus tard, il s'évada de la prison de Bagdad où il était détenu. Lorsqu'un journaliste américain lui demanda comment il s'y était pris pour fausser compagnie à ses geoliers, Alsammarae répondit, en ricanant : "À la manière de Chicago". (9)

Pensons également à Milorad "Rod" Blagojevich, politicien de Chicago et gouverneur démocrate de l'Illinois depuis 2003 qui a été arrêté par le FBI, avec son directeur de cabinet John Haris, sous des accusations de corruption, le 8 décembre dernier. L'écoute électronique des conversations de Blagojevich révéla notamment que le gouverneur avait littéralement mit aux enchères le siège vacant d'Obama au sénat américain.

Notons que Obama entretient des liens politiques avec Rod Blagojevich depuis la campagne électorale qui mena à l'élection de ce dernier au poste de gouverneur de l'Illinois, en novembre 2002. À l'époque, Obama avait alors été l'un des plus importants conseillers de Blagojevich. (10) Quatre ans plus tard, Obama se prononça en faveur de la réélection de Blagojevich, et ce, même si son administration était déjà sous enquête fédérale relativement à des affaires d'embauches frauduleuses. (11) C'est ce qui fit dire à l'éditorialiste de La Presse, André Pratte, que l'affaire Blagojevich était "une première égratignure sur la brillante armure de M. Obama." (12)

Bien entendu, les propos injurieux qu'a tenu Blagojevich à l'égard des membres de la future administration présidentielle laissent croire que Obama et son entourage refusèrent de prendre part aux combines du gouverneur cupide. Toutefois, la version contradictoire d'Obama au sujet des communications qu'il a eu avec Blagojevich relativement au choix de son successeur au sénat ne sont pas de très bonne augure. Ainsi, le lendemain de l'arrestation de Blagojevich, Obama déclara qu'il n'avait pas été en contact avec le gouverneur. Or, son principal stratège, David Axelrod, avait pourtant affirmé le contraire sur les ondes de Fox news, deux semaines plus tôt. (13) Aussi, le fait que Obama ait lui-même été interrogé par le FBI dans cette affaire n'est pas nécessairement ce qu'il y a de plus rassurant. (14)

Chose certaine, l'affaire Blagojevich n'a pas finit de faire de couler de l'encre ne serait-ce qu'en raison du fait que le gouverneur a décidé de s'accrocher à son poste malgré les appels à sa démission qui ont été lancés de toutes parts, incluant par Obama lui-même. S'il était trouvé coupable, Blagojevich pourrait être condamné à une peine maximale de dix ans d'emprisonnement. Le cas échéant, il deviendrait le quatrième des sept derniers gouverneurs de l'Illinois à se retrouver derrière les barreaux.

En effet, son prédécesseur, Georges H. Ryan, gouverneur républicain de 1999 à 2003, purge actuellement une peine de 6 années et demi d'emprisonnement après avoir été trouvé coupable de dix-huit accusation criminelles, incluant extorsion, fraude postale, évasion fiscale et fausses déclarations. L'élément déclencheur de cette affaire de corruption fut un accident de camion au Wisconsin qui avait entraîné la mort de six enfants. Ce tte tragédie routière révéla l'existence d'un réseau de pots-de-vin qui incluait la vente de permis de conduire de poids-lourds à personnes non qualifiées.

En 1987, Daniel Walker, gouverneur démocrate de 1973 à 1977, écopa d'une peine de sept années d'emprisonnement après avoir été déclaré coupable d'avoir détourné plus d'un million $ provenant d'une institution d'épargne et de crédit qui sera plus tard déclarée insolvable, soit la First American Savings & Loan Association de la ville d'Oak Brook, en banlieue de Chicago. La juge qui présida le procès estima que Walker s'était servi de la banque comme s'il s'agissait de sa "tirelire personnelle."

Enfin, Otto Kerner Jr, politicien de Chicago et gouverneur démocrate de 1962 à 1968, fut trouvé coupable de dix-sept accusations de pots-de-vin, de complot, de parjure. Notons que Kerner avait été élu juge à la cour d'appel de l'Illinois au moment où il fut condamné à purger une peine de 3 ans de prison et à verser une amende de 50 000 $. Le scandale éclata après que la propriétaire d'une piste de course de chevaux, Marge Lindheimer Everett, déduisit de ses impôts les pots-de-vin qu'elle avait versés au gouverneur Kerner. Ironiquement, Everett avait agit ainsi parce qu'elle s'imaginait que les pots-de-vin étaient une dépense ordinaire et nécessaire pour faire des affaires dans l'Illinois.

Et il ne s'agit-là que de la pointe de l'iceberg. Il y a deux ans, le quotidien The Chicago Sun-Times révéla qu'au moins soixante-dix-neuf élus de Chicago et du reste de l'Illinois avaient été trouvés coupable d'avoir commis un acte criminel depuis 1972. (15) C'est une moyenne de deux élus par année et on ne parle que de ceux qui se sont fait prendre. En plus des trois gouverneurs cités ci-haut, la liste du Sun-Times incluait vingt-sept conseillers municipaux, quinze membres de la Chambre de représentants de l'Illinois, dix-neuf juges et deux membres du Congrès américain. Le Sun-Times rappela qu'à une époque le nombre de conseillers municipaux emprisonnés était si élevé qu'au tournant de l'année 1991 le journal avait même prit la peine de souligner à la une qu'aucun élu n'avait été inculpé ou condamné au cours des douze derniers mois !

La corruption politique aurait-elle prit des proportions épidémiques dans l'Illinois ? Parlez-en au FBI. Les politiciens et fonctionnaires corrompus donnent tellement de pain sur la planche aux enquêteurs fédéraux que le FBI décida de former une troisième escouade anti-corruption à Chicago. (16) Cette décision est d'autant plus significative quand on sait qu'aucune autre ville américaine ne compte autant d'unités policières spécifiquement assignées à lutte anti-corruption, pas même Los Angeles ou New York, les deux plus grandes villes des États-Unis.

Bien entendu, la corruption politique n'est pas un phénomène propre à Chicago. Toutefois, contrairement à certaines autres grandes villes américaines qui ont connues leur part de scandales, aucune des réformes visant à limiter l'ampleur du patronage et de la corruption qui se sont enracinées dans les moeurs politiques de Chicago depuis plus d'un siècle ne purent être menées à terme. L'échec des réformes peut notamment s'expliquer par le fait que la machine démocrate gouverne sans partage Chicago depuis si longtemps qu'on pourrait facilement la confondre avec un parti unique. En fait, le dernier républicain à avoir occupé la mairie de Chicago perdit le pouvoir en 1931. Avec l'arrivée au pouvoir de Richard J. Daley, l'emprise de la machine démocrate ne cessa de s'accentuer.

Dans cette première de deux parties sur les faiseurs de président de Chicago, le BUREAU DES AFFAIRES LOUCHES reviens sur les moments marquants du règne du maire Richard Daley senior, notamment sur ses relations troubles avec l'Outfit, son rôle lors de l'élection de JFK, son bras de fer avec Martin Luther King, sa gestion désastreuse des manifestations en marge de la convention nationale démocrate de 1968 et plus encore.

Le Chicago du "Boss"

Avocat de profession, Richard J. Daley se fit élire pour la première fois à la Chambre des représentants de l'Illinois, en novembre 1936. Ironiquement, Daley s'était alors présenté sous la bannière du parti républicain, remplaçant à la dernière minute le représentant David Shanahan qui venait de rendre l'âme. Peu de temps après son élection, Daley rejoignit le caucus démocrate à la législature. Deux ans plus tard, il fit son entrée au sénat de l'Illinois.

En 1946, alors qu'il siègeait toujours au sénat, Daley se porta candidat au poste de shérif de l'immense comté de Cook, qui englobe Chicago et sa banlieue. Il subissa la défaite, ce qui n'eut toutefois aucun impact sur le reste de sa carrière. En fait, il s'agissait là fut de la première et de la dernière fois que Daley perdit une élection. Devenu leader de la minorité démocrate au sénat, Daley voyait son influence grandir sans cesse à l'intérieur de la machine démocrate. En décembre 1948, le gouverneur de l'Illinois, Adlai Stevenson, le fit entrer dans son cabinet à titre de directeur du revenu.

Gravissant un à un les échelons du pouvoir, Daley aspirait à assouvir ses ambitions politiques sur la scène municipale de Chicago. Une opportunité s'offrit à lui lorsqu'il fut nommé greffier intérimaire du comté du Cook, en janvier 1950. Cette fonction essentiellement mondaine représentait un bon tremplin politique puisqu'il s'agissait d'une position permettant d'avoir la main haute sur des centaines de postes au sein de l'administration municipale. Quelques mois plus tard, Daley se présenta à sa propre succession au poste de greffier, ce qui lui donna une visibilité significative auprès de l'électorat de Chicago. Il l'emporta haut la main.

En juillet 1952, Chicago fut l'hôte de la convention nationale du parti démocrate, lors de laquelle les délégués devaient désigner le candidat à la présidence des États-Unis. Le sénateur du Tennessee Estes Kefauver était celui que l'on donnait gagnant. Kefauver s'était rendu populaire auprès du public américain en présidant le Comité d'enquête spécial du sénat sur le crime dans le commerce entre les États. Les travaux du comité Kefauver furent diffusés à la télévision et eurent un impact retentissant. Pour la première fois, des caïds de la Cosa Nostra furent contraints de témoigner en public. Le directeur du FBI, John Edgar Hoover, fut obligé de reconnaître l'existence de la mafia aux États-Unis. Les carrières de politiciens importants, comme le leader de la majorité démocrate au sénat américain, Scott Lucas, furent ruinées.

De son côté, le sénateur Kefauver apparu comme une sorte de héros populaire incorruptible aux yeux du grand public américain. Lors de la course à l'investiture démocrate, Kefauver remporta douze des quinze primaires qui avaient été tenues cette année-là. Il réalisa même un précédent historique en parvenant à battre le président démocrate sortant, Harry Truman, lors de la primaire du New Hampshire. Ce faisant, Kefauver se fit de puissants ennemis au sein de son propre parti, incluant certaines grosses huiles de la machine démocrate qui ne voyait pas d'un très bon oeil son zèle anti-corruption. Les démocrates anti-Kefauver mirent tout en oeuvre pour faire barrage à la nomination du sénateur du Tennessee.

C'est à Chicago que fut stoppée l'ascension fulgurante de Kefauver. Contre toute attente, l'investiture démocrate fut remportée au troisième tour par le gouverneur de l'Illinois, Stevenson. Ce dénouement inattendu surprenait d'autant plus quand on savait que non seulement Stevenson n'avait pas fait campagne lors des primaires, mais qu'en plus il n'avait même pas annoncé sa candidature avant le début de la convention. En fait, ce fut l'insistance de ses partisans, parmi lesquels figurait Daley, qui eut raison des réticences de Stevenson à se présenter. À l'élection présidentielle de novembre 1952, Stevenson dut affronter un adversaire de taille en la personne de Dwight Eseinhower, un général à cinq étoiles que les démocrates avaient eux-mêmes cherchés à recruter, en vain. Stevenson fut donc battu, ne recevant que 44 % des suffrages, et Eseinhower devint le 34e président des États-Unis.

En juillet 1953, Daley devint le président du Cook County Democratic Central Committee. Il se trouvait désormais à la tête de la puissante machine démocrate de Chicago. Entre-temps, le maire démocrate de Chicago, Martin Kennelly, s'était rendu impopulaire au sein de son propre parti en instaurant des réformes visant à freiner les pratiques de patronage. S'il était encore au pouvoir pour accomplir un second mandat, cela s'expliquait uniquement par l'incapacité de ses rivaux démocrates à s'entendre sur une solution de rechange. (17) Mais, en décembre 1954, à quelques mois du prochain scrutin municipal, les diverses factions de la machine démocrate de Chicago réussirent à s'unir derrière un candidat. Son nom: Richard J. Daley.

Durant sa campagne pour l'investiture démocrate, Daley consacra peu de temps aux bains de foule. Il ne prit pas la peine non plus d'élaborer sa vision des politiques qu'il entendait mettre en place une fois élu, ni même de prendre position sur les grands sujets de l'heure. Daley concentra plutôt ses énergies à tisser des liens auprès des travailleurs d'élection de la machine démocrate. (18) Quant au financement de sa campagne, la machine démocrate eut recours aux procédés habituels. Les employés municipaux qui devaient leur poste grâce au patronage durent verser un ou deux pour cent de leur salaire à la caisse électorale de Daley. Les entreprises désireuses d'obtenir un changement de zonage furent également mise à contribution, sans oublier toute la gamme d'activités illégales dont l'existence même reposaient sur l'aveuglement volontaire des autorités. (19)

À cela s'ajoutait les syndicats, qui, aux yeux des politiciens, représentaient un énorme potentiel électoral qui pouvait être mobilisé sur demande. Daley bénéficia de l'appui des appareils syndicaux comme le Congress of Industrial Organizations et la Chicago Federation of Labor, qui était alors dirigée par un de ses vieux amis. (20) Précisions qu'à l'époque, plus d'une centaine d'organisations syndicales étaient sous le contrôle de la mafia, à qui elles rapportaient plusieurs millions$ par année. À l'apogée de l'empire d'Al Capone, Murray Humphreys, dit "le Chameau", contrôlait à lui seul plus d'une soixantaine de syndicats. (21)

Certains considérait que Humphreys était le véritable cerveau de l'Outfit durant les années '50, et ce, jusqu'à sa mort, en 1965. N'étant pas italien, "le Chameau" ne pouvait toutefois aspirer à diriger la mafia de Chicago. Selon une biographie d'Humpreys rédigée par le FBI, "le Chameau" était chargé "du maintien des contacts avec les hommes politiques, les avocats, les fonctionnaires et les responsables syndicaux, afin de convaincre ces gens d'agir en faveur des intérêts de la pègre." (22) Sandy Smith, journaliste du Chicago Sun-Times qui interviewa Humphreys à plusieurs reprises, confia que le futé gangster "avait ses entrées chez les juges, au ministère de la Justice, aux impôts."

C'est donc parmi les caïds de la mafia de Chicago que Daley trouva certains de ses plus fervents partisans. Selon le FBI, Thomas Muzzino, un ami d'enfance de Daley, collecta des fonds auprès de la pègre et servit d'intermédiaire entre le candidat à l'investiture démocrate et le monde interlope. Les liens entre Daley et l'Outfit étaient si notoires que le quotidien The Chicago Tribune s'était même permis de prédire, peu avant les élections, qu'en cas de victoire de Daley, les gens peu fréquentables "auront assurément une puissante influence sur ses décisions", s'ils ne dominent pas carrément l'hôtel de ville. (23)

Les façons de faire de Daley suscitait donc déjà des critiques de part et d'autres. Mais Daley pu jouir de l'appui d'une personnalité politique respectée, soit le gouverneur Stevenson. Ce dernier n'avait évidemment pas oublié le travail que Daley avait accomplit pour lui lors de la convention démocrate. C'est ainsi que Stevenson défendit publiquement Daley contre les attaques "injustes et trompeuses" de ses adversaires. (24) Le 22 février 1955, Daley remporta les primaires démocrates avec 100 064 votes de plus que son plus proche adversaire, le maire sortant Kennelly.

Après une victoire si écrasante, remporter l'élection générale prévue pour le 5 avril suivant n'était qu'une pure formalité. Et ce, d'autant plus que l'adversaire républicain, Robert Merriam, était un ancien démocrate perçut par plusieurs comme un imposteur au sein de son propre parti. À cela s'ajoute le fait que la caisse électorale de Daley s'élevait à un million $, soit trois fois plus que celle de Merriam. (25) L'équipe de Daley dépensa d'ailleurs des centaines de milliers de dollars pour faire sortir le vote. Une partie de cet argent se rendit directement dans la poche d'électeurs, ou servit à financer l'achat de bouteilles de whisky. C'est ainsi que Daley devint maire de Chicago, avec 55 % des suffrages, soit 708 222 votes.

La prédiction du Chicago Tribune quant à l'influence du crime organisé à la mairie ne tarda pas à se concrétiser. Comme on dit, un service en attire un autre. En juin 1956, Daley démantela l'unité de renseignement de la police de Chicago qui enquêtait et infiltrait la mafia locale depuis des années. (26) Surnommée "Scotland Yard", l'unité avait accumulée des dossiers sur six cents têtes dirigeantes de l'Outfit et des milliers de subalternes. Mais ce n'était pas là la seule faveur que fit Daley au milieu. Dans le 1er district, qui était représenté par John D'Arco, un conseiller municipal réputé pour être le porte-parole officieux de la mafia, on ne comptait plus le nombre d'hommes de main du milieu qui trouvèrent du boulot pour la ville. "Ce maire a été bon pour nous", disait Humphreys à D'Arco lors d'une conversation enregistrée secrètement par le FBI, avant d'ajouter: "Et nous avons été bons avec lui." (27)

Lorsqu'on demanda au maire Daley pourquoi se montrait-t-il si tolérant envers le syndicat du crime, il répondit: "Hé bien, ça existe et on sait qu'on ne peut pas s'en débarrasser alors il faut vivre avec. Mais il ne faut jamais le laisser devenir si puissant à un point où il en vienne à prendre le contrôle." (28) Après tout, "le boss" de Chicago, c'était Daley et personne d'autre. Il faudra cependant attendre jusqu'au milieu des années soixante pour que le maire Daley commence à prendre certaines distances avec le crime organisé. (29)

Une fois aux commandes de la ville, Daley ne tarda pas s'imposer en tant que maître absolu de Chicago. Dès son arrivée à la mairie, il s'employa à réduire les pouvoirs du conseil de ville. Désormais, toutes les demandes de faveur devaient passer directement par lui. À chaque jour, Daley pouvait passer des heures à acceuillir personnellement des visiteurs à son bureau. "À cette époque, il était impossible de faire des affaires à Chicago sans passer par le maire Daley", affirma John Johnson, qui était à la tête d'un empire médiatique portant son nom. (30)

Évidemment, cette centralisation extrême des pouvoirs ne fit pas que des heureux parmi les élus municipaux. Toutefois, les conseillers municipaux durent y penser à deux fois avant de tenir tête au maire Daley. Ainsi, en demeurant le grand patron de la machine démocrate, Daley détenait un pouvoir de vie ou de mort sur la carrière politique de la plupart des conseillers municipaux. (31) C'est ainsi que Daley régna sans partage sur Chicago pendant plus de vingt-et-un ans.

Malgré les scandales de corruption qui ternirent de temps à autre son administration, le maire Daley fut réélu à cinq reprises consécutives. Son succès s'expliquait notamment par l'appui enthousiaste du milieu des affaires, qui appréciait le penchant de son administration envers les projets de construction ambitieux, comme la place McCormick, l'aéroport O'Hare et l'Université de l'Illinois. Sous le règne de Daley, les gratte-ciels se mirent à pousser comme des champignons au centre-ville de Chicago, incluant le Sears Tower, qui est le plus haut édifice des États-Unis depuis 1973.

Surtout, les victoires électorales de Daley s'appuyait sur une machine de patronage particulièrement bien huilée. À son plus fort, la machine démocrate contrôlait jusqu'à 40 000 postes dans la fonction publique municipale. (32) Il s'agissait-là d'une vaste armée politique prête à travailler d'arrache-pied pour les candidats démocrates à chaque élection. Comme une bonne partie de ces emplois étaient temporaires et renouvelables à chaque deux ou quatre mois, ceux qui ne faisaient pas de travail électoral pour la machine courraient le risque de se retrouver au chômage. (33)

Selon certaines estimations, chaque employé qui devait son poste au patronage pouvait rapporter en moyenne dix votes à la machine démocrate : le sien, ceux des membres de sa famille et ceux de ses amis. Ainsi, ces 40 000 postes pouvaient se traduire par 400 000 votes lors d'une élection générale municipale, ce qui est évidemment énorme. (34)

Bien que l'électorat noir vota massivement en faveur de Daley en 1955, celui-ci ne nomma aucun politicien afro-américain à des postes d'une importance quelconque. La communauté afro-américaine, qui représentait alors pour 19 % de la population de Chicago, demeura nettement sous-représentée au sein des institutions publiques et resta confinée aux quartiers pauvres de la ville. Il faudra attendre cinq ans après son accession au pouvoir avant que Daley ne daigne accueillir un Afro-américain au sein de son cabinet. Les intimes de Daley, incluant ceux qui l'affectionnait, reconnaissent aujourd'hui que le racisme était fort répandu parmi ses plus proches collaborateurs.

L'establishment politique de Chicago s'opposait depuis toujours à l'intégration raciale, et Daley lui-même ne faisait pas exception. Dans ses déclarations publiques, Daley soutenait officiellement le droit des résidents Noirs de s'installer dans n'importe quel quartier de la ville. En même temps, Daley ne voulait pas donner l'impression qu'il favorisait l'intégration raciale, de crainte de perdre des appuis au sein de l'électorat Blanc. (36)

Derrière ses palabres contre la violence et pour l'harmonie raciale, "le boss" ne cherchait qu'à gagner du temps tout en évitant de se positionner clairement sur cette question explosive. Durant l'été 1957, lorsque Chicago fut à nouveau le théâtre de violences raciales, les partisans de l'intégration critiquèrent le silence du maire Daley. (37)

Le côté obscur de l'ascension de JFK

1956 était une année électorale. En plus de la campagne présidentielle, le poste de gouverneur de l'Illinois et un siège au sénat américain étaient aussi en jeu ainsi que plusieurs autres fonctions électives. En tant que grand patron de la machine démocrate du comté de Cook, le maire Richard J. Daley pesa de toute son influence dans le choix des candidats démocrates à tous les échelons du gouvernement. (38) Cette année-là, l'élection présidentielle avait cependant des airs de déjà vu. Eseinhower sollicita un second mandat, Adlai Stevenson était de nouveau candidat à l'investiture démocrate et Chicago accueillit encore une fois la convention nationale démocrate.

Daley fit activement campagne pour Stevenson, allant même jusqu'à le qualifier publiquement de "plus grand homme d'État de notre ère." *(39) Stevenson remporta l'investiture par une écrasante majorité, en receuillant l'appui de 905 délégués contre seulement 210 pour son plus proche adversaire, le gouverneur de New York Averell Harriman. Rompant avec la tradition, Stevenson soumis le choix de son colistier aux délégués de la convention. La déléguation de l'Illinois, qui était sous le contrôle quasi-exclusif de Daley, se rangea dans le camp d'un jeune sénateur du Massachussetts relativement peu connu à l'époque. Son nom ? John F. Kennedy... (40)

À l'instar de Daley, le sénateur Kennedy était un catholique de descendance irlandaise. À cette affinité confessionnelle s'ajoutait d'autres liens. Daley était en bons termes avec le père de JFK, Joseph P. Kennedy, qui était le propriétaire du Merchandise Mart, le plus gros magasin de tout le Chicago métropolitain. Les liens entre Joe Kennedy et le maire de Chicago remontaient à l'époque où Daley siégeait encore à la législature de l'Illinois. (41)

Enfin, le beau-frère de JFK, Sargent Shriver, était à la fois le directeur du Merchandise Mart et le président du Chicago Board of Education, une instance relevant de l'administration Daley. JFK passa à deux doigts de remporter la nomination, mais ce fut finalement le sénateur Kefauver qui eut le dessus. Néanmoins, cet épisode permit à JFK de se faire connaître auprès d'un public plus large. Un avenir politique prometteur semblait s'annoncer à lui.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que la machine démocrate fit piètre figure cette année-là. Non seulement Eseinhower a-t-il encore une fois battu Stevenson, en lui infligant une défaite encore plus cinglante qu'en 1952, mais les républicains de l'Illinois conservèrent à la fois le poste de gouverneur et leur siège au sénat américain. Compte-tenu du rôle prépondérant joué par Daley durant ces campagnes, certains démocrates mécontents remirent en question son leadership à la tête de la machine du parti. Bien qu'il rejetta ces critiques, Daley n'était pas sans ignorer le sort réservé aux perdants en politique. Il s'attela donc à la tâche de réorganiser la machine démocrate en vue du prochain grand rendez-vous électoral. Ce qui nous amène à 1960...

Cette année-là, le sénateur Kennedy et son clan se donnèrent à fond pour conquérir l'investiture démocrate, puis la présidence des États-Unis. Dans son livre de souvenirs publié en 1965, Ted Sorenson, l'un des plus fidèles collaborateurs de JFK, donna un aperçu de la campagne essouflante menée par l'aspirant à la présidence américaine : "Rien qu'en 1960, il avait parcouru plus de 100 000 kilomètres en avion, dans plus de douze États, souvent à l'occasion de primaires cruciales, et presque toujours avec sa femme. Il avait prononcé 550 discours sur tous les sujets imaginables. Il avait voté ou présenté des lois, s'était exprimé sur toutes les questions de l'actualité sans jamais se rétracter." (42)

Mais JFK ne devait pas sa victoire qu'à son travail électoral acharné. Les gros bonnets de la politique et de la pègre de Chicago jouèrent également un rôle crucial. Si Sargent Shriver était le directeur de la campagne de JFK dans l'Illinois, il reste que dans les faits, le vrai patron c'était Daley. (43) Un vieil ami de Shriver, James B. McCahey, joua un rôle significatif lors des primaires démocrates. McCahey était président d'une compagnie de charbon de Chicago et un important collecteur de fonds du maire Daley. Lors des primaires, McCahey fut chargé de diriger la campagne du sénateur Kennedy dans le sud du Wisconsin. (44)

JFK bénéficia également de l'aide du parrain de la mafia de Chicago, Sam Giancana, dit "Mooney". Giancana avait été un tueur à gages d'Al Capone dans le quartier de la Petite Italie de Chicago. À l'âge de vingt ans, on disait qu'il avait déjà des dizaines de meurtres à son actif. Criminel de carrière, Giancana fut arrêté à une soixantaine de reprise au cours de sa vie. À la fin des années '50, les casinos de Las Vegas et de La Havane, à Cuba, l'avaient rendu millionnaire. Son organisation contrôlait au moins six des quartiers les plus peuplés de Chicago. L'influence de Giancana s'étendait aussi aux milieux du show business, notamment aux gens du spectacle qui devaient verser d'importantes sommes d'argent pour se produire dans les casinos contrôlés par l'Oufit. (45) Giancana entretint également une longue relation avec la chanteuse Phyllis McGuire, du populaire trio The McGuire Sisters.

L'implication d'un personnage comme Giancana dans la campagne de Kennedy n'avait rien de particulièrement étonnant. Après tout, le patriarche de la famille, Joe Kennedy, avait développé ses propres entrées dans le monde interlope durant les années '20 et au début des années '30, lorsqu'il trempait dans la contrebande d'alcool. (46) D'ailleurs, les témoignages sur la collusion entre l'Outfit et la campagne de JFK sont abondants, notamment dans le livre choc, "La face cachée du clan Kennedy", du journaliste Seymour Hersh, qui fut lauréat du prix Pulitzer en 1970.

Dans son livre, Hersh interviewa Tina Sinatra, la fille du célèbre chanteur de charme américain du même nom dont les liens avec la pègre avaient été documentés par le FBI. (47) Celle-ci révéla à Hersh que Frank Sinatra sollicita personnellement Giancana, à Hyannis Port, à la fin de 1959, pour qu'il use de son influence afin de donner un coup de pouce à Kennedy. "Je crois en cet homme et je crois qu'il fera un bon président. Avec votre aide, je pense que nous pouvons y arriver", plaida le roi des crooners au caïd mafieux. (48)

Hersh interviewa également Jeanne Humphreys, la deuxième épouse de Murray Humphreys. "Je sais tout sur les Kennedy et les élections. Ça a été au centre de notre vie pendant toute l'année 1960", confia Mme Humphreys. (49) Selon elle, son mari s'était opposé à l'idée de soutenir JFK. Humphreys gardait un souvenir amer de sa collaboration avec Joe Kennedy à l'époque de la prohibition. "Murray disait que c'était un bluffeur et un tricheur", se rappellait-elle.

Les têtes dirigeantes de l'Outfit tranchèrent la question lors d'un vote, mais Humphreys fut le seul à se prononcer contre. "Il lui a été très pénible de devoir soutenir Kennedy comme les autres. Ça lui restait sur l'estomac", expliqua Jeanne Humphreys. "Mais il a obéi. La garantie donnée par Joe Kennedy était que les enquêteurs laisseraient l'organisation tranquille. Moi, j'étais très naïve. Je ne savais pas qu'un président pouvait être élu grâce à la pègre de Chicago. Dans mon ignorance, je croyais que la majorité décidait." (50)

Hersh écrivit aussi que Robert J. McDonnell, avocat spécialisé dans la défense des chefs mafieux, lui affirma avoir contribué à organiser une rencontre entre Joe Kennedy et Giancana. (51) À l'époque, McDonnell connaissait d'importants problèmes financiers en raison de son alcoolisme et de sa passion du jeu, ce qui l'amena à offrir ses services à la pègre. Il épousa la fille de Giancana durant les années '80.

"Je ne sais pas quels accords ont été conclu ni quelles promesses ont été faites ; mais je peux vous dire que Mooney avait beaucoup d'atouts dans son jeu", expliqua McDonnell en faisait référence à Giancana. "Il pouvait placer des hommes dans chaque circonscription pour assister les responsables des bureaux de vote, de même qu'il pouvait ordonner aux syndicats de faire campagne pour Kennedy. Je sais bien qu'aujourd'hui, ils ne votent plus comme on le leur dit, mais c'était différent en 1960. Mooney savait se faire obéir." (52)

C'est en janvier 1960 que le sénateur Kennedy donna officiellement le coup d'envoi à sa campagne en annonçant sa candidature à l'investiture démocrate. JFK désirait participer à des primaires dans plusieurs régions du pays. Faire bonne figure aux primaires, c'était encore la meilleure façon d'impressionner les bonzes du parti. Kennedy avait d'autant plus intérêt à mettre les bouchées doubles qu'il devait aussi faire la preuve que son catholicisme ne constituait pas un handicap insurmontable à ses ambitions présidentielles. À l'époque, de nombreux protestants craignaient qu'un catholique à la Maison Blanche ne devienne une marionette du pape recevant ses ordres du Vatican.

Afin d'éviter d'avoir à mener une campagne intensive à travers l'ensemble des États-Unis, JFK scella des alliances avec des politiciens locaux dans certains États clés, comme la Californie et l'Ohio. Par contre, une victoire aux primaires du Wisconsin, en avril, aurait une signification réelle, car il se présentait contre le populaire sénateur Hubert Humphrey de l'État voisin du Minnesota. (53) Malgré la supériorité écrasante de sa machine électorale et de ses moyens financiers, les résultats obtenus au Wisconsin furent bien en-dessous des attentes du clan Kennedy.

JFK ne parvint qu'à arracher qu'une victoire modeste qui avait des allures de défaite aux yeux de plusieurs observateurs. Certes, Kennedy était arrivé en tête en obtenant 40 % de l'ensemble des suffrages, et 56 % des voix démocrates (les primaires du Wisconsin étant "ouvertes", de nombreux républicains avaient accordé leur vote à Kennedy). Mais JFK devait une bonne partie de son score à l'appui qu'il reçut dans trois circonscriptions du Wisconsin à forte majorité catholique. Dans les quatre circonscriptions dominées par les protestants, il mordit la poussière. Kennedy était conscient que ce n'était pas avec ce genre de résultats qu'il convaincera les dirigeants du parti qu'il est le meilleur espoir des démocrates pour la présidence.

Pour sa part, son adversaire Humphrey, qui disposait de moyens bien plus modiques, affirma avoir remporté une victoire morale sur la "grande surface" de Kennedy. Gonflé à bloc, Humphrey défia publiquement JFK de l'affronter lors des primaires prévues pour le mois de mai en Virginie occidentale. Les responsables de la campagne de JFK réalisèrent bien vite que le catholicisme du candidat à l'investiture représentait un obstacle majeur dans cet État où la population était protestante à 95 %. Craignant que le travail d'arrache-pied qui était entrepris encore une fois par les membres du clan Kennedy pourrait se révéler insuffisant pour venir à bout de l'anti-catholicisme sévissant en Virginie occidentale, les stratèges de la campagne décidèrent d'innonder d'argent cet État en proie à des difficultés économiques. (55)

Dans son autobiographie, "The Education of a Public Man", Hubert Humphrey révéla que l'archevêque de Boston, Richard Cardinal Cushing, lui avait avoué le rôle qu'il joua lors des primaires en Virginie occidentale. "Je lis les livres écrits par tous ces jeunes loups proches de John Kennedy, et qui se flattent de l'avoir fait élire", lui dit le prélat, ajoutant: "Mais je vais vous dire la vérité : c'est son père Joe et moi qui avons construit son succès, ici même dans cette pièce." Ainsi, l'archevêque de Boston et le patriarche de la famille Kennedy décidèrent de verser de l'argent à diverses églises protestantes. "Nous avons décidé quelle église, quel prédicateur et quelle somme leur donner: cent, deux cents, cinq cents dollars", confessa Cushing. (56)

Mais ce n'est pas tout. McCahey, le collecteur de fonds du maire Daley, révéla à Hersh que le versement de pots-de-vin en Virginie occidentale avait commencé dès octobre 1959. Les responsables démocrates de chaque comté reçurent en moyenne 5000 $ chacun, soit environ 275 000 $ en tout. (57) "Mais ça n'avait pas marché. On ne se présente pas à la primaire comme ça", expliqua McCahey. C'est d'ailleurs lui qui conseilla aux Kennedy "de tout oublier et de recommencer à zéro" en adoptant une nouvelle stratégie.

"C'est le shérif qui compte, c'est son nom qu'on voit sur les banderoles politiques quand on arrive en ville. C'est à lui qu'il faut graisser la patte", affirma-t-il. (58) C'est également le shérif à qui revenait la responsabilité d'embaucher des scrutateurs pour le scrutin ainsi que de dresser les listes de candidats officiellement désignés par leur parti. Dans cet État, il était courant que certains candidats paient la totalité ou une partie des coûts engendrés par les élections afin d'avoir le privilège d'être placé en haut des listes. (59)

Hersh a également parlé avec un des organisateurs de la campagne de Humphrey, Rein Vander Zee, lequel fut à même de constater les ravages de la nouvelle stratégie du clan Kennedy. Ex-agent du FBI, Vander Zee était chargé plus précisément de traiter avec les shérifs de Virginie occidentale – lesquels avaient accepté de soutenir son candidat moyennant certaines contreparties monétaires. "Quatre ou cinq jours avant les primaires, voilà que je n'arrive plus à joindre certains de mes gars", raconta Vander Zee. "Flairant le sale coup, je monte dans ma voiture et commence à patrouiller en ville. Comme par hasard, les shérifs étaient eux aussi introuvables, et toutes les pancartes avaient été remplacées par celles de Kennedy !" (60)

Enfin, Hersh rapporta que des journalistes de l'influent quotidien The Wall Street Journal passèrent cinq semaines en Virginie occidentale pour y écrire un article au sujet des primaires. Selon Hersh, ceux-ci "découvrirent que les Kennedy avaient transformé ce qui n'était qu'une fraude électorale traditionnelle somme toute limitée en une véritable machine de corruption s'étendant à tout l'État. Ils parvinrent à la conclusion que le clan avait investi une fortune – dont une bonne part provenait de Chicago, où R. Sargent Shriver, beau-frère de JFK, représentait les intérêts commerciaux de la famille." (61)

Les journalistes apprirent aussi que l'essentiel de l'argent fut remis à McCahey. Celui-ci se défendit de ces allégations en affirmant à Hersh que son rôle s'était limité à prêcher les mérites de JFK auprès des enseignants de chaque comté. (62) Toujours est-il que le Wall Street ne publia jamais cette enquête journalistique explosive, la direction du prestigieux quotidien ayant exigé que certaines des sources soient nommées, ce qu'aucune n'accepta.

À cela s'ajoutait l'argent de la mafia. Le responsable de cette levée de fonds particulière fut Paul D'Amato, dit "Skinny", qui était propriétaire d'une boîte de nuit dans le New Jersey et devint, en 1960, directeur d'une maison de jeu du Nevada dans laquelle Sinatra et Giancana possédaient des parts. D'Amato avait posé une condition : si JFK était élu, son administration devait annuler l'ordre d'expulsion émis à l'encontre d'un chef de gang du New Jersey, Joey Adonis. (63)

Après avoir reçu des garanties de la part Joe Kennedy, D'Amato passa le chapeau et collecta la somme de 50 000 $ auprès de divers caïds du monde interlope. Des conversations téléphoniques interceptées par le FBI confirmèrent par la suite l'existence de contributions financières de la pègre à la campagne de JFK en Virginie occidentale. Les fonds recueillis par D'Amato se rendirent ensuite dans les poches des shérifs de comté. (64)

Fort de tout ces appuis, JFK remporta la primaire de Virginie occidentale haut la main. Il fut majoritaire dans quarante-huit des cinquante-cinq comtés que compte l'État et reçut 84 000 voix de plus que Humphrey. Le clan Kennedy devait son succès autant à sa persévérance qu'à la fortune investie par le patriarche en Virginie occidentale, qui s'éleverait à 2 millions $, une somme qui était alors sans précédent dans l'histoire des États-Unis. (65) "Avec l'argent que John Kennedy et son père ont distribué de tous côtés, la Virginie occidentale pourra se passer d'aide publique pendant une quinzaine d'années», ironisa le sénateur défait Humphrey avant de se retirer de la course à l'investiture. (66)

Salué par le New York Times comme un "grand chambardement", le triomphe de Kennedy en Virginie occidentale représenta un incontestable point tournant dans les primaires démocrates. (67) Cette victoire fit en effet une forte impression auprès des démocrates de tout les États-Unis. Kennedy se servira de ses résultats en Virginie occidentale pour souligner sa capacité à rallier le vote protestant. À partir de ce moment, son catholicisme cessa d'être perçu comme un sérieux handicap aux yeux d'un nombre grandissant de dignitaires du parti. (68) Avant la fin du mois de mai, JFK avait gagné sept primaires, en partie grâce au soutien de ceux qui s'empressaient d'emboîter le pas à celui que l'on désignait désormais comme le meneur.

Quand JFK en doit une
à la machine de Chicago

La convention nationale démocrate se tint à Los Angeles, en juillet 1960. Dans les jours précédent la convention, Murray Humphreys s'installa avec son épouse à l'hôtel Hilton sans jamais le quitter. Jeanne Humphreys raconta à Hersh ce qui s'y passait. "Nous n'y séjournions pas : nous y étions quasiment prisonniers. Je n'avais pas le droit de sortir car nous étions certains d'être surveillés. Tout était très secret. Murray recevait beaucoup de coups de fil de politiciens et de responsables des Teamsters." (69) Les syndicalistes liés à l'Outfit débarquaient à l'hôtel afin de "recevoir leurs intructions de Murray", se rappellait-elle. "Tout le pays était là : les Teamsters débarquant à l'hôtel arrivaient des quatre coins des États-Unis. L'organisation de Chicago coordonnait tout : le Kansas, St. Louis, Cleveland."

JFK remporta aisément la convention démocrate au premier tour, avec les voix de 806 délégués sur 1520. Il s'agissait de la deuxième fois dans l'histoire du parti qu'un catholique remporta l'investiture. Après sa victoire, Kennedy invita certains démocrates influents à sa suite au Biltmore Hotel pour discuter du choix de son colistier. Parmis eux se trouvait le maire Richard Daley, qui avait contribué à la victoire de JFK. En effet, Daley contrôlait cinquante des soixante-neuf délégués de l'Illinois et seuls dix délégués de cet État attribuèrent leur support à un autre candidat que Kennedy. (70) Pour cette raison, Daley s'imaginait qu'il pouvait exercer une influence décisive sur JFK dans le choix de son collistier. Le "boss" de Chicago voulait un candidat qui aiderait l'ensemble des démocrates à faire bonne figure dans l'Illinois, qui était encore loin d'être gagné pour Kennedy.

Daley arrêta son choix sur le sénateur du Missouri, Stuart Symington, qui avait obtenu l'appui de six délégués de l'Illinois. Le maire de Chicago se montra plutôt tiède envers le candidat que privilégiait Kennedy, soit le leader de la majorité démocrate au sénat américain, le texan Lyndon B. Johnson, qui était arrivé deuxième derrière JFK à la convention. Daley craignait notamment que ce Blanc du sud suscite peu d'enthousiasme auprès de l'électorat noir de l'Illinois. Lorsqu'il vit le peu d'effet qu'a eut cet argument sur Kennedy, le "boss" de Chicago insista sur l'importance de l'appui qu'il lui avait offert lors de la convention. Ce à quoi JFK répliqua sèchement : "Ni vous, ni personne d'autre ne nous a permis de décrocher cette nomination. Nous l'avons fait nous-mêmes." C'est ainsi que Johnson devint le collistier de Kennedy. (71)

De son côté, le parti républicain tint sa convention nationale à... Chicago. L'investiture revint sans surprise à Richard Nixon, qui avait été vice-président des États-Unis durant les huit années que dura l'administration Eseinhower. À quelques jours du scrutin présidentiel de novembre 1960, le couple Humphreys s'enferma à nouveau dans une chambre d'hôtel. "Quand nous sommes revenus en octobre, c'était surtout pour veiller à ce que tout se passe comme prévu", relata Jeanne Humphreys. (72) À ce moment-là, de plus en plus de gens flairait qu'il y avait anguille sous roche. En effet, quelques jours avant la tenue du vote, Chicago fut envahie par une rumeur voulant que Daley s'apprêtait à voler l'élection pour le compte de Kennedy.

Ainsi, une enquête du Chicago Daily News révéla que la table était mise pour une fraude électorale massive. Sur les 180 employés du Bureau des commissaires électoraux, soit l'organisme mandaté pour veiller à l'intégrité du processus électoral, seulement quatre n'étaient pas liés à la machine démocrate. Le Daily News rapporta également que le nom de milliers d'électeurs non-éligibles était inscrit sur les listes électorales. Le président du Comité pour des élections honnêtes, David Brill, demanda à ce que des observateurs neutres soient postés dans les bureaux de scrutin. Brill voulut rencontrer Daley pour en discuter, mais ce dernier refusa, en l'accusant d'être un républicain. (73)

Les efforts républicains furent aussi la cible de sabotage. Les employés de la ville enlevaient uniquement les affiches électorales du camp républicain. Des propriétaires de maison qui avaient posés des affiches électorales pro-républicaines dans leurs fenêtres reçurent même des menaces de la part d'employés municipaux. Décidément, la machine démocrate ne voulait rien laisser au hasard. De leur côté, les organisateurs électoraux et les employés municipaux subissaient une pression intense pour qu'une parade populaire qui devaient se tenir à Chicago, le 4 novembre, avec à sa tête JFK et Daley, soit couronnée de succès. Si l'estimation d'un million de participants à la parade mise de l'avant par l'administration Daley était sans doute exagée, il reste que la foule était massive. (74)

Le 8 novembre, soit la journée du scrutin, le clan Kennedy passa toute la nuit à attendre la tombée des résultats, qui étaient rendus État par État. Il faut savoir qu'aux États-Unis, le peuple n'élit pas directement le président, ce rôle revenant plutôt aux grands électeurs du collège électoral. Chacun des cinquante États reçoit autant de grands électeurs qu'il possède de représentants et de sénateurs au Congrès américain. Lorsqu'un candidat arrive en tête dans un État, les votes des grands électeurs de cet État vont tous à ce candidat, et ce, peu importe si son avance fut mince ou écrasante. Au petit matin, le score final demeurait incertain dans une poignée d'États, dont celui de l'Illinois. Avant d'aller se coucher, JFK téléphona au maire Daley, qui le rassura, en lui disant: "M. le président, avec un peu de chance et l'aide de quelques bons amis, nous allons emporter l'Illinois." (75) Et ce fut effectivement ce qui finissa par arriver.

Le résultat de l'élection présidentielle de novembre 1960 fut l'un des plus serré de toute l'histoire des États-Unis. JFK l'emporta avec 49,7 % des suffrages, contre 49,5 % pour Nixon, soit une différence de seulement 112 803 votes. Certains républicains ne tardèrent pas à crier à la fraude électorale. Il y avait d'ailleurs plusieurs trucs qui ne tournait pas rond avec les résultats dans plusieurs États. Il était effectivement indéniable qu'il y eut des irrégularités, et ce, dans les deux camps. Mais ce fut le cas de l'Illinois qui retint le plus l'attention. Nixon perdit l'Illinois par une mince différence de seulement de 8858 voix, alors que les chiffres officiels indiquaient que 4 657 394 électeurs de cet État s'étaient prévalus de leur droit de vote. Nixon avait pourtant été majoritaire dans quatre-vingt treize des 102 comtés de l'Illinois. En fait, la victoire de Kennedy s'expliquait par une forte majorité démocrate dans le comté de Cook. Que s'était-il passé au juste ?

Le 8 novembre était l'une de ces journées où Chicago portait bien son surnom de la ville des vents. Ce jour-là, le vent et le froid balayait les rues de la métropole. Malgré cela, le taux de participation de l'électorat atteignit 89,3 % à Chicago, comparativement à 65 % dans le reste du pays. (76) C'était plus que lors des deux scrutins présidentiels précédents, où le taux de participation s'était établit à 80 %. L'énorme majorité que l'électorat de Chicago accorda à Kennedy était beaucoup plus surprenante : 456 312 voix, soit un écart de près de quatre fois supérieur à la majorité qu'il bénéficia à l'échelle nationale. (77)

Plus étonnant encore était le fait que JFK avait obtenu de meilleurs résultats que Daley lui-même lors des élections municipales qui l'avait porté à la mairie de Chicago, cinq ans plus tôt. Ainsi, JFK reçut 168 611 votes dans les onze circonscriptions électorales qui sont traditionnellement acquises à la machine démocrate, soit 35 % de plus que Daley en 1955. À en croire les résultats officiels, l'électorat de Chicago aurait donc bravé une température peu clémente pour se rendre massivement aux urnes afin de voter tout aussi massivement en faveur de Kennedy.

Mais le "miracle" ne s'arrêtait pas là. Tous les candidats soutenus par Daley furent élus à travers l'Illinois : le poste de gouverneur, le siège au sénat américain et le bureau du procureur général tombèrent tous aux mains de la machine démocrate. Pour le "boss" de Chicago, le triomphe était total. Bien entendu, de tels résultats semblaient trop beaux pour être vrais et avaient effectivement de quoi laisser songeur. D'autant plus lorsque l'on tient compte des délais dans la divulgation des résultats de Chicago, qui pouvait s'expliquer par le recours à un vieux stratagème frauduleux : attendre de connaître les résultats dans les circonscriptions échappant au contrôle du parti pour savoir combien de votes la machine devra "produire" dans les circonscriptions sous influence démocrate afin de combler l'écart.

Plusieurs années plus tard, Andre Foster, le fils d'un garde du corps d'un conseiller municipal, raconta qu'un type était allé voir son père après la fermeture des bureaux de scrutin. "On a besoin de trente votes de plus", avait-il dit à son père. (78) "S'ils lui ont donné l'ordre d'aller chercher trente votes de plus, alors ils ont donné cet ordre à beaucoup de gens", pensa Foster. Comme de fait, Kennedy remporta 92 % des voix dans cette circonscription électorale en particulier. Par contre, McDonnell, l'avocat qui avait organisé la rencontre entre Giancana et Joe Kennedy, rejeta la thèse du bourrage d'urnes, et vit plutôt la main de la mafia dans la victoire du candidat démocrate. "Il a gagné sans appel, mais uniquement grâce à ce que Giancana avait fait. Je suis profondément convaincu que c'est lui qui a permis à JFK de l'emporter", déclara l'avocat. (79)

Le 11 novembre, Nixon annonça officiellement qu'il se résignait à accepter sa défaite. Toutefois, du côté du Comité national républicain, la pillule fut beaucoup plus difficile à avaler. Des représentants du parti furent envoyés dans huit États, incluant l'Illinois, pour enquêter sur les allégations de fraude électorale. Après s'être rendu à Chicago, le sénateur républicain Thurston Morton annonça la création du National Recount and Fair Elections Committee. L'influent sénateur Barry Goldwater alla jusqu'à déclarer que Chicago avait "la machine électorale la plus pourrie des États-Unis". Nullement ébranlés par ces allégations, Daley réagissa en disant que les démocrates approuvaient un recomptage des voix dans tout l'Illinois et s'offraient même d'en débourser une partie des frais. Daley prétendit qu'un tel exercise révélerait que les irrégularités furent au moins aussi répandues dans les bastions républicains du sud de l'État qu'elles ne l'ont été à Chicago. (80)

Le recomptage officiel mené par le Bureau des commissaires électoraux, à Chicago, révéla que les bulletins de vote en faveur des républicains étaient rejetés de manière disproportionnée, tandis que les erreurs se faisait plus souvent qu'autrement au profit des démocrates. Une fois le recomptage terminé, Nixon avait gagné 943 voix de plus. L'administration Daley bloqua toutefois un nouveau recomptage. (81)

De leur côté, les républicains affirmèrent qu'un recomptage effectué dans moins d'un tiers des circonscriptions électorales du comté de Cook attribua 4539 votes additionnels à Nixon. Cela représentait la moitié de nombre de voix qu'avait obtenu Kennedy pour remporter l'Illinois. Les républicains contestèrent les résultats électoraux devant les tribunaux. Le juge qui entendit la cause, Thomas Kluczynski, était un sympathisant de la machine démocrate qui sera nommé à la cour fédérale sur la recommandation de Daley, un an plus tard. Kluczynski rejeta le recours des républicains le 13 décembre suivant. (82)

Par la suite, un procureur spécial du nom de Morris J. Wexler fut mandaté pour enquêter sur des allégations spécifiques concernant l'achat de votes, les décomptes erronés et d'autres formes d'irrégularités. Dans son rapport rendu public en avril 1961, Wexler conclua qu'il y avait définitivement quelque chose qui clochait dans cette élection. Le rapport Wexler souligna notamment que les "erreurs importantes" qui fut commises dans certaines circonscriptions favorisaient systématiquement les candidats démocrates.

Puis, dans un geste qui pris par surprise le tout-Chicago, le procureur Wexler décida de porter des accusations criminelles contre 650 personnes, à qui il reprochait de s'être trompés volontairement dans le décompte des voix. Encore une fois, la machine démocrate fit en sorte que l'affaire ne se rendit pas très loin. La cause fut confiée au juge John Marshall Karns, un vieil ami du greffier démocrate du comté, Edward Barrett. C'est donc sans surprise que tous les accusés furent acquittés, en juillet 1961. (83)

Le dernier chapitre de la saga s'écrivit au printemps 1962, alors que trois employés d'une circonscription électorale durent répondre d'accusations criminelles après qu'une responsable de scrutin confessa à un prêtre avoir été témoin de falsifications de bulletins de vote. Plusieurs responsables de circonscription témoignèrent en soutien à l'accusation tandis que le FBI produisa une preuve scientifique démontrant que les allégations de falsification étaient fondées. Face à une preuve aussi accablante, les trois accusés modifièrent leur plaidoyer en cours de procès et reconnurent leur culpabilité. Ils furent subséquement condamnés à purger une brève peine d'emprisonnement. (84)

La question ici n'est pas tant de savoir s'il y a eue une fraude électorale monumentale à Chicago, ce qui apparaît incontestable à la lumière de ce qui précéde. L'intérêt ici est plutôt de déterminer si cette fraude joua un rôle décisif dans l'élection de JFK à la présidence des États-Unis. Dans son livre, Hersh expliqua de quelle façon l'Illinois fit pencher la balance : "Sans les 27 grands électeurs de cet État, Kennedy n'aurait eu sur Nixon qu'une majorité de 7 voix dans le Collège, alors que 26 électeurs démocrates du Mississipi, de la Georgie et de l'Alabama menaçaient de lui faire faux bond (sauf si le parti démocrate leur consentait d'importantes concessions sur les droits civiques). La perte de l'Illinois leur aurait donné un pouvoir de nuisance énorme (14 d'entre eux finirent d'ailleurs par voter pour Harry F. Byrd, sénateur démocrate de Virginie), y compris celui de renvoyer l'élection devant la Chambre des représentants, ce qui est un fait sans précédent au XXe siècle." (85)

Le nouveau président américain savait qu'il devait une fière chandelle à la machine politique du maire Richard Daley et s'arrangea pour que toute la nation soit témoin de sa gratitude. Ainsi, lors de son inauguration, en janvier 1961, John F. Kennedy invita Daley et son épouse à le joindre à dans la loge présidentielle. (86) Le lendemain, le "boss" de Chicago eut le privilège d'être le premier invité à rendre visite à JFK à la Maison Blanche après l'ancien président démocrate Harry Truman.

Daley chercha par la suite à tirer le maximum de son influence auprès de la nouvelle administration démocrate. Il parvint ainsi à obtenir du financement fédéral pour la construction de gratte-ciel au centre-ville de Chicago. (87) Lors des élections municipales de 1962, JFK vint prêter main forte à Daley en faisant une apparition publique à une semaine du vote. (88) La campagne n'avait pas été facile pour Daley, qui fut réélu avec le score fut le plus serré de toute de sa carrière. L'année suivante, le président Kennedy fit nommer un vieil ami de Daley, Abraham Lincoln Marovitz, à la cour fédérale.

Le président Kennedy se montra également reconnaissant envers Sinatra, qui joua un rôle clé en plaidant la cause du candidat démocrate auprès de Sam Giancana. Lors d'un gala ultra-sélect qui précéda son inauguration, JFK consacra une partie de son discours à remercier le charismatique chanteur de variété : "Je sais que nous avons tous une dette envers un grand ami: Frank Sinatra. Longtemps avant de savoir chanter, il avait l'habitude de réunir des suffrages dans une circonscription démocrate du New Jersey. Cette circonscription a aujourd'hui gagné tout un pays." (89)

Dans le milieu interlope, le rôle de Sinatra n'était un secret pour personne. "Frank a fait gagner Kennedy. Tous les types le savaient", disait "Skinny" D'Amato. De son côté, Giancana n'hésitait pas à se donner le crédit de la victoire de JFK. "Écoute, mon chou, si je n'avais pas été là, ton petit ami ne serait même pas à la Maison-Blanche", se plaisait-il à dire à Judith Campbell Exner, qui fut l'amante de Kennedy de mars 1960 jusqu'en août 1962.

Cela étant, il reste que les relations entre l'administration Kennedy et la mafia de Chicago restent un sujet complexe. Alors que son frère, Robert (Bobby) Kennedy, voulait partir en guerre contre le syndicat du crime, JFK, lui, entretint des contacts secrets avec Giancana, et ce, avant et après son élection. L'existence de cette relation fut confirmée par Exner, qui était bien placée pour le savoir car c'est elle qui hérita de la tache d'arranger une dizaine de rencontres entre JFK et Giancana, dont l'une d'elle à la Maison Blanche, en plus de servir de messagère secrète entre les deux hommes. (90)

La première phase de ces contacts était liée à la campagne électorale. Après l'élection, le motif des contacts entre JFK et Giancana fut tout autre : ils concernaient désormais le projet de la CIA de faire assassiner le leader cubain Fidel Castro. (91) Giancana avait été recruté par la CIA pour mener à bien ce complot meurtrier, et son rôle consistait à trouver quelqu'un d'assez proche du "líder máximo" cubain pour pouvoir mettre fin à ses jours. (92)

La relation entre la pègre et JFK se complexifia encore du fait que l'administration Kennedy ne se montra pas à la hauteur des attentes des gros bonnets de la pègre, loin de là. Après l'élection, D'Amato rappella à Joe Kennedy sa promesse qu'il lui avait faite d'annuler l'ordre d'expulsion émis contre Joey Anodis. Le patriarche répondit que JFK aurait volontiers accepté, mais que son frère, Robert, désormais ministre de la Justice, se montrait farouchement opposé à l'idée. (93)

Quant à Giancana, les informateurs du FBI l'entendirent plus d'une fois se plaindre que JFK l'avait dupé après qu'il l'eut aidé à se faire élire. Ainsi, Kennedy n'avait pas respecté la parole qu'il avait donné à des caïds mafieux, lesquels avaient déjà envoyés des types au cimetière pour bien moins que ça. Mais JFK fit pire encore : il laissa son frère Robert partir en croisade contre le crime organisé.

Puis, le 22 novembre, le président Kennedy fut abattu en pleine rue à Dallas, au Texas. Giancana devint immédiatement un suspect tout désigné aux yeux de Robert Kennedy. En effet, dans les heures qui suivirent l'assassinat, il téléphona à Julius Draznin sur une ligne à l'abri des écoutes. Spécialiste du racket dans le monde syndical, Draznin était superviseur du Bureau national des relations de travail à Chicago et responsable des liaisons avec le ministère de la Justice. Bobby lui déclara: "Nous avons besoin d'aide. Peut-être pourriez-vous nous ouvrir quelques portes auprès de la mafia. Faites-moi savoir directement tout ce que vous apprendrez." Selon Draznin, le frère de JFK "voulait parler de Sam Giancana." (94)

Deux jours plus tard, un nouvel assassinat spectaculaire rendit la piste de Chicago encore plus plausible. Jack Ruby, propriétaire d'un bar de Dallas appelé le Vegas Club, abattit Lee Harvey Oswald, l'homme qui avait été arrêté pour le meurtre du président Kennedy. Ruby était né et avait grandit à Chicago. En 1949, Rudolph Halley, le principal avocat du comité Kefauver, avait dépeint Ruby comme un lieutenant du crime organisé qui avait été envoyé à Dallas pour servir de liaison à la mafia de Chicago. Peu de temps avant la mort de JFK, Ruby avait eu une série de conversations téléphoniques avec Irwin Weiner, un des hommes de paille préféré de l'Outfit. Lorsque Weiner sera convoqué par la commission Warren sur l'assassinat du président Kennedy, il refusera d'offrir des détails sur la nature de ses entretiens avec Ruby. (95)

Au bout d'une année d'enquête, Draznin fut incapable de lier de façon certaine la mafia de Chicago au meurtre du président Kennedy. Bien entendu, la possible implication de la pègre de Chicago n'est que l'une des nombreuses théories de la conspiration circulant relativement à l'assassinat de JFK. Mais si l'Outfit prit part à ce meurtre, cela voudrait dire que la même organisation qui contribua à installer Kennedy à la Maison Blanche aurait ensuite participé à son élimination, ce qui ne serait pas banal, c'est le moins que l'on puisse dire.

Si l'assassinat de JFK secoua les milieux politiques partout aux États-Unis, son impact se fit particulièrement ressentir à la mairie de Chicago. Daley venait en effet de perdre son allié politique le plus puissant et possédait bien moins d'affinités avec son successeur, Lyndon B. Johnson (LBJ). Le nouveau président ne pouvait ignorer que Daley avait cherché à dissuader Kennedy de faire de lui son collistier lors de la convention nationale démocrate de 1960.

Mais Johnson était un vieux routier de la politique. Il savait qu'il aurait besoin de la redoutable machine démocrate de Chicago lors de la prochaine élection présidentielle, qui était prévue l'année suivante. Il ne tarda donc pas à donner un coup de fil à Daley, et les deux hommes politiques restèrent en contact par la suite. Lors du premier discours de LBJ durant une session conjointe du Congrès américain, le maire de Chicago fut l'un des quatre invités à être assis aux côtés des membres de la famille du nouveau président. (96)

Lors de l'élection de novembre 1964, Daley mobilisa à nouveau sa machine politique. "Le maire Daley est le plus grand politicien du pays", déclara LBJ lors d'un rassemblement au stade de Chicago tenu la veille du vote. (97) Johnson défit son adversaire, le sénateur de l'Arizona Barry Goldwater, en remportant l'élection avec 61 % des voix, soit la plus importante majorité de toute l'histoire des États-Unis. Dans l'Illinois, LBJ obtint près de 900 000 voix de plus que Goldwater. Durant la cérémonie d'inauguration du président Johnson, en janvier 1965, Daley était positionné bien en évidence. (98) Lors de cette cérémonie Hubert Humphrey, qui avait été battu par JFK lors des primaires de 1960, hérita de la vice-présidence des États-Unis.

Martin Luther King débarque dans la ville du "Boss"

C'est avec un certain intérêt que la communauté afro-américaine de Chicago suivit le mouvement des droits de civil qui émergeait dans le sud des États-Unis. La première campagne des militants anti-ségrégationnistes de Chicago concerna les écoles. Et pour cause : une étude réalisée en 1958 par la National association for the advancement of colored people (NAACP) avait révélée que la ségrégation raciale était en vigueur dans 91 % des écoles élémentaires de Chicago. (99)

L'étude permit aussi d'apprendre que les écoles élémentaires à majorité noires et porto-ricaines acceuillaient deux fois plus d'élèves que les écoles à clientèle blanches. La réponse du directeur du réseau scolaire, Benjamin Willis, au problème de surpopulation fut de couper la journée scolaire en deux : un groupe d'élèves fréquentant l'école l'avant-midi et un autre groupe l'après-midi. Ce qui irritait sans doute le plus les parents d'élèves noirs était dans cette approche boiteuse le fait qu'il existait des salles de classe vides dans certaines écoles des quartiers blancs.

Formée en 1962, la Coordinating council of community organizations (CCCO) devint la plus importante organisation de défense des droits civils de Chicago. La CCCO fit de la ségrégation raciale en milieu scolaire son principal cheval de bataille. Les militants des droits civils critiquèrent de plus en plus Benjamin Willis pour son intransigeance, au point où celui annonça qu'il démissionnait de son poste, le 4 octobre 1963.

Mais les organisations communautaires des quartiers blancs et le milieu des affaires de Chicago se mirent alors à faire pression pour que Willis reviennent sur sa décision, ce qu'il fit quelques jours après que le maire Daley lui exprima son support. Pour protester contre le retour de Willis, une journée de boycott fut organisée, le 22 octobre. Ce jour-là, pas moins de 225 000 élèves restèrent à la maison. (100)

À Washington, l'administration de Lyndon B. Johnson fut caractérisée par d'importantes avancées législatives sur le plan de l'égalité raciale. L'adoption de la loi sur les droits civils de 1964, qui avait d'abord été introduite sous Kennedy, rendit illégale la discrimination raciale dans les réseaux scolaires, les espaces publics, le logement, et eut pour effet d'éliminer les derniers obstacles à l'exercice du droit de vote qui subsistaient encore dans certains États du sud.

Cependant, la loi n'eut pas d'impact immédiat sur les difficiles conditions de vie des habitants des ghettos noirs des grandes villes américaines. C'est d'ailleurs à cette même époque que les quartiers noirs connurent des soulèvements urbains qui prirent la forme d'émeutes. En août 1965, l'émeute du quartier de Watts, à Los Angeles, dura six jours, entraînant la mort de trente-quatre personnes et des dommages à la propriété de l'ordre de 30 millions $.

C'est en vertu de la loi sur les droits civils que la CCCO déposa une plainte auprès du bureau fédéral de l'éducation pour dénoncer la ségrégation dans les écoles de Chicago, en juillet 1965. Le département fédéral responsable de l'éducation dépêcha une équipe d'enquêteurs à Chicago. Trois mois plus tard, devant l'absence complète de coopération de la part de Willis, le commissaire à l'éducation Francis Kepper informa ce dernier par écrit que le réseau scolaire de Chicago était "probablement non-conforme" à la loi et que les subventions fédérales seraient retenues tant que la situation ne sera pas tirée au clair. (101)

Daley décida alors que le moment était venu d'user de son influence auprès du président Johnson, avec qui il obtint une rencontre seulement deux jours plus tard après la décision du commissaire Keeper. Lors de sa discussion avec LBJ, Daley était si furieux qu'il postillinait en s'exprimant. (102) Le lendemain, Johnson téléphona à Kepper, qu'il engueula comme du poisson pourri. Le financement fédéral fut rapidement rétabli, l'enquête sur la plainte du CCCO fut abandonnée et Keeper fut écarté de son poste.

La question raciale revint hanté l'administration Daley lorsque le révérend Martin Luther King et son organisation, le Southern Christian Leadership Conference (SCLC), décidèrent de s'installer dans le West Side, à Chicago, en janvier 1966. L'alliance entre le SCLC et le CCCO donna lieu à la création du Chicago Freedom Movement. Après les victoires du mouvement des droits civils dans les États du sud, le SCLC voulut ouvrir un nouveau front en s'attaquant à la discrimination sévissant contre la communauté noire dans les grands centres urbains du nord des États-Unis.

Si le South Side était le plus grand ghetto noir de Chicago, c'était toutefois dans le West Side que les conditions de vie étaient les plus dures. De nombreux Afro-américains qui avaient émigrés du sud pour s'y installer trouvèrent souvent que la situation était pire que tout ce qu'ils avaient connus auparavant : les opportunités sur le marché du travail se faisaient beaucoup plus rares, les appartements étaient généralement dans un état de délabrement avancé et les gangs de rue se montraient fort actives. (103)

Chicago fut choisit par le SCLC non seulement en raison du militantisme dont fit preuve CCCO, mais aussi à cause de la mainmise que Daley exerçait sur la ville. "King décida d'aller à Chicago parce que... Chicago était unique dans le sens où il y avait un homme, une seule source de pouvoir", expliqua le révérend Arthur Brazier. (104) "Ce n'était pas le cas à New York city ou dans n'importe quelle autre ville. Il pensait que des choses pourraient être faites si Daley pouvait être convaincu d'ouvrir les logements et les écoles à l'intégration."

Une analyse que partagea l'attaché de presse de Daley, Earl Bush. "King croyait que si Daley déclarait 'Il ne doit plus y avoir de discrimination', alors il n'y en aura plus", opina Bush. Compte tenu de l'aura dont jouissait King, Daley adopta un ton conciliant à son égard. "Personne n'a besoin de tenir une marche pour rencontrer le maire de Chicago", affirma-t-il. "La porte est toujours ouverte et je suis ici de dix à douze heures par jour". (105)

Malgré tout leur bon vouloir, les militants du SCLC étaient mal préparés pour les surprises qui les attendaient. Chicago fut la seule ville américaine où des pasteurs noirs et des politiciens afro-américains rejetèrent les militants du SCLC, en leur disant de retourner d'où ils venaient. L'hostilité dont fit preuve une partie de l'élite noire locale s'expliquait notamment par les largesses dont elle bénéficiait de la part du système de patronage contrôlé par la machine démocrate.

Les pasteurs qui sympathisaient avec le mouvement du révérend King préfèrent quant à eux rester silencieux par crainte de représailles administratives de la part de fonctionnaires fidèles à la machine. Le SCLC fut à ce point marginalisé qu'il dû installer son quartier général dans l'église d'un pasteur blanc. (106) À ces difficultés s'ajouta le fait que Daley se montra bien plus rusé que les politiciens ségrégationnistes du sud rural auxquels le SCLC avait été habitué. Par exemple, lorsque King déclara la guerre aux taudis du West Side, Daley décida de le concurrencer directement sur son propre terrain, en faisant notamment pression sur certains propriétaires négligents. (107)

En juin 1966, le mouvement décida de réorienter sa lutte vers une toute autre problématique : le droit des ménages afro-américains d'emménager dans n'importe quelle partie de la ville. L'objectif était ambitieux puisque les quartiers résidentiels blancs de Chicago avaient toujours été interdits aux Noirs. Par le passé, toute tentative, aussi timide soit-elle, de remettre en question le statu quo ségrégationniste avait été accueillit par un déchainement de violence haineuse qui entraîna même parfois des pertes en vies humaines.

Le même scénario se répéta lorsque le Chicago Freedom Movement organisa des marches pacifiques dans certains quartiers blancs durant l'été. Des contre-manifestants blancs ouvertement racistes attaquèrent physiquement les militants anti-ségrégationnistes. Le révérend King, qui passa à deux doigts d'être poignardé lors d'une de ces marches, affirma n'avoir jamais vu une telle violence, même lors des manifestations mouvementées qu'il avait vécu dans les États du sud quelques années plus tôt. "Je pense que les gens du Mississipi devraient venir à Chicago pour apprendre comment haïr", lança-t-il ironiquement. (108)

Après quelques incidents du genre, Daley appella à la négociation pour mettre un terme aux marches. Un sommet fut organisé avec les responsables de l'administration municipale, l'association des agents immobiliers, des représentants du milieu des affaires, des leaders religieux et les dirigeants du Chicago Freedom Movement. Le 26 août, les différents participants au sommet en arrivèrent à un accord, lequel fut dénoncé de toutes parts.

Le caractère vague des engagements pris par Daley et par l'association des agents immobiliers provoqua le scepticisme dans les rangs du mouvement anti-ségrégationniste, tandis que des associations de résidents blancs accusèrent Daley d'avoir capitulé. Les divisions s'intensifièrent à l'intérieur du Chicago Freedom Movement lorsque le révérend King fit annuler une marche à haut risque qui était prévue dans le quartier de Cicero, le 28 août suivant. (109)

À l'automne, le Chicago Freedom Movement n'était guère plus que l'ombre de lui-même. Le révérend King espaça ses visites à Chicago au rythme d'une fois par semaine. (110) L'accord du 26 août demeura essentiellement un ramassis de voeux pieux qui restèrent lettre morte. Par exemple, le Chicago Housing Autority ne fit aucun effort pour tenter d'intégrer des résidents afro-américains dans ses nouveaux lotissements qu'elle établissa dans des quartiers blancs. (111)

Au début de l'année suivante, le no. 2 de l'administration Daley, Thomas Keane, confirma ce que de nombreux militants anti-ségrégationnistes soupçonnaient déjà en affirmant publiquement qu'il n'y avait jamais eu d'accord formel comme tel, seulement "certaines suggestions" et des "buts à atteindre". Daley abonda dans le même sens, en dépeignant l'accord du 26 août comme un "gentleman's agreement", ce qui revenait à dire qu'il ne s'agissait-là que d'un accord d'intention dénué de toute obligation de mise en oeuvre. (112) En parvenant à avoir le dernier mot sur le révérend King, Daley avait réussit là où le sud ségrégationniste avait échoué.

L'année de tous les dangers

En 1967, le maire Daley avait fait du lobbying pour que Chicago soit à nouveau l'hôte de la convention nationale du parti démocrate. Pour faire pencher la balance en sa faveur, Daley n'hésita pas à prétendre au président Lyndon B. Johnson qu'il risquait de perdre les votes des vingt-six grands électeurs de l'Illinois si le parti choisissait une autre ville que Chicago. (113) Le "boss" assura aussi que la loi & l'ordre régneront dans les rues de la ville lors de la convention. L'argument avait d'autant plus de poids qu'à ce moment-là les États-Unis se remettaient encore difficilement d'une vague d'émeutes qui avaient enflammés les ghettos noirs de 128 villes américaines durant l'été 1967. (114) Les dirigeants démocrates optèrent donc pour Chicago.

Au début de 1968, la cote de popularité de LBJ était en chute libre en raison du coût humain grandissant de l'enlisement américain au Vietnam. Les résultats des premières primaires, qui eurent lieu au New Hampshire, montrèrent que le président Johnson ne pouvait plus prendre sa nomination à l'investiture démocrate pour acquise. En effet, le sénateur du Minnesota Eugene McCarthy, qui faisait campagne contre la guerre au Vietnam, parvint presque à devancer le président sortant. Même Daley, qui n'avait jamais montré grand intérêt pour la politique internationale, s'inquiétait plus en plus de la tournure que prenait la guerre du Vietnam. (115) À la fin de janvier, la victoire américaine semblait plus éloignée que jamais lorsque 80 000 soldats communistes lancèrent l'offensive du Têt, qui se traduisit par des attaques dans 100 villes vietnamiennes.

Le sénateur de New York Robert F. Kennedy, ou RFK, songeait désormais à se lancer à son tour dans la course et était à la recherche d'appuis. En février, il eut un tête à tête avec Daley. (116) La rencontre fut cordiale, mais le maire de Chicago n'était pas prêt à tourner le dos à LBJ. Daley éprouvait également certaines réserves à l'égard du frère de JFK. Il avait toujours du mal à digérer le fait que Robert Kennedy avait mis sur pied une organisation électorale indépendante de la machine démocrate dans l'Illinois lors de la campagne de 1960. (117) RFK était également trop près des militants afro-américains au goût de Daley. Kennedy annonça officiellement sa candidature à la mi-mars, un geste qui fut qualifié d'opportuniste par les partisans du sénateur McCarthy.

LBJ demanda à Daley quelles étaient ses chances de l'emporter dans l'Illinois. Le maire Daley répondit qu'il y a de bonnes années et de mauvaises années et ajouta qu'il ne pensait pas que 1968 sera une bonne année pour le ticket démocrate à Chicago, tout en l'assurant de son support. Peu de temps après, le président Johnson cause toute une surprise en annonçant, le 31 mars, qu'il ne sollicitera pas de second mandat. LBJ avait d'ailleurs téléphoné personnellement à Daley avant d'annoncer la nouvelle à la télévision. Daley chercha ensuite de le faire revenir sur sa décision, sans succès. (118) Le vice-président Hubert Humphrey décida alors de présenter sa candidature à l'investiture démocrate.

Le 4 avril, Martin Luther King fut assassiné à Memphis, au Tennessee. Lorsqu'il apprit la nouvelle, Robert Kennedy se trouvait à Indianapolis, où il devait inaugurer ses bureaux de campagne. Contre l'avis du chef de police, RFK se rendit comme prévu dans le ghetto noir de la ville, où il prononça un discours bien senti lors duquel il évoqua pour la première fois en public le meurtre de son frère survenu cinq ans plus tôt. (119) L'assassinat du Dr. King ne provoqua pas d'émeute à Indianapolis, comme ce fut le cas dans 168 autres villes américaines qui furent en proie aux incendies et au pillage. Au total, 2600 incendies furent allumés à travers les États-Unis lors de troubles au cours desquels 21 270 personnes furent blessées.

Chicago ne fut pas épargné, même si Daley tenta d'apaiser la population noire de la ville en demandant à ce que les drapeaux de l'hôtel de ville soient mis en berne. (120) Le lendemain, les élèves afro-américains de Chicago se mirent à déserter les bancs d'école tôt dans la journée. Le vandalisme et le pillage de magasins commencèrent dès l'après-midi. Après le début des émeutes, le maire Daley sollicita l'intervention de la Garde nationale et s'adressa à la population pour lui demander de l'aider à protéger la ville. Mais les bâtiments continuèrent à brûler et des tireurs postés sur les toit ouvrirent même le feu sur les pompiers qui étaient dépêchés sur les lieux.

Le ghetto du West Side fut ensuite privé d'électricité et un couvre-feu fut imposé à toutes les personnes âgées de moins 21 ans. (121) Onze personnes perdirent la vie lors de l'émeute, qui se solda par 300 arrestations tandis que les incendies laissèrent des milliers de personnes sans-abri. (122) Par la suite, Daley critiqua publiquement la police, en disant qu'elle avait fait preuve d'une trop grande retenue. Il déclara même qu'il avait donné l'ordre aux policiers de tirer pour tuer les pyromanes et de tirer pour blesser les pilleurs. (123)

Durant ce printemps, les campus américains étaient aussi en ébullition. Occupations et manifestations se succédèrent à un rythme étourdissant, que ce soit contre la guerre du Vietnam ou autour d'enjeux locaux. C'était souvent ces mêmes groupes qui mobilisaient en vue de la convention démocrate que Chicago devait acceuillir. Le Youth International Party (YIP), dont les membres se faisaient appeler yippies, était le groupe radical qui recevait la plus grande visibilité médiatique.

Les yippies adoraient se payer la tête de ceux qui se prenaient un peu trop au sérieux à leur goût. À l'approche de la convention, ils multiplièrent les déclarations délirantes, en proclamant notamment leur intention de contaminer l'eau potable de Chicago avec du LSD. L'un des fondateurs du YIP, Abbie Hoffman, affirma qu'il complotait en vue de d'abaisser les pantalons de Hubert Humphrey lorsque celui-ci trouvera sur le podium. L'administration Daley n'était pas particulièrement amusée. Question de donner un avant-goût ce qui attendrait les contestataires lors de la convention, la police de Chicago réprima violemment une manifestation pacifique contre la guerre du Vietnam, le 27 avril. (124)

Pendant ce temps, la course à l'investiture démocrate commençait à se corser. Robert Kennedy remporta les primaires du Dakota du sud, de l'Indiana et du Nebraska, mais perdit en Oregon. Le 4 juin, les chances de RFK d'obtenir l'investiture démocrate se précisèrent lorsqu'il remporta les primaires de Californie. Ce soir-là, le téléphone ne cessa de sonner dans sa chambre d'hôtel. Des personnalités démocrates d'un peu partout aux États-Unis l'appelèrent pour lui signifier leur support.

L'appel le plus important provint du maire Daley, qui lui confirma qu'il se rangeait dans son camp. Pierre Salinger, le directeur de campagne de RFK, était assis à côté du candidat lors de ce téléphone. "Bobby et moi nous nous sommes échangés un regard et nous savions que cela voulait dire une seule chose – il aurait la nomination", raconta plus tard Salinger. (125) Le lendemain, Robert Kennedy fut abattu d'une balle dans la tête dans son hall d'hôtel.

Ce contexte politique particulièrement volatile n'augurait rien de bon pour la convention démocrate qui approchait à grands pas. Daley s'impliqua personnellement dans les préparatifs, qui prirent de plus en plus l'allure d'un véritable branle-bas de combat. L'amphithéâtre qui devait accueillir la convention fut reconverti en forteresse, surnommée "Fort Daley" par la presse. Les 11 900 policiers de Chicago furent assignés à des quarts de travail de douze heures. Cinq écoles furent réquisitionnées pour loger des milliers de membres de la Garde nationale de l'Illinois. Environ 7500 soldats formés au contrôle de foule furent également mobilisés. (126)

Le 25 août, soit la veille de l'ouverture de la convention, les policiers envahirent le Lincoln Park, où campaient des milliers de manifestants provenant de l'extérieur de la ville, et le vidèrent à coups de matraque. (127) Les journalistes présents ne furent pas épargnés, ce qui fit en sorte que l'administration Daley reçut une mauvaise presse dès le début. Des manifestations eurent lieu chaque jour, et elles furent toutes systématiquement attaquées par des policiers frappant sur tout ce qui bougeait, autant les manifestants que les passants et les journalistes.

Après le retrait de Johnson et la mort de RFK, le choix du candidat à endosser devint moins évident pour de nombreux démocrates, incluant Daley. Le "boss" de Chicago n'avait aucune intention d'appuyer le sénateur McCarthy et se montrait peu enthousiaste face à la candidature de Humphrey. Daley tenta de persuader le sénateur Ted Kennedy de faire le saut, mais ne vint pas à bout de ses réticences. Il continuait aussi à entretenir l'espoir que Johnson reviendrait sur sa décision. (128)

À la troisième journée de la convention, 112 des 118 délégués de l'Illinois se décidèrent à offrir leur appui à Humphrey. Plusieurs alliés de la machine démocrate demandèrent même à Humphrey de considérer le choix de Daley comme collistier, bien que le maire de Chicago n'avait jamais exprimé de l'intérêt pour une telle nomination. (129)

Ce soir-là, c'est l'orgie de violence policière qui déferla sur la Michigan Avenue qui vola la vedette. Des scènes de tabassage furent diffusées presque simultannément par les réseaux de télévision nationaux devant des millions de téléspectateurs. Ces images soulevèrent un tollé à l'intérieur des murs de la convention. Lorsque le sénateur du Connecticut Abraham Ribicoff prit la parole devant la convention, il compara la conduite de la police de Chicago "aux tactiques de la gestapo".

Hors de lui, Daley hurla des insultes au sénateur Ribicoff sous l'oeil des caméras. (130) La convention était en train de virer en foire d'empoigne devant le pays tout entier. La machine démocrate de Chicago fut rapidement mobilisée pour contenir les dégâts. Des manifestations d'appui envers le "boss" de Chicago furent organisées et des affiches "We love Daley" apparurent autour du site de la convention. Mais sur le plan national, le mal était déjà fait.

Les délégués démocrates anti-guerre n'arrivèrent pas à s'entendre sur un candidat, avec pour résultat que Humphrey remporta l'investiture au premier tour. Mais cette victoire laissa plusieurs observateurs perplexes et ceux-ci se demandèrent quelle était la valeur réelle de cette nomination.

Lors des élections présidentielles de novembre, Humphrey affronta le républicain Richard Nixon, qui réussissa son retour dans la vie politique. À Chicago, Humphrey arriva en tête avec 370 000 votes de plus que son adversaire, ce qui fut toutefois insuffisant pour empêcher Nixon de rafler l'Illinois avec une avance de 135 000 votes. C'est ainsi que Nixon devint le 37e président des États-Unis en remportant l'élection avec une différence de 500 000 votes à l'échelle nationale.

La désastreuse convention de Chicago passa à l'histoire et eut plusieurs conséquences. Il y eut d'abord le rapport de la commission d'enquête dirigée par l'avocat Daniel Walker, qui fut rendu public en décembre. Dans l'avant-propos du rapport, Walker n'hésita pas à employer l'expression "émeute policière" ("police riot") pour décrire le brutalité dont avait fait preuve la police lors de la convention. (131)

Le rapport critiqua également Daley, en affirmant que sa déclaration publique au sujet de l'ordre qu'il avait donné aux policiers tirer pour tuer lors des émeutes d'avril 1968 avait influencée sur l'attitude générale de la force constabullaire. L'autre conséquence fut que Daley perdit beaucoup de son influence au sein du parti, mais il faudra attendre jusqu'à l'année électorale de 1972 pour en mesurer l'étendu du recul de son pouvoir.

Lors de la convention de Chicago, une commission présidée par le sénateur du Dakota du sud George McGovern avait proposé de nouvelles règles visant à démocratiser le processus de sélection des délégués. Lorsque ces règles furent adoptées, la sélection des délégués devaient désormais se faire publiquement et ceux-ci devaient représenter proportionnellement les minorités (afro-américains, femmes, hispanophones) composant leur circonscription électorale. (132)

Daley refusa de se plier à ces exigences tandis qu'un autre groupe de délégués fut sélectionné parallèlement au sien en conformité avec nouvelles règles. Une bataille judiciaire s'ensuivit pour déterminer lequel de ces deux groupes pourra représenter Chicago lors de la convention nationale de 1972, prévue à Miami. En bout de ligne, le parti refusa de reconnaître les délégués de Daley. Pour le "boss" de Chicago, il s'agissait-là d'une gifle monumentale.

Lorsque George McGovern remporta l'investiture, Daley rompit avec la tradition en refusant de se rallier au candidat choisit par la convention. Tout n'était cependant pas perdu puisque le collistier de McGovern, l'ex-beau-frère de JFK, Sargent Shriver, connaissait bien Daley. Une rencontre fut organisée entre les deux hommes et ceux-ci parvinrent à trouver un terrain d'entente. Lors d'un rassemblement tenu le 12 septembre, Daley présenta McGovern comme le prochain président des États-Unis.

En novembre, McGovern remporta Chicago avec une avance de plus de 170 000 voix, mais mordit la poussière dans le reste de l'Illinois de même que les quarante-huit autres États de l'union. Nixon fut réélu avec 60 % des suffrages. Mais ce n'était pas là la seule mauvaise nouvelle pour Daley. Dan Walker, celui-là même qui avait tant critiqué les agissements de la police de Chicago lors de la convention de 1968, fut élu gouverneur de l'Illinois au terme d'un ecampagne au cours de laquelle il n'avait cessé de dénoncer la corruption de la machine démocrate. Le "boss" de Chicago pu toutefois se consoler en voyant son fils aîné, Richard Michael Daley, se faire élire au sénat de l'Illinois.

Après la défaite de 1972, Daley revint dans les bonnes grâces du parti. En août 1973, Chicago fut choisit pour donner le coup d'envoi à un téléthon national destiné à renflouer les caisse électorale des démocrates. De son côté, le gouverneur démocrate de la Georgie et aspirant à la Maison Blanche, Jimmy Carter, rendit hommage à Daley, en disant de lui qu'il avait fait de Chicago "la ville la mieux gérée et la mieux gouvernée de toute la nation". (133)

Lors de la course à l'investiture démocrate de 1976, Carter menait déjà depuis quelques temps lorsque Daley se décida à endosser sa candidature. Daley fut ensuite acceuillit à bras ouvert à la convention nationale qui se tint à New York cette année-là. (134) En novembre, Carter remporta l'élection avec 50 % des suffrages contre 48 % pour son adversaire républicain, le président sortant Gerald Ford. Le 19 décembre 1976, Richard J. Daley s'éteignit en mourrant d'une crise cardiaque. Il était âgé de 74 ans.

sources:

(1) Toronto Star, "Obama is not JFK. But then again, neither was JFK", Thomas Walkom, January 13 2008.
(2) Le Monde, "À Chicago - Une vilaine 'querelle de famille' entre juifs et Noirs", Marie-Claude Decamps, 8 septembre 1988, p. 4.
(3) COHEN Adam, TAYLOR Elizabeth, "American Pharaoh – Mayor Richard J. Daley: His Battle for Chicago and the Nation", Little, Brown and Company (2000), p.11.
(4) Journal of Criminal Law and Criminology (1931-1951), Vol. 35, No. 1 (May - Jun., 1945), "Chicago's Crime Problem", Virgil W. Peterson. http://www.jstor.org/stable/1138132?seq=1
(5) "The Genesis of Organized Crime in Chicago", Robert M. Lombardo. http://www.ipsn.org/genesis.htm
(6) DE CHAMPLAIN Pierre, "Gangsters et hommes d'honneur", Les Éditions de l'homme (2005), p. 152.
(7) De Champlain, p. 33-34.
(8) Libération, "Toni Rezko, la casserole d'Obama", Philippe Grangereau, 5 mars 2008.
(9) The New York Times, "Escaped Minister Says He Fled Iraqi Jail 'the Chicago Way'", James Glanz, December 20 2006.
(10) http://blogs.abcnews.com/politicalpunch/2008/12/questions-arise.html
(11) Associated Press, "Obama and the Illinois Political Machine", Deanna Bellandi, February 26 2007.
(12) La Presse, "L'égratignure", André Pratte, 19 décembre 2008.
(13) http://blogues.cyberpresse.ca/hetu/?p=70423045
(14) The Chicago Sun-Times, "Feds, Obama talked", Chris Fusco and Natasha Korecki, December 24 2008, p. 2.
(15) The Chicago Sun-Times, "Ryan just the latest in a long list of guilty politicians", Scott Fornek, September 7 2006, p. 17.
(16) The Chicago Sun-Times, "Third corruption squad added here", Natash Korecki, August 28 2005.
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(130) Id., p. 478.
(131) http://www.geocities.com/Athens/Delphi/1553/c68bibli.html
(132) Cohen, Taylor, p. 521.
(133) Id., p. 540.
(134) Id., p. 552.



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