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Comment la GRC aida Harper à devenir premier ministre (1de3)Anonyme, Jueves, Septiembre 18, 2008 - 04:48
Bureau des Affaires Louches
Il y a trois ans, la GRC influa sur une élection générale fédérale qui changea le cours de l'histoire du Canada. Le BUREAU DES AFFAIRES LOUCHES révèle aujourd'hui une preuve convaincante démontrant que la GRC voulait se venger politiquement des libéraux lorsqu'elle s'invita dans le processus électoral. Dans cette première partie d'une série de trois, nous examinerons comment deux scandales qui survinrent dans deux sphères d'activités fort différentes - soit la lutte antiterroriste et la haute finance - menèrent à l'intervention de la GRC dans la campagne électorale de 2005-2006. En novembre 2005, le gouvernement libéral minoritaire de Paul Martin fut renversé par l'opposition sur une motion de confiance, déclenchant ainsi une élection générale fédérale. Durant les premières semaines de la campagne, le Parti conservateur du Canada dirigé par Stephen Harper tirait encore de l'arrière dans les intentions de vote. Puis, au beau milieu de la campagne, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) fit savoir qu'elle lançait une enquête criminelle susceptible de causer un tort politique énorme aux libéraux puisqu'elle éclaboussait certains des membres les plus importants du gouvernement Martin, à commencer par son ministre des Finances, Ralph Goodale. Cette intervention sans précédent de la GRC se révéla être le principal point tournant de la campagne électorale. Ce n'est en effet qu'à partir de ce moment précis que les conservateurs se mirent à devancer les libéraux dans les intentions de vote. L'écart entre conservateurs et libéraux continua de se creuser, et ce, jusqu'au jour du scrutin, le 23 janvier 2006. C'est ainsi que Harper remporta la victoire et devint le nouveau premier ministre du Canada, mettant ainsi fin à treize années de règne libéral ininterrompu à Ottawa. Si les médias francophones québécois ne firent pas grand cas du rôle de la GRC lors des élections générales fédérales, il en fut tout autrement au Canada anglais, où cette affaire devint une source de controverse et de polémique Des chroniqueurs politiques chevronnés des plus grands journaux firent ainsi part de leur stupéfaction. L'intrusion de la GRC dans l'arène politique fut aussi dénoncée par le leader syndical Buzz Hargrove de même que par d'anciens membres de la GRC devenu candidats pour le Parti libéral du Canada. L'affaire continua de faire des vagues sous le gouvernement Harper. D'ex-ministres libéraux demandèrent au commissaire Zaccardelli de s'expliquer. Même le sénateur Hugh Segal, un des plus importants stratèges conservateur au Canada, s'inquiéta de la conduite de la GRC, tout en reconnaissant que celle-ci avait apportée une aide immense à la campagne de Harper. Puis, en mars 2008, la Commission des plaintes du public contre la GRC rendit public un rapport confirmant que les agissements de la GRC lors des élections ne tenaient pas du hasard mais étaient bien le fruit d'une opération planifiée au plus haut niveau. Ces nouvelles révélations soulèvent des questions sur la légitimité de la victoire des conservateurs de Harper. Le BUREAU DES AFFAIRES LOUCHES (B.A.L.) révèle aujourd'hui une preuve convaincante démontrant que la GRC voulait se venger politiquement des libéraux lorsqu'elle s'invita dans le processus électoral. Dans cette première partie d'une série de trois, le B.A.L. examine comment deux scandales qui survinrent dans deux sphères d'activités fort différentes - soit la lutte antiterroriste et les marchés boursiers - menèrent à l'intervention de la GRC dans la campagne électorale de 2005-2006. Paul Martin avait été prévenu En décembre 2003, le libéral Paul Martin réalisa son grand rêve en accédant au poste de premier ministre qu'il convoitait depuis si longtemps. Ex-ministre des Finances, Martin succédait ainsi à Jean Chrétien, qui avait dirigé le gouvernement fédéral au cours des dix dernières années précédentes. Ayant promis que son gouvernement sera "soumis à l'imputabilité", la prétention de Martin de gouverner avec une transparence accrue fut mise à l'épreuve assez tôt. En effet, dès le début de son mandat, Martin subissa des pressions afin que son gouvernement mette sur pied une enquête publique sur l'affaire Maher Arar. Ingénieur en télécommunications, Arar est un citoyen canadien qui fut déporté par les autorités américaines dans son pays natal, la Syrie, en octobre 2002. Durant une année complète, Arar fut détenu sans accusations dans une sordide prison syrienne où il fut soumis à la torture. On lui infligea des coups de câbles sur les paumes, les hanches et le bas du dos. "Quand ils me battaient avec les câbles, ma peau devenait bleue et le restait deux ou trois semaines", raconta Arar. (1) Lorsqu'il n'était pas brutalisé par ses bourreaux, il croupissait dans une cellule insalubre et sans lumière d'à peine trois pieds de large par six pieds de long et sept pieds de haut. Arar perdit quarante livres durant sa détention. Après avoir été forcé de signer de faux aveux pour retrouver sa liberté, Arar regagna le Canada, en octobre 2003. Dès son retour au pays, l'histoire d'Arar choqua l'opinion publique et devint le plus gros scandale à ébranler les autorités canadiennes depuis qu'Ottawa avait décidé de se joindre à la lutte anti-terroriste sous la direction du gouvernement américain. Il apparu très tôt que le Canada avait été complice du calvaire de Arar. Ainsi, lorsqu'ils interrogèrent Arar avant de le déporter en Syrie, les enquêteurs américains brandirent un bail qu'il avait signé à Montréal, en 1997. Arar demanda la tenue d'une enquête publique pour comprendre ce qui lui était arrivé et laver sa réputation. Bien entendu, comme la plupart des organismes pratiquant le culte du secret, la GRC a horreur de se retrouver sous les feux de la rampe. En fait, la GRC avait beaucoup à perdre dans cette affaire. C'est en effet la Gendarmerie qui décrivit Arar et son épouse, Monia Mazigh, comme des "extrémistes islamistes soupçonnés d'avoir des liens avec le mouvement terroriste Al-Qaïda" dans ses échanges d'informations avec les autorités américaines. Les États-Unis se basèrent sur ces renseignements, qui se révéleront par la suite être dénués de fondement, lorsqu'ils expédièrent Arar vers ses tortionnaires syriens. Il faut savoir qu'à ce moment-là, la GRC venait à peine de retrouver à nouveau des responsabilités en matière de collecte de renseignement et de sécurité nationale. Ces responsabilités lui avaient été retirées à la suite des scandales de la GRC qui avaient donné lieu à la mise sur pied de deux enquêtes publiques durant les années '70. Il y a eut d'abord la commission Keable, créée par le gouvernement péquiste de René Lévesque. Puis, le gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau emboîta le pas en instituant la commission McDonald sur les activités illégales du Service de sécurité de la GRC. Le grand public en appris alors des belles sur les "exploits" de la GRC : introduction par effraction par centaines, communiqués du FLQ rédigés par une informatrice, vol de la liste du Parti québécois, etc. En 1981, le rapport McDonald recommanda que les activités de renseignement et les enquêtes de sécurité nationale soient confiées à un organisme civil. Trois ans plus tard, le Service de sécurité de la GRC fut dissous et remplacé par le Service canadien de renseignement de sécurité (SCRS). Durant les années qui suivront, la ligne de démarcation entre les responsabilités de la GRC et celles du SCRS ne fut pas toujours très claire. Cependant, suite aux attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis, Ottawa a élargit les pouvoirs de la GRC, qui retrouva du même coup le mandat de procéder à la collecte de renseignement et de mener des enquêtes de sécurité nationale. L'affaire Arar éclata seulement deux ans plus tard. La GRC n'avait donc pas tardé à renouer avec le scandale. Pour la Gendarmerie, une commission d'enquête sur l'affaire Arar ravivait forcément le spectre du rapport McDonald. Une telle enquête risquait d'entraîner une dilution importante, voire la perte, de ses responsabilités dans le domaine de l'antiterrorisme. Mais ce n'était pas là la seule inquiétude qu'éprouvait la GRC. Une enquête publique sur l'affaire Arar pouvait également mettre en péril la capacité du Canada de continuer à demeurer un partenaire respectable aux yeux de Washington dans la guerre secrète que mène la Central Intelligence Agency (CIA) contre la nébuleuse mouvance d'al-Qaïda. Il faut comprendre qu'après le 11 septembre 2001, la CIA a mit en place une vaste structure multinationale clandestine, baptisée Alliance Base (2), dont le but ultime consiste à exporter des individus soupçonnés, à tort ou à raison, de liens avec le terrorisme islamiste, vers des pays où la torture est monnaie courante. Maher Arar fut une victime parmi tant d'autres de cette guerre secrète, dont le succès dépendait de la complicité de "pays amis" de l'Oncle Sam, comme le Canada, mais aussi sur la loi du silence. C'est ce silence qu'une enquête publique sur l'affaire Arar menaçait de briser, de sorte que le Canada risquait d'être désigné par Washington comme un maillon faible dans la lutte mondiale contre le terrorisme. Dans une telle éventualité, la CIA aurait difficilement pu continuer à considérer la GRC et le SCRS comme des partenaires dignes de foi. Aussi, la GRC n'avait pas particulièrement intérêt à ce qu'une enquête publique révèle à la CIA à quel point elle avait bâclée son enquête sur Arar. Une stratégie fut donc mis en place pour empêcher la tenue d'une enquête publique sur l'affaire Arar. Dans un premier temps, des informations confidentielles provenant des faux aveux soutirés à Arar en Syrie furent coulées dans les médias canadiens. (3) Le but visé par ce stratagème consistait à dépeindre Arar comme un terroriste potentiel de façon à miner le capital de sympathie dont il jouissait auprès de l'opinion publique. Lorsque cela s'avéra insuffisant, le premier ministre Martin fut ensuite averti qu'il courait au devant des ennuis s'il mettait sur pied une commission d'enquête sur l'affaire Arar. Celui qui lança cette mise en garde sans équivoque s'appelle Peter Marwitz. Marwitz est l'un de ces espions à la retraite qui servent aujourd'hui le rôle de porte-parole officieux pour la communauté du renseignement canadien. Il avait d'abord débuté sa carrière au Service de sécurité de la GRC, où il travailla pendant vingt ans. Durant cette période, Marwitz enquêta notamment sur l'Operation Dismantle, une organisation prônant le désarmement nucléaire. (4) Lors de la dissolution du Service de sécurité, Marwitz se joignit au SCRS. De 1990 jusqu'à sa retraite, en 1993, Marwitz fut un agent de liaison-sécurité en poste à l'étranger. Cité de temps à autre dans les médias anglo-canadiens, Marwitz est un fidèle défenseur des intérêts de la GRC et du SCRS. Au-delà du monde du renseignement, Marwitz dispose aussi de ses propres réseaux dans les milieux élitistes canadiens. Mentionnons que Marwitz siégeait jusqu'à récemment sur l'exécutif de l'Institut canadien des affaires internationales (5), un groupe de réflexion qui fut fondé par des notables canadiens en 1928 et dont le membership est puisé à travers les milieux académiques, politiques et des affaires. Bref, une telle feuille de route suggère que Marwitz n'est probablement pas qu'un simple hurluberlu en manque d'attention. Dans les lettres qu'il adressa au premier ministre Paul Martin, Marwitz fit valoir qu'il ne voyait que des désavantages à la tenue d'une enquête publique sur l'affaire Arar. Selon lui, une telle enquête "porterait atteinte aux aptitudes et aux intérêts opérationnels de la GRC et du SCRS", "saperait également le moral des centaines d'hommes et de femmes (...) qui prennent à coeur la défense de la sécurité du Canada contre le terrorisme international" et "minerait également les relations valables entre les États-Unis et le Canada concernant la coopération contre le terrorisme international." (6) De l'avis de Marwitz, "les Canadiens font confiance à la GRC pour bien faire les choses et c'est ce qu'elle a fait," conclua-t-il avant d'adopter un ton plus intimidant. "Aller de l'avant avec une enquête dans l'affaire Arar, c'est flirter avec les dangers politiques pour votre gouvernement lors de la prochaine élection," écrivit-il noir sur blanc. Pour donner davantage de poids à cette menace à peine voilée, Marwitz n'hésita pas à faire un lien entre la défaite des libéraux de Trudeau lors des élections générales de mai 1979 et la mise sur pied de la commission McDonald. "C'est une leçon politique qui fut apprise à la dure lorsque le gouvernement Trudeau a subit la défaite en 1979, en partie parce qu'il avait abandonné la GRC," écrivit Marwitz qui cherchait manifestement à bien se faire comprendre. Au fait, que s'était-il passé lors des élections générales de 1979 ? Hé bien, le leader de l'opposition officielle et chef du Parti progressiste conservateur, Joe Clark, avait cherché à exploiter la grogne de la GRC à l'égard des libéraux de Trudeau. Clark alla même jusqu'à déclarer que s'il était élu, il permettrait à la police de briser la loi lorsque des "circonstances extraordinaires" le justifiera, en autant que ces gestes illégaux soient sanctionnés par le ministre responsable. (7) La controverse entourant la GRC n'a certes pas été l'enjeu principal de l'élection de 1979. Cependant, comme les résultats furent très serrés, certaines questions d'ordre secondaires pouvaient facilement avoir eu un effet déterminant sur l'issue du vote. Notons d'ailleurs que les libéraux avaient été défaits même s'ils avaient reçut davantage d'appuis populaires (4 595 319 votes, soit 40 pour cent des suffrages) que leurs adversaires conservateurs (4 111 606 votes, soit 35 pour cent des suffrages). Malgré tout, Joe Clark fut en mesure de former un gouvernement minoritaire puisque les conservateurs avaient obtenus 136 sièges, contre 114 pour les libéraux. La menace de Marwitz de faire subir aux libéraux le même sort que connut Trudeau en 1979 n'a toutefois pas réussi à faire reculer le gouvernement Martin. La perquisition de la GRC chez la journaliste Juliet O'Neil, du Ottawa Citizen, fut probablement la bourde ultime qui eut raison des dernières réticences d'Ottawa d'instituer une enquête publique sur l'affaire Arar. Critiquée de toutes parts, cette descente policière avait été effectuée le 21 janvier 2004 sous le prétexte d'identifier la source qui avait coulée des informations confidentielles aux médias pour discréditer Arar. Le tollé fut si grand que même le premier ministre Martin cru bon de s'en dissocier publiquement. (8) La création d'une commission d'enquête sur l'affaire Arar présidée par le juge Dennis O'Connor fut annoncée sept jours plus tard. Bien entendu, cette décision n'a pas manquée de contrarier au plus haut point la GRC et le SCRS. D'ailleurs, ce ne fut pas là la seule commission d'enquête mise sur pied par Martin à cette même époque. Le 10 février suivant, la vérificatrice générale du Canada Sheila Fraser révéla que le programme des commandites avait permis à des agences de publicité proches des libéraux d'empocher plus de 100 millions de dollars. La nouvelle scandalisa profondément l'opinion publique, plus particulièrement au Québec. Le gouvernement Martin réagissa en créant une commission d'enquête présidée par le juge John Gomery dès le lendemain du dépôt du rapport de la vérificatrice générale. La stratégie de gestion du scandale des commandites par le premier ministre Martin se divisa en deux volets. D'une part, Martin joua les vierges offensées devant les caméras de télévision pour calmer l'opinion publique. D'autre part, il s'assura à ce que le blâme pour le scandale des commandites soit jeté sur le clan de son prédécesseur, Jean Chrétien. Cependant, Martin jouait là un jeu dangereux puisqu'il risquait de se mettre à dos plusieurs des libéraux restés fidèles à Chrétien. Six mois après son arrivée au pouvoir, Paul Martin décida d'affronter l'électorat canadien. Cette décision n'était pas sans risque puisque la cote de popularité des libéraux était en chute libre au Québec tandis que leurs appuis se fragilisaient en Ontario. De plus, le ressentiment du clan Chrétien à l'égard de Paul Martin ne cessait de croître. Or, Martin semblait en être arrivé à la conclusion que ses chances seraient encore moins bonnes s'il repoussait son rendez-vous avec l'électorat à l'automne. La Chambre des communes fut donc dissoute le 23 mai. Malgré le ressentiment que suscita la création d'une commission d'enquête sur l'affaire Arar au sein de la GRC, les menaces de nuire aux chances de réélection des libéraux ne se matérialisèrent pas durant la campagne. Deux raisons pouvaient expliquer cette inaction. De un, compte-tenu des dommages politiques causés par le scandale des commandites, la réélection des libéraux semblait loin d'être assurée. Le grand navire libéral ne semblait donc pas avoir besoin de l'aide de la GRC pour faire naufrage. De deux, le gouvernement fédéral démontra une volonté réelle de faire tout ce qui était en son pouvoir pour protéger les secrets d'État durant l'enquête publique sur l'affaire Arar. Ainsi, la même semaine où furent déclenchées les élections, l'avocate du gouvernement fédéral demanda au juge O'Connor de garder secret le rôle du SCRS dans cette affaire, ainsi que de taire l'identité des membres de la GRC impliqués et de ne pas révéler le nom des services de renseignement étrangers qui avaient partagés de l'information au sujet de Arar. (9) Certes, l'existence même de la commission O'Connor continuait de représenter une source d'irritation majeure tant pour les officiers de la GRC que pour ceux du SCRS. Néanmoins, il reste que ceux-ci pouvait toujours conserver l'espoir que le gouvernement fédéral arrivera peut-être à limiter les dégâts, d'autant plus que l'enquête publique n'en était qu'à ses tous débuts au moment du déclenchement des élections. Le 28 juin, Martin remporta son périlleux pari, en arrivant en première place avec 36 pour cent des suffrages. Cependant, les libéraux étaient loin du triomphe. Ils devaient leur victoire en partie grâce à la contre-performance des conservateurs de Stephen Harper. Aussi, avec ses 135 sièges, Martin se retrouva à la tête d'un gouvernement minoritaire. Cela impliquait qu'il allait devoir marchander la survie de son gouvernement avec l'opposition. Les conservateurs arrivèrent quant à eux au second rang, récoltant 99 sièges et 29 pour cent des voix. Perdre le contrôle de sa commission d’enquête La 38ième législature issue de cette élection générale fut profondément marquée par les travaux de la commission Gomery. Durant toute la durée du mandat du gouvernement libéral minoritaire, l'ombre menaçante du scandale des commandites ne cessa de planer au-dessus de la tête de Paul Martin telle une épée de Damoclès pouvant tomber à n'importe quel moment. La commission O'Connor fut beaucoup moins médiatisée. Difficile d'intéresser le grand public à une enquête publique qui n'avait de publique que le nom. En effet, un an après la création de l'enquête sur l'affaire Arar, le juge O'Connor avait tenu cinquante et une journées d'audition, dont quarante-trois qui se tinrent à huis clos et seulement huit qui furent ouvertes au public. (10) Ainsi, le rôle du SCRS fut examiné à huis clos (11) tandis que des haut gradés de la GRC furent interrogés dans le secret. (12) Or, malgré la surenchère de cachotteries qui l'entourait, l'enquête sur l'affaire Arar demeurait dangereuse politiquement pour le gouvernement Martin. En créant la commission O'Connor, le gouvernement Martin avait manifestement cherché à ménager la chèvre et le chou, c'est-à-dire apaiser l'opinion publique qui avait été profondément scandalisée par l'affaire Arar, tout en ménageant la GRC et le SCRS. Or, le chef libéral semblait oublier qu'il avait confié cette enquête à un magistrat, et non à un politicien, et que c'était à celui-ci et à lui seul que revenait le rôle de prendre les décisions, et ce, selon des critères bien différents de ceux du gouvernement. Si les politiciens veulent plaire au plus grand nombre, les juges eux sont tenus de rendre des décisions en se fondant sur la loi et la doctrine juridique existante. En mettant sur pied cette commission O'Connor, le gouvernement Martin avait donc prit un risque, soit le même type risque qu'avait prit le gouvernement Trudeau durant les années '70 en créant la commission McDonald, c'est-à-dire le risque que l'enquête échappe complètement à son contrôle. Et c'est précisément ce qui arriva dans un cas comme dans l'autre, au grand dam de la GRC. En décembre 2004, un bras de fer s'engagea entre les avocats de la commission O'Connor et ceux du gouvernement fédéral autour de la question délicate des documents qui pourront être rendus publics. Un résumé de la preuve fut divulgué mais il était si lourdement censuré que des pages entières étaient noircies, le tout au nom de la sécurité nationale. Or, selon O'Connor, certaines des informations que le fédéral souhaitait expurger étaient des éléments montrant Arar sous un jour favorable. (13) D'autres étaient des documents déjà accessibles au public, comme des articles de journaux. (14) O'Connor ne vit donc d'autre choix que de traîner devant la cour fédéral ce même gouvernement qui lui avait confié cette enquête afin de s'assurer qu'il pourra mener à bien son mandat. Il devenait de plus en plus clair que O'Connor était bien décidé à diriger sa commission d'enquête comme bon il l'entendait. D'ailleurs, durant l'année 2005, les séances publiques devinrent pratiquement la norme. En mai 2005, O'Connor ordonna à deux hauts gradés de la section de la sécurité nationale de la GRC de témoigner en public, et ce, malgré la vive opposition du gouvernement fédéral. "Le gouvernement a choisi une commission d'enquête et non une enquête privée", tint à rappeler O'Connor en rendant sa décision. (15) "La GRC a joué un rôle central dans les événements qui ont mené à l'enquête actuelle", souligna aussi le juge. Quelques semaines plus tard, le surintendant Mike Cabana, l'un des deux officiers visé par cette ordonnance, fit une requête pour le moins surprenante. Cabana dirigea le Projet A-O Canada, l'enquête de sécurité qui avait amené la GRC à s'intéresser à Arar. Il avait déjà témoigné en long et en large à huis clos devant O'Connor. Or, les règles du jeu devenaient différentes dans le cas d'un témoignage en public. Son avocat, Don Bayne, affirma que Cabana était prêt à dire tout ce qu'il savait mais qu'il n'était pas libre de le faire parce qu'il était muselé par le secret d'État. Bayne plaida qu'il serait injuste pour son client Cabana d'être obligé de retenir certaines informations qui étaient "au coeur de l'enquête". Selon l'avocat, cela risquait de laisser une impression trompeuse quant aux actions de Cabana. "Témoigner avec une main attachée derrière votre dos de sorte que vous ne pouvez pas dévoiler toute la vérité, c'est être dans une position très difficile", indiqua Bayne. (16) "Surtout qu'il y a depuis le début un dessein d'accuser et de diffamer les membres de la GRC à propos de ce que les Américains et les Syriens ont fait à un Canadien à l'extérieur du pays", ajouta Bayne. L'avocat de Cabana proposa donc aux avocats du gouvernement fédéral qu'ils mettent de côté leurs objections fondées sur la sécurité nationale pour permettre à Cabana de témoigner librement. Compte tenu de l'improbabilité évidente que le fédéral acquiesce à une demande aussi inusité, Bayne invita aussi le juge O'Connor à ordonner le cas échéant que la preuve classée secrète touchant directement au rôle de Cabana puisse être divulguée en public, et ce, en dépit des objections du gouvernement. Bien entendu, si elle était accordée, une telle ordonnance aurait immédiatement été attaquée par les avocats du gouvernement devant la cour fédérale, ce qui aurait nécessairement eu pour effet de retarder inutilement le témoignage en public du surintendant Cabana. O'Connor, qui n'était pas tombé de la dernière pluie, ne mordit pas à l'hameçon et rejeta la requête de Cabana. Cette tactique dilatoire désespérée illustrait jusqu'où les responsables de la GRC étaient prêts à aller pour chercher à se soustraire à l'exercice humiliant de répondre de leurs actes en public pour l'affaire Arar. Durant son témoignage, Cabana confirma que la GRC ne considérait pas Arar comme un suspect. En fait, les enquêteurs du Projet A-O ne s'était intéressé à lui seulement qu'à titre de "sujet d'intérêt" qui pouvait savoir des choses à propos de d'autres "sujets d'intérêt." (17) Cabana dû également expliquer pourquoi la GRC avait contrevenu à ses propres directives lorsqu'elle achemina de l'information sur Arar aux États-Unis, comme le révéla un rapport interne. Selon Cabana, les enquêteurs du Projet A-O avaient été avisés par les plus hauts échelons de la GRC qu'ils n'avaient plus à se sentir liés aux lois protégeant la vie privée et aux protocoles normaux requérant des autorisations. Dans le climat d'urgence qui régnait après le 11 septembre 2001, la priorité était désormais à un partage de l'information en mode accéléré. Il s'agissait-là d'une question cruciale puisque les informations canadiennes jouèrent un rôle déterminant dans la décision des autorités américaines de déporter Arar en Syrie. Or, le témoignage de Cabana fut contredit sur ce point par le commissaire adjoint à la retraite Gary Leoppky, qui nia que les enquêteurs du Projet A-O avaient carte blanche pour outre-passer les normes existantes en matière de partage d'informations. (18) L'avocat de Cabana accusa Leoppky de chercher à jeter le blâme sur les échelons inférieurs de la GRC. Cet échange acrimonieux révéla l'existence de tensions entre les membres du Projet A-O et l'état-major de la GRC, ce que viendront confirmer au moins un autre témoignage. (19) Voilà maintenant que la GRC lavait son linge sale en public. C'était du joli ! Un autre moment fort de la commission O'Connor fut le témoignage de Bill Graham, qui était ministre des Affaires étrangères du gouvernement Chrétien moment des faits. Graham devint le premier responsable canadien a exprimé publiquement ses regrets à Arar. Il critiqua aussi la GRC et le SCRS en affirmant que les deux organismes l'avait tenu dans l'ignorance lorsque l'affaire Arar devint le sujet de l'heure au Canada. (20) Graham déclara également que la GRC et le SCRS avaient tous deux refusés de signer une lettre adressée aux autorités syriennes indiquant clairement que le gouvernement canadien ne possédait aucune preuve que Arar était membre d'al-Qaïda. À la fin de son témoignage, Graham se leva de son siège et alla serrer la main de Maher Arar qui se trouvait dans la salle d'audience à ce moment-là. Aux yeux de la GRC, il devenait clair que les libéraux faisait preuve d'une ignoble ingratitude à son égard. Était-ce de cette façon que les libéraux comptaient remercier un vieil ami qui avait toujours été là pour leur rendre de loyaux services ? Les libéraux avaient-ils oubliés comment la GRC avait laissé le bureau du premier ministre Chrétien s'ingérer dans ses opérations pour satisfaire les caprices de chefs d'état étrangers qui n'avaient pas particulièrement envie de voir des manifestants qui leur étaient hostiles lors de la conférence de Coopération économique Asie-Pacifique (APEC), à Vancouver, en 1997 ? Ne se rappelaient-ils plus des deux enquêtes aussi coûteuses qu'inutiles qu'avaient menées la GRC contre François Beaudoin, l'ex-président de la Banque de développement du Canada qui s'était fait montré la porte, en 2000, après avoir tenu tête aux pressions de Jean Chrétien pour qu'il autorise un prêt de deux millions de dollars à son copain, le controversé homme d'affaires Yvon Duhaime, propriétaire de l'Auberge Grand-mère de Shawinigan ? En fait, la collusion de la GRC avec les combines libérales était telle qu'elle fut elle aussi éclaboussée par le scandale des commandites lorsque la vérificatrice générale du Canada révéla, en 2004, que près de la moitié des 3 millions de dollars qui avaient été octroyés pour financer les célébrations du 125e anniversaire de la GRC furent empochés par les agences de publicité Lafleur, Gosselin et Média/I.D.A. Vision, une filiale du Groupe Everest. La situation ne manquait pas d'ironie : c'était la fête de la GRC et c'était (encore) les petits amis des libéraux qui se payaient la traite ! Ces arrogants libéraux qui se croyaient tout permis et se pensaient tout-puissants semblaient avoir besoin d'une bonne petite leçon d'humilité et de savoir-vivre. Et une bonne façon de le faire était de déployer la capacité de nuisance politique de la GRC dans toute sa puissance. Les libéraux auront le loisir de découvrir lors du prochain rendez-vous électoral que les enquêtes sont un jeu politique qui peut se jouer à deux. Si la GRC plonge, alors elle se fera un devoir d'entraîner ses bons vieux "copains libéraux" avec elle. D'ailleurs, en parlant du scandale des commandites, la GRC passa elle aussi un mauvais quart d'heure à la commission Gomery. Les révélations entourant, par exemple, l'utilisation de fonds publics destinés à la promotion de l'unité nationale pour financer les célébrations du 125e anniversaire ternirent encore davantage le blason de la GRC devant l'opinion publique. La commission Gomery étant elle aussi une création du gouvernement Martin, c'était là une raison supplémentaire de se venger des libéraux. D'ailleurs, à l'instar de la commission O'Connor, ce n'était qu'une question de temps avant que les libéraux perdent à leur tour le contrôle de la commission Gomery. C'est en effet ce qui arriva au printemps 2005, lorsque Jean Brault, le pdg de la firme de publicité Groupaction, décida de briser la loi du silence et de tout déballer devant le juge Gomery au lieu de multiplier les blancs de mémoire comme l'avait fait plusieurs autres témoins avant lui. Son témoignage donna alors lieu aux révélations les plus explosives sur le scandale des commandites. Ainsi, Brault fut le premier à révéler que la section québécoise du Parti libéral du Canada se finançait avec l'argent du programme des commandites. Suite à ces révélations, Harper cru que le moment était bien choisit pour renverser le gouvernement Martin. La démarche du chef conservateur reçut le soutien du Bloc québécois, mais elle restait condamnée à l'échec faute de l'appui du Nouveau parti démocratique (NPD). En fait, ce ne sont pas les commandites mais plutôt l'affaire des fiducies de revenu qui mettra un terme au règne éphémère de Paul Martin à Ottawa... Comment les fiducies de revenu devinrent Les fiducies de revenu apparurent dans le paysage financier canadien il y a plus de vingt ans. Précisons que le terme fiducie de revenu peut à la fois désigner une entité légale, une structure juridique et fiscale et un véhicule de placement sur le marché des capitaux. Règle générale, on entend par fiducie de revenu une structure juridique contrôlant des actifs générateurs de revenus qui redistribue la quasi-totalité de ses profits à ses actionnaires, appelés ici des fiduciaires. La fiducie de revenu n'est pas une entreprise privée dans le sens classique du terme, mais plutôt une espèce d'hybride offrant aux investisseurs un véhicule financier qui s'apparente à un genre de croisement entre les obligations d'épargne du gouvernement et les actions ordinaires qui s'échangent sur le parquet de la bourse. Au lieu d'émettre et de vendre des actions au public, comme le fait une société à capital-action, la fiducie de revenu vend plutôt des parts de fiducie. Les recettes des ventes sont généralement réinvesties dans l'acquisition de nouveaux actifs, lesquels généreront à leur tour de nouveaux revenus qui seront distribués aux détenteurs de parts. Après l'éclatement de la bulle des titres de haute technologie, au printemps de l'année 2000, les fiducies de revenu devinrent le secteur du marché des capitaux connaissant la plus forte croissance au Canada. En l'espace de seulement six ans, le nombre et la valeur boursière des fiducies de revenu fut multipliée par vingt au Canada, atteignant 209 fiducies dont la valeur combinée s'éleva à 147 milliards de dollars. (21) Cette "fiducie-manie" pouvait s'expliquer d'au moins deux façons. D'abord, les grandes entreprises choisissant de se convertir en fiducie de revenu pouvaient éviter de payer de l'impôt sur leurs bénéfices, l'essentiel de ceux-ci étant redistribués à leurs fiduciaires. En fait, seul le détenteur de parts de fiducie était imposé sur les distributions de revenus. L'évasion fiscale constituait donc la principale raison d'être des fiducies de revenu, permettant à celles-ci de contourner la double imposition sur les gains en capitaux tant décriée par le lobby de la haute finance. L'autre raison était la capacité des titres de fiducies de revenu à offrir des rendements très élevés aux investisseurs, souvent bien supérieurs à ceux des sociétés à capital-actions, et des rentrées d'argent mensuelles pour les épargnants à la recherche d'un revenu régulier. Pour la seule année 2005, les fiducies de revenu distribuèrent près de 11 milliards de dollars à leurs fiduciaires. Précisons que les fiducies de revenu devinrent un véhicule de placement particulièrement populaire auprès des épargnants retraités. Ainsi, sur le million de Canadiens qui étaient propriétaires de parts de fiducies de revenu (22), en 2005, une bonne partie appartenait au troisième âge. Pendant des années, Ottawa préféra perdre des centaines de millions de dollars en recettes fiscales plutôt que de s'attaquer de front au problème des fiducies de revenu, qui n'a fait qu'empirer en conséquence de cette inaction. Puis, en septembre 2005, le gouvernement Martin se montra soudainement bien décidé à remédier à la situation. Ottawa fut particulièrement préoccupé d'apprendre que trois des grandes banques canadiennes, soit la Banque Royale, la Banque Toronto-Dominion et la Banque Nationale, envisageaient de se convertir en fiducie de revenu. Or, ces trois banques versaient à elles seules près de 20 pour cent de l'impôt sur les bénéfices des entreprises perçu par le fédéral. (23) La "fiducie-manie" était en train de prendre une telle ampleur qu'Ottawa éprouva la crainte que la prolifération des fiducies de revenu d'entreprises ne devienne une menace potentielle pour la santé de l'économie canadienne. Car, en redistribuant l'essentiel de leurs profits, les entreprises converties en fiducie se privaient des capitaux nécessaires au financement de leur croissance. Ainsi, les libéraux craignaient qu'une "fiduciarisation" de l'économie pourrait avoir pour effet de rendre le Canada moins compétitif sur le marché mondial. Le 19 septembre, le ministre des Finances Ralph Goodale annonça donc la tenue d'une consultation sur les fiducies de revenu, tandis qu'un moratoire sur les décisions anticipées (24) concernant les futures fiducies fut décrété par le ministre du Revenu, John McCallum. La possibilité d'abolir les avantages fiscaux qui faisaient tout le charme des fiducies fut alors ouvertement envisagée, ce qui provoqua une vague d'incertitude sur les marchés boursiers. Ainsi, en seulement deux jours, la valeur boursière des fiducies de revenu chuta brutalement de 9 milliards de dollars. (25) Le 31 octobre, soit six semaines plus tard, les pertes avaient atteint la somme astronomique de 23 milliards de dollars. À Ottawa, les conservateurs voulurent en faire un enjeu politique. Jour après jour, ils utilisèrent une partie de leur temps de parole durant la période des question pour accuser le ministre Goodale de "maltraiter les personnes âgées", d'avoir "anéanti les économies de personnes âgées" et de "laisser les aînés du Canada moisir au fond de leur trou", etc. Par ailleurs, Harper s'engagea à laisser intact le régime fiscal des fiducies de revenu si les conservateurs formaient le prochain gouvernement. (26) Le parti de Harper accordait d'autant plus d'importance à se présenter comme une solution de rechange face aux libéraux puisqu'il anticipait l'imminence d'un nouveau duel électoral. Le 1er novembre, le juge Gomery déposa son rapport sur le scandale des commandites. Gomery conclua que l'aile québécoise du Parti libéral du Canada (PLC) s'était financé à l'aide d'un système de pot-de-vin à même le programme des commandites. Martin fut exonéré tandis que Chrétien et plusieurs proches collaborateurs furent critiqués. À première vue, la stratégie de Martin semblait donc avoir fonctionné à merveille. Cela fut d'ailleurs confirmé par un sondage EKOS réalisé une semaine après le dépôt du rapport Gomery, qui donnait une avance de cinq points aux libéraux (33 pour cent) devant les conservateurs (28 pour cent). (27) Deux semaines plus tard, un nouveau sondage EKOS établissait à 38 pour cent les intentions de vote au PLC, ce qui représentait suffisamment de voix pour former un gouvernement majoritaire. (28) Malgré ces chiffre peu encourageants, Harper vit dans le rapport Gomery un nouveau prétexte pour tenter d'écourter la durée de vie du gouvernement Martin. Les tractations de l'opposition pour présenter une motion de censure contre les libéraux reprirent donc de plus belle à Ottawa. Lorsque le déclenchement de nouvelles élections générales apparu inévitable, le ministre Goodale se mit à multiplier les largesses fiscales à l'égard des contribuables et des entreprises. Le 22 novembre, Goodale affirma qu'il allait faire un énoncé au sujet de la politique qu'il envisageait d'adopter à l'égard des fiducies de revenu. Il précisa que son énoncé serait de nature "intérimaire", laissant ainsi entendre qu'il n'avait pas l'intention d'annoncer une décision finale dans ce dossier. (29) Cependant, le 23 novembre, Goodale attendit après la fermeture des marchés boursiers pour annoncer qu'il mettait fin prématurément à sa consultation sur les fiducies de revenu. Le moratoire visant les nouvelles fiducies de revenu fut également levé. Non seulement les libéraux renonçaient-ils à imposer les fiducies de revenu, mais en plus ils annoncèrent une réduction de 32 pour cent à 21 pour cent du taux d'imposition sur les dividendes que versent les sociétés à capital-actions à leurs actionnaires. Cette mesure visait réduire l'avantage dont jouissaient les fiducies de revenu par rapport aux sociétés distributrices de dividendes, parmi lesquelles figurent les grandes banques canadiennes. L'annonce du ministre Goodale eut évidemment pour effet de propulser la valeur boursière des fiducies de revenu vers de nouveaux sommets. Le marché venait, une fois de plus, d'avoir le dessus sur le politique. Mais les libéraux ne pourront toutefois pas profiter bien longtemps de cet état de grâce. En effet, dès le lendemain, des allégations circulèrent à l'effet que l'annonce de Goodale aurait fait l'objet de fuites. En fait, nul n'avait besoin de chercher bien loin pour trouver des traces de fuites puisque l'annonce avait déjà été coulée sur le site internet de l'agence de nouvelles financières Bloomberg, peu de temps avant la fermeture des marchés, le 23 novembre. (30) Selon Barry Crichtley du Financial Post, plusieurs heures avant que le ministre Goodale ne procède à son annonce, la rumeur circulait déjà parmi les "initiés", des courtiers en valeurs mobilières, des analystes de fiducies, des avocats et des journalistes. (31) Ces allégations furent alimentées par le fait que plusieurs titres de fiducies de revenu, de même que ceux de grandes sociétés versant des dividendes, connurent des volumes de transaction anormalement élevés dans les heures précédant l'annonce du ministre Goodale. Michel Girard, chroniqueur financier à La Presse, insinua que ces mystérieux investisseurs qui s'étaient lancés dans des achats massifs devaient forcément avoir eu la puce à l'oreille que la valeur de ces titres allait monter en flèche. (32) Dans le jargon boursier, celui qui tire un profit avec des informations privilégiées commet un délit d'initié. En Ontario, toute personne trouvée coupable de délit d'initié risque une peine d'emprisonnement maximale de cinq ans par chef d'accusation, ainsi qu'une amende maximale de cinq millions de dollars ou trois fois le profit réalisé. Parmi les cas les plus frappants cités par Girard, mentionnons le volume de transactions sur les titres de la Banque Laurentienne, qui était de 19,8 fois supérieur à la séance boursière de la veille. D'autre cas sont aussi digne de mention, tel les titres du Fond de revenu Aéroplan, dont le volume de transaction connut une hausse de 275 pour cent comparativement à la journée précédente, de même que ceux du Fonds de revenu Pages Jaunes (+230 pour cent), de la société en commandite TransAlta Power (+200 pour cent), de la société Bell Canada Entreprise (+173 pour cent), du Fonds de placement immobilier RioCan (+106 pour cent), de la Banque Royale (+98 pour cent), etc. (33) Le 27 novembre, les critiques en matière de Finances des partis d'opposition demandèrent une enquête sur la manière dont le ministre Goodale avait procédé à son annonce sur les fiducies de revenu. La députée néo-démocrate Judy Wasylycia-Leis, de Winnipeg, s'adressa à la GRC tandis que le député conservateur Jason Kenney, de Calgary, sollicita l'intervention de la Commission des valeurs mobilières de l'Ontario. Goodale réagissa en niant qu'il y avait eu une fuite à son cabinet et en accusant l'opposition de chercher à ternir sa réputation. (34) Or, les partis d'opposition n'avaient fait que reprendre à leur propre compte des allégations de fuites et de délits d'initiés qui avaient déjà été véhiculées dans les pages de certains des plus importants quotidiens canadiens. Il faut dire que les analystes des marchés ne furent pas unanimes à crier à la magouille financière. Certains d'entre eux furent d'avis que les niveaux élevés de volume de transactions observés chez les titres de fiducies de revenu pourraient n'être que le résultat de spéculation logique de la part d'investisseurs futés. Surtout que Goodale avait évoqué son intention de faire un énoncé sur les fiducies de revenu la veille de son annonce. Selon eux, comme Goodale avait déjà commencé sa ronde de distribution de nananes pré-électoraux, nul n'avait besoin d'être une "Jojo Savard" de la haute finance pour prédire que le ministre libéral n'allait pas annoncer de mauvaises nouvelles aux détenteurs de parts de fiducie de revenu. D'ailleurs, la Bourse n'a-t-elle pas été comparé plus d'une fois à une sorte de jeu de hasard, où certains misent leur fric en se fiant à leur instinct comme s'ils étaient au casino ? Certains jouent et perdent, alors que les plus chanceux repartent avec les poches pleines de pognon. Le 28 novembre, la Chambre des communes adopta par 171 voix contre 133 une motion de défiance alléguant que le gouvernement Martin avait perdu "l'autorité morale" pour diriger le pays. Le lendemain, le 38ième parlement fut dissout et l'électorat canadien fut convoqué aux urnes pour le 23 janvier 2006. Pour les conservateurs, qui avaient misés dès le départ sur l'effet Gomery pour leur campagne électorale, l'affaire des fiducies de revenu représentait du pain béni tombé du ciel. D'autant plus que les médias découvraient de plus en plus d'éléments accréditant la thèse de la fuite. Par exemple, le réseau CTV révéla que deux messages anonymes mis en ligne sur le site internet Stockhouse.ca durant la journée du 23 novembre prédisaient l'imminence d'une annonce concernant l'imposition des dividendes versés par les sociétés à capital-actions. (35) Plus intéressant encore était le fait que le second message employait une tournure de phrase identique à celle qu'utilisa le ministre Goodale lorsqu'il s'adressa aux médias. Dans les deux cas, on parla d'"uniformiser les règles du jeu" ("level the playing field", en anglais) pour expliquer le raisonnement derrière la décision de réduire le niveau d'imposition des dividendes. Goodale se défendit en affirmant qu'il n'avait fait qu'utiliser une expression couramment employée sur les marchés. Cette révélation fut suivie par une déclaration choc de Bill Gleberzon, un relationniste de l'Association canadienne des individus retraités (ACIR). Gleberzon affirma qu'un important conseiller politique du cabinet du ministre des Finances lui avait téléphoné durant la matinée du 23 novembre pour l'informé en grande primeur que le ministre Goodale allait procéder à une annonce sur les fiducies de revenu. (36) Le 8 décembre, Harper réclama la démission de Goodale, le temps que toute la lumière soit faite sur cette affaire. (37) "Je crois que dans n'importe quel pays le ministre des Finances aurait déjà démissionné au lieu de continuer à nier l'évidence", déclara le chef conservateur. Paul Martin rejeta du revers de la main cette requête, la qualifiant de "médiocre", et se porta à la défense de son ministre des Finances. Le lendemain, Goodale se retrouva à nouveau sur la sellette lorsque les médias révélèrent qu'il s'était entretenu avec six membres du comité exécutif de l'Association canadienne des courtiers en valeurs mobilières (ACCOVAM) pendant une heure, le matin de cette journée fatidique du 23 novembre. (38) Bien que les participants à l'entretien nièrent avoir eu vent avant tout le monde des intentions du ministre à l'égard des fiducies de revenu, il reste que le timing de cette rencontre apparu immédiatement hautement suspect aux yeux de plusieurs observateurs. S'il y a eu délit d'initié, alors les sommes en jeu pourraient être considérables. Les gains que pourraient avoir empochés les initiés sur seulement cinq des nombreux titres qui bénéficièrent de l'annonce du ministre Goodale s'élèveraient à eux seuls à près de 11 millions de dollars, selon une analyse publiée sur le blog américain "Captains Quarters", qui s'était rendu célèbre en brisant l'ordonnance de non-publication de la commission Gomery, au printemps 2005. (39) Richard Nesbitt, le pdg du Groupe TSX Inc, le nom de la compagnie propriétaire de la Bourse de Toronto, fut l'auteur d'une des transactions les plus louches. En septembre 2005, Nesbitt avait annoncé qu'il envisageait de convertir le Groupe TSX en fiducie de revenu. Dans les heures précédant l'annonce du ministre Goodale, Nesbitt, qui gagne un salaire annuel de 500 000 de dollars, investissa 759 242 dollars dans l'achat d'un bloc de 20 000 actions de sa propre compagnie. (40) Notons que c'était la première fois que Nesbitt procédait à l'achat de titres du Groupe TSX depuis qu'il avait accédé à la présidence de cette compagnie, en 2004. Le lendemain, les actions nouvellement acquises par Nesbitt enregistrait un bond en valeur de 10 pour cent, permettant ainsi au pdg de réaliser un profit de près de 100 000 dollars en une seule journée ! Un mois et demi après l’annonce du ministre Goodale, la valeur des titres du Groupe TSX augmenta de 25 pour cent, de sorte que le profit de Nesbitt s'éleva désormais à 190 000 dollars. Des blogueurs perspicaces découvrirent que certaines des fiducies de revenu dont les titres connurent des volumes de transaction hors de l'ordinaire avaient des liens directs avec le premier ministre Martin. Mentionnons à ce titre le Groupe Santé Medisys, l'entreprise dirigée par Sheldon Elman, le docteur personnel de Martin (41), et qui comptait la présence du sénateur libéral Leo Kolber parmi les membres de son conseil de direction. Medisys s'était convertie en fiducie de revenu l'année précédente, mais son titre perdit 30 pour cent de sa valeur après l'annonce du moratoire d'Ottawa sur les futures fiducies de revenu, en septembre 2005. Or, le blogueur M. K. Braaken apprit que le 22 novembre, soit la journée avant l'annonce du ministre Goodale, le volume de transaction sur les titres de Medisys avait été de 3400 pour cent supérieur à celui de la veille. (42) En effet, le nombre de titres de Medisys qui changèrent de propriétaires passa de 5714, le 21 novembre, à 203 953, le lendemain, pour redescendre à 6220, le jour suivant. Dans les semaines qui suivirent l'annonce de Goodale, la valeur du titre de Medisys passa de 11 dollars l'unité pour grimper à plus de 13 dollars. D'autres blogueurs s'intéressèrent au cas de Cargojet, une entreprise d'aviation qui s'était convertie en fiducie de revenu en mai 2005. Cargojet est dirigée par Ajay Virmani, un ardent supporter du PLC. En mars 2005, Virmani prêta sa luxueuse maison située à Oakville, en Ontario, pour la tenue d'un souper bénéfice à 5000 dollars la tête au profit des libéraux auquel participa Paul Martin. (43) Lors des campagnes électorales de juin 2004 (44) et de janvier 2006 (45), Paul Martin loua un des avions de Starjet, une autre compagnie dirigée par Virmani, pour voler d'un bout à l'autre du pays. Pour les circonstances, l'appareil arborait le logo du PLC. Cargojet perdit 15 pour cent de sa valeur après l'annonce du moratoire sur les nouvelles fiducies de revenu. À la mi-novembre, la valeur des parts de Cargojet pataugeait en dessous de 8.50 dollars l'unité. Le 21 novembre, 12 725 unités de Cargojet changèrent de main. Le 22 novembre, le volume de transaction de volume atteignit 39 112 unités, et le 23 novembre, le volume grimpa à 47 157 unités. (46) Ce jour-là, les parts de Cargojet se vendaient à 9.60 dollars l’unité. Le 10 décembre, le titre avait gagné 40 cent de plus. Et ce ne sont là que quelques cas parmi ceux qui attirèrent l'attention. Cependant, l'impact de l'affaire des fiducies de revenu demeura sommes toutes plutôt marginale lors des premières semaines de la campagne électorale, comme en témoigne le fait que les sondages continuaient à accorder une avance aux libéraux. Des enquêtes d'opinion menées à l'échelle nationale en décembre 2005 indiquèrent que l'appui aux libéraux oscillait entre 33 pour cent et 39 pour cent, tandis que les conservateurs recueillirent entre 25 pour cent et 32 pour cent. (47) Cette attitude de la part de l'opinion publique pouvait s'expliquer par deux facteurs. D'une part, les délits d'initiés sont des actes illégaux qui sont beaucoup plus abstraits et moins spectaculaires que les bons vieux scandales de graissage de patte de politiciens, par exemple. D'autre part, plusieurs des révélations sur l'affaire des fiducies de revenu demeurèrent confinées à la blogosphère. Alors que la campagne électorale entrait dans sa troisième semaine, l'affaire des fiducies de revenu avait pratiquement disparue des bulletins de nouvelles. En fait, de l'avis de plusieurs observateurs, la "vraie" campagne n'avait pas encore commencée. Ainsi, les libéraux attendaient après le temps des fêtes pour donner le véritable coup d'envoi à leur campagne, en procédant à de multiples engagements électoraux et d'annonces de politiques. Mais une mauvaise surprise attendait le PLC. Au moment même où la campagne des libéraux devait prendre son envol, la GRC fit son entrée et leur brisa les ailes. Notes et sources: (1) Le Devoir, "Le cri de Maher Arar ébranle Ottawa", Hélène Buzzetti, 5 novembre 2003, p. A1. |
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