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Affaire Omar Khadr: Et si on faisait aussi le procès de l'opinion publique?Anonyme, Sábado, Julio 19, 2008 - 03:03
Alexandre Popovic
Les autorités américaines, le gouvernement canadien, le SCRS, les conservateurs et les libéraux: tous portent leur part de responsabilité dans l'affaire Omar Khadr. Cependant, tandis qu'on fait le procès des autorités, on omet de s'attarder au silence complice d'un acteur susceptible de jouer déterminant dans ce type d'affaire : l'opinion publique. Si les avocats d'Omar Khadr ont décidés de divulguer cette semaine des extraits d'un vidéo d'interrogatoires menés à Guantanamo, c'est pour que l'opinion publique canadienne fasse pression sur Ottawa en faveur de son rapatriement au Canada. (1) Question: pourquoi se sont-ils sentis obligés d'en arriver là pour émouvoir l'opinion publique au sujet d'un citoyen canadien emprisonné depuis plus de cinq ans et demi dans un centre de détention extrêmement controversé qui a été maintes fois critiqué de part le monde ? Certes, les images du vidéo qui ont fait le tour du monde ces derniers jours ne sont ni joyeuses, ni jolies à voir. Mais à quoi pouvait-on s'attendre d'autre de la vie à Guantanamo ? Quelqu'un a-t-il besoin de se faire rappeler que Guantanamo n'est pas une prison «normale» où les prisonniers «font du temps» ? Que c'est un centre de détention où les détenus ignorent pour combien de temps ils en ont encore ? Que les conditions de détention ont été faites sur mesure pour briser psychologiquement ceux qui ont le malheur d'échouer dans ce goulag tropical ? Les images montrant un jeune Omar Khadr visiblement en détresse viennent confirmer ceci. Mais qui avait vraiment besoin de le voir pour le croire ? La détention d'Omar Khadr à Guantanamo est un fait connut du public canadien depuis octobre 2002. (2) Omar Khadr avait 15 ans lorsqu'il a été capturé par les troupes américaines en Afghanistan, en juillet de la même année. Il venait d'avoir 16 ans lorsqu'il fut transféré à Guantanamo Bay. Il était alors le seul mineur détenu dans cette prison militaire conçue spécifiquement pour ceux que l'administration Bush appelle les «combattants ennemis illégaux». Les interrogatoires menés par les enquêteurs du Service canadien de Renseignement de Sécurité (SCRS) à l'endroit d'Omar Khadr durant sa détention sont également des faits connus du grand public depuis longtemps. Le National Post révéla en effet dès décembre 2002 que les enquêteurs des services secrets canadiens avaient reçut le feu vert des autorités américaines pour questionner le jeune Khadr. (3) Cela ne devrait-il pas être suffisant en soi pour soulever l'indignation et scandaliser l'opinion publique canadienne ? Hé bien, imaginez-vous donc que non. Rares sont ceux qui, comme l'ancien diplomate Harry Sterling, ont réagit à la nouvelle de la détention d'Omar Khadr en dénonçant publiquement à la fois les excès de l'administration Bush et le silence du gouvernement canadien, alors dirigé par Jean Chrétien. (4) Le fait que la situation d'Omar Khadr ne suscita aucun réel mouvement de sympathie au Canada. D'ailleurs, lors des dernières élections fédérales, aucun des grands partis politiques n'a voulut se risquer à prendre position au sujet du cas d'Omar Khadr. (5) Le mauvais exemple du «plus meilleur pays du monde» Ce n'est qu'au cours de l'été 2007, soit cinq ans après le début de la détention d'Omar Khadr, que la situation se mit à changer. Cinq longues et pénibles années qui ont dû paraître une éternité pour celui qui a vécu une partie de ses années d'adolescence derrière les clôtures en fil de barbelé de Guantanamo. À ce moment-là, la détention d'Omar Khadr commençait à devenir de plus en plus gênante pour Ottawa. Contrairement au Canada, certains des plus fidèles alliés de l'administration Bush dans sa guerre mondiale contre le terrorisme, tels que les gouvernements de Tony Blair au Royaume-Uni et de John Howard en Australie, n'ont pas laissés leur propres citoyens moisir à Guantanamo. Mais s'ils ont décidé de passer à l'action, ce n'est pas nécessairement par grandeur d'âme. Après tout, les leaders de ces deux gouvernements avaient affirmés publiquement ne pas se soucier du sort de leur compatriotes détenus à Guantanamo peu après que l'existence de ce sinistre centre de détention fut dévoilée au grand jour. (6) Dans les deux cas, ce sont les opinions publiques britanniques et australiennes qui ont fait toute la différence. Au Royaume-Uni, les pressions populaires se sont traduit en appuis politiques en faveur des neuf citoyens britanniques détenus à Guantanamo. C'est ainsi que pas moins de 200 membres du parlement, incluant des députés du parti travailliste au pouvoir, appuyèrent une motion demandant leur rapatriement. (7) Les neuf furent libérés de Guantanamo et remis aux autorités britanniques en deux temps, soit en mars 2004 et en janvier 2005. Une fois rendus au Royaume-Uni, aucun d'entre eux n'ont eu à répondre de quelque infraction criminelle que ce soit, de sorte qu'ils ont rapidement pu se retrouver libre comme l'air pour de bon. (8) David Hicks, le seul citoyen australien à avoir été détenu à Guantanamo, devint une célébrité dans son pays d'origine lorsqu'une campagne se mit en branle pour demander sa libération durant l'année 2006. L'affaire fit tellement de bruit que le sort de celui que l'on surnomma le «taliban australien» devint un enjeu politique majeur en vue des élections générales de novembre 2007. (9) Sentant la soupe chaude, le gouvernement Howard négocia une entente avec les autorités américaines. En échange d'un plaidoyer de culpabilité à une accusation d'avoir offert un support matériel à des terroristes, Hicks pu quitter Guantanamo pour purger sa peine dans une prison australienne. Hicks fut définitivement libéré avant la fin l'année 2007... soit quelques semaines après la défaite électorale des conservateurs de Howard ! Lorsque Hicks prit congé de Guantanamo, en mai 2007, le canadien Omar Khadr devint le seul citoyen d'un pays occidental demeurant encore détenu à Guantanamo. Au début de juin 2007, le gouvernement américain subissa un revers embarrassant lorsqu'un juge militaire, le colonel Peter Brownback, rejetta les accusations de meurtre, tentative de meurtre, complot, soutien au terrorisme et espionnage portées contre Omar Khadr. (10) Brownback estima que la cour n'avait pas juridiction pour entendre la cause parce que l'acte d'accusation identifiait Khadr comme un combattant ennemi, et non comme un combattant ennemi étranger «illégal.» Cette décision, qui sera d'ailleurs renversée en appel, ne signifiait toutefois pas que Khadr allait être remis en liberté, loin de là. Des représentants des autorités américaines déclarèrent qu'ils pouvaient le détenir tant et aussi longtemps que perdurera la guerre contre le terrorisme. Ce jugement apporta toutefois de l'eau moulin aux nombreux opposants des tribunaux militaires d'exception, qui croient que les détenus de Guantanamo devraient subir leur procès devant les cours de justice normales. Au Canada, on sentait que le vent commençait à tourner au niveau de l'opinion publique. Un sondage mené par la firme Angus Reid publié vers la fin du mois de juin indiquait que 51 % des 1028 répondant étaient d'avis qu'Ottawa devrait intervenir activement pour faire sortir Omar Khadr de Guantanamo. (11) Ironiquement, c'est un américain qui se mit à multiplier les pressions politiques en faveur d'Omar Khadr. Mieux que ça : un officier de la US Navy ! Le lieutenant-commandant William Kuebler, l'avocat militaire d'Omar Khadr, a fait bien plus que de défendre les intérêts de son client devant le tribunal militaire. Ne croyant pas que Khadr bénéficiera d'un procès juste et équitable devant cette instance, Kuebler alla jusqu'à plaider la cause de Khadr à l'extérieur des États-Unis devant diverses personnalités et organismes. Le 11 août 2007, Kuebler fut agréablement surpris lorsqu'il fut ovationné durant 30 secondes lors d'un discours critiquant vertement l'inaction canadienne prononcé lors de la convention l'Association du Barreau canadien (ABC), qui compte un membership de 37 000 avocats. (12) Sauf erreur, l'ABC devenait ainsi la seule organisation canadienne prestigieuse à prendre publiquement parti en faveur d'Omar Khadr, avec bien sûr la section canadienne Amnesty international. Le lendemain, le président de l'association, J. Parker MacCarthy, envoyait une lettre au premier ministre Stephen Harper lui demandant le rapatriement de Khadr au Canada. «Le fait que Khadr était mineur au moment de sa capture ne fait que rendre que la situation plus urgente», écrivit MacCarthy rappelant que le Canada est signataire d'une convention internationale sur les droits des enfants-soldats. Évidemment, on peut difficilement s'empêcher de voir qu'il y a quelque chose de tristement ironique dans le fait que la plus grande association canadienne d'avocats invoquait soudainement l'urgence de la situation... après un long silence de cinq ans. L'intervention de l'ABC fut saluée par la députée néo-démocrate Alexa McDonough, qui en profita pour critiquer l'inaction du gouvernement Harper dans ce dossier. (13) Cette dénonciation fut suivie par celle du chef libéral Stéphane Dion peu de temps après. (14) «Il n'y a pas que le gouvernement qui a été muet», rappela le Globe and Mail dans un éditorial publié une semaine après la convention de l'ABC. * «Jusqu'à récemment, la majeure partie de la société civile était silencieuse. L'Association du Barreau canadien, représentant les avocats et les juges, a prit quatre années avant de dénoncer Guantanamo et une autre année avant de mentionner Khadr par son nom.» (15) Mais le mouvement de soutien envers Omar Khadr tarda à prendre son envol au Canada. Kuebler ne resta pas à attendre les bras croisé que l'opinion publique se décide à se mobiliser en faveur du seul détenu canadien de Guantanamo. Il se rendit à Londres en novembre 2007 pour demander aux membres du parlement et aux activistes britanniques de faire pression sur Ottawa dans ce dossier. (16) Bien que nous soyons encore loin d'un mouvement de masse digne de ce nom, les voix se sont fait de plus en plus nombreuses cette année pour réclamer que Omar Khadr soit ramené au Canada. En voici quelques exemples. En janvier 2008, un groupe d'étudiants de la faculté de droit de l'Université d'Ottawa signèrent un rapport demandant son rapatriement, en affirmant que la loi permettait de le juger au Canada. (17) Le 2 juin, une quarantaine d'élèves d'une école secondaire de Cobourg manifestèrent à ce sujet devant le consulat américain, à Toronto. (18) Présumé coupable À en juger par les réactions rapportées de part et d'autres dans les médias écrits et électroniques suite à la diffusion des extraits vidéo des interrogatoires à Guantanamo, l'opinion publique canadienne reste encore très partagée sur l'attitude à adopter face à Omar Khadr. D'abord, il y a ceux qui croient que de faire parti de la famille Khadr est un crime en soi. Certes, il est indéniable que le nom Khadr a une connotation péjorative. Les liens des frères et soeurs d'Omar Khadr avec la mouvance djihadiste et le réseau al-Qaïda leur donnent plutôt mauvaise presse. Cependant, tenir Omar Khadr responsable des paroles et des actes posés par d'autres membres de sa famille, je trouve que c'est pousser le concept de culpabilité par association un peu loin. Il ne faudrait quand même pas oublier que l'on ne choisit pas sa famille ! Au risque d'en décevoir certains, j'aimerais aussi rappeler qu'aucun des membres de la famille Khadr n'ont été trouvés coupables de quelque acte criminel que ce soit au Canada. L'un d'eux, Abdurahman Khadr, affirma même au réseau CBC avoir fait de l'espionnage pour le compte de la CIA en Afghanistan, en Bosnie-Herzégovine et même à Guantanamo. (19) Puis, il y a ceux qui parlent d'Omar Khadr comme s'il était déjà coupable des crimes qui lui sont reprochés, en particulier celui d'avoir tué un soldat américain avec une grenade. Parlons-en de cette grenade. Selon la version officielle, l'incident est survenu au cours d'une bataille qui dura plus de quatre heures opposant des membres des forces spéciales américaines à une poignée d'insurgés occupant une enceinte près de la ville de Khost, dans l'est de l'Afghanistan, le 27 juillet 2002. (20) Lorsque les troupes américaines rencontrèrent de la résistance, deux avions A-10 Warthogs canardèrent la cible, suivis de deux avions F18 qui larguèrent deux puissantes bombes. Les soldats américains qui firent ensuite irruption dans l'enceinte à moitié détruite croyaient qu'aucun des occupants n'avait survécu. Des corps ensanglantés se trouvaient effectivement parmi les décombres. Mais tout à coup, une grenade surgit de nulle part, blessant deux soldats, dont le sergent Christopher Speer, qui succomba à ses blessures 10 jours plus tard. Les autres soldats ripostèrent avec leur carabine Colt M4, une version raccourcie du M-16A2. Lorsque les tirs se sont tus, ils tombèrent face à face avec un jeune homme gisant au sol avec deux gros trous sur sa poitrine. C'était Omar Khadr, le seul survivant de l'attaque. Dans un tel contexte, il me semble que le jet d'un engin explosif pourrait s'apparenter davantage à un acte défensif commis en situation de combat plutôt qu'à un meurtre au premier degré. Après tout, ce n'est pas comme si quelqu'un avait malicieusement lancé une grenade sur un GI qui s'en allait tout bonnement s'acheter un paquet de cigarettes ! Cela étant, de quelle preuve dispose la gouvernement américain relativement à cette accusation de meurtre, la plus grave d'entre toutes ? Le général américain à la retraite John Altenburg qui avait lui-même recommandé que Khadr soit jugé pour crime de guerre déclara sur les ondes de l'émission 60 Minutes du réseau CBS que la preuve était de nature «circonstancielle.» (21) «Je pense que c'est juste de dire qu'il n'y a personne qui l'a vraiment vu lancer cette grenade», affirma-t-il. Puis, en février 2008, un document secret remis accidentellement à des journalistes couvrant les audiences au tribunal militaire apporta un nouvel éclairage sur l'accusation de meurtre. (22) Contrairement à ce que tout le monde avait prit pour acquis jusqu'à présent, le document révéla que Khadr n'était pas le seul occupant qui était encore en vie à l'intérieur de l'enceinte au moment où la grenade fut lancée, jetant possiblement un doute sur sa culpabilité. Dans le document, un membre non-identifié des forces de sécurité américaines fit un compte-rendu de l'assaut donné l'intérieur de l'enceinte. Il relata avoir d'abord abattu d'une balle dans la tête un homme armé d'un fusil AK-47 avant de tirer deux balles dans le dos d'Omar Khadr. Layne Morris, le second soldat blessé par la grenade, accueillit ce nouveau rebondissement avec stupéfaction. «Depuis le début, tout le monde m'avait dit qu'il était le seul gars à l'intérieur», déclara-t-il au Toronto Star, en parlant d'Omar Khadr. (23) Malgré tout, Morris s'entêta à croire dans sa culpabilité. «Omar était l'homme à la grenade», insista Morris, aujourd'hui à la retraite. Une autre révélation probablement encore plus explosive allait bientôt suivre quelques semaines plus tard. L'avocat militaire Kuebler déclara qu'un commandant américain avait altéré le rapport sur l'opération qui coûta la vie au sergent Speer. Une première version du rapport daté du 28 juillet 2002 affirmait que l'homme qui avait lancé la grenade avait été tué, ce qui excluait de facto Khadr en tant qu'auteur de ce geste. Or, quelques mois plus tard, ce même rapport fut réécrit, mais conserva la date du 28 juillet 2002. Dans cette nouvelle version, on ne disait plus que l'assaillant avait trouvé la mort, mais plutôt qu'il aurait «engagé» le combat. (24) À part de nier les allégations de fabrication de preuve lancées par la défense, le colonel Bruce Pagel, le nouveau procureur du gouvernement américain, ne fit pas grand chose d'autre pour dissiper les doutes grandissants à l'égard de la solidité de l'accusation. Le procureur Pagel s'objecta toutefois à la requête de la défense d'interroger l'auteur du rapport et refusa d'expliquer les différences existant entre les deux versions du même rapport. Enfin, Kuebler souleva également la possibilité que l'action de soldats américains pourrait avoir été à l'origine des blessures qui entraînèrent la mort du sergent Speer. (25) En effet, des interrogatoires menés par la défense auprès de témoins militaires en vue de préparer le procès permirent à l'avocat de Khadr d'apprendre que des soldats américains avaient eux-mêmes lancés des grenades à l'intérieur de l'enceinte au moment même où des membres des forces spéciales s'y trouvaient déjà. Bref, le moins que l'on puisse dire c'est que la preuve obtenue par la défense laissa amplement place au doute quant à la culpabilité de Khadr. En fait, plus on en apprenait et plus on trouvait des raisons de croire à un ignoble coup monté contre Omar Khadr. Pour le chroniqueur Thomas Walkom, du Toronto Star, ces nouvelles informations illustraient le risque de tirer des conclusions hâtives. (26) Lorsqu'on apprit la capture d'Omar Khadr en Afghanistan, en 2002, peu de Canadiens s'en soucièrent, rappelle Walkom. «Il n'eut droit ni à des manifestations, ni à de pétitions. Les politiciens gardèrent un silence discret», écrit-il. «Omar Khadr fit son entrée dans l'imaginaire collectif en tant que dangereux meurtrier. Maintenant, il apparaît plutôt être un jeune qui, pour on ne sait trop quelles raisons (coercition parentale ? son propre manque de jugement ?), finissa par se faire tirer dans le dos», conclua Walkom. On pourra critiquer autant que l'on voudra les actions et inactions des gouvernements canadiens et américains dans cette affaire. Cependant, il ne faut jamais oublier que l'opinion publique canadienne se montra elle aussi complice du calvaire d'Omar Khadr par son silence persistant. Ne la laissons pas s'en tirer impunément. Sources: (1) The Globe and Mail, «Family's lawyers working court of Canadian public opinion», Colin Freeze, July 16 2008, p. A11. |
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