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Aide juridictionnelle française et jurisprudence européenne (I)

usager-administré, Martes, Noviembre 20, 2007 - 21:44

Usager-administré (France)

La tentative récente, de l'actuel gouvernement français, de faire accepter l'idée d'une disparition de l'aide juridictionnelle entièrement gratuite pour les citoyens avec les plus faibles ressources, n'est pas un incident isolé. Elle s'inscrit dans une stratégie dirigée contre les droits réels de la grande majorité de la population. “Pas de droits sans argent" risque de devenir une devise tacite, en France mais aussi dans l'ensemble de l'Europe prétendument “en construction". Manifestement, on ne “construit" pas pour les pauvres...

Le président français Nicolas Sarkozy et le premier ministre François Fillon viennent de lancer un premier ballon d'essai, via la ministre de la Justice Rachida Dati, en vue de supprimer la gratuité totale de l'aide juridictionnelle. Même si, devant l'avalanche de réactions négatives, le gouvernement semble avoir provisoirement renoncé à ce projet, ce n'est sans doute que partie remise pour après les élections municipales. Mais quelle est, déjà à présent, la situation réelle de l'aide juridictionnelle française qui, d'après la Cour Européenne des Droits de l'Homme, “offre des garanties substantielles aux individus, de nature à les préserver de l'arbitraire" ?



Un article du 18 novembre de Justiciable évoque la tentative récente de Rachida Dati, Garde des Sceaux et auparavant porte-parole de Nicolas Sarkozy, de mettre en cause le caractère gratuit de l'aide juridictionnelle. Les références fort instructives de l'article à la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) me semblent mériter une comparaison avec la situation actuelle de l'aide juridictionnelle française, prenant en considération des aspects du fonctionnement réel des Bureaux d'aide juridictionnelle (BAJ) qui n'apparaissent pas forcément à la lecture des arrêts de la Cour.

L'arrêt Del Sol du 26 février 2002 a jugé l'affaire d'une requérante française qui s'est plainte, d'après la CEDH, “de ce que le bureau d'aide juridictionnelle de la Cour de cassation, puis le premier président de cette juridiction, ont rejeté sa demande d'aide juridictionnelle au motif qu'aucun moyen de cassation sérieux ne pouvait être relevé", estimant que “les décisions susmentionnées ont abouti à préjuger sa cause et à porter atteinte au droit d'accès à un tribunal que l'article 6 § 1 de la Convention [européenne des Droits de l'Homme] garantit en ces termes: « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) » ". Le gouvernement français a plaidé notamment, en réponse:

“ Le Gouvernement affirme à titre liminaire que le fait de ne consentir le bénéfice de l'aide juridictionnelle qu'aux seuls demandeurs dont l'argumentation a au moins une chance – fût-elle faible – de prospérer devant le juge de cassation traduit le souci de concilier une bonne administration de la justice avec le droit d'accès effectif à un tribunal. (...) il s'agit (...) d'écarter uniquement les recours qui ne contiennent que des arguments insusceptibles d'aboutir à la remise en cause de la décision entreprise. (...) Il en va de même, a fortiori, des recours qui ne comprennent l'exposé d'aucun motif. "

“ Ainsi, le Gouvernement considère que l'appréciation portée par les membres du bureau d'aide juridictionnelle de la Cour de cassation français diffère largement de celle censurée par la Cour dans l'affaire Aerts c. Belgique (arrêt du 30 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-V, pp. 1964-1965, § 60), où des organes similaires avaient tranché la question de savoir si le recours du requérant était « actuellement juste », c'est-à-dire s'il était fondé. Ce contrôle allait donc au-delà du contrôle prévu par le système français, qui se limite à écarter les moyens dépourvus de tout caractère sérieux. (...) "

“ Le Gouvernement affirme en outre que la composition du bureau d'aide juridictionnelle établi près la Cour de cassation permet d'écarter tout reproche de partialité qui pourrait être adressé à ce service. Ce dernier comprend des magistrats, des avocats, des fonctionnaires et des justiciables. Cette diversité permet que soient pris en compte de manière effective aussi bien les nécessités du bon fonctionnement de la juridiction que les droits de la défense, et notamment le libre accès au juge. Il ne peut donc être soutenu que les décisions du bureau d'aide juridictionnelle traduisent une volonté d'écarter abusivement les demandeurs des prétoires. Le Gouvernement souligne que le caractère objectif de l'appréciation portée sur le pourvoi est garanti par la voie de recours ouverte par l'article 23 de la loi du 10 juillet 1991 contre les décisions du bureau d'aide juridictionnelle, lesquelles peuvent être déférées au premier président de la Cour de cassation. Par ce biais, le demandeur a la faculté de contester l'appréciation portée par le bureau sur le sérieux des moyens qu'il a présentés, et de rapporter, le cas échéant, la preuve du caractère mal fondé de cette appréciation. "

(fin de citation)

Il reste qu'un telle procédure de rejet au niveau de l'aide juridictionnelle revient à faire juger, et éliminer dans la pratique, l'affaire par des instances autres que la formation collégiale qui examine, avec un rapporteur et en présence d'un avocat général, les pourvois déposés par des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation. De surcroît, elle impose au justiciable sans ressources la tâche en soi très difficile d'identifier et articuler par lui-même des “moyens de cassation sérieux".

Or, à supposer que les moyens proposés par un demandeur qui n'est pas un avocat spécialisé ne soient pas solides, rien ne prouve que la décision contestée ne puisse pas être valablement attaquée avec l'aide d'un professionnel. La situation du justiciable à qui l'aide juridictionnelle est refusée paraît donc très défavorable par rapport à celle d'une partie adverse disposant de moyens financiers suffisants pour, tout simplement, confier le dossier à un avocat aux Conseils qui se chargera de trouver les possibles moyens de cassation et de les articuler correctement. Où est l'égalité dans l'accès à la justice ? Pas seulement auprès du Conseil d'Etat ou de la Cour de Cassation, mais plus globalement dans l'ensemble des juridictions de la justice française. Les personnes ou entités riches et influentes ont tout intéret à durcir les contentieux, et à les rendre longs et onéreux. Dans la grande majorité des cas, le “petit justiciable" partie adverse ne pourra pas, matériellement, se défendre.

La CEDH a malgré tout suivi la plaidoirie du Gouvernement français, et estimé par cinq voix (dont celle du juge français) contre deux (dont celle du président de la Chambre) :

“ La Cour souligne d'emblée que la Convention n'oblige pas à accorder l'aide judiciaire dans toutes les contestations en matière civile. En effet, il y a une nette distinction entre les termes de l'article 6 § 3 c), qui garantit le droit à l'aide judiciaire gratuite sous certaines conditions dans les procédures pénales, et ceux de l'article 6 § 1, qui ne renvoie pas du tout à l'aide judiciaire. "

(...)

" La Cour note tout d'abord que le motif retenu par le bureau d'aide juridictionnelle et le premier président de la Cour de cassation pour rejeter la demande de la requérante – à savoir l'absence de moyen sérieux de cassation –, est expressément prévu par la loi no 91-647 du 10 juillet 1991 et s'inspire sans nul doute du légitime souci de n'allouer des deniers publics au titre de l'aide juridictionnelle qu'aux demandeurs dont le pourvoi a une chance raisonnable de succès. Comme le soulignait la Commission européenne des Droits de l'Homme, à l'évidence, un système d'assistance judiciaire ne peut fonctionner sans la mise en place d'un dispositif permettant de sélectionner les affaires susceptibles d'en bénéficier. (...) "

“ Il est vrai que, dans l'affaire Aerts, la Cour a conclu à une violation de l'article 6 § 1 après avoir souligné qu'« en rejetant la demande [d'assistance judiciaire] au motif que la prétention ne paraissait pas actuellement juste, le bureau d'assistance judiciaire a porté atteinte à la substance même du droit [du requérant] à un tribunal » (...) Toutefois, la Cour estime qu'il est important de prendre concrètement en compte la qualité du système d'assistance judiciaire dans un Etat. Or elle considère que le système mis en place par le législateur français offre des garanties substantielles aux individus, de nature à les préserver de l'arbitraire : d'une part, le bureau d'aide juridictionnelle établi près la Cour de cassation est présidé par un magistrat du siège de cette cour et comprend également son greffier en chef, deux membres choisis par la haute juridiction, deux fonctionnaires, deux avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, ainsi qu'un membre désigné au titre des usagers (article 16 de la loi du 10 juillet 1991 susmentionnée) ; d'autre part, les décisions de rejet peuvent faire l'objet d'un recours devant le premier président de la Cour de cassation (article 23 de la loi). Au surplus, la requérante avait pu faire entendre sa cause en première instance, puis en appel. "

(fin de citation)

Cette apréciation de février 2002 de la CEDH a été confirmée dans l'arrêt Vallar du 4 octobre dernier, se référant explicitement à l'arrêt Del Sol.

Cependant, avec tout le respect dû à la Cour Européenne et à la justice française, un certain décalage semble exister entre les considérants de ces arrêts et la situation que l'on peut constater aujourd'hui sur le terrain.

De façon générale, les décisions des bureaux d'aide juridictionnelle français ne spécifient pas la composition du bureau qui a délibéré sur chaque demande : qui a effectivement participé à la délibération, existe-t-il un acte signé de cette délibération ? Le demandeur ne reçoit aucune information, sauf dans le cas où l'aide juridictionnelle lui est refusée par ordonnance du président du BAJ, ce qui est légalement possible en vertu de l'article 22 de la Loi du 10 juillet 1991 modifiée, qui spécifie : “ Le président du bureau ou de la section compétente ou, en cas d'absence ou d'empêchement du président, le vice-président peut statuer seul sur les demandes ne présentant manifestement pas de difficulté sérieuse ". Si la décision est rendue après délibération du BAJ, la notification ne fait pas état de sa composition. Dans le cas contraire, elle est rendue par la présidence du BAJ avec en général une motivation type de quelques mots standard : “le demandeur dépasse le plafond de revenus", ou “absence de moyens sérieux suceptibles de convaincre le juge de cassation". Le justiciable est alors privé de l'examen, par l'ensemble du Bureau, de la possibilité de déroger au plafond de revenus (ce qui est légalement possible d'après l'article 3 de la Loi de 1991) ou du caractère sérieux des moyens de cassation. La collégialité des décisions des BAJ français n'est donc pas garantie ou n'apparaît pas de manière suffisamment explicite dans les notifications.

Et pour quelle raison, par exemple, le fait de vouloir plaider le caractère réglementaire de la Charte des Thèses des universités françaises ne comporterait-il pas, par lui-même, un moyen de cassation potentiellement sérieux ? Les motivations sommaires évitent ce genre d'explications qu'une formation de jugement serait amenée à fournir.

De surcroît, des BAJ aussi importants que celui de Paris ne semblent pas adresser en temps utile aux demandeurs des avis d'enregistrement de leurs dossiers. Ce qui peut compliquer la tâche du justiciable qui souhaite ajouter des éléments complémentaires à sa demande initiale. De même, aucune procédure de récusation ne semble être prévue, alors que le BAJ ou sa présidence et la présidence de la juridiction se substituent de fait à la formation collégiale normale prévue pour les jugements contentieux.

Il semble donc bien que des différences substantielles existent entre les possibilités offertes à ceux qui peuvent recourir de leurs deniers aux services d'un avocat spécialisé qui déposera une requête en bonne et due forme, et celles dont dispose un citoyen avec de faibles revenus ou, tout simplement, un membre de la prétendue “classe moyenne", très largement prolétarisée et souvent endettée. Résultat d'une évolution voulue par gouvernements et législateurs depuis deux décennies.

Cette note est loin d'épuiser le sujet, mais une réflexion citoyenne sur la question paraît nécessaire en tout état de cause. Pas seulement à l'échelle française, mais pour tous les pays membres du Conseil de l'Europe où non seulement la jurisprudence de la CEDH s'applique mais des stratégies gouvernementales communes sont de plus en plus ouvertement définies sans demander l'avis des citoyens. En attendant, s'opposer à un nouveau Traité européen n'est que sagesse.

Usager-administré

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