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Les manipulations médiatiques du SCRSAnonyme, Sábado, Septiembre 1, 2007 - 00:44
Alexandre Popovic
Voici le premier texte d'une série de cinq sur les manipulations médiatiques des services secrets canadiens. On y fait le tour des différents stratagèmes des services secrets pour amplifier la menace terroriste au Canada, du coulage d'informations jusqu'à l'utilisation d'informateurs se faisant passer pour des porte-parole de la communauté musulmane. Le SCRS et l'art de la Comment des informateurs du SCRS Les cas de Youssef Mouammar et de Mubin Shaikh Par Alexandre Popovic MONTRÉAL, 1er septembre 2007. Ici comme ailleurs, la paranoïa collective du grand public est garante de l'épanouissement des services secrets. Plus la population devient craintive et peureuse, plus elle ressentira le besoin d'être protégée contre les diverses menaces, réelles ou fictives, qui planent sur sa sécurité. Et parmi ces organismes publics qui sont mandatés pour jouer ce rôle de protecteur, l'on retrouve les obscurs et énigmatiques, mais ô combien influents et puissants services secrets, dont la raison d'être consiste justement à identifier ces menaces qui pèsent contre la sécurité nationale. Plus la peur se répand parmi le grand public, moins les autorités gouvernementales se montrent hésitantes à donner carte blanche aux services secrets. Après tout, rien de mieux qu'une populace effrayée pour que les services secrets deviennent les enfants gâtés de l'État, de véritables chouchoux à qui l'on ne peut rien refuser. Les services secrets ont donc tout intérêt à veiller à ce que le climat de peur ne cesse jamais d'être alimenté. Il va sans dire qu'il existe de nombreuses régions dans le monde où l'insécurité et le niveau d'activité terroriste sont telles que la tâche des services secrets s'en retrouve énormément facilitée. Ce qui est toutefois encore loin d'être le cas du Canada, qui continue d'être perçu de par le monde comme un gigantesque îlot de quiétude résistant tant bien que mal aux vagues de turbulences qui agitent les eaux instables du globe. Rares sont en effet les Canadiens qui se sentent craintifs au point d'apporter des changements à leurs habitudes de vie, comme d'éviter les moyens de transports en commun de peur qu'ils soient la cibles d'attentats à la bombe, comme ce fut le cas à Madrid ou à Londres ces dernières années. Bien sûr, il existe cette guerre internationale contre le terrorisme à laquelle les autorités canadiennes sont parties prenantes depuis le début. Mais le théâtre des opérations de ce conflit à n'en plus finir est suffisamment éloigné du citoyen canadien moyen pour que celui-ci ne voit aucune raison de se sentir personnellement menacé à brève échéance. Dans un tel contexte, les services secrets canadiens, nommément le Service Canadien de Renseignement et de Sécurité (SCRS), doivent nécessairement redoubler d'ardeur et mettre les bouchées doubles afin que le grand public canadien ne soit pas épargné non plus par cette crainte contagieuse de la menace terroriste. Bien que le SCRS prêche un peu moins dans le désert depuis les fameux attentats du 11 septembre 2001, il reste néanmoins encore beaucoup de chemin à parcourir avant que la paranoïa populaire atteigne un niveau satisfaisant aux yeux des services secrets canadiens. Pour remédier à cette nonchalance typiquement canadienne, il va de soi que le grand public doit être informé aussi régulièrement possible de l'évolution de ce péril permanent que constitue la menace terroriste. Il incombe dès lors aux médias de masse de ne jamais rater une opportunité de rappeler à la population canadienne qu'elle n'est en rien immunisée contre ces bombes meurtrières qui ensanglantent régulièrement certaines régions du monde. C'est dans le contexte de cette vaste mission de sensibilisation du grand public canadien que la collusion entre le SCRS et les médias prend toute son importance. Pour le SCRS et ses fidèles sympathisants, il est en effet crucial de ne ménager aucuns efforts afin de développer et de promouvoir une mentalité d'assiégée au sein de l'opinion publique. Une telle entreprise peut prendre plusieurs formes. Il peut s'agir, par exemple, de persuader le plus grand nombre de gens que le prétendu manque de zèle sécuritaire canadien au niveau frontalier ou en matière d'immigration fait courir des risques intolérables à l'ensemble de la collectivité, étant donné que les terroristes fanatiques du monde entier ne manqueront certainement pas d'interpréter une telle négligence comme une invitation à s'infiltrer partout au Canada, par la grande ou par la petite porte, sans oublier la porte du côté. Le SCRS peut également faire des pieds et des mains pour convaincre le grand public que certains individus ciblés représentent des menaces potentielles à la sécurité nationale, comme ces soi-disant «agents dormants d'al-Qaïda» qui constituent apparemment autant de menaces invisibles que seul l'oeil entraîné, et quasi-bionique, des super agents anti-terroristes est capables de percevoir. Lorsqu'ils aspirent à faire passer leur message auprès du grand public, les maîtres-manipulateurs du SCRS disposent évidemment de plus d'un tour dans leur sac. Dépourvus de scrupules et ne reculant devant aucune entorse à l'éthique, les services secrets canadiens peuvent s'y prendre de mille et une façons pour manipuler l'opinion publique via les médias de masse. D'abord, les représentants du SCRS peuvent lancer des déclarations-chocs, dont la véracité est souvent invérifiable, mais qui généreront à coup sûr des manchettes sensationnalistes. On peut citer ici à titre d'exemple les propos volontairement alarmistes qu'avait tenus Jack Hooper, le sous-directeur aux opérations du SCRS aujourd'hui à la retraite, lors d'une séance publique du Comité permanent de la sécurité nationale et de la défense du Sénat canadien, le 29 mai 2006. Profitant de sa tribune pour se plaindre d'un manque de ressources, Hooper affirma que le SCRS n'avait examiné que 10 % des dossiers des 20 000 immigrants originaires de l'Afghanistan et du Pakistan qui sont arrivés au Canada lors des cinq dernières années. De tels propos laissent sous-entendre qu'un nombre inconnu de terroristes pourrait se cacher parmi ce groupe d'immigrants provenant de deux pays qui sont évidemment perçus comme étant à «hauts risques» aux yeux du SCRS. (1) En réalité, le réputé «laxisme sécuritaire canadien» est beaucoup moins dramatique que n'a voulu le laisser croire ce haut responsable des services de renseignement. En effet, comme le précisera par la suite une porte-parole du SCRS, l'agence de renseignement procède à des vérifications de demandes d'immigration provenant d'outre-mer uniquement lorsqu'elle est sollicitée en ce sens par les agents d'immigration. Voilà qui explique pourquoi seulement une demande sur dix est examinée par le SCRS. Le soi-disant «manque de moyens» dont se plaignait Hooper n'y est donc pas pour grand chose ici. Bien entendu, M. Hooper n'a pas cru bon de mentionner que le SCRS examine 100% des demandes lorsque les immigrants se présentent aux frontières canadiennes en vue d'obtenir un statut de réfugié. Sans tenir compte de ces importantes nuances, la plupart des médias de masse canadiens reprirent fidèlement les demi-vérités de Hooper, qui se retrouvèrent alors à la Une de plusieurs grands quotidiens, dont La Presse, The Vancouver Sun (2), The Ottawa Citizen (3), The Calgary Herald (4), The Windsor Star (5), The Guardian (6) (de la ville de Charlottetown, capitale de l'île du Prince Édouard). Mais ce n'est pas tout. M. Hooper joua également au prophète de malheur en prétendant que «les éléments qui ont mené aux attentats de Londres», c'est-à-dire ceux du 7 juillet 2005 qui causèrent la mort de 52 personnes, étaient «présents ici en ce moment au Canada». Invité à offrir davantage de détails sur le phénomène terroriste canadien, M. Hooper a alors dressé le profil type des suspects: «La plupart sont très jeunes. Plusieurs sont nés ici. Plusieurs d'entre eux qui ne sont pas nés ici ont immigré à un très jeune âge avec leurs parents.» Cinq jours plus tard, les forces policières réalisèrent l'un des plus importants coups de filet anti-terroriste de l'histoire canadienne dans la région de Toronto, en arrêtant dix-sept individus, dont cinq mineurs, qui seront accusés d'appartenance à une soi-disante cellule terroriste inspirée d'al-Qaïda. Il s'agit ici d'accusés qui sont, pour la plupart, très jeunes, dont plusieurs sont nés au Canada tandis que d'autres ont immigré en très bas âge avec leurs parents. Bref, le groupe appréhendé correspond en tout point avec la description que M. Hooper avait évoqué au Sénat ! Autrement dit, les propos de Hooper avaient quelque chose de prémonitoires, ce qui tombe plutôt bien étant donné que la mission principale du SCRS est justement de prévoir et d'anticiper les problèmes, contrairement aux policiers qui sont formés à réagir à des actes qui ont été posés. Avec des prédictions qui se réalisent sous nos yeux dans un délai aussi court, on se croirait en présence d'un véritable scénario arrangé avec «le gars des vues». Une sorte de «happy-ending story», où les espions du SCRS font figure de héros imbattables à la Jack Bauer. Une question importante demeure toutefois en suspens: le Canada était-il sur le point de vivre un attentat sanglant comme celui de Londres, comme le sous-entendit Hooper? Bien que nous n'aurons vraisemblablement d'autre choix que d'attendre l'issue du procès que subiront les accusés dans cette affaire pour connaître la réponse, le doute devrait néanmoins être permis compte-tenu du fait que la soi-disante cellule torontoise était étroitement surveillée et même infiltrée depuis belle lurette, ce qui ne semble pas avoir été le cas à Londres. (7) Cela étant, les déclarations de dirigeants du SCRS, aussi fracassantes soient-elles, sont généralement insuffisantes à exercer un impact durable sur l'opinion publique. Il faut aussi reconnaître que la Loi sur le SCRS limite excessivement la liberté de parole des membres des services secrets canadiens. Lorsqu'ils sont admis au sein du SCRS, les nouveaux employés doivent en effet prêter un serment de secret leur interdisant de révéler toute information obtenue durant l'exercice de leurs fonctions. De plus, la Loi sur la protection de l'information stipule que la communication d'informations classifiées comme étant des «renseignements opérationnels spéciaux» (8) représente une infraction passible d'une peine maximale de quatorze années d'emprisonnement. Quand les «ex» se mettent de la partie... Pour compenser cette carence au niveau de la liberté de parole, l'agence de renseignement peut toujours compter sur une poignée de vétérans du SCRS qui continuent à servir fidèlement les intérêts de l'organisation, et constituent à ce titre une véritable mini-force de réserve toujours prête à monter sur le front pour mener la bataille des relations-publiques dans les médias de masse. Ces espions à la retraite jouissent en effet de la liberté de faire ce que les membres actuels de l'agence de renseignement ne peuvent faire eux-mêmes, comme par exemple dénoncer les compressions du gouvernement dans le budget du SCRS, s'opposer à la tenue d'enquêtes publiques sur des activités scandaleuses des services secrets canadiens, se porter à la rescousse d'anciens collègues qui se retrouvent dans l'eau chaude ou encore défendre des tactiques controversées dont les porte-paroles officiels du SCRS ne sont pas autorisés à en admettre l'existence. Sans oublier les habituels discours destinés à alimenter la peur et à justifier l'existence du SCRS... Parmi les plus médiatisés de ces anciens du SCRS, on compte David Harris, qui aurait été membre du SCRS pendant neuf mois (9), période durant laquelle il fut responsable de la planification stratégique, et est aujourd'hui président de la compagnie de consultants en sécurité Insignis Strategic Research, basée à Ottawa. En plus d'être régulièrement cité dans les médias canadiens, M. Harris est aussi connu pour ses interventions médiatiques controversées aux États-Unis, dans lesquels il n'hésite jamais à dépeindre le Canada comme une planque idéale pour les terroristes (10). Reid Morden, qui fut directeur du SCRS, de 1988 à 1992, et qui dirige aujourd'hui une firme d'analyse en sécurité, Reid Morden & Associates, compte aussi parmi ces soi-disant experts en sécurité qui sont contactés par les médias pour commenter des questions liées au terrorisme. Au même titre que Michel Juneau-Katsuya, membre du SCRS dès sa fondation, en 1984, se hissant ensuite à la tête de l'unité Asie-Pacifique dans les années '90, avant de prendre sa retraite, en 2000. Il est aujourd'hui PDG d'une agence de renseignement privée, le Northgate Group. Mentionnons également Peter Marwitz qui, après avoir passé vingt ans au Service de sécurité de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), fut membre du SCRS, de 1984 à 1993. Cité de temps à autres dans les grands quotidiens anglo-canadiens, M. Marwitz a aussi vu 17 de ses lettres ouvertes être publiées dans le courrier des lecteurs des médias écrits, entre 1993 et 2007. Enfin, on s'en voudrait de passer sous silence le cas particulier de Tod Hoffman, membre du SCRS de 1988 à 1995, aujourd'hui chroniqueur chez la presse anglophone, principalement au quotidien The Gazette, lequel publia près de cent articles, portant sur une foule de sujets, de cet ex-agent de renseignement au cours des douze dernières années. Malgré tout le bon vouloir déployé par David Harris et compagnie, le SCRS a encore fort à faire avant que la peur bleue de la menace terroriste ne prenne racine au sein de l'imaginaire collectif canadien, ce qui incite l'agence à avoir recours à des stratagèmes toujours plus audacieux, pour ne pas dire carrément tordus, afin d'y arriver. Le coulage d'informations Parmi les méthodes de prédilection de l'agence, on retrouve le coulage d'informations dans les médias de masse. À ce titre, il faut distinguer deux types de coulage : le coulage autorisé et légal, d'une part, et le coulage clandestin et criminel, d'autre part. Dans cette seconde catégorie, il importe de différencier le coulage d'informations servant les intérêts supérieurs du SCRS, lequel est vraisemblablement bien vu par la haute direction de l'agence, voire approuvée implicitement par elle, des fuites de renseignements pratiquées par des employés mécontents qui, pour une raison ou une autre, cherchent à plonger leurs patrons dans l'embarras. Examinons d'abord la façon légale. Cela consiste tout simplement à ce que le SCRS remette des documents précensurés à des journalistes en réponse à des demandes effectuées en vertu de la Loi d'accès à l'information. La loi octroyant au SCRS une large latitude pour déterminer les informations pouvant être divulguées de celles qui doivent demeurer secrètes, les responsables de l'agence ont donc tout le loisir de trier les renseignements qui leur sont avantageux et susceptibles de faire avancer leur propre agenda politique, de celles qui leur seront potentiellement nuisibles, voire préjudiciables, qu'ils pourront alors dissimuler sans difficultés. Ainsi, même le coulage d'information selon la méthode légale n'est pas exempte de manipulations de la part du SCRS. On en a eu un exemple éloquent en février 2001, lorsque le SCRS remis au journaliste Jim Bronskill, de Southam, un rapport supposément «confidentiel» traitant de la menace que faisait peser des «groupes d'affinités anarchistes» sur le Sommet des Amériques, un événement réunissant trente-quatre chefs d'état du continent devant se tenir deux mois plus tard, à Québec. Le rapport en question, intitulé «Quebec city 2001: Radical Anti-Globalization Element Organizing Protest» et daté de décembre 2000, prédisait que le Sommet donnera probablement lieu à des actes de vandalisme et de violence. «L'utilisation de cocktails Molotv et autres instruments pertubateurs ne peut être écarté», peut-on y lire notamment. M. Bronskill se basa sur ledit rapport pour rédiger un article à forte saveur sensationnaliste, lequel sera publié dans les quotidiens anglophones The Gazette (11), National Post, Edmonton Journal, The Ottawa Citizen, Times – Colonist et The Windsor Star. Or, la demande d'accès à l'information qu'avait adressée le journaliste Bronskill au SCRS n'avait absolument rien à voir avec les manifestations contre le Sommet des Amériques ou la globalisation ! Qu'à cela ne tienne: le SCRS voulait que son «rapport confidentiel» soit coulé dans les médias et savait qu'il pouvait compter sur M. Bronskill pour accomplir cette tache. Le journaliste Lyle Stewart demanda d'ailleurs à Bronskill s'il croyait que le rapport du SCRS pouvait faire partie d'une campagne de désinformation. Voici sa réponse: «Je tend à être d'accord, en un sens. Je ne sais pas où se situe la vérité. Une partie du problème avec ces affaires-là est qu'ils noircissent beaucoup de choses et que vous ne savez pas quelle quantité d'informations il pouvait y avoir là. Vous devez prendre leurs conclusions pour de l'argent comptant, pour ce qu'elles peuvent valoir.»(12) Les services de renseignement canadiens peuvent aussi pratiquer le coulage d'informations de manière clandestine, par exemple en faisant couler illégalement des renseignements confidentiels à des journalistes qui se sont mérité leur confiance, comme cela s'est produit à plusieurs reprises dans l'affaire Maher Arar. Rappelons que dans cette affaire les autorités américaines s'étaient basés sur des renseignements canadiens erronés lorsqu'elles décidèrent de déporter M. Arar, un ingénieur canado-syrien, vers son pays d'origine, la Syrie, où il fut emprisonné et torturé pendant 374 jours avant d'être libéré et de pouvoir revenir au Canada, le 5 octobre 2003. Comme le souligne lui-même dans son rapport le juge Dennis O'Connor, qui présida la commission d'enquête sur l'affaire Arar, «des responsables canadiens ont, pendant une longue période, sélectivement divulgé aux médias de l'information classifiée sur M. Arar. Les fuites ont commencé en juillet 2003 avant le retour de M. Arar au Canada et se sont poursuivies jusqu'en juillet 2005, pendant les travaux de la Commission.» Notons que les auteurs de ces fuites n'ont jamais été identifiés. (13) Dans ce cas-ci, le coulage d'informations avait pour but de salir la réputation de M. Arar, en le faisant passer pour un individu qui n'est pas au-dessus de tout soupçon, de façon à ce que les agents de renseignement qui avaient cru voir en lui un potentiel «agent dormant d'al-Qaïda» puissent justifier leurs actions après coup et ainsi couvrir leurs arrières. Mais l'opération a manifestement échouée puisque le 26 janvier 2007, le gouvernement canadien a présenté ses excuses à M. Arar, à qui une somme de 10.5 millions de dollars fut versée pour mettre un terme à sa poursuite au civil. Plus récemment, un nouveau cas de coulage d'informations confidentielles dans les médias est apparu lorsque certains extraits d'un «document secret» du SCRS concernant le résident canadien d'origine marocaine Adil Charkaoui ont atteri dans les pages de La Presse, le 21 juin dernier. Le rapport coulé allègue qu'en juin 2000, M. Charkaoui aurait eu une conversation avec un certain Hisham Tahir, «dont le propos suggère qu'ils planifiaient un attentat terroriste en prenant possession d'un avion en partance de Montréal vers une destination inconnue à l'étranger.» (14) Rappelons que M. Charkaoui, un professeur de français, a été détenu pendant vingt-et-un-mois en vertu d'un certificat de sécurité, une procédure permettant l'expulsion de personnes ne jouissant pas de la citoyenneté canadienne et qui sont soupçonnées par le SCRS de mettre en péril la «sécurité nationale». Dans un jugement unanime rendu le 23 février 2007, la Cour suprême du Canada a toutefois tranché que les certificats de sécurité étaient en partie inconstitutionnels. Maintenant, le fait que M. Charkaoui n'a jamais été inculpé de quelque infraction criminelle que ce soit, tout comme que le fait que M. Tahir soit lui-même libre comme l'air, témoigne de façon convaincante que cette conversation semble relever davantage du canular que du complot terroriste. Et pourtant, La Presse semble avoir été tellement emballée par cette «exclusivité» qu'elle trouva nécessaire d'accorder une visibilité démesurée aux allégations pour le moins douteuses de ce document naguère secret. Pour sa part, M. Charkaoui a nié énergiquement l'existence de cette conversation, estimant que ce coulage d'informations n'était sûrement pas étranger à la requête demandant l'annulation de ses conditions de libération qu'il avait déposé deux jours avant la parution de l'article de La Presse. Quant au SCRS, qui accumule les revers depuis un certain temps dans les dossiers des certificats de sécurité, et ce, tant au niveau de l'opinion publique que sur le plan judiciaire, il semble décidément prêt à tous les coups bas pour justifier son acharnement à l'égard de M. Charkaoui. La GRC a d'ailleurs ouvert une enquête sur cette nouvelle affaire de fuite. De la collusion jusqu'aux journalistes-espions Bien entendu, les opérations de manipulation de l'opinion publique sont grandement facilitées lorsque des officiers de renseignement parviennent à tisser des liens étroits avec les membres les plus complaisants du gratin médiatique. Comme le note le journaliste du Globe and Mail Andrew Mitrovica dans son livre «Entrée clandestine», c'est précisément ce qu'a fait Ward Elcock, lorsqu'il était directeur du SCRS, de 1994 à 2004. En effet, M. Elcock, qui «dîne souvent avec des membres importants de la galerie de la presse parlementaire à Ottawa», écrit M. Mitrovica, «a habilement forgé des alliances avec les journalistes – particulièrement dans l'incestueux enclos d'Ottawa – et des universitaires qui, en échange de son oreille et d'informations, le défendent, lui et le Service.» (15) Les plus chanceux de ces journalistes se sont sans doute fait payer la traite par les services secrets canadiens lors des grandes bouffes bien arrosées que Elcock et ses collègues tenaient à l'intérieur même des confortables locaux insonorisés du quartier général national du SCRS, dans la région d'Ottawa. (16) On peut également soupçonner que les affinités existant entre les professions de journalistes et d'agents de renseignement sont aussi de nature à faciliter les occasions de rapprochement et autres rencontres fortuites entre les membres des deux groupes. «L'espion et le journaliste ont quelques points communs et beaucoup de différences», observe Hans Leyendecker, un des plus célèbres journalistes d'enquête de l'Allemagne. «Tous deux collectent des informations à partir de multiples sources, informations qu'ils analysent ensuite pour leurs commanditaires.»(17) Tout ceci nous amène forcément à soulever d'épineuses, mais incontournables questions : Jusqu'où au juste peut aller cette collusion entre journalistes et membres des services secrets ? Le SCRS disposerait-il de ses propres «sources humaines», un euphémisme pour les informateurs, au sein de la communauté journalistique ? Questions qui sont évidemment impossibles à répondre. Mais, advenant que cela ne soit pas le cas, ce ne sera pas faute de n’avoir essayé... Certains se rappelleront peut-être, en effet, que deux agents du SCRS avait approché, en septembre 1988, le journaliste Charlie Greenwell, de la station de télévision CJOH, à Ottawa, en lui proposant le marché suivant : devenir informateur pour le compte des services secrets, en échange de quoi l'agence s'engageait à lui fournir toute l'assistance possible pour de futurs reportages touchant au monde du renseignement. (18) À l'époque, les dirigeants du SCRS étaient devenus obsédés par une série de fuites survenues au cours de l'été 1988, lesquelles ne posaient pas tant un problème au niveau de la sécurité mais restaient néanmoins embêtantes puisqu'elles étalaient au grand jour certains dessous peu reluisants de l'agence. D'abord, le journaliste Pierre Beauregard, de l'agence Presse Canadienne, révéla qu'un haut-gradé du SCRS avait mis en péril la sécurité d'un transfuge soviétique en utilisant sa voiture personnelle pour assurer son transport vers un aéroport. Puis, le journaliste Normand Lester, de Radio-Canada, dévoila que la grogne règnait parmi des employés montréalais du SCRS affectés à l'écoute électronique suite à l'abolition de quatre postes. Ainsi, les services secrets souhaitaient que M. Greenwell les aide à découvrir qui, parmi les membres du SCRS, étaient les sources qui avaient fournis des tuyaux aux journalistes Beauregard et Lester. En d'autres mots, le SCRS souhaitait que le reporter de CJOH espionne ses propres collègues journalistes. L'un des agents secrets suggéra même à Greenwell d'user de ruse, en proposant à Lester de mener des enquêtes conjointes dans le but d'amener subtilement ce dernier à révéler ses sources ! Or, M. Greenwell ne se contenta pas de refuser le marché, il avisa aussi son collègue Lester des intentions du SCRS à son égard. Les deux reporters se sont ensuite fait un devoir de faire éclater publiquement l'affaire sur leurs réseaux télévisés respectifs, le 15 septembre 1988. Au début, la direction du SCRS s'enferma dans le mutisme, refusant de commenter les allégations. Puis, le 20 septembre, le directeur du SCRS de l'époque, Reid Morden, brisa le silence et confirma que l'agence avait effectivement adressée une «demande de coopération» à M. Greenwell, quoique qu'il nia que ce dernier se soit fait offrir de l'information ou une quelconque forme de rétribution en échange de ses services sollicités. Aussi, Morden se montra réticent à employer le terme «espionnage». «Nous ne dirions pas 'espionner'», chercha à nuancer le directeur des services secrets. «Nous dirions recueillir de plus amples informations.» Notons qu'il ne s'agissait nullement là d'un précédent dans la petite histoire du renseignement canadien. Une décennie plus tôt, la journaliste Kitty McKinsey, du quotidien Ottawa Citizen, avait en effet révélé que des agents du sinistrement réputé Service sécurité de la GRC, c'est-à-dire l'ancêtre du SCRS (19), lui avaient proposé d'espionner certains journalistes soupçonnées d'être des taupes à la solde des services secrets de la défunte Union soviétique. (20) L'infiltration de la profession journalistique par le SCRS demeure évidemment sujet à spéculation. Les «success stories» étant, pour la plupart, des secrets bien gardés dans le milieu du renseignement, il n'y a que les tentatives de recrutement infructueuses et autres échecs qui se retrouvent à faire les manchettes. L'infiltration des milieux journalistiques par les services secrets ne relève toutefois pas de la fiction, mais constitue un phénomène bien réel, même dans les régimes démocratiques du monde occidental. Ainsi, ce n'est pas pour rien si, aux États-Unis, une directive interdit spécifiquement à la Central Intelligence Agency (CIA) de rémunérer des journalistes depuis 1977 (21), dans la foulée de l'un des nombreux scandales qui avaient suivis l'affaire Watergate (22). Plus récemment, l'équivalent allemand de la CIA, le Service de renseignement fédéral (Bundesnachrichtendienst, BND) s'est vu imposé une directive similaire après avoir été éclaboussé par une affaire d'espionnage du milieu journalistiques, en mai 2006 (23). Des agents provocateurs médiatisés Il va sans dire qu'une agence de renseignement disposant de ses propres informateurs dans le milieu journalistique se placerait dans une position idéale pour se lancer dans des manipulations médiatiques de grande ampleur. Mais, plus machiavélique encore, les services secrets peuvent également avoir recours à leurs propres informateurs pour gonfler artificiellement l'ampleur de certains phénomènes qu'ils combattent, comme celui de l'extrémisme musulman, et même aller jusqu'à fabriquer de toutes pièces une menace terroriste au Canada, de façon à augmenter le taux d'insécurité et de paranoïa au sein de la population. C'est précisément ce qu'a fait le SCRS, et ce, au cours d'une période de temps s'étendant sur plusieurs années. En effet, deux anciennes taupes du SCRS chargés de l'infiltration des milieux islamistes contribuèrent tous deux à donner une image négative de l'islam et à alimenter le stéréotype voulant que les musulmans soient essentiellement de dangereux extrémistes. Autrement dit, par le biais de ses informateurs médiatisés, le SCRS fut carrément en position de façonner la perception qu'a l'opinion publique de la communauté musulmane canadienne. Les deux informateurs en question sont Joseph Gilles Breault, alias «Dr Youssef Mouammar» alias «Abou Djihad», de Montréal, et Mubin Shaikh, de Toronto. Il est à noter que nous n'avons pas affaire ici à de simples hypothèses ou à une enième théorie de la conspiration. D'une part, les deux individus ont chacun reconnu publiquement avoir travaillé sous les ordres du SCRS. D'autre part, leurs multiples interventions médiatiques sont largment documentées au niveau des archives des médias écrits, lesquels sont allés jusqu'à dépeindre les deux informateurs comme des porte-paroles de la communauté musulmane canadienne, voire des «leaders» de celle-ci. De 1989 à 1994, Youssef Mouammar semble avoir été de toutes les grandes et moins grandes controverses associées de près ou de loin à l'islamisme radical, comme la tentative de coup d'état à Trinidad et Tobago ou la diffusion de propagande haineuse anti-juive. Personnalité médiatisée, Mouammar était toujours prêt à ajouter un peu d'huile sur le feu, que ce soit durant l'affaire Salman Rushdie ou lorsque le SCRS se livra au harcèlement de membres des communautés arabo-musulmanes à l'époque de la guerre du Koweït. Après avoir soutenu ouvertement le terrorisme anti-israélien et lancé des appels au meurtre des opposants du Front islamique du Salut, un parti islamiste algérien aujourd'hui dissout, Mouammar envoie des communiqués de menaces d'attentats aux armes biochimiques contre le métro de Montréal. On se rappelera sans doute que ces soi-disantes «menaces terroristes» avaient donné lieu à des manchettes sensationnalistes des plus alarmistes chez les grands journaux montréalais dans les semaines qui avaient suivies les attaques du 11 septembre 2001, aux États-Unis. Le fait que l'auteur de ces communiqués fut à la solde des services secrets canadiens fit cependant couler beaucoup moins d'encre... Quant à Mubin Shaikh, il s'agit d'une des deux taupes qui avait infiltré la fameuse «cellule terroriste» de Toronto qui a été démantelée à grands renforts de publicité médiatique, le 2 juin 2006, et que nous avons déjà évoqué précédemment. Or, à la même époque où il était informateur pour le SCRS, M. Shaikh était devenu le promoteur le plus visible de la campagne en faveur de la reconnaissance des tribunaux islamiques en Ontario, en 2004-2005, une controverse qui fit couler beaucoup d'encre tant au Québec qu'au Canada anglais. (24) Il convient de noter que le cas de Shaikh se distingue à plusieurs égards de celui de Mouammar. Ainsi, contrairement à ce dernier, Shaikh a signé un contrat de délateur avec la GRC prévoyant qu'il témoignera en cour contre les accusés dans l'affaire de la «cellule torontoise». Cela étant, il n'en existe pas moins plusieurs similarités entre les deux personnages: ils ont tous deux fait preuve d'un net penchant pour la visibilité médiatique tout en étant à la solde du SCRS ; ils ont tous deux contribué à donner un visage fondamentaliste, certains diront intégriste, à la communauté musulmane canadienne ; et enfin, ils n'ont aucune hésitation à avoir recours à l'intimidation et aux menaces. Certains ne manqueront sans doute pas d'argumenter qu'il serait plutôt ardu pour le SCRS de recueillir des renseignements précis et précieux sur les milieux islamistes radicaux sans bénéficier des loyaux services de mouchards profondément enraçinés au coeur même de la mouvance intégriste. Après tout, si les escouades des stup des corps policiers recrutent des vendeurs de drogue pour livrer la lutte à la drogue, pourquoi alors les escouades anti-terroriste se priveraient-elles de recourir à des adeptes autoproclamés des méthodes terroristes pour mener la guerre au terrorisme? Or, tant les enquêtes au niveau de la sécurité nationale que celles portant sur le crime organisé sont confrontées à ce dilemme classique : où tracer la ligne entre, d'une part, l'utilisation d'informateurs aux fins de collecter des renseignement, et, d'autre part, le dérapage de l'agent provocateur qui adopte un rôle pro-actif de façon à générer par ses propres faits et gestes le type de menace terroriste qu'il est censé lui-même combattre? La question est d'autant plus pertinente quand on sait que le SCRS se sert depuis toujours des menaces, réelles ou supposées, à la sécurité nationale pour demander à Ottawa d'accroître ses pouvoirs et ses budgets. Pourquoi le public devrait-il conserver sa confiance envers un organisme qui utilise ses taxes pour financer les activités de promoteurs du terrorisme au nom de la lutte anti-terroriste ? Bien entendu, ceux qui sont le moindrement familier avec l'histoire du SCRS n'ignorent pas que les services secrets canadiens affichent de lourds antécédents en matière d'agents provocateurs. Qu'on pense à l'affaire Marc-André Boivin, cet individu qui, après avoir fait carrière comme informateur pendant 15 ans au sein du mouvement syndical, à Québec, fut condamné à purger 15 mois d'emprisonnement, le 2 octobre 1987, après avoir plaidé coupable à six accusations d'avoir comploté en vue de commettre des attentats à la bombes contre les hôtels de l'homme d'affaires Raymond Malenfant. (25) Ou encore à l'affaire Grant Bristow, du nom de cet informateur du SCRS qui avait participé à la fondation, en octobre 1989, du défunt groupe torontois Heritage Front, considéré à l'époque comme la plus dangeureuse organisation suprémaciste blanche au Canada. Bristow participa activement aux activités du Heritage Front, conseillant notamment les néo-nazis sur les méthodes d'harcelèment à adopter contre les militants anti-racistes, jusqu'à ce qu'il soit forcé de disparaître de la circulation après que le Toronto Sun révéla, en août 1994, qu'il était une taupe des services secrets. (26) Pour aussi tordus que furent ces deux affaires, il convient néanmoins de souligner que jamais M. Boivin n'a cherché à se faire passer pour un porte-parole du mouvement syndical dans les médias, tout comme M. Bristow n'a jamais cherché à être reconnu comme un leader des Canadiens de race blanche. Il est évident que les affaires Mouammar et Shaikh sont lourdes d'implications, et ce, pas seulement pour le SCRS, qui fait des efforts pour redorer son blason auprès de la communauté musulmane canadienne depuis quelques temps. En effet, au-delà des services secrets eux-mêmes, les médias de masse, qui sont à la fois victimes du SCRS, puisqu'ils semblent avoir fait l'objet de manipulation de sa part, mais aussi source de préjudices pour les musulmans canadiens, puisqu'ils contribuèrent à ternir l'image de ceux-ci, doivent eux aussi rendre des comptes à la population. Lorsqu'ils élèvent un informateur du SCRS au rang de «porte-parole musulman», les médias de masse deviennent clairement partie prenante des odieuses supercheries conçues par les services secrets canadiens. Que les journalistes se soient bêtement fait avoir ou qu'ils soient les complices de ces ignobles manigances, il n'en demeure pas moins qu'en accordant à deux informateurs des tribunes leur permettant de jouer à fond leur personnage de «leader musulman», les médias de masse se trouvèrent à amplifier l'aura d'influence des deux taupes du SCRS, contribuant vraisemblablement à accroître la capacité de ceux-ci à accomplir leur mission d'infiltration et de collecte de renseignements au sein du milieu ciblé. Une ignominie d'une pareille ampleur exigeait forcément réparation. La meilleure façon qu'aurait pu trouver les médias pour se racheter auprès de la population en général et de la communauté musulmane en particulier, aurait été de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour exposer les manipulations auxquelles se sont livrés les services secrets et leurs informateurs et de demander des comptes aux plus hautes autorités fédérales pour que toute la lumière soit faite à ce sujet. Malheureusement, nous en sommes aujourd'hui réduis à déplorer qu'à l'époque où l'affaire Mouammar a éclatée, c'est-à-dire au cours des derniers mois de l'année 2001, aucun des quatre grands quotidiens montréalais n'avait consacré sa Une à ce scandale, ni publié d'éditorial à ce sujet. Seul La Presse fit un minmum d'effort pour creuser un peu plus autour de l'affaire, sans pour autant y consacrer un suivi journalistique digne de ce nom. Un tel désintéressement est difficilement explicable. L'affaire Mouammar contenait précisément tous les ingrédients à forte saveur sensationnaliste dont rafolent habituellement les médias de masse. Ce n'est pourtant pas comme si les médias écrits montréalais avaient cessés, l'année suivante, de s'intéresser aux questions ayant trait à l'islamisme radical ou au SCRS, bien au contraire. Il y a d'ailleurs fort à parier que si une affaire semblable avait éclaté ailleurs, dans un pays européen par exemple, la presse locale en aurait fait ses choux gras. Alors que Mubin Shaikh n'a pas fini de faire parler de lui, en particulier au Canada anglais, Youssef Mouammar, lui, semble aujourd'hui avoir été bel et bien oublié par les médias, son nom n'étant évoqué qu'à seulement de très rares occasions, comme par exemple dans le livre «Montréalistan», du journaliste Fabrice de Pierrebourg, paru plus tôt cette année. Bien que présenté comme un ouvrage entièrement consacré à la mouvance islamiste à Montréal, «Montréalistan» n'accorde pourtant qu'un espace négligeable à traiter de ce personnage incontournable. (27) Voilà qui ne peut faire autrement que de nous amener à dresser un triste constat de l'état du journalisme d'enquête au Québec. Dans un discours prononcé le 20 février 2003, lors d'un colloque sur la sécurité organisé par la Commission du Droit du Canada, Andrew Mitrovica reprocha d'ailleurs aux journalistes de démontrer peu de volonté à enquêter sur le SCRS. Fait intéressant, l'auteur de «Entrée clandestine» débuta son allocution en demandant qui, parmi les membres de l'assistance, connaissait le nom du directeur du SCRS. Résultat: personne n'a pu nommer Ward Elcok, qui était alors à la tête du SCRS depuis près de dix ans. (28) Comment s'étonner alors que, plus de vingt ans après sa création, le SCRS demeure un organisme largement méconnu du public canadien et plus particulièrement des québécois. Ainsi, selon un sondage mené par la firme Ekos, en avril 2005, auprès de 1003 répondants, il ressort que les Québécois sont ceux qui connaissent le moins le SCRS (54 %), alors que les habitants de la Colombie-Britannique sont ceux qui le connaissent le mieux (81 %). Le sondage indique aussi que deux Canadiens sur trois (67 %) croient, à tort, que le SCRS a le pouvoir d'arrêter et de détenir des gens. (29)Force est de constater qu'une telle ignorance rend la vie bien facile aux services secrets canadiens... Le cas de Joseph Gilles Breault Comme la plupart des informateurs, Youssef Mouammar est un personnage à multiples facettes. Pendant qu'il mouchardait pour le compte des services secrets canadiens, il se prenait aussi pour un promoteur de l'islam, assumait des fonctions de dirigeant au sein de multiples corporations religieuses et jouait le rôle de figure médiatique controversée avant de devenir un auteur prolifique de menaces en tous genres expédiées par fax aux autorités et aux médias des quatre coins de la planète. Né le 24 novembre 1942 dans le nord de Montréal, Joseph Gilles Breault est un québécois dit «de souche». En 1970, il part vivre en France, en compagnie de son épouse et de son fils. Au cours de cette période, M. Breault décroche un doctorat en philosophie et en science politique à l'Université de Paris. En 1982, lui et sa famille reviennent vivre à Montréal. Lorsqu'il se convertit à l'islam, vers 1984, M. Breault adopte le nom de Youssef Mouammar. Il devient alors actif à la mosquée Al-Oumma Al-Islamiah, située sur le boulevard Saint-Laurent, près de la rue Ontario. Mouammar débute sa carrière d'informateur en offrant d'abord ses services à l'escouade anti-terroriste du Service de police de la Communauté urbaine de Montréal (SPCUM), aujourd'hui rebaptisé Service de police de la ville de Montréal. On sait peu de choses sur la collaboration de Mouammar avec le SPCUM à l'époque, sinon qu'il aurait aidé les policiers lors d'une enquête portant sur une affaire de trafic d'armes. On notera cependant que le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS), le pseudo «chien de garde» du SCRS dont l'impotence est légendaire, avait écrit dans son rapport annuel 1997-1998 que Mouammar «était un personnage controversé avant d’être recruté par le Service». Écrit dans le style ultra-opaque si typique au SCRS, le rapport n'apporte malheureusement pas de plus amples précisions à ce sujet. (30) On ne connait pas avec certitude quelle a été la période précise durant laquelle Mouammar a travaillé comme informateur pour le SCRS. J'ai moi-même fait une demande d'accès à l'information auprès du SCRS à ce sujet, mais j'ai eu droit à la réponse habituelle: l'agence de renseignement me répondit formellement qu'elle ne pouvait «ni confirmer ni infirmer l'existence des documents demandés». Un reportage du journaliste Normand Lester diffusé à la télévision de Radio-Canada, au début d'octobre 2001, avance que «Mouammar rencontrait déjà des agents du SCRS au moment de la guerre du Golfe en 1991». (31) Évidemment, l'emploi du terme «déjà» signifie que nous n'avons pas forcément affaire au début de la relation entre Mouammar et le SCRS, qui, selon toute vraisemblance, remonterait probablement à une époque plus lointaine (nous y reviendrons). Le reportage de M. Lester indique également que les «islamistes auraient découvert ses accointances avec les services secrets canadiens» trois ans plus tôt (ce qui nous ramène donc en 1998) et que Mouammar avait «disparu de la circulation» depuis ce temps. Un long article du journaliste André Noël publié dans La Presse, en décembre 2001, suggère que Mouammar aurait commencé à oeuvrer pour le SCRS à partir de la moitié des années '80. Ce sont deux éléments d'informations contenus dans ledit article qui incite fortement à soutenir une pareille hypothèse. (32) D'abord, M. Noël, qui a lui-même rencontré Mouammar pour écrire son article, rapporte que ce dernier «a voyagé dans le monde entier, avec l'argent du SCRS». À une certaine époque, le SCRS lui versait jusqu'à 7000$ par mois, ce qui couvrait le salaire, les dépenses et les tickets de voyage de l'informateur «globe trotter». En finançant les voyages de Mouammar, le SCRS a vraisemblablement voulu accroître la valeur de son informateur, le fait d'entretenir de nombreux contacts à l'échelle internationale ne pouvant qu'alimenter son prestige. Plus loin dans l'article, on peut également lire que les voyages en question eurent lieu entre les années 1985 et 1999, selon les dires de Mouammar lui-même. Puisque l'agence canadienne de renseignement joua le rôle d'agence de voyage, on peut donc supposer que Mouammar aurait été informateur pour le SCRS durant cette période, soit pendant une douzaine, voire une quinzaine d'années. Le deuxième élément d'information de l'article est un paragraphe dans lequel M. Noël évoque les débuts de la carrière d'informateur de Mouammar auprès du SCRS. Voici le paragraphe complet: «Le SCRS le prend à son compte. L'agence fédérale est en manque d'informateurs musulmans. Le SCRS lui fait un pont en or, tout en aidant "Youssef" à accroître son influence dans sa nouvelle communauté religieuse. Breault se hisse à la tête de plusieurs organismes, comme la Fondation internationale musulmane du Canada, Pétro Action, l'Institut international de recherche islamique, la Communauté de la nation musulmane du Grand Montréal, la Grande mosquée, Info-islam et la revue Le Monde islamique.» Ainsi, l'extrait ci-haut suggère clairement que l'ascension prodigieuse de Mouammar au sein d'un aussi grand nombre d'organismes à connotation islamique était en fait subventionnée secrètement par le SCRS. Notons que la création de la Fondation internationale islamique du Québec remonte à 1987, et celle de la Fondation internationale musulmane du Canada et de la Communauté de la nation musulmane du Grand Montréal, à 1988. (33) Cela nous ramène donc encore une fois à la seconde moitié des années '80, soit la période au cours de laquelle Mouammar a déjà commencé à entreprendre sa longue série de voyages à l'étranger. Ce qui vient encore une fois renforcer l'hypothèse à l'effet que Mouammar aurait débuté son travail pour le SCRS à cette époque. À la lumière de ce qui précède, il semble clair que le SCRS a décidé de miser gros sur cet informateur, ce qui s'expliquerait par le fait que les services secrets canadiens étaient «en manque d'informateurs musulmans» à l'époque, tel que spécifié par le journaliste Noël dans l'extrait cité ci-haut. Le SCRS aurait sans doute pu se contenter de bénéficier des services d'un informateur doté d'une influence non-négligeable auprès de la communauté musulmane montréalaise. Mais les services secrets cultivaient apparemment d'autres ambitions à son sujet : ils caressaient le projet audacieux de faire de leur informateur une véritable personnalité publique jouissant d'une importante visibilité médiatique. Tout porte à croire que le SCRS aspirait à ce que l'impact des gestes posés par Mouammar dépasse la communauté musulmane locale pour atteindre l'opinion publique au sens large, ou, autrement dit, le reste de la population. C'est ainsi que Mouammar fut appelé à devenir l'un des principaux visages auquel le grand public québécois associerait la communauté musulmane locale. Comme le fit remarquer le journaliste Paul Wells dans un article paru dans le quotidien The National Post, en décembre 2001, Mouammar «était le genre de 'porte-parole' facilement disponible de la communauté musulmane montréalaise qui se retrouvait dans toutes sortes d'affaires médiatiques.» (34) Le stratagème du SCRS semble avoir fonctionné à merveille puisque des quotidiens canadiens aussi bien établi que the Gazette et le Vancouver Sun n'eurent aucune hésitation à présenter Mouammar comme un «leader musulman». Lors de la seconde moitié des années '80, la presse francophone et anglophone le considère comme une source crédible faisant autorité sur les questions touchant de près ou de loin au monde islamique et la communauté musulmane locale. Par exemple, La Presse cite les commentaires de Mouammar à l'occasion de la mort de l'ayatollah Khomeiny, en juin 1989 (35), lors de la divulgation de l'énoncé de la politique du Québec en matière d'immigration, en décembre 1990 (36) ou encore à la suite de la victoire électorale du Front islamique du Salut en Algérie (37), en décembre 1991. En février 1989, le quotidien The Gazette va même jusqu'à dresser un portrait de Mouammar digne de ceux que les médias de masse consacrent aux vedettes du show-business et autres personnalités publiques. C'est sans inhibitions apparentes que Mouammar se prête au jeu en répondant à une série de questions portant sur son enfance et sa famille, ainsi que sur ses goûts personnels, notamment ses préférences en matière de passe-temps, de musique, de sports, de restaurants, de programmes de télévision, de lieux de vacances, et ainsi de suite. (38) En tout et pour tout, mes recherches m'ont permis de recenser pas moins de 47 articles de journaux, publiés dans de grands quotidiens canadiens entre 1987 et 1995 (39), dans lesquels Mouammar fut cité à titre de porte-parole musulman d'une organisation à vocation islamique, s'agissant la plupart du temps de la Fondation internationale musulmane canadienne (FIMC). Sur ces 48 articles de journaux, 22 furent publiés dans la presse francophone et 26 dans la presse anglophone. Notons qu'à ces dizaines d'articles s'ajoutent deux lettres ouvertes que Mouammar réussit à faire publier dans le courrier des lecteurs du quotidien La Presse, en 1991 et en 1993. Dans l'une d'elle, il aborde la question de la place de Jésus Christ dans le Coran (40), et dans l'autre, il étaye longuement sa position sur l'euthanasie (41). Les médias montréalais sont pourtant bien conscients que Mouammar est loin de faire l'unanimité au sein de la communauté arabo-musulmane montréalaise. «Quand son nom apparaît dans les journaux, plusieurs musulmans grimpent dans les rideaux», écrit le journaliste Richard Hétu, du quotidien La Presse, dans un article publié en février 1992. (42) Mais la visibilité médiatique de Mouammar ne se limite pas qu'à faire parler de lui dans les pages des grands quotidiens. En 1991, Mouammar tient sa propre chronique à la radio, après avoir acheté du temps d'antenne à la station CJMS afin de faire «la promotion de l'islam.» Durant six mois, il lit un extrait du Coran deux fois par nuit sur les ondes de cette station montréalaise. On notera également que Mouammar était l'éditeur d'une revue mensuelle appelée Le Monde islamique, qui a déjà publié un texte soutenant que «le sida vient comme pour punir la société moderne à un moment où l'homosexualité (et) la toxicomanie en sont devenues des normes». Ironiquement, le prétexte de nombreuses interventions médiatiques de Mouammar consistait fréquemment à protéger l'image des musulmans dans les médias ! La FIMC, dont Mouammar était à la fois le président et le porte-parole, se dit en effet dédiée à accroître la compréhension de l'islam, plus particulièrement dans le monde francophone. Ainsi, vers la fin des années '80, la FIMC cherche activement à bâtir sa propre légitimité en projettant l'image d'un groupe de lobby voué à la défense des intérêts spécifiques de la communauté musulmane. Par exemple, en mars 1988, lorsque la télévision de Radio-Canada diffuse un reportage traitant des connexions iraniennes alléguées avec les activités de narco-trafic montréalaises, Mouammar fait parti des porte-paroles d'organisations musulmanes exigeant des excuses de la part de la société d'État, qui se voyait reprocher d'avoir fait preuve d'un manque de jugement dans le choix des images accompagnant la narration du reportage. (43) En effet, ledit reportage offrait des images de l'entrée de la mosquée montréalaise al-Oumma et des façades décorés d'inscriptions arabes de deux commerces voisins, même si aucun de ces lieux n'étaient liés en aucune façon avec le narco-trafic. «La présentation était une insinuation diffamatrice contre cette mosquée et contre la communauté musulmane montréalaise dans son entier», déclara Mouammar à l'époque. Celui-ci menaça également d'entreprendre un recours en justice si Radio-Canada refusait d'émettre des excuses publiques. Acteur talentueux, Mouammar semble avoir si bien campé son personnage de défenseur des intérêts de la communauté musulmane que le gouvernement du Québec adopte un décret, en 1990, l'autorisant à exercer la responsabilité de tenir les registres civils des naissances, des mariages et des décès des musulmans montréalais au nom de la corporation religieuse appelée «Communauté de la nation musulmane du Grand Montréal.» (44) Mouammar semble désormais assis sur une véritable mine d'or de renseignements sur la communauté musulmane montréalaise, au grand bonheur du SCRS. Paradoxalement, malgré cette apparente quête de respectabilité, il semble que pratiquemment à chaque fois que des islamistes se soient retrouvés d'une façon ou d'une autre sur la sellette au Canada, de la fin des années '80 jusqu'au au début des années '90, Mouammar lui-même ne semblait jamais être bien éloigné de l'«action». Dans le second article de cette série de cinq, nous examinerons le rôle de Youssef Mouammar dans l'affaire Salman Rushdie. Notes et sources: (1) La Presse, «Les services de renseignements ne suffisent pas à la tâche», André Duchesne, 30 mai 2006, p. A1.
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