1ère partie
L'anarchisme, ou plus exactement ce qu’on appelle le mouvement anarchiste français, est en crise. Le congrès de Bordeaux, célébré en mai 1967, a fortement entamé la Fédération Anarchiste française qui, même en réunissant des tendances opposées afin de faire nombre (anarcho-communistes, anarcho-syndicalistes, anarcho-individualistes), comptait en tout et pour tout de trois cents à quatre cents adhérents effectifs dans toute la France. Sur ce total, une fraction est allée constituer une Fédération Anarchiste Internationale qui doit compter deux douzaines de membres, une autre fraction a formé une Fédération Anarchiste Bakouniniste dont on voudrait savoir ce qu’elle connaît de la pensée bakouninienne, et certains groupes ont repris leur autonomie. Comme il existait déjà une Fédération Anarchiste Communiste dissidente, cela fait quatre Fédérations qui, avec les groupements autonomes. doivent compter en tout et pour tout six cents adhérents sur une population de cinquante millions de personnes... L’inflation verbale ne change rien à la précision des chiffres.
D’autre part, des renseignements venus de la meilleure source ont fait savoir que le Monde Libertaire,qui est en somme comme l’organe publiquement officiel de l’anarchisme en France, ou tout du moins de son plus fort courant, compte en tout mille abonnés. Si nous admettons un nombre égal de lecteurs résultant de la vente à la criée, et nous souvenons que ce journal est la continuation du Libertairequi vendait quinze mille exemplaires à certaines périodes depuis la Libération (au début même, le tirage fut beaucoup plus élevé), la constatation d’un recul évident s’impose. Ce à quoi s’ajoute l’âpreté des discussions, des disputes et même les voies de fait qui se produisent avant, pendant et après le congrès de Bordeaux... Car les ruptures ne suffisent pas à donner une idée exacte de la réalité.
Une explication de cette crise a été fournie par plusieurs militants qui y voient la conséquence du vide causé dans le mouvement anarchiste pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ce vide aurait provoqué une coupure entre deux générations, empêché les nouveaux adhérents d’établir avec les anciens militants formés par l’étude et l’expérience un contact nécessaire à la continuité et au développement du nouvel ensemble. Je ne vois là qu’un faux-fuyant par lequel, selon l’habitude établie, on rejette sur les «circonstances» extérieures, ou sur l’adversaire, les responsabilités, les insuffisances et les lacunes dont on est soi-même responsable. Car si l’anarchisme exerce sans répit contre le monde entier, une critique toujours vigilante et toujours exaspérée, il n’a jamais pratiqué vis-à-vis de soi-même ce minimum d’autocritique et d’analyse honnête sans lesquelles aucune collectivité, aucun individu ne corrige ses erreurs, ne se perfectionne ou ne suit, comme doivent faire ceux qui prétendent transformer la société, l’évolution de cette société même.
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Nous sommes en 1967. Mais qui connaît l’histoire de l’anarchisme en tant que mouvement, ou ensemble de groupements et de fractions si souvent hostiles, se souvient qu’une autre crise s’était déjà produite dans les années 1952-54. Cette crise aboutit à la désintégration de la Fédération Communiste libertaire, qui représentait alors officiellement l’anarchisme en France. A cette époque, un oiseau de passage sut imposer sa dictature ; on constitua même une société secrète dont, en adhérant, ses membres juraient obéissance et acceptaient d’être éliminés physiquement en cas de retrait. Personne ne fut exécuté il est vrai, et la plupart de ces terribles révolutionnaires, Netchaievs au petit pied sont aujourd’hui des quadragénaires ou des quinquagénaires ayant fait leur trou dans le fromage capitaliste.
Que de telles déviations aient pu se produire, que ceux qui s’y livraient aient pu expulser impunément un grand nombre de militants protestataires, se présenter aux élections législatives et transformer le vénérable et glorieux Libertaire en journal électoral, tout cela donne le droit de se demander si l’inspirateur de cette comédie-bouffe qui était loin d’être un imbécile, n’a pas voulu ridiculiser une collectivité qui ne se rendait pas compte de son inconsistance et de ses faiblesses. En tout cas, cela constitue un exemple de la facilité avec laquelle la dictature des plus hardis s’implante en milieu anarchiste traditionnel. Qui connaît l’histoire du mouvement international en a vu beaucoup d’autres...
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Si nous remontons un peu plus le cours du temps, une autre crise de l’anarchisme, mondiale celle-là, reparaît dans notre mémoire. Elle fut causée par la Révolution russe et le triomphe du bolchevisme. A cette époque, et dans les années qui suivirent, d’innombrables articles, des essais, des brochures durent être écrits pour réagir contre l’engouement d’un grand nombre de militants en faveur du nouveau régime russe et de la doctrine de ses organisateurs. En France, des propagandistes anarcho-communistes de valeur comme Ernest Giraud, qui comme orateur venait immédiatement après Sébastien Faure, et dans le mouvement individualiste des personnalités comme André Colomer — devenu directeur du Libertairequotidien et évoluant alors vers l’anarchisme communiste — ou comme Victor Serge lui-même, se rallièrent aux solutions proposées par Lénine, Trotski et la Troisième Internationale.
Il suffisait, en effet, que les grands hommes de Moscou et leurs amis aient recours à la révolution armée pour renverser l’État — et ils étaient aidés en cela par une partie des anarchistes russes — qu’ils incitent les prolétaires du monde entier à employer les mêmes procédés dans leur lutte contre le capitalisme, pour que la confusion s’installe dans les cerveaux et que tant de disciples de Kropotkine, Faure, Grave, Malatesta, etc... — et de syndicalistes révolutionnaires — aient cru que le parti communiste allait-constituer une société sans État.
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Certes, à l’époque, on ne savait guère, en Occident, ce qu’étaient les bolcheviques, car c’est surtout à travers les socialistes révolutionnaires, qui avaient principalement mené l’attaque contre le tsarisme, que l’on connaissait les forces qui luttaient pour le socialisme en Russie. Puis les bolcheviques lançaient avec un art et une science doublés d’immenses ressources publicitaires, des mots d’ordre qui étaient les nôtres, ou y ressemblaient. Ils se prononçaient contre la continuation de la guerre, ils avaient dissous, avec l’aide des anarchistes de Léningrad et Moscou, l’Assemblée constituante — où la majorité était socialiste, quoique non bolchevique — ils promettaient «tout le pouvoir aux Soviets !» — aux Soviets qu’ils allaient escamoter et étrangler dès leur triomphe. Derrière ces formules et ces promesses bon nombre d’anarchistes ne virent pas ou ne voulurent pas voir que Lénine et ses amis renversaient un État pour en constituer un nouveau, plus féroce ; qu’ils détruisaient des institutions d’oppression pour y substituer des institutions pires que les précédentes, qu’ils balayaient l’Assemblée chargée, par vote populaire de rédiger une nouvelle Constitution, pour imposer leur Constitution, faite par leur parti unique et qui ne serait jamais respectée. On adhéra au nom de la Révolution sans se demander où elle conduisait...
On adhéra aussi pour une autre raison: les bolcheviques apportaient un programme constructif. Jusqu’alors on avait pensé que «le peuple» saurait trouver lui-même le chemin menant au nouvel ordre de choses (on semble encore y croire, cela dispense de faire des études approfondies et de prendre des responsabilités). Mais brusquement, le fait russe posait de façon urgente des problèmes terriblement concrets.
Comment organiser la production? Comment assurer le fonctionnement des services publics, la circulation des moyens de transport, les rapports économiques entre les villes et tes campagnes? Comment défendre la révolution contre les attaques contre-révolutionnaires?
On n’en avait pas la moindre idée, et surtout l’on manquait d’esprit créateur et la paresse intellectuelle s’ajoutant à l’enthousiasme pour le fait armé, on adhéra au bolchevisme qui semblait fournir les réponses demandées. Car, aussi, on ne possédait pas une véritable culture sociologique qui aurait pu permettre de prévoir, ou tout du moins de pressentir des solutions positives. On ignorait aussi les mises en garde de nos grands auteurs. Il suffit encore maintenant de prendre connaissance des prévisions de Bakounine sur l’État marxiste pour comprendre combien d’erreurs auraient été évitées si l’on avait tenu compte de ses avertissements prophétiques.
Dans cette période de crise, qui comme la polémique dura des années, des centaines d’anarchistes passèrent au bolchevisme tant en Europe qu’en Amérique et même en Asie selon l’importance du mouvement dans chaque nation (1). D’autres hésitèrent, applaudirent Lénine, puis se firent réticents, et enfin se retirèrent de la lutte, quand l’activité liberticide, le centralisme outrancier, la malhonnêteté et l’effarant abus de la calomnie du communisme international les convainquirent de leur erreur. Mais ils ne revinrent pas à l’anarchisme. D’autres, enfin, s’efforcèrent d’apporter des conceptions et une pratique constructive correspondant à l’époque — en cette période naquit le courant dénommé anarcho-syndicaliste. Mais trop souvent ils se heurtèrent aux vestales qui tout en demandant elles-mêmes un programme — cas de Malatesta — s’opposaient aux réformes organisatrices indispensables. On voulait bien que la fille donne des enfants, mais on ne voulait pas toucher à sa virginité.
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Toutefois, les crises de l’anarchisme remontent plus loin encore. En fait, qui connaît l’histoire de ce mouvement, ou de ce qu’on appelle tel dans un pays comme la France, sait que, depuis son apparition, il a pour des raisons diverses et à des titres différents, toujours vécu à l’état d’autodestruction permanente. Crises que l’on retrouve dans les autres pays à des degrés différents. Leurs causes aussi sont multiples, mais il est possible de trouver, à l’analyse, des explications génériques qu’il nous semble utile de rechercher brièvement.
En France, après la mort de Proudhon — en 1865 — l’anarchisme apparaît comme manifestation publique d’un courant d’idées, dans les années 1880. La répression qui datait du régime de Napoléon III, puis le massacre des communards, avaient empêché la section française de la Première Internationale de se constituer, avec, comme conséquence, l’impossibilité de faire naître un mouvement semblable à celui qui se produisit en Suisse, en Italie et surtout en Espagne. Le démarrage historique eut lieu surtout sous l’influence de Kropotkine, car les écrits de Bakounine, mort en 1876, étaient dans leur grande majorité demeurés inconnus. Et contrairement à Bakounine, Kropotkine n’avait pas l’envergure d’un grand constructeur, ni surtout le dynamisme d’un grand animateur, réalisateur de l’histoire. Ce fut donc sous la forme de groupes que, d’abord par le journal Le Révolté,fondé par Kropotkine à Genève en février 1879, l’anarchisme commença à s’imposer à l’attention publique. Des groupes qui voyaient le problème social à leur échelle restreinte, plus subjective qu’objective, et qui pensaient, agissaient dans les limites étroites de leur horizon social.
Cela orienta l’action dans le sens de la révolte de minorités infimes, et souvent, par une accentuation rapide, dans le sens individuel. Action plus terroriste que révolutionnaire. Les attentats de la période dite héroïque, et qui pour moi fut avant tout une période d’infinie stupidité, prirent le pas sur la lutte sociale menée à l’échelle des masses prolétariennes. Il fallut une série de guillotinés, de nombreuses condamnations au bagne pour qu’enfin, vers 1895, certains anarchistes détachés du mouvement où ils s’étaient formés, allassent, en partie sous l’impulsion de Pelloutier au mouvement syndical. En agissant ainsi, et contrairement à ce que disent trop souvent ceux qui aiment à se vêtir des plumes du paon, ils n’étaient pas des anarchistes se lançant dans une nouvelle forme de lutte sans renoncer à l’essentiel de leurs idées: ils cessaient d’être anarchistes pour devenir syndicalistes. Jouhaux et Dumoulin sont des exemples de cette évolution.
Mais simultanément, et le mysticisme révolutionnaire tenant lieu d’information et de formation intellectuelle, les forces anarchistes constituées en groupes de dix, quinze, vingt personnes, se limitaient a une interprétation affinitaire des idées. Le groupement par affinité offrait philosophiquement des raisonnements séduisants (Goethe n’avait-il pas parlé des «affinités électives»?) mais ne faisait naître qu’une conception fragmentaire de la société. C’est pourquoi, pendant longtemps. l’ensemble du mouvement anarchiste communiste français fut adversaire du mouvement syndical dans lequel il voyait une déviation autoritaire, et Jean Grave, vite devenu le théoricien principal de l’anarchisme communiste français, polémiquait avec les rédacteurs du journal El Productor,de Barcelone, dénonçant l’organisation de métiers sur une vaste échelle, par les ouvriers et les paysans, comme un danger certain pour la révolution. Kropotkine y voyait, tout le contraire, et l’écrivit à différentes reprises dans Le Révolté,puis dans La Révolte,mais sans doute trop absorbé par ses études scientifiques, il ne parvint pas à orienter dans un sens constructif ceux qui se réclamaient de ses idées.
L’ignorance de ce qui constitue la réalité d’une société considérée du point de vue économique fit imaginer le monde nouveau sous la forme de libres groupes de producteurs échangeant entre eux leurs produits — et cette conception s’étendit même à l’anarchisme communiste mondial. Tout au plus accepta-t-on et préconisa-t-on là commune libre autonome, se suffisant à elle-même, vivant en autarcie complète. Le livre de Kropotkine La Conquête du pain,qui dans l’ensemble prévoyait une réalisation communaliste parisienne, devint une Bible dont on ne retint que les éléments les plus superficiels et les plus discutables (2). Dans son livre La Société future,Jean Grave, qui très souvent ne fit que délayer du sous-Kropotkine, repoussait jusqu’aux commissions de statistiques en y voyant la menace certaine d’une bureaucratie envahissante. Et toujours sévissait une ignorance crasse et vigilante concernant la réalité de l’économie sociale. Seul peut-être Charles Malato s’efforça de réagir contre le vide sur lequel on prétendait construire 1a société nouvelle.
2ème partie
Dans le milieu anarchiste, il est intéressant de voir comment l’amour et la haine coexistent chez les mêmes individus. Cela s’explique en partie par un raisonnement que je me souviens avoir soutenu quand j’avais vingt et quelques années : parce que nous aimons, nous haïssons. Nous aimons la paix, nous haïssons la guerre. Nous aimons la justice, nous haïssons l’injustice. Nous aimons la liberté, nous haïssons l’oppression. La négation est la condition, sinon la source de l’affirmation nouvelle. Et comme il y a tant de maux, de lacunes, d’horreur dans la société actuelle, notre faculté de combat «contre», ce que j’appellerai le «contrisme» est constamment mobilisée. Mais il faut nier ce qui est mauvais pour faire triompher ce qui est bon. Démolir pour reconstruire. Bakounine écrivait déjà que l’œuvre de destruction devait être conditionnée par les dimensions de notre œuvre constructive. Toutefois en général, les anarchistes en sont restés au premier stade, celui de la négation et de la haine, au détriment de celui de la construction et de l’amour qui devrait suivre. Et l’on a cru ou feint de croire que plus on haïssait, plus on aimait. Elisée Reclus avait écrit (on ne savait même pas où): «L’anarchie est la plus grande conception de l’ordre», et au lieu d’interpréter cette phrase en son sens profond, selon lequel les anarchistes devaient travailler à créer un ordre social supérieur, on a cru ou feint de croire, que le triomphe, même violent des anarchistes serait celui de cette plus haute conception de l’ordre. Cela dispensait de travailler sérieusement, avec acharnement, à la réalisation de l’idéal et de la société nouvelle. Cela en dispense toujours.
Une étude psychanalytique de ce monde qui s’est en grande partie replié sur lui-même, qui a cru pouvoir échapper aux grandes lois générales commandant à la vie de tous les hommes, mériterait d’être faite. Trop souvent, parce qu’on se réclamait de l’idéal le plus élevé qui ait été formulé par la pensée humaine, on s’est persuadé de constituer une élite située au-dessus du commun des mortels, on s’est considéré supérieur à l’humanité moyenne et à ceux qui vous entouraient. A moins que les rapports aient été de luttes, de combats, de révolte personnelle.
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Les choses empirèrent avec l’apparition du courant anarchiste individualiste. Malgré leurs insuffisances, les anarchistes communistes étaient partisans de la transformation sociale, du grand chambardement, du Grand Soir qui résoudrait presque magiquement et automatiquement tous les problèmes sociaux et humains. Ils étaient de cœur avec les masses, et répétaient les deux vers fameux de la chanson révolutionnaire:
Ouvrier prends la machine
Prends la terre, paysan !
tandis que le courant individualiste revendiquait le «moi» de chacun de ses membres, contre non pas telle ou telle forme de société mais contre la société en soi. Dès son apparition, l’individualisme anarchiste, qui se réclamait de Nietzche et de Stirner, et même de certains aspects du proudhonisme déformé parfois (Benjamin Tucker était à peu prés inconnu), entre en conflit avec l’anarchisme communiste. Il est ennemi de la révolution sociale, méprise le peuple, repousse toute forme d’organisation et naturellement l’activité syndicale à laquelle, du moins théoriquement, la majorité des anarchistes communistes finiront par se rallier. L’individualiste anarchiste de l’époque se considère le centre du monde, il veut vivre immédiatement sa vie en «en dehors» (formule trouvée par Emile Arnaud et qui dit bien ce qu’elle veut dire). En dehors du point de vue économique et sans attendre la révolution. ce qui conduira à préconiser et pratiquer la «reprise individuelle» sous des formes diverses: cambriolages, fausse monnaie etc... L’aventure de ce qu’on a appelé la bande à Bonnot est dans toutes les mémoires avec son terrible dénouement (3).
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Tout cela, qui donna lieu à des polémiques acharnées et prolongées entre anarchistes communistes et anarchistes individualistes quand ce ne fut pas pire, faisait partie de l’état de crise permanent dans lequel vivait l’anarchisme, particulièrement en France. Mais les choses étaient infiniment plus complexes et le mal atteignait une profondeur que les lignes qui précèdent ne permettent pas de mesurer. Ainsi en fut-il par rapport au problème moral. Pour celui qui fait de son moi et de la satisfaction plénière des besoins de son moi, le principe unique de sa pensée et de son comportement, la morale sociale enchaîne l’individu, constitue une contrainte qui ruine la personnalité et viole ses droits. Aussi la négation de toute morale fut-elle un des piliers de la pensée individualiste, et c’est pour combattre cette tendance envahissante que Jean Grave polémiqua avec acharnement, et Kropotkine écrivit, vers 1900. son excellente brochure: La Morale anarchiste.Cela n’empêcha pas une partie importante des anarchistes de continuer à revendiquer (en se basant aussi sur les travaux de Le Dantec) l’égoïsme comme base, but et justification de tout comportement. Stirner préconisait «l’association des égoïstes». On s’associa donc, quand on s’associa, pour satisfaire très matériellement son égoïsme, philosophiquement défini dans l’ordre théorique, malproprement vécu dans l’ordre des faits. Et l’on vous prouvait philosophiquement toujours, que c’était par égoïsme, pour la satisfaction d’un besoin personnel, et non pas par amour d’autrui qu’un homme se jetait à l’eau pour sauver son semblable, même au risque de sa vie, mais que c’était également pour la satisfaction d’un besoin personnel qu’un autre lui volait le veston et la montre qu’il avait alors laissés sur le parapet du pont. Philosophiquement toujours, il n’y avait donc pas de différence. Comme il n’y en avait pas, si celui que vous hébergiez s’efforçait de séduire votre compagne et de vous l’enlever pendant que vous étiez au travail, car en l’hébergeant vous répondiez aussi à un besoin de votre nature, comme lui répondait à un besoin de la sienne.
Déjà vers 1895, une quinzaine d’années après la naissance de ce qu’on a appelé le mouvement anarchiste, Paul Reclus protestait de la pratique ignoble de ce qu’on appelait alors «l’estampage entre copains». Car, puisque l’on admettait le vol ou le cambriolage chez les autres, il n’y avait pas, toujours philosophiquement, de raison pour que l’on fasse une différence entre ceux qui se réclamaient et ceux qui ne se réclamaient pas de vos idées.
Le courant individualiste français fut presque entièrement dissout par la Première Guerre mondiale et ses répercussions. Son état de décomposition de laquelle ne poussait que des fleurs vénéneuses (en faire une description complète serait trop nauséabond), ne lui permit pas de résister à cette épreuve. Mais malheureusement, une partie des idées qui étaient siennes, passèrent au milieu anarchiste communiste où les pratiques «en dehors» se développèrent entre les deux guerres, et toujours en France, sous forme de «combines» créant un style de vie très répandu dans ce milieu.
Telle fut la pratique du «macadam», déjà née du reste avant 1914 (4) qui pouvait s’expliquer quand le chômage et la faim y poussaient les hommes, mais qui devint vite, pour beaucoup un style de vie. Telle encore l’exploitation multipliée du secours de chômage qui atteignit des proportions insoupçonnables. Telle, dans un autre ordre d’idées, l’obsession, sinon la dépravation sexuelle généralisée, sous le nom d’amour libre, dans laquelle un grand nombre d’hommes et de femmes voyaient, le trait saillant de la pratique anarchiste. Les comportements, les mœurs qui en découlaient, et que déjà avant 1914, Pierre Martin, admirable figure, alors directeur du Libertaire,dénonçait sous le nom la «chiennerie libre», corrompirent et abâtardirent moralement le plus grand nombre ou du moins un nombre suffisant d’individus pour que le mouvement entier s’en ressentit. Et là aussi le reste de santé morale, qui ne subsistait que chez une minorité fatiguée de la stérilité de ses efforts, ne permit pas de résister aux épreuves des années 1939-1944. La coupure de la guerre n’est pas une explication valable. C’est dans la déchéance interne, la gangrène aux multiples causes, dont souffrait le mouvement, qu’il faut chercher l’explication de l’affaiblissement de l’anarchisme.
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Des causes d’ordre différent ont conduit à la démoralisation et à l’affaiblissement généralisés et cela à l’échelle internationale. L’auteur de ces 1ignes a connu le mouvement anarchiste de l’intérieur en France, en Espagne, en Russie (5), en Amérique du Sud (particulièrement en Argentine et en Uruguay). Il connaît plus ou moins bien, mais suffisamment, par leur histoire, même anecdotique, par des contacts avec de nombreux individus ou divers groupements, par la lecture de leur presse, ce qu’ont été les rapports entre tendances, courants, chapelles, sectes et petits clans dans les milieux anarchistes italiens (où par exemple Malatesta fut blessé d’un coup de revolver et aurait été tué sans l’intervention d’autres camarades par un anarchiste qui considérait une trahison que s’organiser en un mouvement fédératif) (6).
Aujourd’hui même, aux Etats-Unis, la tendance individualisante qui édite, à New York, l’Adunata dei Retrataridéfend la dictature de Castro par haine des anarchistes communistes qui se sont dressés contre elle. Cela nous rappelle un manifeste signé vers 1922 par des personnalités du mouvement individualiste français, parmi lesquelles figuraient Manuel Dévaldès et André Lorulot, personnalités qui se déclaraient, sans y adhérer, favorables au régime bolchévique, alors en train d’assassiner la Révolution russe, et attaquaient Sébastien Faure qui menait campagne contre cet assassinat...
Dans l’ensemble, et vu de l’intérieur, le milieu anarchiste a pour qui l’a vécu et connu, confirmé la conception classique et négative que les adversaires de l’anarchie en ont répandue. Je crois que nulle part ailleurs, les haines, les jalousies, les inimitiés, les querelles personnelles sont si fréquentes et atteignent un si haut degré. Si tant d’individus sont passés par l’anarchisme et en sont vite partis, si tant y passent et en sortent au bout de très peu de temps, c’est avant tout à cause de l’esprit acrimonieux, des disputes continuelles, des attaques personnelles, des rivalités, qu’ils y trouvent. Il est vrai aussi que trop d’adhérents apportent ce que suggère en eux le mot anarchie lui-même, c’est à dire la possibilité de défoulements anti-sociaux qui les font aussi se heurter aux autres sous l’impulsion du snobisme, du dilettantisme, de l’irresponsabilité qui leur sont propres.
3ème partie
L’une des conséquences de ce «contrisme» généralisé fut que les écrits constructifs qui, si imparfaits fussent-ils ont été plus nombreux dans la production théorique et littéraire anarchiste que dans celle de n’importe quel autre courant révolutionnaire, sont tombés dans le vide. Ni les idées réalisatrices de Proudhon, toujours essentiellement justes, ni les programmes. toujours actuels, de Bakounine ni des livres comme La conquête du Pain de Kropotkine, En Marche vers la société future de Cornelissen, ni celui de Sébastien Faure, Mon Communisme,ni ceux de Pierre Besnard (plus syndicaliste libertaire que véritablement anarchiste), de Pierre Ramus et de beaucoup d’autres n’ont influencé l’ensemble des militants anarchistes. Car l’esprit négateur dominait en eux. Aujourd’hui même, combien sont capables d’exposer en quoi consistait le mutuellisme proudhonien et le collectivisme de Bakounine?
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On ne peut construire que par l’amour et des connaissances spécialisées acquises au prix de longs et tenaces efforts. Et la préséance absolue de l’esprit négateur a façonné, modelé, pétri l’esprit général des groupes épars ou épisodiquement unis. Cet esprit négateur a modelé les individus et s’est étendu à la pratique des rapports inter-anarchistes, et je ne connais rien de plus pénible pour un homme convaincu des valeurs morales de la philosophie libertaire, que l’opposition existant entre ces valeurs et le mouvement qui s’en réclame. Aussi depuis longtemps je m’interroge à ce sujet, et au lieu de me retirer sous ma tente comme ont fait tant d’autres que je comprends mais que je ne suis pas, je m’obstine à vouloir m’expliquer ces contradictions, à regarder les choses en face et à trouver une raison d’espérer et de sauvegarder ce qui demeure valable dans 1a pensée libertaire pour l’avenir de l’humanité.
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Nous avons vu que si la haine du mal peut conduire à l’amour du bien, elle n’est trop souvent, dans les milieux anarchistes, qu’une justification de l’insociabilité foncière des individus (7). Au-delà des comportements individuels, elle se justifie en s’attribuant pour objectif imposant la révolution. Mais l’expérience prouve que la plupart des hommes moyens qui viennent à la révolution, sont, avant tout, poussés par une tempérament non seulement combatif mais essentiellement violent. Celui a qui fréquenté les milieux révolutionnaires anarchistes sait que le langage, les comportements, le ton employés sont généralement empreints d’agressivité, et que trop souvent les plus agressifs font la loi. Cela est une conséquence inévitable dans un milieu où une autorité supérieure ne s’impose pas, où des modes de comportement ne sont pas définis et appliqués. D’autre part, enlevez les mots d’ordre, le langage, les buts, les attitudes où domine l’agressivité, et un très grand nombre des adhérents, venus à l’activité violente parce que violents par nature, se retireront.
Le but positif qu’on poursuit, le triomphe de la révolution, est toujours en théorie, placé dans un lointain avenir, mais la négation active est immédiate, et unilatérale. Le triomphe de l’amour est pour l’avenir, celui de la haine pour le présent. Les autres mouvements sociaux, qui ont entrepris de réaliser dès maintenant, par d’autres chemins, l’activité municipaliste ou coopératiste, par exemple des réformes sociales (et oui sont loin de faire tout ce qu’ils devraient), peuvent mobiliser — ce qu’ils ne font pas toujours — les tendances constructives ou les sentiments de sociabilité de leurs adhérents. L’anarchisme aurait pu faire de même si suivant les chemins indiqués par Proudhon ou par Gustav Landauer ou encore par Bakounine lui-même au soir de sa vie (8), il s’était incorporé comme élément constructeur à l’évolution de la société.
Une autre raison fondamentale met en jeu les bases mêmes de la philosophie et les buts de l’anarchisme: c’est l’interprétation de la liberté. J’ai déjà traité ce sujet dans un livre publié en espagnol et je l’ai aussi abordé dans une autre occasion, en langue française (9), mais il est nécessaire d’y revenir et d’y insister car une grande confusion a toujours régné dans le mouvement anarchiste au sujet de ce mot et de sa signification. Pour l’ensemble des anarchistes. la 1iberté constitue l’alpha et l’oméga de ce qu’il y a de supérieur en ce monde et leur préférence pour l’organisation en groupuscules, leur refus de considérer la société comme un vaste ensemble organique cohérent dont il faut savoir tenir la viabilité viennent avant tout de cet amour illimité de la liberté qui, de plus, a l’avantage de ne demander ni responsabilité historique, ni responsabilité personnelle.
Depuis plus de quarante ans, je répète que la solidarité est un principe supérieur à la liberté, car elle implique, pour être réelle, le respect de cette dernière, tandis que le respect de la liberté n’implique nullement la pratique de la solidarité sans laquelle il n’est pas d’existence collective, donc individuelle, possible. Un des meilleurs, organisateurs de la Fédération des Collectivités de la région levantine espagnole me disait récemment comment il avait dû, avec deux autres camarades, lutter contre la tendance au repli sur soi-même qui, en application d’une conception erronée de la liberté, était apparue, comme conséquence d’une propagande inepte, au début de cette extraordinaire expérience. Il fallut rompre ce cercle d’isolement où se confinaient les collectivités, au nom de l’autonomie et du fédéralisme, ce qui heureusement se fit assez vite, et lorsque la Fédération levantine fut organisée en un tout cohérent, avec cinq cents, puis six cents, sept cents, huit cents, neuf cents collectivités, ceux qui appartenaient à chacune d’elles ne se sentirent pas moins libres qu’auparavant. Mais ils se sentirent plus solidaires.
Liberté... solidarité (ou fraternité), la différence est énorme. Que l’on dise «Notre but est l’instauration d’une société d’hommes libres, le triomphe de la liberté», ou «Notre but est l’instauration d’une société égalitaire et fraternelle» peut, si l’on n’y réfléchit pas, avoir une signification identique. Il est pourtant loin d’en être ainsi. La liberté n’est pas une conception structurelle de la société qui est, elle, un organisme extrêmement compliqué en dehors duquel, répétons-le inlassablement, aucun individu ne peut vivre. Elle n’implique pas inévitablement la coordination des activités nécessaires du point de vue économique, culturel, social, sans lesquelles l’existence est impossible.
Pour la majorité des anarchistes elle n’a été q’une vision imaginaire et inorganique de la vie sociale... désocialisée, une justification de la négation érigée en principe. Sous prétexte de liberté de l’individu, chacun travaillerait selon ses forces. et selon sa volonté, quand et comment il le voudrait; surtout consommerait selon ses besoins. Je me souviens d’une controverse à laquelle j’assistais à Buenos Aires en 1925, entre un propagandiste georgiste et un orateur anarchiste-communiste très connu. Le premier posait des questions pertinentes et précises sur la façon dont serait organisée la production et la distribution dans une société anarchiste. Et le second lui répondait, à grands coups d’effets oratoires et d’impressionnants mouvements de chevelure: «L’anarchie ne s’occupe pas et n’a pas à s’occuper de questions économiques... l’anarchie n’a rien à voir avec l’organisation de la production car l’anarchie c’est la liberté, la liberté complète de l’individu, la liberté de l’oiseau qui vole et fend l’air à son gré...». Tant de sottise était ce qui dominait et ceux qui. comme moi, réagirent contre elle furent, naturellement, taxés de traîtres, de déviationnistes, quand ce ne fut pas d’agents provocateurs.
Nombre d’anarchistes-communistes italiens en sont encore là. Selon eux. la révolution espagnole fut la négation de l’anarchie parce que chacun ne faisait pas ce qu’il voulait dans les collectivités, mais acceptait de s’assujettir aux normes collectives de travail, parce que l’activité des villages, des cantons, des syndicats était coordonnée selon les exigences des besoins généraux dans une société civilisée.
Par contre, nous prenons la deuxième définition: «notre but est l’instauration d’une société égalitaire et fraternelle», tout change, d’abord parce que le postulat de fraternité suppose des rapports inter-individuels solidaires, et l’instauration de cette société suscite dans la pensée, dans l’imagination, dans les faits une œuvre créatrice d’ensemble, une organisation responsable de la société impliquant des devoirs autant que des droits. Dans le premier cas, le bavardage pseudo-philosophique constitue la caractéristique intellectuelle dominante. Dans le second, tout ce qu’implique la sociologie oblige à des études, à des analyses constantes qui ne se prêtent pas au camouflage d’une fausse érudition. Il n’est pas besoin d’étudier, de se cultiver pour être libre car, en fin de compte, n’importe quel animal sauvage l’est, et pour l’homme c’est simplement pouvoir faire ou ne pas faire ce qu’il veut.
Mais être solidaire, c’est agir responsablement, en tenant compte de l’existence des autres, en prenant part aux activités sociales dans la mesure où cela incombe à chacun de nous. Ce qui implique un comportement moral et pratique responsable.
Dans ce dernier cas, sommes-nous réellement libres? La réponse peut varier selon l’art d’accumuler des mots. Mais si nous n’avons pas recours aux arguties «philosophiques», elle nous apparaît négative. Je ne suis pas libre de ne pas aller à mon travail à l’heure établie, sans quoi le journal que nous imprimons ne paraîtrait pas à temps ; un médecin n’est pas libre d’aller se promener quand ses malades l’attendent, un chauffeur d’automobile de rouler à droite ou à gauche comme bon lui semble, un boulanger de ne pas bien pétrir comme il le faut la pâte avec laquelle il fera le pain. Toute la vie sociale est faite de devoirs qui doivent être accomplis régulièrement et selon les engagements pris par chacun, même quand parfois nous préférerions disposer de notre temps à notre guise. Le sentiment de solidarité l’emporte sur la liberté, et aucune société ne serait viable s’il n’en était pas ainsi. La revendication abstraite de la liberté nous semble pure démence, et l’esprit qui l’inspire ne peut mener un mouvement qu’au chaos et à la déliquescence.
C’est du reste ce qui s’est presque toujours produit.
La conséquence fatale de l’absence d’entente réelle, et d’autodiscipline dont on parle parfois, mais qu’on n’applique jamais, est l’apparition de la forme d’autorité, la plus élémentaire et la plus incontrôlable, car il n’existe pas de garanties en limitant les excès: celle des caïds et des dictateurs, petits ou grands. Malatesta. répondait à ceux qui refusaient de s’organiser au nom de la liberté qu’en réalité le manque d’organisation provoquait la domination sans contrôle des individus les plus autoritaires. Telle est la leçon de l’expérience. Quels que soient les sophismes auxquels on a recours, toute collectivité humaine, tout groupement d’hommes, si relâchés que soient leurs rapports, doit maintenir un certain ordre pour que la coexistence de ses participants soit possible et que les buts poursuivis, pour élémentaires qu’ils soient, puissent être atteints, même à demi. Dans les partis ayant une certaine hiérarchie, constituée ou non d’un commun accord, cet ordre s’obtient par l’application de statuts et de règlements. Dans les groupes anarchistes, où il ne peut s’atteindre «par harmonie», comme disait Louise Michel, il s’obtient par la domination du plus audacieux. Ainsi, les trois quart des groupes anarchistes — et cela non seulement en France — rappellent l’apparition du chef, du condottere,du caudillo(10) à l’origine de l’établissement des premières formes de l’autorité dans les sociétés primitives. Le plus doué pour le commandement, s’impose, sans trop de brutalité ici, brutalement ailleurs. Mais en y mettant des formes ou en n’en mettant pas, il fait la pluie et le beau temps, dirige, commande et naturellement se heurte à ceux qui n’acceptent pas son commandement, ou qui le lui disputent. Ainsi se forment à peu près partout d’innombrables petits clans et se produisent continuellement des luttes intestines qui empoisonnent les milieux anarchistes continuellement morcelés par ces rivalités d’influence ou d’autoritarisme primaire.
Tout cela est possible d’abord parce que l’exaltation de la liberté de chacun aux dépens de la tolérance, de l’esprit de fraternité, crée une situation de désordre et d’impuissance dans laquelle il n’y a d’autre alternative que la loi du chef ou la disparition. La volonté d’entente placée au premier rang rend la liberté créatrice et féconde.
Les hommes unis pour un grand but humain historique, pour l’accomplissement d’une grande mission qui les élève et les unit dans une vaste communauté d’esprit et d’efforts solidaires peuvent constituer une vaste communauté ayant son dynamisme intégrateur où les animateurs ne sont pas des caïds. Car une chose est la suggestion d’initiatives, la proposition de méthodes de travail, la prévision des conséquences d’une action entreprise ou projetée, de recherches faites ou à faire, et une autre est la dictature individuelle de caractère essentiellement politique — et ce n’est, en fin de compte. que de la petite politique aussi malpropre que celle des partis, sinon plus, que l’on pratique habituellement dans les groupes anarchistes — qui provoque la domination des plus dénués de scrupules, même s’ils sont intellectuellement inférieurs.
J’ai, au cours de ma vie, maintes fois connu ce genre de dictateurs et de dictature, cette situation dans laquelle l’autoritarisme d’individus sans scrupules ou gonflés de vanité s’imposait sur un mouvement local, parfois national. L’absence de règlements servait de prétexte à l’exercice de la dictature individuelle sous ses formes parfois les plus odieuses. Celle que j’ai connu en Argentine et en Uruguay n’avait rien a envier au bolchevisme ou au fascisme (11).
L’expérience prouve qu’avec le même esprit et les mêmes procédés il en sera toujours ainsi. En ce sens, un peuple indiscipliné par nature ne sera jamais un peuple libre (à moins que par liberté on entende le chaos) car il ne fera pas de lui-même ce qu’exige la vie sociale. Alors pour que la société ne s’écroule pas, il faudra constituer un appareil autoritaire imposant ce qu’il est nécessaire de faire et ce peuple obéira, quoique en regimbant. Tandis qu’un autre peuple, apparemment moins doué pour la liberté parce que plus naturellement discipliné et moins protestataire, sera plus apte à organiser la vie sans appareil plus ou moins coercitif, la conscience individuelle et collective remplaçant avantageusement la loi extérieure à chacun et à tous.
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Cet état d’esprit s’étend à toutes les caractéristiques mentales dominantes chez la plupart de ceux qui se réclament de l’anarchisme, ou qui y viennent attirés par une interprétation nihiliste correspondant à une phase de leur évolution personnelle. Dans l’immense majorité des cas, il est impossible de faire admettre, surtout aux nouveaux adhérents qui veulent ou ont le champ libre pour toutes leurs fantaisies, la nécessité d’une discipline intellectuelle ou morale qui implique soit une méthode de formation théorique ou doctrinaire, soit l’acceptation et la pratique d’un ensemble de normes de comportements correspondant aux idées qu’ils prétendent professer. Invoquer cette nécessité fait se hérisser les cheveux de ceux à qui l’on en parle. Et généralement, pour ne pas dire toujours, les adhérents ne réalisant pas l’effort nécessaire pour connaître à fond les idées donc ils se réclament, interprètent ces dernières au gré de leur fantaisie, avec une assurance qui n’a d’égale que le vide de leur pensée et les dimensions de leur ignorance.
4ème partie
Quand je compare l’école philosophique libertaire à celles dont j’ai connaissance au long de l’histoire de la pensée humaine, je ne trouve d’exemple comparable que dans les écoles qui dans la Grèce antique ont créer une lumière qui nous éclaire encore. Un Proudhon. un Bakounine, un Elisée Reclus, un Kropotkine, un Ricardo Mella dans une certaine mesure me rappellent un Anaximandre, un Héraclite, un Anaximène, un Epicure, un Leucippe ou un Démocrite, cherchant l’origine de la vie, s’évertuant à sonder la matière, fondant la science expérimentale en même temps qu’une philosophie de l’homme où l’éthique individuelle s’harmonisait avec le mécanisme du cosmos. Les fondateurs de l’anarchisme social et socialiste (je laisse à part les individualistes, qui en général ont tout gâté) ont suivi le même chemin. Toutes les connaissances, toutes les sciences, toutes les activités intellectuelles les ont attirés. Bakounine suivant pas à pas les découvertes de la physique, de la chimie organique, de l’astronomie (il énonçait des conceptions astronomiques qui valent encore d’être méditées), de la physiologie, de la psychologie, de la sociologie, etc… Elisée Reclus associant l’histoire et la géographie, toutes les manifestations de la vie tellurique et celles des hommes dans leurs activités fécondes, élaborant harmonieusement une culture humaniste universelle. Un Kropotkine écrivait dans La Science Moderne et l’Anarchie: «L’Anarchie est une conception de l’univers basée sur une interprétation mécanique des phénomènes, qui embrasse route la nature, y compris la vie des sociétés. Sa méthode est celle des sciences naturelles, et par cette méthode toute conclusion scientifique doit être vérifiée. Sa tendance est de fonder une philosophie synthétique qui comprendrait tous les faits de la nature, y compris la vie des sociétés humaines et leurs problèmes politiques, économiques et moraux».
A cette ample vision des choses, à la fois philosophique et scientifique, qui continuait celle d’Auguste Comte et rappelait celle de Spencer, et celle des savants-philosophes ou philosophes-savants d’Athènes et de Millet, d’Abdère ou d’Agrigente, qu’opposent aujourd’hui ceux qui, dédaignant les grands fondateurs, prétendent redéfinir l’anarchie? Voici quelques définitions que j’ai relevées récemment: «L’anarchie est un état d’âme»; «l’anarchie c’est la simplicité» ; «l’anarchie est un mode de vie individuelle» ; «l’anarchisme, c’est avant tout l’éducation» ; «l’inorganisation est la plus pure expression de l’anarchie» ; «l’anarchie c’est le refus de toute autorité»... On en pourrait citer des douzaines, sinon des centaines, toutes plus étriquées, plus en retrait les unes que les autres par rapport à ce qu’écrivaient Kropotkine et Proudhon, que ces définisseurs feignent de mépriser parce qu’incapables de s’élever à la hauteur de leur pensée. Aussi ont-ils besoin de leurs interprétations propres, et toutes ces interprétations constituent une cacophonie dans laquelle la pensée qu’on prétend exprimer n’est plus qu’une mascarade de mots.
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Naturellement cet appauvrissement de la pensée fondamentale devait provoquer celui des réalisations concomitantes. Les efforts nécessaires ne s’élevèrent pas à la hauteur de l’activité indispensable à des révolutionnaires voulant faire l’histoire ou simplement à des réformateurs sociaux. Là encore, les incitations de ceux qui voyaient en profondeur ont échoué. Dans sa brochure L’Anarchieécrite en 1894, Kropotkine définissait comme suit la tâche qui incombait aux adeptes du nouvel idéal: «L’anarchiste se voit ainsi forcé de travailler sans relâche et sans perte de temps dans toutes ces directions. Il doit faire ressortir la partie grande, philosophique du principe de l’Anarchie. Il doit l’appliquer à 1a science car par cela il aidera à remodeler les idées: il entamera les mensonges de l’histoire, de l’économie sociale, de la philosophie et il aidera ceux qui le font déjà, souvent inconsciemment, par amour de la vérité scientifique, à imposer le cachet anarchiste à la pensée du siècle.
«Il a à soutenir la lutte et l’agitation de tous les jours contre les oppresseurs et les préjugés, à maintenir l’esprit de révolte partout où l’homme se sent opprimé et possède le courage de se révolter.
«Il a donc à déjouer les savantes machinations de tous les partis, jadis alliés, mais aujourd’hui hostiles, qui travaillent à faire dévier dans des voies autoritaires les mouvements nés comme révoltes contre l’oppression du capital et de l’État.
«Et enfin, dans toutes ces directions il a à trouver, par la pratique même de la vie, les formes nouvelles que les groupements, soit de métiers, soit territoriaux et locaux pourront prendre dans une société libre, affranchie de l’autorité du gouvernement et des affameurs.»
L’application de ce vaste programme ne pouvait-elle pas ériger l’anarchisme en une école de pensée qui par son importance aurait pénétré tant dans les ateliers et dans les usines que dans les laboratoires et les universités ? Ne pouvait-elle pas «modeler la pensée du siècle» dans une large mesure, ouvrant ainsi des horizons nouveaux à l’évolution de la société? Mais au lieu de s’adonner à cette tâche, l’immense majorité des anarchistes n’a retenu que l’agitation de tous les jours quand elle l’a retenue, et quand elle ne s’est pas perdue dans les spécialisations individualistes, esthétiques, pseudo-scientifiques, pseudo-philosophiques, anti-tabagistes, amour libriste (celle qui comptait le plus d’adeptes), végétariennes, crudivoristes, idistes, espérantistes, née-malthusiennes, etc… dont chacune avait sa ou ses chapelles et prétendait constituer une panacée pouvant résoudre tous les problèmes sociaux. Combien nous sommes loin de Proudhon, d’Elisée Reclus et des autres! Et n’avons nous pas raison de dire que la crise de l’anarchisme date de l’apparition de l’anarchisme lui-même?
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Il est un autre fait que j’ai constaté depuis longtemps, et contre lequel j’ai aussi réagi sans que je puisse me faire d’illusions sur les résultats de mon attitude. C’est le complexe de supériorité qui caractérise l’immense majorité des anarchistes. Pour l’anarchiste moyen, son idéal est le plus élevé, et surtout sa pensée constitue l’interprétation la plus juste, la plus indiscutable des problèmes qu’elle résout dans l’ordre théorique. La simple adhésion à l’anarchie leur donne donc, d’emblée, comme l’adoubement faisait un chevalier au Moyen Age, une supériorité indiscutable qui les place en toutes choses au-dessus de l’ensemble des autres hommes. Il en résulte qu’ils peuvent se prononcer sur ce qui se rapporte à la société, à un très grand nombre de connaissances de disciplines intellectuelles, des problèmes humains vastes et complexes sans même les étudier.
Non pas qu’ils soient guidés par la foi, ce qui est une explication quand il s’agit de croyants illuminés par une révélation divine. Tout simplement, il semble que l’adhésion à l’anarchie les ait mis en possession de toutes les lumières possibles. Cela explique en grande partie pourquoi la plupart des anarchistes n’étudient pas même leurs propres auteurs, ignorent la pensée théorique de Proudhon, de Bakounine, de Kropotkine et autres, ignorent même, la plupart du temps, que ces auteurs, et d’autres, en aient une. L’étudier, y adhérer peut-être serait renoncer à la leur — et nous croyons l’avoir déjà écrit — l’anarchiste, sauf de rares exceptions, croit presque toujours trouver dans sa pensée propre la sagesse et une espèce de science faite de révélation sui generisqui lui permettent de trancher en tout et sur tout ce dont il s’occupe. On pourrait, par exemple, écrire des pages du plus haut comique sur l’attitude d’innombrables ennemis de la médecine officielle, qui condamnaient les conceptions pasteuriennes et tous les postulats de la science médicale, et se basant sur le naturisme, auquel ils ne comprenaient rien le plus souvent, répudiaient ce que des milliers de spécialistes et de savants travailleurs et consciencieux déduisaient de recherches acharnées. Combien ces guérisseurs naturistes et fanatiques ont-ils tué de malades, il serait difficile de l’établir. En tout cas, ils n’ont jamais désarmé, et se sont toujours crus supérieurs, malgré leur ignorance, à tous les allopathes et homéopathes du monde.
Dans le mouvement anarchiste, et son prétexte d’égalité des droits, un illettré souvent par réaction d’amour propre, se considère autant q’un savant, et même n’hésite pas à le houspiller.
Ne serait-ce que parce qu’il en est résulté une foire aux vanités et une suffisance irrépressible, je considérerais nécessaire de renoncer à un mot qui situe les hommes au-dessus des autres. J’éprouve le besoin d’une certaine humilité, qui me maintienne sur le plan commun des hommes, qui me permette de sentir en mon cœur fraternel l’humanisme profond de la fraternité. Ceux qui se situent au-dessus des autres, quelles qu’en soient les raisons, fussent-elles celles de la supériorité d’un idéal, s’en séparent et ont normalement tendance à les mépriser. Telle est l’attitude de la plupart de ceux qui ont été anarchistes, et qui le demeurent en eux-mêmes: ils méprisent le «troupeau» de leurs semblables. Ce n’est pas avec cette mentalité qu’on sert le progrès de l’humanité.
5ème partie
De quelque côté que l’on retourne la question, il est indiscutable que quelque chose a failli dans les espoirs et les prévisions des penseurs de l’anarchisme et qu’un abîme sépare les buts énoncés des réalités atteintes. A part la révolution espagnole, on peut parler d’échec de l’anarchisme mondial (je fais exception pour le Japon dont je ne connais pas suffisamment l’importance réciproque des causes objectives et subjectives, et dont je n’oublie pas les ravages faits par les assassinats de militants qu’opéra la police). Depuis bientôt quarante ans, j’ai réagi sans arrêt contre les déviations qui appauvrissaient la pensée et stérilisaient l’action. Je continue à le faire, sans me mentir à moi-même, refusant toutes les explications de facilité avec lesquelles m’ont répondu tant d’individus qui justifiaient ainsi l’insuffisance de leur effort et le plus souvent ne sont plus dans la lutte depuis bien des années.
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Les partisans des structures politiques pourront rétorquer que cette constatation générale et publiquement exprimée prouve l’inanité des principes libertaires en eux-mêmes, et constitue la preuve indiscutable du besoin de l’autorité régissant, avec plus ou moins de souplesse ou de rigidité, le fonctionnement des collectivités et les rapports humains. Je comprends que cette réponse paraisse justifiée. Et pourtant, sans m’accrocher aveuglément à la fidélité à des principes intangibles — puisque j’ai déjà posé dans cette revue même le problème de l’autorité sans avoir peur des mots et des leçons qu’apporte l’expérience — je crois qu’on ne peut tirer aussi vite des conclusions si catégoriques. L’idéal élaboré par les penseurs libertaires n’a pas été l’œuvre d’illuminés se plaçant au-dessus des possibilités humaines. Marx lui même voyait en l’anarchie l’aboutissement du socialisme (12) et Engels et Lénine s’exprimaient catégoriquement dans le même sens.
Certes, ce mot «anarchie» se prête aux interprétations les plus sensées comme les plus baroques et je répète que ce fut une erreur énorme de Proudhon que l’avoir choisi pour définir un idéal d’ordre et d’harmonie. Mais si nous le prenons dans l’esprit qui présida à son choix, il est certain qu’une grande partie de la méthode d’organisation préconisée s’inspire des lois naturelles d’entente entre les hommes et leurs groupements divers. C’est cette interprétation des faits et volonté de l’ériger en principe consciemment appliqué qui demeurent toujours valables.
Quand Proudhon opposait le «contrat» à la loi, il s’agissait pour lui d’étendre à tous les rapports entre les hommes les normes largement pratiquées de l’économie libérale, foncièrement anti-étatiste (ce que l’on a trop oublié à mesure de l’avance de l’étatisation) en y ajoutant comme condition «sine qua non» la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme. Quand Bakounine préconisait la réorganisation de la société sur la base des organisations ouvrières, fédérées par spécialités de production, nationalement, internationalement et mondialement, y ajoutant les créations du coopératisme dont il fut un des premiers a entrevoir les immenses possibilités, il élaborait une conception parfaitement réaliste de l’histoire sociale envisagée sans appareil d’État (13). Quand dans son livre L’Entraide,Kropotkine montrait que le développement progressif des espèces, de l’insecte à l’homme, et le perfectionnement de l’humanité étaient des faits en quelque sorte biologiques, et que c’est grâce à l’instinct et à la pratique de la sociabilité beaucoup plus qu’à l’État et aux activités gouvernementales que les peuples ont pu survivre et progresser, il posait les bases d’une philosophie de l’histoire qui ouvre d’immenses horizons à la pensée sociale et aux réalisations qui peuvent s’en suivre.
La véritable histoire de l’humanité est a-gouvernementale et a-étatique. Cette conclusion, éminemment libertaire, est celle de nombreux ethnologues et de tous ceux qui s’efforcent de connaître toujours mieux les faits se rapportant aux activités multiples des générations, au développement des civilisations, à l’œuvre des hommes. Notre rôle consiste à approfondir cette immense leçon de choses, à en dégager des conclusions théoriques et pratiques grâce auxquelles nous pourrons montrer le chemin de l’avenir. Devant l’invasion galopante de l’étatisme forcené, devant la mainmise croissante des institutions d’État renforcée par l’impérialisme technocratique et négateur des valeurs supérieures, la réaction subjective d’hommes venant de tous les horizons est en train de prendre corps. Il manque une conception constructive d’ensemble qui réunisse, pour des objets concrets, les oppositions informulées ou dispersée. Et si une école de pensée correspondant à notre époque et à la situation présente se constituait, tout ce qui demeure valable dans la philosophie sociale anarchiste, que je préfère appeler libertaire pour éviter des confusions mortelles, pourrait aider à éclairer le prochain avenir.
«Je ne suis pas anarchiste mais je considère qu’on ne peut ignorer vos idées pour construire l’avenir» m’écrivait, il y a une dizaine d’années, René Dumont, agronome, mais aussi socialiste et sociologue. Bien des gens pensent ainsi, et ils ont raison. A condition de ne pas interpréter les idées libertaires à travers ce qu’en disent les anarchistes, ou la plupart d’entre eux.
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Je me suis souvent demandé si, parmi les raisons qui expliquent la crise continuelle dans laquelle a vécu le mouvement anarchiste, l’ampleur et la diversité des bases théoriques, scientifiques et philosophiques auxquelles je me suis référé ne constituent pas, paradoxalement, une des causes de la stagnation dans la médiocrité, une source de déviations et de recul. On a pu faire observer qu’une des caractéristiques de la pensée marxiste, qui s’est répandue à travers le monde, est précisément ce qu’elle a d’unilatéral. Elle gravite autour de quelques postulats que chacun peut comprendre et interpréter quel que soit son degré de culture. La conception économiste de l’histoire qui explique tous les aspects de la vie et du progrès (politiques, juridiques, sociaux, religieux, intellectuels etc...) de l’humanité par les modifications introduites dans les formes de production, l’explication dialectique de révolution sociale qui doit immanquablement conduire au socialisme et même à la disparition de l’Etat, tout cela parait très simple au hommes simples.
Marx ne s’est pas efforcé de construire une philosophie basée sur l’ensemble des facteurs qui ont vraiment constitué l’histoire et pétri l’humanité, ce que faisant il a faussé la vérité profonde qui est toujours forcément complexe. Dans le marxisme, l’Etat apparaît comme la conséquence de la lutte des classes et doit disparaître «forcément», «scientifiquement» avec elle (nous voyons ce qu’il en a été en U.R.S.S. et dans les pays satellites). Marx qui se moquait des fabricants de «recettes pour les marmites de la société future» s’est toujours obstinément refusé à prévoir les formes d’organisation et de fonctionnement de la société socialiste. Dans la littérature marxiste, on ne trouve qu’un seul livre où ce problème fut traité, celui de Bebel, intitulé La Femmeet dans lequel, assez curieusement. l’auteur exposait une conception presque intégralement libertaire de l’avenir.
En prenant tous les risques que cela comporte, ayons le courage de le dire: contrairement à ce qui est arrivé pour le marxisme, la pensée libertaire qui a depuis Proudhon voulu embrasser toutes les connaissances a aussi posé, analysé, sondé et voulu résoudre une infinité de problèmes. Et c’est peut-être parce qu’elle a été trop riche de contenu de recherches, de rayonnements divers, d’aspects, de nuances, qu’au sein du mouvement anarchiste sont nées tant de spécialisations, de courants fragmentaires, de chapelles dont les sectateurs et les prédicateurs ont pris la partie pour le tout et oublié l’essentiel. C’est-à-dire la lutte pour la construction d’une société sans classes et où la pratique de l’entraide, de la coordination directe, de l’entente libre et responsable remplacerait l’État.
S’ensuit-il qu’il nous faudrait réduire la philosophie libertaire à quelques vérités de base afin d’éviter toutes les déviations contre lesquelles on s’épuise à lutter ? Réfléchissons avant de répondre: les choses ne sont pas si simples. Il est vrai que le marxisme s’est répandu sur le globe et a remporté dans cette phase de l’histoire la victoire sur le mouvement libertaire qui l’y a sérieusement aidé par ses insuffisances. Mais il est vrai aussi qu’il n’a pas émancipé les peuples, qu’il a donné lieu comme les libertaires l’avaient prédit à l’apparition de nouvelles formes d’oppression et d’exploitation, plus implacables que le capitalisme privé lui-même. Il a triomphé comme force de l’histoire, non comme agent d’émancipation humaine. Précisément à cause de sa courte vision des choses, de son mépris des valeurs morales, des facteurs multiples, des réalités complexes de l’homme et de l’histoire. Ne pas avoir tenu compte des éléments non purement économiques (géographiques, psychologiques, religieux, ethnologiques, politiques etc…) n’a pas permis de tracer le chemin, ou les chemins, conduisant à une société de producteurs et d’hommes libres. Si l’on néglige l’immensité des facteurs qui composent toute la vie humaine, individuelle et sociale, et qui réagissent les uns sur les autres selon les stades de l’histoire des peuples et des races, on ne voit pas les abîmes que recèle la voie choisie, ou l’on en ouvre de nouveaux.
On ne peut fonder une école de pensée, une école sociologique valable et capable d’apporter des lumières indispensables pour résoudre les grands problèmes de l’humanité en se limitant à quelques éléments du problème total. Sans quoi l’on est inévitablement débordé par les autres. Et cela, plus à notre époque qu’à n’importe quelle autre. Les penseurs grecs non socratiques avaient raison, même dans leurs erreurs et leurs tâtonnements. Sinon, l’on tombe dans le mythe, et l’adoration des mythes, dans le mysticisme, dans la foi religieuse (il y a eu aussi ce genre d’anarchistes croyant béatement en la sainte Anarchie). Et le marxisme lui-même est aujourd’hui une religion où la science est au service de la foi, comme la science des théologiens et des exégètes ou des différentes écoles du christianisme est au service de la croyance en Dieu.
Ce n’est que par la reprise et le développement d’une vaste synthèse de l’histoire de l’humanité, du grand mouvement qui l’a poussé en avant ou par lequel elle a été de l’avant, c’est par la systématisation lucide et volontaire de cette marche ascendante naturelle, consciemment poursuivie et qui, partant du passé marquera le chemin aux siècles futurs que l’on pourra fonder un humanisme valable. Cet humanisme, nous diront certains, plus attachés aux mots qu’à la substance de la pensée, sera pratiquement de l’anarchisme. Eh bien non ! Non, et il faut en finir une fois pour toutes avec le jeu de mots grâce auquel tant de simulateurs se livrent à toutes leurs turpitudes. L’anarchisme théorique de Proudhon, de Kropotkine, de Malatesta, de Rocker, d’Elisée Reclus, et même de Tolstoï sert depuis longtemps, sans que ses fondateurs aient pu supposer ce qu’on allait faire de leurs idées, à couvrir une marchandise avariée qui est le fait dominant — je ne dis pas exclusif — de l’anarchisme réalité historique.
Seule l’Espagne, où tout ne fut pas parfait non plus, mais où les idées essentielles ne furent pas oubliées par l’ensemble de notre force militante, l’Espagne et la Suède constituent une exception. Mais en Espagne l’individualisme et toutes ses déviations antisociales et destructives n’avait pas réellement pris racine, l’obsession frénétique du sexe appelée «amour libre» (14) ne fut jamais que le fait de quelques individus contaminés lors de leur séjour en France, le règne de la «combine» aux dépens de la société, du «macadam» de ce qu’on a appelé la «reprise individuelle» (15), tout cela n’a jamais pu s’étendre parce que le sens moral général ne s’y prêtait pas. Il y eut bien quelques à-côtés fantaisistes, mais jamais ces arbres n’ont empêché de voir la forêt, jamais les broussailles épineuses n’en ont empêché l’accès. Le but dominant demeurait l’instauration d’une société nouvelle, avec le combat pratique, obstiné, infatigable, héroïque pour l’instauration de cette société et l’organisation des masses travailleuses dans les syndicats, la structuration des organisations ouvrières comme moyens de réalisation. On obéissait à une mystique de l’histoire sans laquelle il est impossible de faire de grandes choses. Et même si certains aspects de la pensée des grands maîtres dépassaient l’entendement du militant moyen, celui-ci ne perdait pas de vue le but pratique qu’il fallait atteindre. Si Proudhon, et surtout Bakounine, faisaient de la Conception matérialiste de l’univers une base philosophique essentielle de la négation de l’autorité de l’homme sur l’homme en lui ôtant le fondement déiste qui seul pouvait la rendre indiscutable, le militant espagnol moyen combattait l’État pour des raisons plus simples mais qui rejoignaient celles, supérieures, de Proudhon et Bakounine, et du reste l’un et l’autre surent aussi argumenter en vertu des faits sociaux immédiats et historiques.
Cette continuité, ce rattachement entre la pensée de l’homme de la base et le génie intellectuel ne pourront jamais se produire dans un milieu, un mouvement où parce que l’immense majorité est, par suffisance et vanité, rebelle aux indispensables disciplines intellectuelles et morales, chacun prend le droit de dire et faire ce qu’il veut, et interprète à sa façon les idées, ou la théorie sociale dont il se réclame.
Une renaissance libertaire (et pour rompre totalement avec un passé qui ne fait évoquer dans l’esprit des gens que le souvenir d’attentats et autres formes de violence, je n’hésiterais pas à employer une dénomination nouvelle si j’en trouvais une équivalente), une renaissance libertaire me parait indispensable pour l’avenir humain. Je suis convaincu qu’un effort sérieux trouverait auprès d’une partie de l’opinion publique, un écho favorable et ouvrirait une horizon prometteur. Mais cela ne sera possible que si l’on a le courage de rompre avec un passé qui, sous le nom d’anarchisme, n’a laissé que des ruines.
NOTES
(1) Un vieux camarade italien me disait, il y a quelques années, que bon nombre des sénateurs communistes sont d’anciens anarchistes.
(2) Influencé par la Commune de Paris, Kropotkine voulut donner des orientations concrètes sur la Révolution dans ce livre que, dans sa préface du livre des deux syndicalistes libertaires Pouget et Pataud, il qualifia «d’utopie communaliste». Certes, cette utopie accordait un trop grand rôle à la spontanéité créatrice populaire, et de ce point de vue, comme du point de vue de formules comme «la prise au tas», c’est avec raison qu’on l’a critiquée. Mais c’est aussi fausser la vérité, ou tomber dans le travers de la critique systématique, que ne pas tenir compte d’autres aspects, parfaitement valables, tant en ce qui concerne la définition, alors nécessaire, des principes du communisme libertaire, que le refus de l’État, la pratique de la libre entente ou, dans le chapitre «Consommation et production», la vision d’une organisation à l’échelle européenne. D’autre part, et je l’ai démontré il y a une dizaine d’années dans cette revue même, Kropotkine a, dans ses autres écrits, toujours recommandé l’étude préalable et sérieuse des problèmes que poserait une révolution.
(3) Il est utile à ce sujet de lire le livre d’André Lorulot Chez les loupsdans lequel l’auteur raconte ce qu’il a vu lors de son passage comme directeur à L’Anarchie,journal individualiste qui menait une guerre continuelle contre Le libertaire et Les Temps Nouveaux,que dirigeait Jean Grave. Ce que Lorulot oublie de dire, c’est qu’à cette époque, il avait vécu de la «reprise» que d’autres pratiquaient et qu’il avait fait, avec insistance, l’apologie de ces pratiques.
(4) Le «macadam» était une blessure artificielle grâce à laquelle on se faisait payer une prime d’assurance par les compagnies. Certains avocat marrons étaient spécialisés dans la défense des usagers de cette «combine» quand les compagnies refusaient de payer. Vers 1910, Pierre Laval, qui n’avait pas encore percé comme avocat et encore moins comme politicien, donnait une pièce de 5 francs à celui qui lui amenait un client de ce genre. Ces pratiques eurent pour résultat que les compagnies établirent des fichiers qu’elles se transmettaient afin d’établir un contrôle de plus en plus sévère dont souvent les vraies victimes d’accidents du travail subirent les conséquences.
(5) Durant son séjour de quatre mois et demi en 1921 où il vit les anarchistes russes divisés en tendances hostiles et disparates.
(6) Ces anarchistes individualistes italiens résidant aux Etats-Unis se sont, pour la plupart, parfaitement embourgeoisés. Ils se sont aussi, pour la plupart, naturalisés citoyens des U.S.A., après avoir juré qu’ils ne professaient pas d’idées anarchistes ou subversives. Et sans doute pour être en paix avec leur conscience, ils mènent dans L’Adunataune campagne systématique contre le régime où ils se sont si bien installés et applaudissent Castro.
(7) Voici ce que me disait une mère aubergiste des Auberges de la Jeunesse dont l’expérience remontait à la période d’entre-deux guerres: «Quand nous arrivons à un endroit, selon l’habitude, les uns vont chercher du bois, d’autres allument le feu, d’autres encore épluchent les légumes ou préparent le repas. Généralement les anarchistes se mettent à lire leur journal ou à discuter pendant que leurs camarades travaillent. Ils se considèrent trop au dessus de ces occupations vulgaires pour y prendre part». Pour ma part, j’ai maintes fois constaté ce complexe de supériorité dans le comportement de bien des anarchistes.
(8) Après avoir préconisé inlassablement des méthodes constructives qui sont demeurées ignorées de la totalité des anarchistes — peut-être y a-t-il quelques exceptions que je ne connais pas —, Bakounine, devant l’échec des tentatives révolutionnaires auxquelles il avait pris part et devant celui de la Commune, arriva à la conclusion que «l’heure des révolutions étaient passée». Il recommanda alors la «propagande par le fait», entendant ainsi les réalisations directes servant d’exemples. Mais la démagogie et la bêtise faisant la loi dans le mouvement anarchiste, la formule fut interprétée comme une recommandation des attentats individuels, qui n’avaient rien à voir avec la pensée du grand lutteur.
(9) Ce livre, intitulé Precisiones sobre el anarquismo (Précision sur l’anarchisme)fut édité par l’éditoriale de Tierra y Libertad,à Barcelone, au début de 1937. En langue française, j’écrivis en 1938, sous la signature de Max Stephen, et dans les colonnes du Libertaire une longue série d’articles où je posais ces problèmes, et beaucoup d’autres. Mon emprisonnement et ma condamnation m’empêchèrent de continuer.
(10) Bien qu’appliqué à Franco, le mot «caudillo» n’ a pas été inventé pour lui. Traditionnellement, il s’applique à un meneur d’hommes, surtout pour le combat, comme par exemple étaient les chefs de troupes improvisés qui menèrent la lutte des guérillas contre les troupes napoléoniennes.
(11) Les luttes intestines du mouvement anarchistes argentin furent telles que des camarades furent tués ou blessés à coup de revolver. Les calomnies les plus infâmes furent déversées contre les militants dans les colonnes du journal, alors quotidien et aujourd’hui disparu La Protesta; la campagne de dénigrement dont je fus le témoin, et en partie aussi la victime, atteignit un degré inimaginable. Le résultat fut que la F.O.R.A. (Federacion Obrera Regional Argentina), qui fut un organisme de combat glorieux et avait, comme organisation syndicale, réussi à grouper 200 000 et peut-être 250 000 travailleurs, s’affaiblit terriblement, et quand s’établit la dictature militaire, manquant de militants que l’on avait expulsé par des procédés qui rappelaient les purges staliniennes, elle ne put résister au fascisme de Peron. Naturellement, et comme toujours, c’est à la «répression» qu’on attribue la responsabilité de cette disparition. Celle-ci a joué certainement un rôle. Mais c’est avant tout dans cette lutte intestine mortelle qu’il faut chercher la cause de ce recul.
(12) Dans la fameuse circulaire Les prétendues scissions de l’Internationale, Marx écrivait: «Tous les socialistes entendent par Anarchie ceci : le but du mouvement prolétaire, l’abolition des classes une fois atteint le pouvoir de l’Etat, qui sert à maintenir la grande majorité sous le joug d’une minorité exploitante peu nombreuse, et les fonctions gouvernementales se transforment en simples fonctions administratives».
Il est intéressant de constater que les individus qui s’appliquent l’étiquette d’anarchistes restent en deçà de l’interprétation que Marx lui-même faisait de l’anarchie. Mais on peut jouer comme l’on veut sur la signification de ce mot. Les résultats sont là.
(13) Cependant, de Bakounine, l’immense majorité des anarchistes n’a retenu que le combattant échevelé des barricades, le «pandestructeur» qu’il ne fut jamais et a fabriqué un négateur de toute société tout comme les ennemis de ce géant qui, du point de vue intellectuel, bâtit la philosophie socialiste la plus constructive et la plus ample qui fut, et rédigea au moins une douzaine de «catéchismes» et de programmes dont certains, comme le «Catéchisme révolutionnaire» s’étendent sur une trentaine de pages.
(14) Cette question n’était plus agitée, depuis plusieurs années, dans les groupes anarchistes. Mais elle reparaît dans certains d’entre eux. Remplacer la lutte pour la transformation de la société par la liberté de l’accouplement érigée un pratique primordiale et dominante de l’Anarchie est certainement plus facile qu’étudier l’économie sociale, les rapports universels de la production et de la consommation et le remplacement de l’Etat. Faisant un pas de plus, d’aucuns demandent, m’a-t-il été dit, que le mouvement anarchiste inscrive dans ses revendications le droit à la pédérastie. Rien ne peut plus nous surprendre. La crise continue quelles qu’en soient les formes. Quand donc ceux qui se réclament de l’idéal de Proudhon, de Bakounine, de Reclus, de Kropotkine et même de Tolstoï ou des organisateurs des collectivités espagnoles auront-ils le courage de comprendre que leur première révolution doit avoir lieu en leur propre sein, contre les interprétations et les pratiques irresponsables auxquelles conduit inévitablement la conception que chacun a le droit d’avoir de l’anarchie?
(15) N’oublions pas que Jacob, « anarchiste de la belle époque» selon l’ami Maitron — mais anarchiste qu’il ne faut pas trop vanter car cela pousse à l’imiter, et fait croire au lecteur qu’il s’agit d’un anarchiste-type — comparut devant le tribunal avec une vingtaine de ses compagnons. Et l’expérience de ce genre de choses montre que, pour le plus grand nombre, le masque de l’anarchie sert a couvrir des réalités qui n’ont rien à voir avec la pensée libertaire.
Il nous est arrivé d’écrire, dans cette revue, et en passant, que le problème de la capacité des travailleurs était un de ceux que se posent ceux qui veulent transformer la société. Cette capacité existe-telle ? Ou atteint-elle le degré suffisant pour que les travailleurs prennent en main leur destin et celui de l’humanité ? Poser cette question c’est courir le risque de se faire traiter de contre-révolutionnaire, d’aristocrate ou de pédant. Mais nous avons conscience de n’être ni aristocrate — la modestie de nos ressources ne nous classe pas parmi ces privilégiés — ni contre-révolutionnaire, car voilà soixante-trois ans que nous luttons pour la transformation de la société, et nous pensons bien donner ce qui nous reste de vie à cette cause; ni pédant, car quand nous comparons les dimensions de notre personnalité à celles d’un Proudhon ou d’un Bakounine, nous nous souvenons de Gulliver, géant parmi les nains, mais lilliputien parmi les géants.
C’est poussés par le souci de notre responsabilité, qui devrait être le souci de tous ceux qui se réclament de la révolution, que nous nous posons le problème de la capacité révolutionnaire des classes travailleuses.
Nous nous souvenons, en commençant, de deux phrases fameuses: «L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes» et «De la capacité politique de la classe ouvrière » (proclamée par Proudhon en donnant à ce mot «politique» le sens le plus large, c’est à dire révolutionnaire). Or, notre appartenance à la classe ouvrière, l’expérience que nous en avons, nous fait nous poser des questions. Combien de fois avons-nous lu des affirmations catégoriques sur l’aptitude de cette classe à résoudre, tous les problèmes que peut poser une révolution : problèmes industriels, problèmes, agraires, problèmes de distribution, problèmes financiers, problèmes humains de toutes sortes, problèmes concernant les matières premières, problèmes d’importations diverses, problèmes d’exportation, et pour cela de rapports internationaux, problèmes de l’instruction publique, problèmes…
Plus je vais et plus je comprends l’immense complexité de ce que les révolutionnaires auraient à prendre en charge, les dimensions énormes des taches à accomplir.
Et je comprends que le bouleversement auquel donnerait lieu l’action entreprise serait tel que les révolutionnaires seraient débordés et impuissants. En conséquence, j’arrive à la conclusion, que ce n’est que par des réalisations forcément limitées, mais coordonnées, et s’étendant dans le temps et dans l’espace que peut avoir lieu la transformation de la société.
En cela je rejoins Proudhon, et je dois une fois de plus rappeler que Bakounine lui-même, qui est historiquement à nos yeux l’incarnation de la révolution, déclarait en 1874, dans une lettre écrite à Elisée Reclus «Oui, tu as raison, l’ère des révolutions est passée, et nous sommes entrés dans celle des évolutions».
Mais j’entends déjà la réponse de nos va-t-en guerre révolutionnaires « Jamais le capitalisme ne laisserait entreprendre des réalisations qui le déborderaient. L’État interviendrait, et massacrerait ceux qui prétendraient créer une société nouvelle. ». Au fond, cela n’est qu’un prétexte. Si on commence par détruire l’Etat, ou les forces armées qui le caractérisent, on croit possible de se lancer dans l’aventure, sans calculer, d’avance, quelles difficultés il faudra vaincre. Ou l’on s’encourage avec des faux-fuyants… D’où l’attitude de ces révolutionnaires qui ne sont pas du peuple, qui n’appartiennent pas à la masse de ceux sur qui devrait retomber la responsabilité des mesures à prendre pour remplacer l’Etat et le patron.
J’avais publié dans Le Libertaire, il y a de cela vingt et quelques années, une étude, intitulée La révolution sans Etat.Et dès le premier article, je me heurtai à la réponse habituelle: « Il ne faut pas remplacer l'Etat, il faut le supprimer ». C’était, en effet, beaucoup plus simple. Ceux, qui adoptaient cette attitude masquaient d’une phrase leur incapacité. Cependant ils utilisaient les services publics que l’Etat avait en main, les routes que l’Etat faisait construire ou entretenir, leurs enfants allaient à1’école ; qui était une création de l’Etat etc…
Je procédais alors à une analyse de l’œuvre utile accomplie par ce Léviathan, ne serait ce que pour justifier son existence et avoir une raison d’être aux yeux de la population. Et j’émettais une série de mesures à prendre, de méthodes et de formules organisatrices. Cela, naturellement, tomba à l’eau. C’était, pensait-on, des obstacles au libre et facile chemin de la révolution. Mais quel chemin a-t-on parcouru depuis?
Et comme ils ne voient pas les difficultés, comme ils ne perçoivent pas les problèmes, les discoureurs non prolétariens résolvent tout en réservant aux travailleurs l’œuvre de transformation sociale. Ils ne se compromettent pas. Ils se lavent les mains. « Le peuple fera ceci ou cela ». Au fond, ils pensent que s’il y a échec, c’est lui qui en aura la responsabilité.
Ils savent, cependant, subodorer quelques difficultés. Il arrive aussi qu’ils soient, par nature, autoritaires, et qu’ils ne peuvent accepter une révolution dans laquelle ils ne pourraient pas jouer les dictateurs. Ils parlent alors d’Etat, ou de gouvernement « prolétarien » (avec toute la bureaucratie correspondante).
Quelles seraient les tâches de ce gouvernement, ou de cet Etat, Ils n’en ont pas la moindre idée. Car ils n’étudient rien, ne connaissent rien, et ils me rappellent Lénine déclarant, dans les premières année du gouvernement bolchevique et à tous les congrès du parti communiste russe: « Nous nous sommes trompés»… mais qui, pour ne pas lâcher le pouvoir, continua à se tromper jusqu’à la mort. Pour des gens de cet acabit, l’autorité remplace le savoir. Si l’on se trompe, on commence autre chose, comme quand la N.E.P. (1) naquit en Russie. On ne risque rien pour soi-même, car on a pris soin, dès le début du pouvoir, de créer une nouvelle police, une nouvelle armée, de nouvelles forces répressives. On peut donc essayer tout sans risques d’être chassé par le mécontentement populaire.
Le peuple est-il capable de résoudre les problèmes que planterait une révolution sociale ? Que lui a-t-on apporté pour cela ? Que lui apporte-t-on? Rien, absolument rien et celui qui mesure l’importance des problèmes dont la solution devrait être immédiatement apportée pour ne pas sombrer dans un échec est effrayé devant l’abîme d’ignorance qui est entrouvert à l’avance sur le chemin de l’émancipation. Pour l’ensemble des intellectuels révolutionnaires l’essentiel serait la prise du pouvoir et la façon de s’y maintenir. Que leur importe le ravitaillement des villes, la distribution des vivres, le lait pour les enfants, la viande et le blé pour tous? J’ai déjà posé, et je pose avec insistance le problème de Paris et de la région parisienne (2). Une révolution, même sans destruction, cause au moins des interruptions de trafic, et si les produits alimentaires de base n’arrivent plus pendant quarante-huit heures, ou arrivent en quantités insuffisantes, tout se désorganise. Je suis certain que le recul devant les possibilités révolutionnaires de certains hommes (syndicalistes, mêmes révolutionnaires, en France, sociaux-démocrates allemands ou italien des années vingt) s’explique en partie par leur non préparation en ces matières. Car, je l’ai répété cent fois, «on ne s’improvise pas organisateur» et le peuple, plus que toute autre partie de la population en est incapable (3).
Comment est organisée la société? Quels sont les rapports non seulement de classes, mais entre les villes et la campagne, sur la base de quoi s’établirait le trafic de marchandises, comment fonctionnerait le circuit entre les régions qui sont interdépendantes, que ferait-on de l’immense armée parasitaire existant au début et qui augmenterait de façon irrésistible ? Je demande à nouveau : comment garantirait-on la valeur de la monnaie et assurerait-on les échanges internationaux ?
J’ai posé aussi d’autres questions. J’ai cité le fait que soixante-dix pour cent de l’énergie employée en France vient de différentes parties du monde. Devant une question aussi embarrassante certains « révolutionnaires », d’une ignorance encyclopédique déconcertante, ont trouvé une réponse qui ne peut satisfaire qu’eux-mêmes: « il n’y aura qu’à employer pour le labeur utile ce qui est employé actuellement pour des travaux inutiles ou nuisibles ». Comme ils ne se sont pas donné la peine de consulter des statistiques, d’étudier ce qui, en matière d’énergie est destiné à assurer les industries, le chauffage des foyers, l’agriculture — qui, toute, marche grâce au pétrole et aux produits pétroliers — et les moyens de transport, ils peuvent reposer béatement sur cette apparente solution. Mais quiconque a étudié tant soit peu sait que l’importance des activités et des produits inutiles ou nocifs (et comment les déterminer ?) est de beaucoup moindre que celle des produits utiles et nécessaires. On ne remplace pas les statistiques ni les produits et les activités nécessaires par la phraséologie. Et tant d’inconscience désarme. Comme désarme l’ignorance de ce qui aujourd’hui constitue l’appareil économique. Car ce ne sont pas seulement les relations entre les régions économiques qui font que le Midi dépende du Nord et de l’Est pour la sidérurgie, les tissus, la betterave à sucre, que le Nord dépende du Midi et de l’Ouest pour tels ou tels autres produits; il y a aussi l’interdépendance des industries, ou des productions agricoles en plus qu’agricolo-industrielle; la fourniture des produits semi-finis contre des produits finis, et, nous le répétons, des matières premières (cuivres, fer, coton, laine, cuir, nickel, étain, combien de choses! ). Tout cela fonctionne, tous les circuits sont établis, comme conséquence d’une activité déployée depuis plusieurs siècles sous la direction du capitalisme.
Qu’il y ait dans cette vaste organisation des éléments parasitaires, et nocifs, je suis le premier à le dire et à le dénoncer, et c’est là le principal élément négatif de l’économie actuelle; mais il y a aussi un élément positif qui fait que, dans un pays comme la France par exemple, cinquante-trois millions d’habitants se nourrissent tous les jours, peuvent se chausser et s’habiller, que, il convient de le répéter, 14 millions de jeunes, d’enfants, d’adolescents vont à l’école, au collège et à l’université, que des milliers de malades sont soignés dans les hôpitaux, qu’à peu près tout le monde peut se déplacer quand bon lui semble, aller d’un point à un autre — et cela, rien que pour les besoins les plus primordiaux: ne parlons pas des autres, qui sont caractéristiques de ce qu’il faut bien appeler la civilisation.
Et je dis et je maintiens que le peuple, dont je suis, moi dont la jeunesse a été telle que je n’ai pas même pu apprendre un métier, et qui par conséquent ne parle pas « du peuple » comme d’une catégorie sociale qui m’est étrangère, mais qui au contraire en parle comme je le fais parce que je le connais, je maintiens que le peuple n’est pas préparé pour faire une telle révolution, pour transformer la société dont le plus souvent il n’a pas même le sentiment ou la conscience. Je considère une ineptie ou un crime que de pousser à une crise révolutionnaire. Et je ne vois pas d’autre solution que celle des réalisations partielles sans détruire l’organisme économique capitaliste. Proudhon écrivait — je ne sais plus où — qu’il chargeait les travailleurs de prendre l’héritage de la société actuelle et de le développer: il ne s’agissait pas pour lui de détruire ce qu’a créé le capitalisme, malgré les souffrances que cela a causé au peuple, malgré les atrocités de la work houseet de la fabrique. Il s’agissait d’en assumer la continuité, pour le bien de tous. Or, la vie de relation est telle aujourd’hui qu’une entreprise de transformation dans de très vastes secteurs des problèmes de dimensions terrestres qui, pour cela, sont insolubles.
Il est donc inévitable de les envisager à l’échelle du possible. Parmi nos idées, et celles de certains de nos penseurs, il y a beaucoup de choses à revoir. Telle est la vérité.
Je me suis laissé entraîner plus loin que je me proposais en commençant cet article, dont le but se limitait, en commençant, à attirer l’attention sur le manque de préparation de la classe ouvrière. Ceux qui affirment que cette préparation existe ont souvent recours à l’exemple de la révolution libertaire espagnole, où le peuple aurait montré ses capacité de réaliser la révolution sociale et d’organiser la société sous des formes nouvelles. Il est vrai que les réalisations que j’ai moi-même enregistrée dans mon livre L’Espagne libertaireont été l’œuvre du peuple, mais pas du peuple compris comme l’ensemble des travailleurs puisant en eux-mêmes l’inspiration, poursuivant les buts sociaux égalitaires définis par le communisme libertaire. La vérité est que sans la forte, et si souvent admirable minorité «anarquista » qui, de 1870 à 1936 s’est donnée à la propagande, s’est tant de fois sacrifiée pour faire connaître l’idéal élaboré par tant de penseurs, le peuple aurait été incapable de mettre en pratique les principes appliqués par la Confederacion Nacional del Trabajo.La vérité est que ce sont les travailleurs anarchistes inspirant la C.N.T. qui ont poussé à l’expropriation des capitalistes et des grands propriétaires terriens, à la prise en main des instruments de travail, et que là où a manqué cette minorité les travailleurs n’ont rien fait, ou ont exproprié les patrons et les « terratenientes » pour devenir patrons eux-mêmes. Car la conception d’une société nouvelle ne naît pas par génération spontanée dans les profondeurs des masses. Elle ne peut être que le fruit d’observations, de méditation, de conclusions élaborées par des générations de lutteurs et de penseurs.
Même entre ces masses, la formation intellectuelle spécialisée est indispensable. Car il ne suffit pas d’exproprier chaque fabrique, chaque atelier, chaque usine, chaque chantier ou chaque surface agricole (et telle est la vision de tant d’autogestionnaires) pour socialiser vraiment la production.
Parmi l’ensemble des travailleurs, ceux qui avaient des idées claires, qui ne s’acquièrent pas du jour au lendemain, ont vraiment socialisé, ou syndicalisé la production, c’est-à-dire réalisé le socialisme au sens intégral du mot, grâce aux syndicats.
Grâce aussi aux individus ayant un esprit social et les connaissances techniques que souvent les travailleurs n’avaient pas. «Nous, militants libertaires, avons fixé les buts à atteindre, mais c’est grâce aux techniciens que nous avons pu les réaliser » me disait dernièrement un de ces camarades, un de ces hommes doués d’aptitudes naturelles exceptionnelles qui leur permettent de jouer un rôle indispensable dans une oeuvre collective.
Par contre, là où ont manqué soit les techniciens, soit les organisateurs connaissant nos idées, les réalisations s’en sont ressenties ou il n’y en a pas eu. Il ne suffisait pas d’être «du peuple » pour savoir prendre les initiatives dans le sens voulu. Il fallait avoir des idées valables, et la capacité de les mettre en œuvre.
Telles sont les quelques vérités que, d’une façon peut-être un peu décousue, je crois nécessaire d’avoir dites aujourd’hui.
NOTES
(1) Nouvelle Economie Politique, inventée par Lénine qui préférait remettre en selle ce qui restait d es privilégiés que permettre aux travailleurs et à leurs organisations de prendre part à l’œuvre de reconstruction.
(2) Les mêmes problèmes se posent pour toutes les grandes agglomérations (New-York, Londres, Tokyo, Buenos-Aires etc…).
(3) Je suis certain que cette incapacité de tous les partis est la cause principale du piétinement de la réorganisation de l’économie au Portugal.