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CUBA VU PAR L'EX SÉNATEUR JACQUES HÉBERT

Anonyme, Jueves, Abril 6, 2006 - 08:35

JACQUES HÉBERT

JACQUES HÉBERT, EX-SÉNATEUR CANADIEN À LA RETRAITE N'EN EST PAS À SES PREMIERS ÉCRITS, MAIS SUR CUBA C'EST LA PREMIÈRE FOIS QU'IL S'EXPRIME AUSSI OUVERTEMENT ET PROFONDÉMENT. DANS UN STYLE VIVANT ET AGRÉABLE À LA LECTURE, IL Y VA AVEC LA SAGESSE DE SON ÂGE, L'EXPÉRIENCE DE SES MULTIPLES PÉRIPLES À TRAVERS LE MONDE ET DE SES NOMBREUSES FONCTIONS QUE LA VIE L'A AMENÉ À ASSUMER. UN TEXTE INCONTOURNABLE POUR TOUTE PERSONNE SOUCIEUSE DE JUSTICE ET DE VÉRITÉ À L'ENDROIT DE CUBA.

Lettre de Cuba, « pays voyou » selon G.W. Bush

Par: Jacques Hébert
(ancien sénateur, journaliste, éditeur, président
fondateur de Jeunesse Canada Monde et de Katimavik)

Mars 29, 2006

J'ai eu le coup de foudre pour Cuba à l'occasion d'une visite-éclair à La Havane en 1947, un bon moment avant la révolution de Fidel Castro. Ah! la belle époque! Les Américains se sentaient ici
comme chez eux dans cette quasi-colonie devenue leur maison de jeux et leur bordel,
merveilleusement située à 90 milles de la
Floride. La mafia s'occupait de tous les petits détails avec une belle efficacité : Meyer Lansky, Santo Trafficante, Lucky Luciano, etc.

En 1947, j'avais 24 ans, « tous mes cheveux, toutes mes dents », comme chantait alors Maurice Chevalier. À cet âge, bien entendu, on ne sait rien, on ne voit rien des horreurs du monde. J'étais l'innocence même : naïf, candide, un peu
boy-scout, nul en tout. mais assez beau garçon! J'avais juré de revenir le plus tôt possible découvrir La Havane en profondeur, sans aucun doute la plus belle, la plus fascinante et, surtout, la plus humaine de toutes les villes de ce continent.

Occupé à parcourir le reste de la terre, je
retournai à Cuba exactement 48 ans plus tard, en 1995. Vieux sénateur de 70 ans, à moitié chauve mais encore assez guilleret, j'avais réussi à convaincre plusieurs collègues de tous les partis, au Sénat et à la Chambre des communes, de l'urgence de créer un groupe d'amitié parlementaire Canada-Cuba. (Taïwan était déjà pris!) Comme il convenait, les membres m'élirent
président, naturellement chargé d'organiser la première délégation de parlementaires canadiens à Cuba. (« De grâce, en février, quand il fera moins 20 o par ici! »)

En 1995, donc, je reviens enfin à La Havane, cette fois à la tête d'une petite troupe un brin hétéroclite, composée de personnages hors du commun, tels l'impressionnant Herb Dhaliwal, Svend Robinson, toujours imprévisible et généreux, l'adorable sénateur conservateur
Normand Grimard, et tutti quanti. Si les journaux n'étaient pas si mesquins de leur espace (sauf quand il s'agit de La Baie ou de Chrysler!), je vous raconterais des bouts de ce voyage mémorable, farci d'anecdotes fabuleuses, dont une libre discussion de deux heures avec Fidel Castro, etc.

Pas le temps. Tant pis!

Cette fois, mon coup de foudre de 1947 se
transforma en une passion véritable qui ne me quitte plus, au point que, depuis la retraite, pendant le tiers de l'année, je vis modestement à La Havane (au-dessus de mes moyens et au-dessus d'un garage).

Comparaisons peu flateuses

Le lecteur habitué aux fines analyses de CNN, toujours justes et impartiales, aurait raison de se méfier des impressions d'un amant de Cuba, peut-être favorable à la révolution de Castro. Je ne suis ni communiste, ni marxiste (un rien socialiste, peut-être.), mais les miracles de la révolution cubaine ne cessent de m'émerveiller.

Par exemple, le premier : au lendemain de la révolution, en un an, Castro a réussi à éliminer l'analphabétisme dans ce pays pauvre, encore davantage appauvri par ses 22,3 % d'illettrés. (À Haïti, pays voisin, 75 % de la population ne sait ni lire ni écrire. Quant au Canada, il devrait rougir de honte avec ses 22 % d'illettrés.) (1)

Castro a également éradiqué neuf maladies, toujours endémiques dans les autres pays de la région : la polio en 1962, la malaria en 1967, le tétanos néonatal en 1972, la diphtérie en 1979, la méningoencéphalite (post oreillons) en 1989, la rubéole en 1995 et la coqueluche en 1997.

Cet « état voyou » a réduit la mortalité
infantile à 5,2 pour mille naissances. On se
meurt de connaître le chiffre des États-Unis, pays le plus riche du monde, qui a les moyens de faire mieux. Non. À 7 morts infantiles pour mille naissances, ils se font battre par les Cubains de 1,8 %! Faut comprendre que leur population noire,
latino-américaine, pakistanaise et autres
immigrés récents n'aident guère dans ce genre de statistiques. Faut comprendre. Oublions Haïti, j'aurais l'air d'accabler ce malheureux pays que j'aime bien. Avec les États-Unis, il est le voisin le plus proche de Cuba : on est tenté de comparer.

Je cherche encore le pays démocratique, moins démocratique ou pas démocratique du tout qui accorde au bien-être de ses citoyens et de ses enfants en particulier, une priorité comparable à celle de ce petit Cuba de 11 millions d'habitants, depuis quarante-sept ans persécuté, ostracisé, boycotté par son puissant voisin du nord, et les autres pays courageux plus ou moins dominés par Washington.

Murmure dans la foule. Je crois entendre
quelques discrètes protestations de certains lecteurs :

« Ho! Hé! Hi! minute papillon! Tout cela est bien joli, mais que faites-vous des droits de l'homme bafoués d'odieuse manière dans ce pays socialiste, cet « état voyou » que les Américains ont bien raison d'avoir à l'oil et où ils iront bientôt réinstaller la démocratie et les valeurs
chrétiennes dès qu'ils en auront fini avec
l'Afghanistan, l'Irak, l'Iran, la Corée du Nord,
etc. Oh! à la Baie des Cochons, ils avaient un peu raté leur invasion, mais, la prochaine fois,

« watch out, amigos ! »

Le plan de « démocratisation »

Le plan de démocratisation de Cuba est
parfaitement décrit dans une brique officielle de 458 pages (Report of the Commission of Assistance to a Free Cuba), publiée par le Département d'État le 6 mai 2004, signée par Colin Powell et approuvée (aïe! tu parles!) par le président
G.W. Bush.

(1) André Picard, " Canada's Illiteracy Rate is enough to make you sick", The Globe and Mail,

16 septembre 2004.

N'importe quel citoyen canadien (même
journaliste!) peut se procurer ce document
officiel à la Bibliothèque du Congrès à
Washington, ou encore le lire sur le site
Internet du Département d'État (www.state.gov).
Les gens pressés et qui n'ont peur de rien se contenteront des analyses succinctes et néanmoins judicieuses de CNN.

Dans ce document à la fois sublime et officiel, les Américains dévoilent leurs plans pour l'après-Castro. (On finira bien par assassiner cet increvable qui dérange le monde!) Un vaste projet de démocratisation express de l'« état voyou » qui se prend pour un pays souverain.

Pendant quelques jours, on laissera entrer
librement à Cuba les frustrés de la révolution de 1959, également connus comme la mafia cubaine de Miami, tous démocrates dans l'âme. qui ont tendance à voter en masse pour les Bush, père, fils et frère. Ça promet un joli carnage, où des
gens d'une même famille vont s'entre-déchirer, se tordre le cou, s'arracher des lambeaux de plantations de tabac, des boutiques miteuses ou de belles maisons de la Quinta avenida.

Toujours selon le document officiel du
Département d'État, les troupes américaines débarqueront alors pour freiner cette pagaille sanguinaire et mettre hors d'état de nuire les citoyens cubains pas d'accord avec la « démocratisation » à la Bush.

Réaliste, le document reconnaît que ça fera beaucoup de morts et, par conséquent, un grand nombre de petits orphelins. C'est prévu. Comptez sur l'immense compassion du président Bush et de ses conseillers choisis parmi l'élite morale des États-Unis : preachers illuminés délirants et autres born again frénétiques. Enfin, le document
contient un chapitre capable d'arracher des
larmes à Condoleezza Rice, une femme, il est vrai, trop sensible et trop tendre pour son genre de job.

Voici donc la belle idée humanitaire :
l'organisation immédiate d'un large comité pour favoriser l'adoption de ces milliers de beaux petits orphelins cubains, encore tout frais, par de bonnes familles américaines, choisies parmi les gens d'église et de principes.

Quelle idée généreuse, brillante, sûrement
d'inspiration divine, qui réchauffe le cour de tout être humain digne de ce nom! Les Mères Teresa peuvent aller se rhabiller : c'est Colin Powell qui mérite le prix Nobel ou, à la rigueur, Condoleezza Rice, si nos braves et blêmes Suédois veulent absolument une Noire, et une femme par-dessus le marché!

Mais je m'égare, je fais des détours, je
tergiverse, sans doute inconsciemment, pour éviter de répondre à la question directe sur les droits de l'homme à Cuba. Et pourtant, elle est très sérieuse. En ce moment, c'est sans doute ici que l'on trouve la plus grande concentration d'abus épouvantables contre les personnes humaines, dénis de justice, inénarrables atrocités, monstruosités qui nous ramènent droit au temps de la barbarie.

Une honte!

Dans un vaste camp de concentration, on a rassemblé quelque 500 prisonniers qui vivent comme des bêtes, souvent encagés, enchaînés, privés de toute protection juridique, loin des regards de la Commission des droits de l'homme, de la Croix-Rouge, du National Council of Churches, voire même de Reporters sans
Frontières, vaillante ONG qui consacre ses
énergies à la défense des journalistes libres
emprisonnés par les régimes totalitaires.

Hein? et ça se passe à Cuba?

Hélas, oui! Dans un petit port de la province de Guantanamo, à l'extrême sud du pays. sans doute pour ne pas énerver les touristes de Varadero et de Cayo Coco!

En toute honnêteté, on doit préciser que cette parcelle de leur territoire avait été arrachée aux Cubains par les Américains en 1902, au moment où cessait l'occupation militaire de l'île par les États-Unis (pour continuer sous une autre forme). Les Américains avaient tout simplement besoin d'un port des Antilles pour entreposer le
charbon mis à la disposition de sa marine de guerre et de sa flotte marchande. Un petit service entre voisins. Ben voyons! Le charbon étant passé de mode, les Américains ont trouvé une nouvelle vocation à Guantanamo. Pas de quoi fouetter un chat!

Bon! voilà une affaire de réglée! N'en parlons plus. « Aïe! me crient des Canadiens bien informés qui se tapent une demi-heure de CNN tous les jours, entre deux matchs de hockey. Pas si vite! Parlez-nous des 74 poètes et journalistes indépendants actuellement emprisonnés par le régime Castro dans des prisons de la Havane et d'ailleurs. »

Je ne nie rien, mais il y a une petite
différence entre les prisonniers américains de Guantanamo et ceux de Castro : ces derniers ont tous subi un procès selon les lois du pays. Pas les autres. On a prouvé, devant les tribunaux, que ces « poètes » recevaient un salaire des agents de la CIA, tous grands amateurs de poésie comme chacun sait. Mission de ces mercenaires
anticastristes : déstabiliser Cuba, saboter la
révolution socialiste, et même, si possible, avec l'aide de Dieu, assassiner le Tyran.

Est-il pensable que certains de ces « poètes » soient d'honnêtes adversaires du régime socialiste actuel, comme ce serait leur droit, et rêvent de ramener leurs compatriotes égarés à la démocratie de Batista et de Lansky? Oui, c'est pensable. Des innocents ont peut-être été injustement condamnés à Cuba, comme il arrive dans tous les pays du monde, y compris le Canada.

Au moins, nos propres erreurs devraient nous interdire de juger les autres avec une arrogance à peine feutrée, comme si nous étions sans péché.

Pour ma part, je tremble encore d'indignation quand je pense à Wilbert Coffin, modeste prospecteur gaspésien accusé sans preuve, en 1953, d'avoir assassiné avec un vieux fusil trois chasseurs américains munis des armes les plus modernes, venus à Murdochville chasser nos ours. Après un procès bidon et bâclé devant le grand tribunal de Percé, on a laissé Coffin languir en prison pendant quelques années avant de le pendre à la prison de Bordeaux à Montréal, le 10 février 1956.

De l'histoire ancienne? Alors que dites-vous de l'affaire David Milgaard, condamné à la prison à vie pour meurtre en 1970 et relâché en 1992 pour cause d'innocence? Et l'affaire Donald Marshall,
condamné à la prison à vie en 1971 et relâché en 1992, innocent comme avant?

A-t-on déjà oublié le crime inouï de notre
premier ministre Mackenzie King qui, à la veille de la dernière guerre, avait refusé d'accueillir au Canada un navire rempli de juifs fuyant de justesse l'Allemagne nazie, en quête d'un refuge?

Parti de Hambourg en juin 1939, le Saint-Louis avait été refoulé dans tous les pays où ses passagers cherchaient asile (y compris Cuba qui leur avait accordé des visas!) pour aboutir au Canada, dont la belle réputation d'accueil était le dernier espoir de ces désespérés. Il me semble que notre immense pays vide aurait pu absorber 907 juifs de plus sans mettre en péril son équilibre sociodémographique.

Non! Mackenzie King a dit non! Et les 907 retraversèrent les mers vers une Europe sur le point d'être avalée par les armées de Hitler. La plupart des réfugiés furent rattrapés par les SS et expédiés dare-dare vers les camps de concentration : la majorité d'entre eux moururent dans les très efficaces chambres à gaz de Himmler
pendant que l'ineffable King, premier ministre du Canada, bavardait tranquillement avec sa maman, déjà morte et enterrée depuis 22 ans!

A-t-on oublié l'arrestation, en 1942, de 22 000 citoyens canadiens d'origine japonaise sous prétexte que nous étions en guerre contre leur pays d'origine et que ces braves gens pourraient peut-être aider Togo et sa horde de généraux sanguinaires? Allez ouste! Tous dans un camp de concentration! Quarante-six ans plus tard, le Canada a remis à chacun une somme de 21 000 $, accompagnée de plates excuses.

A-t-on oublié. Bah! la liste serait trop longue, trop humiliante aussi, et je dois rester sensible aux problèmes d'espace des journaux qui oseront (peut-être!) publier ce texte!

Pour conclure, au moins rappeler notre
impardonnable crime collectif à l'égard des
Autochtones de ce pays qui leur appartenait. À partir de 1534, on a systématiquement écrabouillé leur belle culture, leurs traditions millénaires, leurs valeurs morales qui auraient pu enrichir les nôtres.

Parce que nous sommes de petits sensibles, nous avons évité de les occire jusqu'au dernier comme d'autres colonisateurs ont su le faire avec une
exemplaire fermeté. Nous avons choisi de parquer les survivants (après les avoir baptisés à tour de bras!) dans des réserves, comme on l'a fait pour les bisons en voie de disparition. On les a laissés s'abrutir d'alcool, s'étioler doucement, sans travail, sans écoles, sans espoir. Savons-nous seulement que, cette année, le taux de suicide chez les Inuits est le plus élevé au
monde? Chez leurs jeunes, il est de cinq à huit fois supérieur à la moyenne canadienne.

Aie! au secours! Messieurs-dames des droits de l'homme! Au secours! Un beau cas pour vous, vraiment! Au secours!

Pas de réponse. Sans doute s'occupent-ils des 74 « poètes » de Castro!

Les horribles conquistadors de l'île de Cuba ont au moins le mérite de n'avoir pas laissé traîner les choses en longueur. À leur arrivée dans le pays à partir de 1492, ils ont été bien accueillis par les quelques 200 000 Autochtones, êtres aimables et pacifiques, disposés à partager leur île de rêve avec ces Blancs avides, brutaux et mal élevés qui, sans tarder, se mirent à exploiter cette belle main-d'ouvre gratuite. On a obligé des êtres libres à travailler comme des forçats dans les mines et les champs de canne à sucre. jusqu'à ce qu'ils en crèvent. Si bien que, quarante ans plus tard, il n'en restait plus que 5 000. Merde! Et les mines? Et les plantations de café, de tabac, de canne à sucre? Rassurez-vous, bonnes gens, les conquistadors espagnols étaient sans doute des barbares, mais pas des imbéciles : depuis 1513, ils n'avaient cessé d'acheter à vil prix des esclaves noirs arrachés à leur doux pays d'Afrique par les négriers anglais, français et espagnols. Ce fut même un progrès, les esclaves noirs étant meilleurs travailleurs que les Autochtones. Plus dociles, plus résistants, ils mouraient moins vite.

Bon. Je m'égare encore, incorrigible « blablateux »; ça s'améliore pas avec l'âge. Et pourtant, j'aurais bien voulu profiter de
l'occasion pour vous dire deux mots de mon cancer.

Joli petit cancer .

Pardon? Quoi? Vous êtes tombé sur la tête? Faut tout de même pas charrier : parler de son cancer en public, ça se fait pas, sauf à la rigueur à l'occasion d'une campagne de souscription pour la Société du cancer. Point final.

Alors, tant pis! C'est mon article! Et ceux qui ne seraient pas contents n'ont qu'à pas le publier ou, encore, à pas le lire. Le cancer tue 140 000 Canadiens par année : ça devrait bien intéresser une poignée de lecteurs parmi mes sept millions de compatriotes qui, entre autres abus, fument encore comme des locomotives.

Pendant 82 ans, j'ai eu une santé de fer, une résistance à toute épreuve, et soudain, en juin dernier, crac! Tout s'écroule d'un coup, je perds mes forces, le moindre effort me tue et des douleurs musculaires souvent atroces me rappellent jour et nuit que j'ai peut-être assez vécu. Mais, chanceux comme un bossu, j'ai un formidable médecin, le D r Richard Morisset, éminent microbiologiste de l'hôpital Hôtel-Dieu de Montréal. Avec la collaboration de spécialistes en tous genres, il s'attaque à mon cas avec un bel enthousiasme, me traînant d'une radiographie à l'autre, de biopsie en électro, poussant lui-même mon fauteuil roulant dans les couloirs de l'hôpital à une vitesse folle, certainement interdite par le règlement.

Je sais bien qu'on me cherche un petit cancer quelque part, mais, à la mi-décembre, on ne savait pas encore où il se logeait, ni même s'il existait vraiment. Tant pis! Comme d'habitude depuis la retraite du Sénat, je quitte mon beau pays trop froid et m'installe à La Havane. Le bonheur!

J'ose dire que j'aime cette ville comme on aime une femme. Même un peu plus tous les jours. Chaque matin, les douze moineaux, les trois moqueurs et l'unique geai bleu habitant le minuscule patio viennent me réveiller en chantant sous ma fenêtre comme des hystériques, parfois un
peu trop tôt. J'ouvre l'oil et je regarde dehors : encore un ciel tout brillant bleu en février! Les palmiers agitent leurs mains caressantes, les hibiscus sont tout en clins d'oil et les trois orchidées, élégantes princesses, me sourient avec distinction. La joie qui m'envahit alors est tellement intense qu'il m'arrive de crier! Fin seul! Un vrai fou! Personne ne peut m'entendre, mes amis piailleurs criant plus fort que moi.

Je m'égare encore, hélas! Mille excuses. Allez aux pages sportives, ce sera plus sûr.

Bon, cette année, La Havane me paraît un peu
moins drôle : je passe mes journées au lit,
mangeant à peine, incapable de dormir la nuit ou d'écrire une ligne le jour. Après avoir avisé une ambassade du Canada remplie de gens sympas, dont une ambassadrice absolument magnifique, je prends un taxi et me rends à une petite clinique surtout fréquentée par les diplomates et les étrangers.
Les Cubains reçoivent les mêmes soins dans les autres hôpitaux, plus grands. et gratuits.

Jolie chambre, excellente cuisine (wow! dans un hôpital!) et une profusion de médecins résolus à aller au fond des choses. En six jours, ils ont refait à peu près tous les examens subis à Montréal, avec les mêmes appareils, parfois d'un modèle plus récent. Le sixième jour, sept spécialistes envahissent ma chambre, radiographies en mains, et discutent l'affaire devant moi. Conclusion : il faut opérer et extraire un bon morceau de l'os iliaque aux fins d'analyses plus sérieuses.

J'ai passé ma longue vie sans savoir que
j'avais un os appelé iliaque, joli nom qui
pourrait davantage convenir à une île grecque. Bref, 24 heures plus tard, je savais que j'avais un cancer de l'iliaque. J'étais plutôt content. Le cancer peut jeter son dévolu n'importe où, parfois en des endroits peu convenables et dont on n'a pas envie de parler devant les dames ou dans un journal. Le gros intestin, quelle horreur! La vessie fait triste et un peu ridicule. Il y a pire encore. Mais, avouons-le, un cancer de l'iliaque, ça ne manque pas de classe!

J'annonçai la chose à un ami canadien de
passage à Cuba, fort désolé comme il convient. « Alors, me dit-il, tu prends le prochain avion pour Montréal.

a.. Pardon?
b.. Mais enfin, tu vas aller te faire soigner au Canada.
c.. Jamais de la vie! J'adore le D r Morissetet ses savants collègues, mais j'ai la chance inouïe d'avoir un cancer de l'iliaque à la Havane, la plus belle ville des Amériques, débordante de soleil à l'année, de fleurs éclatantes, d'oiseaux heureux et, surtout, de gens chaleureux, humains, joyeux, avec qui je m'amuse du matin au soir, en temps normal. Je pourrais, mon cher, t'épuiser d'anecdotes à mourir de rire. Bref, pas question de retourner au Canada : je me ferai soigner à la Havane. » Le pays des médecins J 'ai une confiance absolue dans la compétence des médecins de cet « état voyou » qui en compte un plus grand nombre par habitant que n'importe quel pays riche et développé. Fidel Castro a bien réussi un de ses grands paris : offrir des services médicaux complets et gratuits à tous les citoyens cubains, depuis leur naissance jusqu'à la mort. Quelques chiffres rarement cités à CNN et à Radio-Canada : Cuba compte 590 médecins pour
100 000 habitants, alors que la moyenne en Amérique latine est de 160.

Taux de mortalité infantile : 5.2 pour 1 000 à Cuba, alors que dans la très démocratique République Dominicaine, il est de 31 pour 1 000. et de 80 pour 1 000 en Haïti. Espérance de vie à Cuba : 74,7 ans, alors qu'elle est de 51 ans en Haïti. et de 74 aux États-Unis. Oups! dépassés de 0,7 par les « voyous »!

Et n'oublions jamais que ce pays minuscule et démuni qui compte en ce moment 66 000 médecins en disperse près de 25 000 dans 60 pays du monde, où ces médecins volontaires vont soigner gratuitement des pauvres, encore plus pauvres qu'eux. À propos, combien de médecins canadiens sacrifient deux ans de leur carrière pour aller soigner des pauvres dans des trous perdus d'Afrique ou d'ailleurs? Qu'on m'envoie des chiffres pour que je puisse dire à mes amis médecins de Cuba qu'ils ne sont pas les seuls et que leurs collègues du Canada se démènent de leur bord. (Bien entendu, si le chiffre est minable, je ne dirai rien. J'ai ma fierté, moi aussi.)

On peut comprendre l'immense honneur que je ressens de confier ma veille carcasse à cette invraisemblable et miraculeuse armée d'êtres humains, plus humains que nature, vivant comme des pauvres avec les pauvres, pour les servir, les guérir et les aimer.

Même dans leur propre pays, les médecins les plus prestigieux demeurent des pauvres. J'ai oublié combien les médecins canadiens gagnent par année. Hélas! Hélas! La mémoire fout le camp
quand on vieillit, mais je sais que les médecins cubains, en quittant l'école de médecine, touchent un minimum de 19 $ canadiens par mois. Le maximum pour les spécialistes : 60 $ ou un peu plus. Vous avez bien lu. Les miens, parmi les meilleurs, viennent à l'hôpital à bicyclette. Par contre, comme tous les Cubains, ils feront instruire leurs enfants gratuitement, depuis la maternelle jusqu'à l'université inclusivement. Le coût de la vie - loyer, électricité, nourriture de base - est dérisoire, etc.

J'espère que les journaux canadiens ont fait écho à l'offre extraordinaire de Fidel Castro d'envoyer d'urgence 2 000 médecins cubains à la Nouvelle-Orléans, au lendemain de l'ouragan Katrina. En raison de la proximité de Cuba, ils auraient été sur place en quelques heures, et des vies humaines auraient été sauvées, surtout chez les pauvres, c'est-à-dire les Noirs. Bien sûr, G.W. Bush a refusé net, avec sa petite moue méprisante. Peut tout de même pas accepter pareil cadeau d'un « état voyou »!

Et pourtant, l'offre était sincère et généreuse car, curieusement, les Cubains aiment bien les Américains, même si leur gouvernement persécute Cuba depuis 47 ans à coups de blocus, de lois odieuses genre Helms-Burton, et de mille tracasseries toutes destinées à appauvrir Cuba, à détruire la révolution castriste, épine dans le pied de la plus grande puissance du monde. (Ce qui n'empêche pas une pointe de malice du vieux Castro, dont le sens de l'humour est à toute épreuve!)

Non seulement le peuple cubain aime bien le peuple américain, mais la réciproque serait évidente si Bush, la CIA, CNN et les autres médias de notre commun voisin ne faisaient pas un si beau travail de diffamation. En dépit de la totale illégalité de leur geste, plus de 50 000 citoyens américains viennent à Cuba chaque année,
en faisant des détours souvent invraisemblables et coûteux par les pays voisins (Canada, Mexique, Jamaïque, etc.). Si la CIA a vent de l'affaire, ces téméraires risquent de sérieux ennuis, dont une amende de 20 000 $ (US, bien sûr!).

600 000 visiteurs du Canada

Sur le plan voyage, les Canadiens se distinguent encore cette année en fournissant le groupe le plus important de touristes, venus de tous les coins du pays: 600 000 sur un total de plus de deux millions de visiteurs étrangers. C'est pas rien. (Et ça enrage nos chers voisins!)

Ah! Varadero, les plus belles plages du monde à moins de quatre heures de Montréal ou de Toronto! Une semaine à se bronzer, étendu sur du sable fin comme du sel de table. En revenant, on va leur en mettre plein la vue aux filles du bureau!

Au bout de la semaine, allez hop! l'avion du retour avec la bouteille de rhum, la boîte de Cohiba et un plein sac de petits souvenirs «artisanaux » achetés à la boutique de l'hôtel (et importés de Chine) pour rappeler aux parents et amis médusés qu'on a eu l'audace d'aller passer sa semaine de vacances dans un pays communiste. Au moins, ces braves Canadiens contribuent, à hauteur de plusieurs millions de dollars chaque année, au budget de Castro pour ses écoles, ses hôpitaux et ses autres manies.

Certains de ces experts de Varadero ont parfois des opinions bien arrêtées du genre : « Bien sûr, le régime a ses bons côtés, mais comment expliquer que tous les Cubains veuillent fuir leur pays pour immigrer en Floride? »

Faux. La grande majorité de la population a un profond respect pour Fidel Castro, plusieurs le vénèrent comme un héros, mais il y a un certain nombre de Cubains qui n'ont pas la fibre révolutionnaire, surtout chez les jeunes. Veulent pas changer le monde et rêvent plutôt d'aller à
Miami rejoindre les huit cent mille Cubains souvent anticastristes, travailler chez McDonald's, servir les riches à des salaires de famine et finir par se payer un jour une belle grosse voiture américaine presque neuve.

C'est aussi le fantasme de millions d'autres désouvrés qui, loin du péril socialiste, vivent dans les pays voisins pourtant très libres, très démocratiques et très, très chrétiens, tels la République Dominicaine, Haïti, El Salvador, le Guatemala, sans parler du Mexique, etc.

En vérité, des millions et des millions de pauvres de tous les continents voudraient s'installer aux États-Unis, qui seraient vite submergés, débordés, étouffés très probablement par ces hordes de malheureux, souvent malades, illettrés et pleins de poux. Heureusement, les agents d'immigration et les garde-côtes américains ont l'oil : ils les refoulent sans pitié, y compris ces tombeaux flottants surchargés d'Haïtiens aux grands yeux épouvantés qui finiront chez les requins.

Il n'en est pas de même, oh non! pour les
réfugiés cubains envers qui les Américains ont toutes les complaisances « ¡ Bienvenido, amigos! On vous loge, on vous trouve du travail, on vous chouchoute.»

Particulièrement accueillante, la mafia cubaine de Floride pavoise dès que le moindre de leurs anciens compatriotes touche le sol des États-Unis et témoigne devant les télévisions émues et frémissantes des horreurs subies aux mains des communistes de Castro.

Bref, bravo à nos 600 000 vacanciers canadiens qui, chaque année, se payent une semaine de soleil à Varadero, à Cayo Largo ou à Cayo Coco. Qu'ils atteignent bientôt le million et qu'ils encouragent leur député à réclamer une augmentation du budget d'aide économique à Cuba, qui n'a cessé de fondre d'une année à l'autre.(Oui, sous les Libéraux!) Sans grand effort, notre gouvernement conservateur actuel pourrait
faire mieux et donner une fière leçon à ceux qui les croient sans compassion parce que conservateurs. Tout le monde sait que le Canada est le seul pays d'Amérique (avec le Mexique) qui, en dépit des formidables pressions de nos amis américains, a maintenu avec Cuba d'excellentes relations diplomatiques, économiques et culturelles, sans interruption depuis 1945, et sans l'ombre d'une réticence sous les gouvernements de Diefenbaker, Clarke et Mulroney.

Enfin (ça achève!), j'ai une petite idée à
offrir (gratuitement) à mon pays et à mon
gouvernement. Le budget de Jeunesse Canada Monde, en provenance principalement de l'ACDI, ajouté aux budgets de toutes les organisations non gouvernementales qui s'intéressent au volontariat des jeunes Canadiens au Canada ou à l'étranger, représente une goutte d'eau dans le budget total du Canada. Pourquoi le gouvernement canadien actuel qui, sur pareil sujet recevrait l'appui des autres partis, ne ferait-il pas un coup fumant en proclamant que, à partir de tel jour, tous les jeunes citoyens canadiens entre 17 et 24 ans, ont le droit de servir comme volontaires, pendant une période de six à douze mois, une communauté au Canada (avec Katimavik, Frontier College ou autre) ou à l'étranger (avec Oxfam, Jeunesse Canada Monde, Carrefour canadien international, etc.)

Résultat : au lieu de quelques milliers de
jeunes Canadiens transformés en meilleurs
citoyens du monde chaque année grâce à ces programmes, il y en aurait bientôt des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers. La plus petite communauté canadienne serait revigorée par la présence en son sein de jeunes volontaires venus d'autres communautés du Canada ou de l'un quelconque des 190 pays des Nations
Unies devenus nos partenaires enthousiastes.

En dix ans, le Canada aurait été transformé en une terre vraiment humaine, tolérante, unique. Notre beau pays deviendrait le catalyseur des relations entre les riches du Nord et les pauvres du Sud, un havre de paix, de justice, d'amour, l'envie du reste du monde! Une fois pour toutes, nous sortirions de notre insignifiance congénitale, et tous les Canadiens, depuis Victoria jusqu'à Saint John's, en passant par Iqaluit, seraient enfin fiers d'appartenir à ce merveilleux pays trop grand et trop froid.

Ouf! Ouf! Faut conclure! Qu'on en finisse!

Conclusion en forme d'anecdote

Il y a quelques mois, je me promenais dans mon quartier, rue Sherbrooke Ouest, quand, tout à coup, un grand jeune homme dans la vingtaine m'aborde avec une joie évidente, comme si on se connaissait: « J'arrive d'Indonésie où je viens de terminer mon programme avec Jeunesse Canada Monde. Formidable! Je ne suis plus le même homme! Merci! »

J'ai entendu ça combien de fois depuis 1971? Des milliers, peut-être. « Alors, demandais-je au garçon, qu'est-ce qu'on va faire maintenant? »

Je m'attendais à ce qu'il me parle voyage, travail, université.

« Je suis de Vancouver, j'ai appris le français et je viens de traverser tout le pays pour revoir les participants canadiens de mon groupe d'Indonésie, dispersés dans nos cinq régions. Woh! On a bien rigolé!

- Bon. Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait?

Soudain devenu très sérieux, il me regarde droit dans les yeux et me dit d'une voix calme :

« Maintenant, on va changer le monde! »

Jacques Hébert

Tiré de Cuba Solidarity Project :



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