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L’Échec de l’Amérique LatineAnonyme, Jueves, Marzo 23, 2006 - 12:43 par Jorge Majfud La vaste littérature essayiste des dernières années a mis en évidence une des obsessions principales de l’identité latino-américaine : expliquer pourquoi l’Amérique Latine est un continent qui a échoué. Comme je l’ai suggéré dans un écrit antérieur, avant de poser la question du « comment » nous devrions poser la question marginale et subversive du « pourquoi », car si la première fait et défait, la seconde est capable de voir et prévoir. Dans ce cas, le « pourquoi » représente la clef reconnue et s’assume pré-existente à quelconque « comment » libérateur. Comment l’Amérique Latine peut-elle sortir du labyrinthe de frustrations dans lequel elle se trouve ? A son tour, ce provoquant ‘’ pourquoi l’Amérique Latine a échoué ‘’ part d’un point fixe – l’échec – qui s’identifie avec une observation par présomption objective. Les réponses à cette question diffèrent en partie ou en tout, dépendant presque toujours du mirador idéologique à partir duquel se réalise l’observation. En général, des thèses comme celles soutenues dans Les veines ouvertes de l’Amérique Latine (1970), d’Eduardo Galeano, explique cet échec fondamentalement comme la conséquence d’un facteur extérieur – européen ou nord-américain – selon lequel l’Amérique Latine n’a pas pu être parce qu’ils ne l’ont pas laissé être. Une thèse opposée, récente et probablement promue plus à partir du Nord que du Sud prêche que l’Amérique Latine a échoué parce que, en synthèse, elle est idiote et souffre de retard mental. Cette thèse extrémiste nous pouvons la trouver dans des livres comme le Manuel du parfait idiot latino-américain (1996), très recommandé par l’ex-président argentin Carlos S. Menem. Du même auteur, Alberto Montaner, il est un livre plus sérieux, plus respectable – disons juste – plus respectueux, intitulé Les racines tordues de l’Amérique Latine (2001). Le titre, bien sûr, répond à une autre obsessive nécessité d’attaquer la perspective de l’essayiste uruguayen. Pour le moment prenons la thèse et l’anti-thèse, mais non la synthèse. Dans cette opportunité, l’auteur cubain écrit avec plus de hauteur et, quoique que nous divergions avec certaines des hypothèses soutenues dans ce livre, quoique nous trouvions des pages inutiles ou des erreurs méthodologiques, nous pouvons parfaitement reconnaître quelques hypothèses, arguments et pistes très intéressantes. A la fin, une anti-thèse digne, à la hauteur de la ‘’ thèse originale ‘’. Nous résumant, nous pouvons dire que l’idée ‘’ d’échec ‘’ est un axiome inquestionnable, applicable à une infinité d’analyses sur notre continent. Chacun voit à partir de sa propre tour de guet et toujours de façon passionnée, différents chemins qui conduisent à une même réalité. Beaucoup, lamentablement, compromis moralement, économiquement ou stratégiquement avec des partis politiques ou avec des communautés idéologiques. Il existe d’innombrables raisons pour voir un retentissant échec sur notre continent : crises économiques, émigration massive de sa population, corruption de ses dirigeants et attitude mendiante de ses partisans, illégalité, violence civique et militaire jusqu’à des limites surréelles, etc. Un menu difficilement enviable. Malgré tout, nous devons questionner ce que signifie cela que tous nous acceptons comme point de départ et comme point d’arrivée pour quelconque analyse comme s’il s’agissait du centre religieux de différentes théologies. « Échec », à partir de quel point de vue ? Entend-on échec en opposition à succès ? Bien, et quelle est l’idée de « succès » d’une société, de notre société ? Est-ce une idée absolue, ou l’est-elle, précisément, parce que nous ne la questionnons pas ? Échouons-nous pour ne pas vouloir arriver ou, pour vouloir arriver et ne pas pouvoir le faire ? Arriver où ? La nécessité « d’arriver », « d’être », est-ce une nécessité ‘’naturelle’’ ou auto-imposée par une culture colonisée, par une mentalité dépendante ? Comprenons que la réponse à ces questions est fortement conditionnée par trois liens : (1) Ce qu’aujourd’hui nous entendons par « succès » est défini par une mentalité et une perspective originellement européenne et, de nos temps, par le modèle nord-américain; (2) l’idée de « succès » est fondamentalement économique et (3) la « conscience d’échec » est non seulement la perception d’une réalité adverse mais aussi sa cause. Lorsque nous parlons de succès, nous nous référons fondamentalement à une certain type de succès : le succès économique, au statut social que toute société impose à ses individus. En général, lorsque nous parlons d’une femme qui a réussie, nous nous référons à une professionnelle qui à partir ‘’d’en bas’’ - a atteint réputation, pouvoir et argent, ou a pris le lieu méprisable du sexe masculin, peu importe la quantité de frustrations personnelles que peut lui avoir coûté ce dit ‘’succès’’ – conception héritée d’une société masculine -, du temps où elles ont quitté ce groupe de femmes démodées qui purent être heureuses avec leurs enfants et leurs activités traditionnelles, ou qu’elles ne le furent avant d’être marginalisées par la nouvelle idée du succès, avant qu’elles eussent à souffrir le châtiment d’être étiquetées comme ‘’ratées’’ ou ‘’soumises’’. – Rien de ceci ne signifie, évidemment, une critique du meilleur féminisme du véritable libérateur de la femme, mais à certaines idéologies qui l’oppriment en son propre nom. – Lorsque nous parlons d’un poète qui a du succès, automatiquement nous pensons à sa réputation littéraire, sans inclure dans ce groupe ce poète qui a atteint la félicité par ses propres vers et ses rares lecteurs. On devrait dire de plus que quelque chose peut être réussie ou ratée selon le point de vue à partir duquel on la regarde. A partir du point de vue du sujet, il dépendra de ses besoins, de ses expectatives et de ses réussites. Mais ces facteurs, desquels dépend l’idée de « succès », sont aussi, dans une grande mesure, relatifs à la mentalité de qui les conçoit et les juge – à l’exception de la faim, de la misère et de la violence physique. Dans ce sens, nous pouvons dire qu’un pays où sa population n’a pas les nécessités de base satisfaites est un pays qui a échoué. Il est très difficile de soutenir que l’idée de violence ou de faim dépend d’une condition purement culturelle comme peut l’être l’idée de violence morale. Quoique cela ne soit pas impossible, bien sûr. Cependant, afin de nous reconnaître « ratés » dans une aire aussi vaste, complexe et contradictoire comme l’est un pays ou un continent – les deux, abstractions et simplifications -, non seulement il est nécessaire de l’être, mais, surtout, nous devons nous concevoir comme tels. C’est-à-dire, l’échec non seulement dépend des réussites économiques, mais que, surtout, il dépend d’une ‘’conscience de l’échec’’. Et cette conscience, comme toute conscience, n’est pas un phénomène donné mais construit, acquis et accepté. Lorsqu’on parle de « succès » on parle d’économie et rarement on prend en compte les aspects cruciaux pour le développement d’un pays. Par exemple, la fameuse ouverture de l’économie espagnole dans les années ’60, est considérée par beaucoup d’analystes comme le ‘’moment du changement’’ dans l’histoire ibérique du XX è siècle, matrice de l’actuelle Espagne qui a du succès. Ce qui, à mon sens, est très exagéré et équivoque. L’affirmation enlève une importance à un moment plus significatif dans la création de l’Espagne moderne : la mort de Franco (1975), l’écroulement d’une mentalité militariste et l’échec des putschistes de 1981. Il est certain que l’économie changea davantage pendant les années ’60 qu’au retour de la démocratie. Mais on ne considère pas la situation médiévale de l’Espagne durant les vingt premières années de la dictature franquiste, sa marginalisation de l’Europe et du monde qui la rendait infaisable. Aussi, on oublie deux points cruciaux : (1) le développement et, même, le progrès économique soutenu d’un pays, à longue échéance, ne dépend pas tant des modèles économiques mais du degré de démocratie qu’il est capable d’atteindre. Plusieurs dictatures en Amérique Latine appliquèrent des modèles semblables de capitalisme et, quelques-unes, de socialisme – sans commencer à analyser l’exactitude idéologique et pratique de chacune d’elles -, certaines eurent des chiffres en rouge et d’autres en noir, indépendamment de la main idéologique qui les gouvernait. Pour cette raison nous pouvons comprendre que le degré de développement insatisfaisant de la majorité des démocraties latino-américaines démontre qu’elles sont plus des démocraties formelles que des démocraties de fait. Dans une véritable démocratie, la liberté de ses citoyens et la confiance en eux-mêmes impulsent plus vigoureusement quelconque développement satisfaisant que dans ces autres submergées dans une structure sociale rigide qui est perçue comme injuste et oppressive – peu importe le nombre de parlementaires, de partis politiques ou d’élections qu’elle possède. Certains économistes ont mis de l’avant la théorie que pour qu’existe le développement, un certain degré de corruption était nécessaire. Il y a dix ans j’ai dit, et je vais le répéter, que l’éthique forme une partie cruciale d’une économie prospère, dans le sens qu’il établie des règles de jeu plus justes et, par conséquent, la confiance dans un système et un pays. Il suffit de rappeler que le crédit se base sur la confiance, que les efforts personnels et sociaux dépendent aussi de ce même sentiment. (2) En dernier, une observation purement éthique : le ‘’succès économique’’ serait de l’argent sale si sa causante était une dictature despotique et génocide, ce qui représente un retentissant ‘’échec social’’. C’est pour cela – et liant ce point à celui antérieur - qu’il ne suffisait pas d’un certain ‘’succès économique’’ dans la dictature de Franco ou dans celle de Pinochet ou dans celle de Staline, pour générer un développement social – ou purement économique, si vous aimez mieux – qui soit soutenable dans le temps. C’est pour cette raison que je considère que le développement économique soutenu des États-Unis est dû plus à la perception qu’ont eu leurs citoyens de leur démocratie que des forces pures d’un système économique variable que, de façon grossièrement simplifiée, nous appelons « capitalisme ». Il suffirait d’imaginer le capitalisme nord-américain avec un gouvernement de Pinochet – exercice qui, de nos jours, n’est pas si difficile à faire -. Il suffirait d’imaginer ce qu’il en eût été de l’immense développement matériel de ce pays avec une structure sociale oppressive, despotique, patricienne et politisée comme celles des latino-américains. Maintenant, que signifie que les États-Unis sont un pays à grand succès ? Si les États-Unis sont un modèle à suivre par d’autres pays latino-américains, cela se doit seulement à son ‘’succès économique’’. Nous pouvons aller un peu plus loin et dire que les États-Unis ont eu du succès aussi dans d’autres dimensions : dans différents types de services – plus « socialistes » que ceux que l’on peut trouver dans certains pays qui se piquent de l’être -, une certaine organisation plus juste de sa population en ce qui se réfère aux opportunités de travail, la maintenant classique conception de la loi anglo-américaine, etc. Mais lorsque nous parlons de « succès » nous maintenons dans nos esprits la référence exclusive à l’économie. Nous devrions, en échange, être un peu plus précis. Les États-Unis ont eu du succès dans l’aire X, comprenant le mot « succès » à partir d’un point de vue Y. Nous pourrions dire que cet heureux pays a échoué dans d’autres aires – à partir d’un point de vue Y – et, même, qu’il a échoué dans toutes les aires à partir d’un point de vue Z. Par exemple, à partir d’un point de vue proprement occidental, il a échoué dans sa lutte contre la consommation de drogues – légales et illégales – dans le contrôle d’une anxiété consumériste reflétée par un inégalable niveau d’obésité de ses habitants, dans l’accès égalitaire à la santé, à accepter légalement des millions d’immigrants hispaniques qui sont ici depuis plusieurs années, avec plus d’obligations que de droits, mais soutenant une économie – et l’économie de leur pays d’origine, moyennant remises – qui sans eux tomberait dans une des pires crises économiques de leur histoire et, par conséquent, de leur fameux « succès », etc. Depuis un point de vue non occidental, par exemple, on peut dire qu’ils ont aussi échoué dans leur lutte contre le matérialisme, dans leur lutte contre la névrose consumériste, etc. Que nous partagions ou non ces affirmations, nous devons reconnaître qu’elles sont totalement valables à partir d’autres points de vue, depuis d’autres mentalités, à partir d’autres façons de concevoir le succès et l’échec. Pour sa part, l’Amérique Latine est un continent encore plus vaste, plus hétérogène et plus contradictoire, avec des pays qui partagent des éléments culturels communs et souvent méconnaissables. Peut-être ce qui identifie l’Amérique Latine est l’idée – non dépourvue de fiction – d’une histoire, d’un destin commun et l’idée ou la conscience de l’échec. Cette conscience nous vient depuis les temps de la conquête, bien sûr, et par la suite de ‘’l’indépendance’’, de José Artigas et de Simon Bolivar. Mais cette idée d’échec ne fut pas toujours aussi unanime comme on la considère aujourd’hui. Le Rio de la Plata, par exemple, vécut de longues décades à la fin du XIX è siècle et au début du XX è, peut-être jusqu’en 1950, avec la conscience du « succès ». Dans mon pays, l’expression la plus populaire de ces temps fut la mythique phrase ‘’ comme en Uruguay il n’y a pas ‘’, et les Argentins pourraient dire de même, plus si nous considérons qu’ils étaient au pair avec le Canada et l’Australie en ce qui concerne le développement scientifique, jusqu’à ce que le dictateur Ongania dise qu’il allait mettre en ordre son pays, expulsant tous les intellectuels – ce qu’effectivement il fit. D’un autre côté, et quoique le paysage social et urbain chilien ne se différencie pas beaucoup de celui argentin ou brésilien, il est assez connu que le Chili jouit d’une certaine reconnaissance en ce qui se réfère à son économie. Au moins, ceci est vu par beaucoup de Chiliens, par beaucoup de pays voisins et, naturellement, par beaucoup d’analystes nord-américains. Cependant, et à l’encontre des propres désirs des Chiliens, l’idée « d’échec » comme signe distinctif de pays latino-américain survit dans l’obsessive comparaison avec les pays européens, par exemple. Tout ceci veut dire qu’il ne suffit pas d’avoir une économie ‘’réussie’’ pour échapper à la perception de l’échec – c’est-à-dire de l’échec tout court. Pourquoi ? Parce que cette conscience, comme nous le suggérions plus haut, non seulement dépend d’une réalité mais aussi d’une construction culturelle et psychologique, ce qui relativilise beaucoup l’idée de ‘’succès’’. Sans doute, beaucoup de pays plus pauvres que l’Argentine possèdent une « conscience d’échec » beaucoup moindre que celle de ces mêmes Argentins. Parce qu’il est nécessaire de ‘’s’assumer malheureux’’ avant que ‘’d’être malheureux’’. Nous ne pouvons dire que le très pauvre Mahatma Gandhi était un malheureux, nous ne pouvons dire que les ‘’misérables’’ qui vont au Gange sont malheureux s’ils possèdent une « conscience de dépassement ». Il y a dix ans, un de mes personnages des plus difficiles à comprendre pour moi-même, me faisait dire : ‘’Les occidentaux considèrent qu’un pauvre sans aspirations économiques et passif devant sa pauvreté, manque d’esprit de dépassement. Et ils le méprisent pour cela. En Inde et au Népal, il arrive strictement le contraire. Pour eux, quelqu’un qui renonce, quelqu’un qui a abandonné toutes les commodités du monde matériel et qui n’aspire pas à plus qu’à des aumônes, est un homme avec un ‘’esprit de dépassement’’. Et ils l’apprécient pour cela. L’Amérique Latine n’est pas l’Inde ni le Népal. N’est pas l’Afrique non plus. Ni l’Amérique anglaise. L’Amérique Latine n’est ni même l’Amérique Latine, mais – comme toute chose – elle est ce qu’elle assume d’être. L’Amérique Latine cessera d’être un continent « malheureux », à mon sens, lorsque : (1) elle cessera de définir son échec en fonction du ‘’succès’’ d’autrui et de la définition d’autrui du ‘’succès’’, (2) lorsqu’elle abandonnera sa rhétorique de gauche et sa pratique de droite qui l’empêche de prendre conscience de ses propres possibilités et de sa propre valeur et, (3) lorsqu’elle se révèlera contre sa propre tendance auto destructrice. Devons-nous prendre conscience, alors, comme démarche préalable ? L’idée d’une nécessaire « prise de conscience » peut être très vague, mais elle est vitale et tout à fait intelligible dans la pensée des éducateurs comme Paolo Freire et de l’essayiste José Luis Gòmez-Martinez. Avertissant que « prendre conscience » peut avoir des significations opposées – et jusqu’à arbitraires, si nous choisissons nous-mêmes l’objet de conscience d’autrui -, je synthétise le problème de cette façon : prendre conscience signifie se sortir de son propre cercle. Je le dis d’un point de vue culturel et strictement psychologique : toute ‘’prise de conscience’’ se produit lorsque nous « sortons » de notre propre cercle, lorsque nous sommes capables de voir un peu plus loin que nous voyons habituellement, plus loin que ce qui nous entoure; lorsque nous sommes capables de penser plus loin que les limites dans lesquelles nous avons crû, plus loin que les limites que nous a imposé notre propre culture et notre propre éducation, notre propre façon de comprendre le monde. A chaque fois que nous sortons de notre propre cercle nous opérons une nouvelle prise de conscience, indépendamment de nos économies. Pour un meilleur développement, une prise de conscience plus ample est nécessaire. Mais penser que le succès économique en lui-même est une preuve d’une conscience supérieure ou plus ample non seulement est un vieux procédé arbitraire religieux et un plus moderne procédé arbitraire idéologique, mais, tout le contraire d’une conscience supérieure : c’est de la myopie spirituelle. Jorge Majfud Traduit de l’espagnol par : 1. Las venas abiertas de America Latina
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