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De comment s’écroule un empire

Anonyme, Martes, Marzo 21, 2006 - 14:34

Jorge Majfud

Le même jour que Christophe Colomb quitta le port de Palos, le 3 août 1492, arrivait le délai pour que les juifs d’Espagne abandonnent leur pays, l’Espagne. Dans l’esprit de l’amiral, il y avait au moins deux puissants objectifs, deux vérités irréfutables : les richesses matérielles d’Asie et la religion parfaite d’Europe. Avec la première il pensait financer la reconquête de Jérusalem; avec la seconde, il devait légitimer le pillage.

Le mot « or » déborda de sa plume comme le divin et sanglant métal déborda des barques des conquérants qui le suivirent. Cette même année, le 2 janvier 1492, était tombée Grenade, le dernier bastion arabe de la péninsule. 1492 fut aussi l’année de la publication de la première grammaire castillane ( la première européenne en langue « vulgaire » ). Selon son auteur, Antonio de Nebrija, la langue était la ‘’compagne de l’empire’’. Immédiatement, la nouvelle puissance poursuivit la Reconquête avec la Conquête, de l’autre côté de l’Atlantique, avec les mêmes méthodes et les mêmes convictions, confirmant la vocation globalisatrice de tout empire. Au centre du pouvoir, il devait y avoir une langue, une religion et une race. Le futur nationalisme espagnol se construisait ainsi sur la base du nettoyage de la mémoire. Bien sûr que huit siècles auparavant, les juifs et les wisigoths ariens avaient appelé puis aidé les musulmans afin qu’ils remplacent Rodrigue et les autres rois wisigoths qu’ils avaient combattus par la même purification. Mais cela n’était pas la raison principale du mépris, parce que ce qui importait n’était pas le souvenir mais l’oubli . Les rois catholiques et leurs suivants rois divins en finirent (ou voulurent en finir) avec l’autre Espagne où l’on parlait plusieurs langues et y pratiquait plusieurs cultes, et où se mélangeaient plusieurs races. L’Espagne qui avait été le centre de la culture, des arts et des sciences, dans une Europe plongée dans le retard, dans de violentes superstitions et dans le provincialisme du Moyen-Âge. Progressivement, la péninsule ferma ses frontières. Les maures et les juifs durent abandonner leur pays et émigrer en Barbarie (Afrique) ou dans le reste de l’Europe, où ils s’intégrèrent aux nations périphériques qui surgissaient avec de nouvelles inquiétudes sociales, économiques et intellectuelles. A l’intérieur des frontières demeurèrent quelques fils illégitimes, des esclaves africains qu’on ne mentionne presque pas dans l’histoire la plus connue mais qui devenaient nécessaires pour les indignes tâches domestiques. La nouvelle et prestigieuse Espagne se renferma dans un mouvement conservateur ( si l’on me permet l’oxymoron ). L’État et la religion s’unirent stratégiquement pour le meilleur contrôle de leur population dans un processus schizophrénique d’épuration. Quelques dissidents comme Bartolomé de las Casas durent affronter un jugement devant ceux qui, comme Gines de Sepulveda, argumentaient que l’empire avait le droit d’intervenir et de dominer le nouveau continent parce qu’il était écrit dans la bible (Proverbes 11 :29) que ‘’ l’insensé sera l’esclave de l’homme sage ‘’. Les autres, les soumis le sont pour leur « maladresse d’esprit et leurs coutumes inhumaines et barbares ». Le discours du réputé et influent théologien, sensé comme tout discours officiel, proclamait : ‘’ [les natifs] sont des gens barbares et inhumains, étrangers à la vie civile et aux coutumes pacifiques, et il sera toujours juste et conforme au droit naturel que de tels gens se soumettent à l’empire du prince et aux nations plus cultivées et plus humaines, afin qu’ils obéissent à ses vertus et à la prudence de ses lois, qu’ils bannissent la barbarie et qu’ils se ramènent à un vie plus humaine et au culte de la vertu ‘’. Et, à un autre moment : ‘’ [On doit] soumettre avec les armes, lorsqu’un autre chemin n’est pas possible, ceux qui par condition naturelle doivent obéir à d’autres et refuser votre empire ‘’. En ce temps-là, on ne recourait pas aux mots « démocratie » et « liberté », parce que jusqu’au XIX è siècle, ils demeurèrent en Espagne comme des attributs du chaos humaniste, de l’anarchie et du démon. Mais chaque pouvoir impérial à chaque moment de l’histoire joue le même jeu avec différentes cartes. Certaines, comme on le voit, ne sont pas si différentes.

Malgré une première réaction compassive de Charles V et des Lois Nouvelles qui prohibaient l’esclavagisme des natifs américains (les africains n’entraient pas comme sujets de droit), l’empire, à travers ses commissionnaires (encomenderos) , continua de réduire en esclavage et d’exterminer ces peuples ‘’ étrangers à la vie pacifique ‘’, au nom du salut et de l’humanisation. Pour en finir avec ces horribles rituels aztèques, qui à tout moment sacrifiaient une victime innocente à leurs dieux païens, l’empire tortura, viola et assassina en masse, au nom de la loi et du Dieu unique, véritable. Selon Fray de las Casas, une des méthodes de persuasion était de les étendre sur une grille et de les rôtir vifs. Mais non seulement la torture – physique ou morale – et les travaux forcés désolèrent les terres qui, pour certaines, furent habitées par des milliers de personnes, mais aussi, ils employèrent des armes de destruction massive, plus concrètement des armes biologiques. La grippe et la variole disséminèrent des populations entières de façon involontaire, quelques fois, et d’autres fois au moyen d’un calcul précis. Comme l’avaient découvert les Anglais du Nord, l’envoi de cadeaux contaminés comme des vêtements de malades ou le lancement de cadavres pestilentiels avaient des effets plus dévastateurs que l’artillerie lourde.

Maintenant, qui fit s’écrouler un des plus grands empires de l’histoire, comme le fut l’empire espagnol ? L’Espagne. Pendant qu’une mentalité conservatrice, qui imprégnait toutes les classes sociales, s’accrochait à la croyance de son destin divin, de « bras armé de Dieu » (selon Menéndez Pidal), l’empire s’enfonçait dans son propre passé. Sa société se fracturait et la brèche qui séparait les riches des pauvres augmentait en même temps que l’empire s’assurait des ressources minérales qui lui permettaient de fonctionner. Les pauvres augmentèrent en nombre et les riches augmentèrent en richesses qu’ils accumulaient au nom de Dieu et de la patrie. L’empire devait financer les guerres qu’il maintenait au-delà de ses frontières et le déficit fiscal croissait jusqu’à devenir un monstre difficile à dominer. Les coupures d’impôts bénéficièrent aux classes hautes, au point que souvent elles n’étaient même pas obligées de les payer, ou elles étaient exemptées de prison pour non paiement ou pour leurs malversations. L’état fit faillite plusieurs fois. L’inépuisable source de ressources minérales de ses colonies, bénéficiaires de l’illumination de l’Évangile, non plus n’était suffisante : le gouvernement dépensait plus qu’il ne recevait de revenus de ses terres; ce qui fait qu’il devait recourir aux banques italiennes.

De cette façon, lorsque plusieurs pays d’Amérique (aujourd’hui appelés Amérique Latine) prirent leur indépendance, il ne restait alors de l’empire guère plus que sa terrible réputation. Fray Servando Teresa de Mier écrivait en 1820 que si le Mexique n’était pas devenu alors indépendant c’était par ignorance de la part de sa population, qui n’arrivait pas à saisir que l’empire espagnol maintenant n’était plus un empire, mais le recoin le plus pauvre de l’Europe. Un nouvel empire se consolidait, l’empire britannique. Comme ceux antérieurs et ceux qui viendront, l’extension de sa langue et la prédominance de sa culture seront alors des facteurs communs. Un autre facteur sera la publicité : l’Angleterre se servit des chroniques de Fray de las Casas afin de diffamer le vieil empire au nom d’une morale supérieure. Morale qui n’empêcha pas les crimes et les violations du même genre. Mais, bien sûr, ce qui vaut, ce sont les bonnes intentions : le bien, la paix, la liberté, le progrès – et Dieu, dont l’omniprésence se démontre par Sa présence dans tous les discours.

Le racisme, la discrimination, la fermeture des frontières, le mécanisme religieux, les guerres pour la paix, les grands déficits fiscaux pour les financer, le conservatisme radical perdirent l’empire. Mais tous ces péchés se résument en un seul : la superbe, parce que c’est elle qui l’a empêché de pouvoir constater tous les péchés antérieurs. Ou ça lui a permis de les voir comme s’ils étaient de grandes vertus.

1 Communément, on dit que la Renaissance commença avec la chute de Constantinople et l’émigration des intellectuels grecs en Italie, mais on ne dit que peu ou rien de l’émigration des capitaux et des connaissances qu’ils furent forcés d’abandonner en Espagne.

2 Histoire : propriétaire d’un indien sous le régime de l’encomienda. [N. du T.]

Jorge Majfud, février 2006
Université de Géorgie

Traduit de l’espagnol par :
Pierre Trottier, mars 2006
Trois-Rivières, Québec, Canada



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