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(Dégénérescence et régénérescence) de l'émeute

Anonyme, Martes, Diciembre 13, 2005 - 15:01

Observatoire de téléologie

Depuis 1956, les pauvres se sont soustraits peu à peu à toute organisation qui tentait de récupérer et de diriger leurs offensives. L'émeute moderne a été la principale expression de cette scission entre les « bataillons serrés du prolétariat » et les gueux qui s'en sont évadés, pas moins en contradiction avec le concept de prolétariat qu'avec le monde de l'ennui et de la soumission qui voulait les cantonner dans un prolétariat.

Pendant la vague de révolte qui a culminé en 1968, l'émeute est devenue la première syllabe d'un débat public scandé par les pauvres. C'était un son clair comme une mise en garde juvénile, la sève y débordait, et le plaisir de l'offensif et du négatif y était si souverain que même les comptes rendus ennemis en parurent éclaboussés. Autour de 1978, l'émeute était déjà devenue un registre parsemé de tons graves et d'intentions conscientes, explorant ses plus vastes extensions possibles, notamment en Iran. Le borborygme est devenu mot, le sens des cris et hurlements est apparu, et pas seulement en faveur de Sade. Autour de 1991, le même discours émeutier, quoique encore trop court dans sa logique inconnue, s'est généralisé dans son idiome maintenant plus brouillé par l'ennemi que brouillon. En trois ou quatre ans, c'était devenu la langue de l'offensive des pauvres modernes, sur plusieurs octaves, avec de riches nuances, avec de prometteuses inflexions, avec des sous-entendus tentants. Les trois quarts de la planète ont vu, senti, craint ou admiré ce feu du centre du monde lécher leurs grandes villes.

Et quel spectacle que de voir notre vieil ordre pompier suer ! Quelle farce que de voir nos grands communicateurs sauter comme du pop-corn au micro-ondes, congestionnés par le poids de leurs extincteurs braqués sur ces foules qui leur riaient au nez en leur crachant dessus ! Et combien d'hommes d'Etat préparaient déjà leur passage à l'ennemi innommable ! Et combien de marchands ont commencé à fuir, abandonnant leur marchandise aux flammes ! Seule la grande majorité des pauvres, abusée par l'écran de fumée qui n'était pourtant pas très épais, n'y a vu que du feu : les voilà, nos pauvres tranquilles, qui se plaignent du peu de révolte dans le monde, ou qui s'indignent qu'on les écoute si mal, eux si avisés, qu'on ne les comprenne pas, eux si intéressants, qu'on parle haut, eux si résignés à ronchonner bas !

Eux qui n'ont donc même pas su qu'il y a eu incendie ne savent pas que l'incendie est resté en surface. Les braises n'ont pas pris. Les émeutiers ont rencontré des obstacles plus grands que les casques et les matraques de 68, que les canons à eau et les armes automatiques de 78 : comment se sortir d'un prétexte ? Comment s'organiser sans se hiérarchiser ? Comment s'entendre dans la méfiance et malgré l'euphorie ? Comment revenir d'une éjaculation sans perdre le désir ? Comment penser la suite ? Comment conquérir le monde sans perdre l'instant ? Comment penser la fin ?

Le résultat de ces impuissances a été l'épuisement du plaisir. Les gueux, qui sont accélérateurs de pensée, sont retombés parmi les autres pauvres modernes qui en sont les freins. L'émeute, leur moyen d'expression le plus riche, s'est réduite en qualité et en quantité. Là où l'émeute s'était embrasée jusqu'à l'insurrection (c'est-à-dire au moins dix fois par an pendant les cinq années qui vont de 1988 à 1993), mais où celle-ci a été battue ou corrompue, c'est comme une terre de cendre, où le feu ne reprend plus ; et là où elle s'est arrêtée à une extinction par satisfaction, elle a recommencé, mais en se ritualisant, en ramenant le plaisir à la prémisse. Elle a fini par lasser, ennuyer, dégoûter, et son possible s'est réduit à son impossible. Mais ses ennemis, gestionnaires de l'Etat, de la marchandise et de la communication, ont appris à la craindre, à la haïr, à la calomnier. Ils ont renoncé à empêcher toute explosion de cette forme de débat qui leur reste si désespérément hermétique, mais ils ont circonscrit l'incendie. S'ils n'en connaissent pas la chaleur, ils la sentent et s'ils en ignorent la profondeur, ils la redoutent. Ils ont enregistré et répertorié tous les indices, tous les noms, tous les visages et tous les gestes qu'ils n'ont pas encore compris. Ils ont truffé nos agoras, les villes, de mines impersonnelles, de bruits qui imitent notre discours universel, contrepets et prises de têtes, mais qui le renvoient à leur conservation éternelle, dispositifs coupe-feu surdimensionnés comme leur peur, et tracassiers comme leurs mémoires gérontocrates.

Les meilleurs exemples de cette dégénérescence ont été l'Intifada et les émeutes en France. L'Intifada, qui avait été l'émeute chaque jour renouvelée de la jeunesse palestinienne contre l'armée d'occupation israélienne, a été, dès sa naissance fin 1987, la critique ontologique des organisations guérillero-marxo-nationalistes dont l'OLP était l'archétype : point d'armes à feu, point de chefs, du plaisir et de la colère à la place des épaisses préméditations et du jargon militants. La première ligne de défense du vieux monde contre cette révolte inattendue fut donc de l'annexer par principe au nationalisme palestinien, la privant par là de sa seule chance de vaincre l'armée d'occupation qui aurait consisté à l'étendre aux jeunes Israéliens. Mais même en l'enfermant dans le ghetto des territoires occupés - les révoltes de ghetto ne sont efficaces que dans la mesure où elles sont destinées à émouvoir un public -, l'Intifada continua tous les jours, étonnant et unique paradoxe pour une émeute, une émeute étant par essence historique le contraire de la quotidienneté. Il fallut donc rapatrier et promouvoir des récupérateurs pour les asseoir, en quelque sorte, sur ces adolescents qui ne recevaient plus d'ordres de leurs parents : l'OLP a été légalisée et réimportée à grands frais, Hamas a quadrillé les familles, les maisons et les rues de sa solidarité intéressée, et l'OLP et Hamas ont été mis en opposition spectaculaire. Ensuite, il a fallu un soutien sans faille et également quotidien de l'information dominante à la fable nationaliste. Dans son rapport avec les médias, l'Intifada a été l'une des révoltes les plus archaïques de cette époque : quoique les informateurs aient tout fait pour la séparer et la déformer, les insurgés les ont ménagés et même accueillis ; vestige de l'époque d'une presse partisane, ils ont cru que la publicité de ces mouchards garants de la middle class pouvait leur servir davantage que leur nuire.

L'autre résultat principal de cette révolte, qui avait perdu ses dents peu avant la guerre du Golfe de février 1991, au point de ne plus pouvoir reconnaître en mars 1991 la grande insurrection en Irak après avoir applaudi Saddam Hussein par récupérateurs interposés, a été que les gestionnaires du vieux monde ont pu utiliser et développer l'Etat d'Israël comme police expérimentale antiémeute. Dressé avec un fanatisme mi-bureaucratique, mi-libéral, cet Etat-chien a développé une répression permanente et systématique, « chirurgicale », étonnante leçon d'iniquité justifiée, non dénuée d'imagination et de psychologie. Bavures mortelles à répétition avec clémence ostentatoire pour les assassins, emprisonnement et exil arbitraires, représailles contre des familles voire des quartiers entiers parce que des émeutiers y habitaient, colonisation hostile, murages et destructions de maisons, destructions de cultures (arracher des arbres pour punir des hommes), interdiction de marcher sur le milieu des routes, couvre-feu et bouclages de villages, de villes, de territoires entiers avec des délais arbitraires, assassinat de cibles précises par les services secrets ont été quelques-unes des méthodes de la répression par l'Etat d'Israël, le seul Etat au monde qui a légalisé la torture, et qui a brillamment réussi à rénover l'apartheid en donnant les premières leçons de « nettoyage ethnique » de la seconde moitié du siècle. Il n'en fallait pas moins pour décourager les émeutiers. Et de la sorte, cette terre est devenue une terre brûlée. L'émeute y renaît en certaines occasions, mais avec les lourdes chaînes de la tradition, dûment encadrée par une armée ennemie, qui continue d'alterner intelligemment brutalités et chicanes, et des récupérateurs presque aussi vicieux depuis qu'ils ont fait l'expérience que combattre l'émeute leur profite plus que l'éradiquer.

Les émeutes en France ont été un mouvement bien différent. D'abord, autant l'Intifada avait accompagné la montée de la grande vague d'émeutes entre 1988 et 1993 dans le monde, autant les émeutes en France sont plutôt le leitmotiv de sa descente. Ensuite, série de débordements vifs et agressifs, elles n'ont jamais culminé dans une insurrection. Enfin, leur usure s'est produite sans qu'elles aient réellement eu à combattre des récupérateurs, et cause et effet de cette étrangeté, sans qu'elles aient jamais tenté de construire leur unité.

Commencées en 1989, les émeutes en France ont subi leur premier grand coup d'arrêt à l'été 1991, lorsqu'elles furent soudain boudées par l'information dominante, d'une manière qui paraît plus concertée que fortuite. Il faut dire que dès 1989 les émeutiers avaient traité les informateurs pour ce qu'ils sont : au mieux des irresponsables qui ne peuvent pas comprendre ce qui se joue, mais plus souvent des menteurs et des indics, parce que la pression ne leur vient hélas pas encore des champs de bataille, mais des gestionnaires, qu'ils soient policiers ou patrons. Il semble donc qu'en 1991, lorsque l'émeute en France ne pouvait plus passer auprès de la police française pour de simples dysfonctionnements ou faits divers, une sorte de briefing du ministère de l'Intérieur (supposition plus que certitude, basée sur le silence le plus soudain et le plus complet des plus bavards informateurs) a autant contribué à écarter de l'émeute les bouffons de l'information que les gifles des émeutiers. Ainsi, au moment culminant de l'émeute moderne dans le monde, les émeutes en France ont commencé de faire l'expérience de leur silence spectaculaire, aux effets fort comparables à ceux du vacarme spectaculaire de l'Intifada.

Si la portée des émeutes en France n'a pas grandi après l'apogée sans événement du mouvement des émeutes dans le monde, le nombre de ces brèves révoltes d'un à quatre soirs a atteint son expansion maximale en 1993-1994. Mais que ce soit dans les banlieues isolées, dans les centres-villes à l'occasion de manifestations lycéennes ou étudiantes, ou dans les violentes protestations d'autres corporations dépitées, le rétrécissement de perspectives n'a cessé d'empirer, selon les coupe-feu mis en place par l'idéologie dominante dans le monde : le spectacle du néonazisme a servi ici de diffamateur, le rappel des vieilles religions monothéistes a permis de diviser, des relents ethniques se sont affirmés, et partout le fossé entre gueux des banlieues et pauvres de la middle class s'est accru. Un embryon d'organisation en bandes s'est substitué aux affinités idéologiques ou spontanées des émeutes de 1989-1991 avec, pour résultat, une sorte de ségrégation à l'intérieur de l'émeute, dont les effectifs diminuent. L'émeute cesse d'être un lieu de rencontre. Aucun moyen d'expression nouveau n'y est apparu (à part peut-être les incendies délibérés et massifs de voitures), et même les prétextes fatiguent, à force de répétition. En peu de temps, l'émeute était devenue un acte largement ritualisé, ne surprenant plus et ne menaçant plus de déborder, de devenir insurrection. Comme pour l'Intifada, la répétition de l'identique a produit une sorte d'identité de l'émeute (ici française, avec un scénario de soirée de week-end, de colère contre une bavure policière et de décor de cité de banlieue), et ce particularisme local a peu à peu supplanté son universalité. Les principaux champs de bataille de cette époque ont été désertifiés par le quadrillage de l'Etat et par la résignation des plus âgés, et l'émeute y est plus souvent un souvenir glorifié qu'un possible proche.

Que ce mouvement n'ait pas réussi sa connexion avec d'autres mouvements hors de France, comme la résistance en Algérie avant que celle-ci ne devienne une boucherie conservatrice, interdite à la révolte, est une limite moins étonnante, quoique tout aussi navrante, que de n'avoir pas réussi sa fédération interne. Mais en France, par conséquent, une grande répression, qui a certainement été envisagée, n'a plus été nécessaire après 1994 quand l'émeute s'est effilochée, sombrant visiblement dans le minuscule.

Les pauvres n'ont de mémoire que pour une génération, c'est-à-dire cinq à dix ans. Une nouvelle génération remplace celle qui a été battue en 1991-1994. Là où la subversion n'a pas été réduite en cendres, elle recourt à la même forme de début de débat, sans le savoir, que son aînée. Là où elle est neuve, l'émeute moderne est la même qu'il y a dix ans parce que le désir, le besoin de penser avec les mains et les dents, la colère et son intelligence du monde sont les mêmes. Le principal changement est dans l'alignement des gestionnaires, et dans le fait que de nombreux terrains de jeu, dévastés par l'incendie précédent, sont largement défavorables aux manieurs d'allumettes. Le grand mouvement d'émeutes dans le monde, de 1988 à 1993, n'a pas laissé de souvenirs auprès de ceux qui régénèrent aujourd'hui l'émeute. Leurs ennemis, en première ligne les policiers et les informateurs, en ont gardé la mémoire bureaucratique et l'archivage idéologique, mais ils sont si viscéralement hostiles à cette forme d'expression populaire qu'ils ont même refusé de voir l'unité de la traînée d'émeutes de 1988-1993. Ils croient donc leur propre discours mensonger qui, tant qu'il peut, bagatellise et diabolise l'émeute. Si bien que l'émeute elle-même a moins changé dans le monde que sur chacun des terrains de bataille, comme en Palestine ou en France. Offensive contre l'Etat (recherche de l'affrontement contre ses hommes armés et attaque de bâtiments publics), contre la marchandise (pillage, incendies, toutes formes de destruction de l'échange marchand) et contre l'information dominante (molestation et expulsion systématiques des informateurs) en fait toujours, de l'Albanie à l'Indonésie en passant par le Bahreïn et le Bas-Rhin, le lieu de rencontre privilégié d'anonymes sans chefs et sans liens, contre la présente organisation sociale. C'est donc toujours le moment le plus libre qui soit, malgré la défaite de 1991-1994, dont toutes les conséquences ne sont pas encore évaluées, parce que c'est la seule situation sociale à partir de laquelle tout semble toujours possible : subversion la plus immédiate, plaisir et danger, limites inconnues y compris dans l'organisation, maîtrise de l'espace par contraction du temps, ouverture d'un horizon inégalé, c'est-à-dire de toute la pensée connue et inconnue. Malgré nos inquiètes recherches, et l'observation la plus attentionnée, nous n'avons pas encore décelé de meilleur premier pas dans la direction que nous préconisons : un débat de l'humanité entière sur l'humanité entière.

(Observatoire de téléologie, texte de 1999.)
teleologie.org / traités / patates aigres-douces / Emeute /

Emeute et débat

(Texte présenté au 1er Congrès de téléologie et remanié pour publication)

L'articulation de la parole est très difficile dans l'émeute. Même si ce terrain reste notoirement libre – non occupé par les intermédiaires (l'Etat est justement ce contre quoi l'émeute se bat ; la marchandise perd sa valeur d'échange dans l'émeute, et l'information en a été expulsée dans les dix dernières années) –, le débat, dont l'émeute est une forme, n'y prend que peu la forme de la parole. C'est un avantage, parce que la parole empêche aussi de parler ; et c'est un inconvénient, parce que la parole permet de mettre en pratique rapidement dans un moment où la rapidité est nécessaire.

Le dépassement de l'émeute dans l'insurrection en particulier n'est pas nécessairement une continuation du début de débat, comme on pourrait le penser un peu schématiquement. Sans doute l'émeute est élargie, ce qui la fonde gagne en visibilité et en durée dans l'insurrection, mais le débat lui-même ne se construit pas nécessairement. C'est qu'on n'essaie pas en premier, dans l'insurrection, de fonder la colère initiale, mais de consolider une situation d'exception. On peut sans doute affirmer que toute forme d'organisation issue de l'émeute est un approfondissement du débat ; on pourrait aussi dire le contraire : l'organisation est parfois un empêchement du débat, notamment quand elle est déterminée par la conservation d'une « zone autonome temporaire », entre guillemets, ou lorsqu'elle est une adaptation au dispositif militaire et policier extérieur, ou encore lorsqu'elle est dominée par les impératifs de gestion.

Une différence principale entre émeute et débat me semble être le fait que dans l'émeute on choisit, on tranche tout le temps, et très vite. Alors que nous sommes en train de découvrir que l'une des principales faiblesses du lieu par excellence du débat, l'assemblée, notamment en Argentine, c'est de différer des choix, de ne pas trancher. Dans l'émeute, on est obligé d'avancer, dans l'assemblée on peut suspendre le mouvement du négatif.

Il est vrai cependant que cette faiblesse se voit bien dans les assemblées parce que leur lenteur, leur étalage dans la durée, fait rapidement se poser une question cruciale : comment se règlent, comment se jouent les débats internes ? Comment la négativité se manifeste à l'intérieur des assemblées, comment fonctionne la division des assembléistes ? Il semble qu'il y ait avant tout une forte résistance à cette négativité interne : c'est d'abord parce que l'unité du mouvement passe avant les différends ; mais dans un second temps, une sorte de positivisme non violent, surtout en Argentine, empêche les disputes d'éclater véritablement, et paralyse le mouvement. Les formes de divisions internes connues de l'assemblée en Argentine sont : la scission en premier lieu (mais les assemblées scissionnistes ne se sont pas réclamées de ce qui a fait leur scission, elles ont plutôt fui), l'invective en second lieu (mais pas poussée dans ses conclusions, comme par exemple la rupture) ; très peu de bagarres, et les instigateurs de la bagarre sont immédiatement vus comme ayant commis un acte plus grave que tout ce qui peut justifier la bagarre, ce qui est nécessaire encore une fois pour préserver le débat, mais ce qui est une vraie limitation du débat.

En revanche, nous ne connaissons pas, pour l'instant, de situation de scission à l'intérieur de l'émeute, je veux dire par là non la division entre émeutiers et autres manifestants par exemple, mais d'affrontements entre émeutiers lors d'une émeute, bien qu'il soit très probable que de telles occurrences se soient produites. Comme l'émeute est courte et tendue vers son issue, elle n'a pas le temps de développer la critique interne, au contraire de l'assemblée. Il faut donc dire ici que l'émeute n'arrive pas jusqu'à la critique interne, alors que l'assemblée y arrive, mais l'élude.

Il y a quelques années, nous avons été interpellés sur ce que nous appelons débat. Ma réponse ne m'a jamais paru convaincante. D'abord nous utilisons le terme débat dans des acceptions très différentes, qui vont du sens le plus commun à un sens qui serait proche de ce que Voyer appelait la communication directe, c'est-à-dire le mouvement de la pensée universelle devenant mouvement de la conscience universelle, quelque chose de bien impossible. Mais c'est surtout que ce que nous appelons débat, nous y avons nous-mêmes trop peu d'expérience pour pouvoir le connaître de manière suffisante.

Jusqu'à cette année, 2002, nous pensions que le débat est indissociablement lié au négatif contenu dans la révolte, et dans son « unité de base » si on peut dire, l'émeute (le statut de l'amour dans le débat restait cependant à élucider). Il nous semble justement que la difficulté de l'émeute de passer d'une ouverture du débat en actes à un débat conscient en paroles avait pu être en partie levée par les assemblées, en Algérie et en Argentine. Il faut cependant constater que ce qui a lieu là, et qui mérite d'être appelé débat, n'est pas encore un débat sur le monde, et mérite à ce titre qu'on l'examine avec prudence, surtout si c'est avec bienveillance.

Il faut aussi s'interroger sur la distance entre l'émeute et ce débat, qui pose fondamentalement la question de savoir si l'émeute est nécessaire au débat (je me sens un peu « révisionniste » au sens où l'était un Kautsky en posant l'hypothèse que ce type de débat pourrait avoir lieu sans provenir directement d'une émeute – est-ce que, par exemple, le congrès de téléologie est un débat, ou fait partie de ce que nous appelons débat ?), et dans le cas où l'on pourrait dissocier émeute et débat, qu'est-ce qui serait le plus important ?

Un autre thème, moins spéculatif, mais pas moins difficile à dénouer, me paraît la question qui se pose actuellement par rapport à l'Argentine, et qui est : comment retrouver l'émeute à partir de l'assemblée ? Il semble que l'émeute initiale y est presque totalement occultée, moitié mythifiée, moitié rabaissée comme acte de victimisation, et que tout est fait pour que le rapport à l'émeute y soit coupé : appels à la non-violence (comme si la violence était un mal) et tentative de légitimation des assemblées. Il faut cependant se rappeler qu'en Algérie l'émeute tient une place particulière à côté de l'assemblée, comme le terrain d'expression des jeunes, à côté du lieu de décision des vieux. On pourrait dire qu'il y a là en filigrane un véritable débat, entre vieux et jeunes, dans une situation où les assemblées sont soumises à une pugnacité plus directe de la part de l'Etat. En Algérie, en effet, on a parfois l'impression que l'émeute devient une forme de défense de l'assemblée (notamment les émeutes de fin mai 2002, qui venaient soutenir le boycott électoral, et qui n'ont pas réussi à se placer dans une autre perspective, tout au moins pour ce que nous en savons).

(Texte de 2002.)
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