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RAYMOND GARNEAU: Portrait d'un homme de pouvoir libéral collectionneur de scandales

Anonyme, Lunes, Septiembre 19, 2005 - 15:25

Bureau des affaires louches

Un ex-politicien libéral et homme d’affaires dont le nom fut associé à un énorme scandale de patronage politique durant les années ’70, puis à une affaire de blanchiment d’argent durant les années ’80, peut-il aujourd’hui, en 2005, aider à laver la réputation d’une classe politique largement discréditée par l’affaire des commandites ? Aussi bizarre que ça puisse paraître, le juge Gomery semble penser que oui.

De la Commission d’enquête sur le crime organisé
jusqu’à la Commission Gomery

RAYMOND GARNEAU :

PORTRAIT D’UN HOMME
DE POUVOIR LIBÉRAL
COLLECTIONNEUR DE SCANDALES

Un dossier compilé par le Bureau des Affaires Louches*

Un ex-politicien libéral et homme d’affaires dont le nom fut associé à un énorme scandale de patronage politique durant les années ’70, puis à une affaire de blanchiment d’argent durant les années ’80, peut-il aujourd’hui, en 2005, aider à laver la réputation d’une classe politique largement discréditée par l’affaire des commandites ? Aussi bizarre que ça puisse paraître, le juge John Howard Gomery semble penser que oui.

Après avoir entendu durant des mois des témoignages accablants sur la conduite d’organisateurs libéraux, de hauts fonctionnaires et de publicistes, le juge Gomery annonçait la création d’un comité consultatif composé de « Canadiens et Canadiennes prestigieux », le 22 juin dernier. Ce comité aura pour tâche de conseiller M. Gomery sur les recommandations qu’il doit formuler « dans le but d’éviter la mauvaise gestion des programmes de commandites et des activités publicitaires à l’avenir ».

L’importance que pourrait avoir le rapport du juge Gomery dans la vie politique canadienne ne saurait être sous-estimé. On se rappellera que lorsqu’il s’était adressé à la population canadienne via la télévision, le 21 avril dernier, le premier ministre Paul Martin Junior s’était engagé à tenir des élections dans les 30 jours suivant le dépôt du rapport Gomery.

Vu l’importance de la mission que le gouvernement fédéral lui a confiée, on se serait attendu à ce que le juge Gomery s’efforce de faire preuve du plus grand doigté en choisissant des personnalités au passé sans tache. Or, on apprenait plutôt que M. Gomery avait choisi l’homme d’affaires et ancien ministre libéral Raymond Garneau, de Québec, pour présider le comité consultatif formé de sept membres.

Les autres membres du Comité sont : M. Roch Bolduc (un ancien sénateur proche du Parti conservateur), M. Daniel Dewar (un ancien haut fonctionnaire), M. John Fraser (qui avait été ministre dans le gouvernement Mulroney mais a dû démissionner en raison du scandale du thon contaminé), Mme Constance Glube (qui fut juge en chef de la Nouvelle-Écosse), M. John Hodgetts (qui est actuellement professeur émérite en sciences politiques à l’université de Toronto) et Mme Carole Simard (qui est professeur en science politique et en administration publique à l’UQAM).

Ce Comité assiste actuellement le juge Gomery dans sa tournée de consultation qu’il a lancé le 25 août dernier, et qui prendra la forme de tables rondes avec des citoyens. Ces consultations se tiendront dans cinq villes canadiennes différentes. Une seule date est prévue au Québec, soit le 14 septembre prochain dans la ville de Québec.

Mais quelle mouche a donc piquée le juge Gomery d’avoir choisit un personnage aussi peu recommandable que M. Garneau pour présider un Comité consultatif chargé de l’assister dans l’élaboration de ses recommandations ?

Monsieur le juge Gomery a-t-il déjà entendu parler du Projet Z, une enquête qu’avait menée la Commission d’enquête sur le crime organisé au milieu des années ’70? Monsieur le juge Gomery savait-il qu’il que le Projet Z avait permis de faire éclater un vaste scandale de patronage et de favoritisme politique à la Société des alcools du Québec, à l’époque où M. Garneau était responsable de cette société d’État, un scandale qui ressemble à plusieurs égards à l’affaire des commandites ?

Savait-il que le Projet Z avait abouti à des accusations criminelles contre certains hauts fonctionnaires de la SAQ, incluant un ancien collaborateur de M. Garneau qui fut condamné à l’emprisonnement, de même qu’à des accusations criminelles de corruption contre 25 entreprises de distillerie faisant affaire avec la SAQ ?

Savait-il que cette enquête avait donné lieu à près de 200 descentes policières, incluant une perquisition au quartier général du Parti libéral du Québec ? Savait-il aussi qu’à la même époque, un scandale quasi-identique avait aussi frappé Loto-Québec, une autre société d’État dont M. Garneau avait la responsabilité ?

Enfin, monsieur le juge Gomery savait-il que ce même Raymond Garneau avait plus tard été pointé du doigt par un enquêteur chevronné de la Gendarmerie Royale du Canada pour son « aveuglement volontaire » relativement aux activités de blanchiment d’argent sale de la drogue du clan Caruana-Cuntrera qui se déroulait à l’époque où M. Garneau était président de la Banque d’Épargne de la Cité et du District de Montréal ?

De deux choses l’une ; si M. Gomery savait ces choses au sujet de M. Garneau, alors des questions sérieuses se posent sur son intégrité en tant que président de la commission d’enquête sur l’affaire des commandites. Si M. Gomery ignorait tout de cela, il restera alors à voir ce qu’il fera à partir du moment où il recevra le dossier compilé par le Bureau des Affaires Louches sur M. Raymond Garneau.

Il faut reconnaître qu’à première vue, la feuille de route M. Garneau représente un parcours apparemment sans tache. Au cours de sa carrière, M. Garneau a effectivement accumulé des postes prestigieux en politique, puis dans le secteur privé. Il est ce qu’on pourrait appeler une grosse pointure. Aujourd’hui âgé de 70 ans, M. Garneau est un de ces vétérans invétérés de la grande famille libérale. Son premier poste prestigieux remonte au début des années ’60, lorsqu’il devient secrétaire général adjoint de la Fédération libérale du Québec, fonction qu’il occupa d’août 1963 à octobre 1965.

Puis, M. Garneau monta en grade lorsqu’il est nommé secrétaire exécutif du premier ministre québécois Jean Lesage, pour la période d’octobre 1965 à juin 1966. Lorsque les libéraux sont chassés du pouvoir, M. Garneau est alors nommé chef de cabinet du chef de l’opposition, M. Lesage, de 1966 à 1970. M. Garneau fut élu député à l’Assemblée nationale pour la première fois en avril 1970, où il représenta le comté de Jean-Talon. Il fut réélu successivement à son poste de député lors des élections de 1973 et celles de 1976.

Étoile montante de la famille libérale, M. Raymond Garneau ne tardera pas à devenir un des membres les plus puissants du gouvernement de M. Robert Bourassa. D’abord nommé ministre de la fonction publique, du 12 mai jusqu’au 6 octobre 1970, M. Garneau devint ensuite ministre des finances, du 1er octobre 1970 au 26 novembre 1976, période durant laquelle il cumula les fonctions de président du Conseil du trésor, de 1971 à 1976, et enfin de ministre de l’Éducation, du 26 septembre 1975 jusqu’au 20 janvier 1976.

En 1978, alors que les libéraux sont redevenus l’Opposition officielle, M. Garneau se présente à la course à la chefferie du Parti libéral du Québec. Il est battu au profit de M. Claude Ryan. Six mois après sa défaite, il démissionne de son siège de député. M. Garneau retourne alors dans le secteur privé, où il œuvre dans le domaine de la finance. De 1980 à 1984, il est président et chef de la direction de La Banque d’Épargne de la Cité et du District de Montréal et de Crédit Foncier Inc.

M. Garneau fait ensuite une brève incursion sur la scène politique fédérale et se fait élire député sous les couleurs du Parti libéral du Canada durant les élections de 1984 remportées par les conservateurs de M. Brian Mulroney. M. Garneau représente le comté de Laval-des-Rapides à la Chambre des communes jusqu’en 1988, année où il retourne dans secteur le privé. De 1988 à 2005, M. Garneau est le président, puis le chef du conseil d’administration de l’Industrielle Alliance, Assurance et services financiers Inc.

Durant cette période, M. Garneau a été également élu membre du conseil d’administration de l’Université Laval de Québec, dont il devient le président, en 1997. Il a de plus présidé la section Québec de l’Institut C.D. Howe et a été membre du Conseil canadien des chefs d’entreprises et de la mythique Commission trilatérale.

Quand M. Garneau a été nommé à la tête du comité consultatif de la Commission Gomery, les médias ont relevé à juste titre que M. Garneau avait été un supporter affiché de l’actuel premier ministre canadien, M. Paul Martin Jr, celui-là même qui avait institué, en février 2004, la commission d’enquête aujourd’hui connue sous le nom de Commission Gomery. M. Garneau avait effectivement été nommé sur le conseil d’administration de la Banque du Canada par M. Martin Jr en 1996, à l’époque où ce dernier était ministre des finances dans le gouvernement de M. Jean Chrétien. (1)

Pour certains observateurs de la scène politique, la Commission Gomery s’inscrit dans la continuité du conflit qui a longtemps déchiré les rangs des libéraux fédéraux, entre les partisans de clan de M. Martin Jr et ceux de son prédécesseur, M. Chrétien. Lorsque le conflit atteignit son apogée au printemps de 2002, et que M. Chrétien chassa M. Martin Jr de son cabinet des ministres, M. Garneau déclara publiquement que le temps était venu pour M. Chrétien de quitter la direction du Parti Libéral du Canada. M. Garneau fut ensuite remercié pour son bon conseil en étant lui-même remercié de ses services à la Banque du Canada. (2)

Si M. Garneau a ses entrées politiques à Ottawa, il en a aussi à Québec. Rappelons qu’au début d’avril 2003, soit 10 jours avant l’élection du Parti libéral du Québec, M. Jean Charest avait choisi M. Garneau pour présider son « Comité de transition » qui doit préparer l’arrivée au pouvoir de son équipe. Ce poste correspond en quelque sorte à l’équivalent de chef de cabinet du premier ministre.

Enfin, avant d’être nommé par le juge Gomery à la présidence de son comité consultatif, la plus récente nomination de M. Garneau à un poste prestigieux remontait au 6 octobre 2004, lorsque le maire de Québec, M. Jean-Paul L’Allier, lui confie la présidence de la Société du 400e anniversaire de la fondation de Québec, remplaçant ainsi à ce poste M. Roland Arpin, un ancien sous-ministre péquiste. Lui-même ancien ministre au sein du gouvernement Bourassa, de 1970 à 1976, M. L’Allier est donc, à ce titre, un ancien collègue politique de M. Garneau.

D’entrée de jeu, M. Garneau fait connaître ses couleurs : « Une telle fête ne peut pas se fêter à rabais », fit-il savoir. « Ce n’est pas une dépense inutile. » De telles paroles ne sauraient être de nature à rassurer, sachant que celui qui les a prononcées était ministre des Finances à l’époque des légendaires Jeux olympiques de 1976, qui donnèrent lieu à l’un des plus monstrueux déficits de toute l’histoire des finances publiques du Québec. (3)

Pris la main dans l’SAQ :
RAYMOND GARNEAU ET LE PROJET Z

On a tendance à oublier à quel point les années ’70 ont été une décennie riche en scandales politiques au Québec. C’était l’époque où la Commission d’enquête sur le crime organisé (CECO) instruisait la population sur l’infiltration de la pègre dans les sphères du pouvoir. La grande famille libérale n’avait pas été épargnée non plus par les grandes enquêtes de la CECO.

Cette commission d’enquête avait été mise sur pied en 1972 par le ministre de la justice du gouvernement Bourassa, M. Jérôme Choquette, à la suite de révélations fracassantes sur les liens entre la Mafia et le nouveau directeur du service de police de Montréal, M. Jean-Jacques Saulnier, dont le frère, Lucien, était alors le bras droit du légendaire maire Jean Drapeau.

Présidée par le juge Jean Dutil, la CECO avait pour mandat « d’enquêter, entre autres, sur les activités d’organisations ou réseaux, et les personnes qui y concourent dans le domaine du jeu et du pari illégaux, du prêt usuraire, de l’extorsion, du trafic illégal de la drogue et des stupéfiants, de la contrefaçon, des incendies criminels, etc. »

D’autres révélations-choc suivront durant l’été 1973, notamment sur les liens entre le clan Cotroni et certains membres du gouvernement libéral de Robert Bourassa, incluant l’ancien vice-premier ministre du Québec, M. Pierre Laporte, qui avait été kidnappé par le Front de Libération du Québec durant la Crise d’Octobre, de même qu’avec le ministre des affaires municipales de l’époque, M. Guy Leduc, qui dû par la suite démissionner du cabinet des ministres. (4)

Puis, vers la fin de 1975, c’est au tour de la réputation de M. Raymond Garneau de se retrouver éclaboussée par les travaux de la CECO. Lors d’audiences tenues à huis clos, la CECO s’était penchée sur une affaire de trafic d’influence à la Société des Alcools [SAQ] impliquant des compagnies appartenant à d’éminents organisateurs libéraux, dont certains sont des proches de M. Garneau. En tant que ministre des finances, M. Garneau était alors responsable devant l’Assemblée nationale de la SAQ, qui était connue sous le nom de la Régie des alcools du Québec [RAQ] jusqu’en 1972.

Le « Projet Z », d’après le nom de code de l’enquête de la CECO sur cette affaire, avait débuté en février 1975, après que les policiers découvrirent l’existence de liens occultes entre M. Bernard Kogan, un hommes d’affaires et agent d’immeubles militant au PLQ, et M. Frank Dasti, un mafioso du clan Cotroni qui fut condamné à de longues peines d’emprisonnement aux États-Unis pour trafic de stupéfiants, en 1974. Les policiers avaient intercepté une quinzaine de conversations entre MM. Kogan et Dasti dans le cadre du « Projet Vegas », qui portait sur le trafic international d’héroïne et les maisons de jeu clandestines de Montréal contrôlé par la Mafia. (5)

Durant les années ’60, M. Kogan avait été un des agents d’immeubles impliqués dans la vente de terrains de la SAQ, à La Salle, qui fut entachée de scandales et avait mené par la suite à la formation de la commission d’enquête Smith, en 1966. L’enquête avait alors révélé qu’une compagnie fantôme avait réalisé plus de 700 000$ en profits au cours de cette transaction. (6)

Au cours du Projet Z, les enquêteurs apprirent que M. Kogan avait tenté, en vain, d’user de son influence au gouvernement libéral afin d’obtenir des dizaines de permis pour des établissements contrôlés par la famille Cotroni et leurs associés. M. Kogan avait été contacté en 1972 par M. Irving Ellis afin qu’il l’aide à décrocher un contrat à la SAQ pour sa firme, Budget Fuels Inc., une entreprise d’huile à chauffage dont il est le principal actionnaire. En échange de ses efforts, M. Kogan devait recevoir un pourcentage sur chaque gallon d’huile vendu par Budget Fuel à la SAQ.

M. Irving Ellis était le conseiller financier et ami personnel de M. Vincenzo Cotroni, identifié par la CECO comme étant le chef de la Mafia montréalaise. M. Ellis s’était entre autres associé avec Mme Rosina Cotroni, la fille de Vincenzo, dans la compagnie Triton Investment Inc. Au début des années ’50, il avait aussi été l’un des premiers actionnaires du cabaret Le béret bleu, sur la rue Sainte-Catherine, avec MM. Frank Dasti et William Obront, deux autres célébrités du milieu interlope montréalais. (7)

C’est donc afin de donner un coup de pouce à la firme de M. Ellis que M. Kogan communique avec le directeur de l’approvisionnement de la SAQ, M. Dominique Fioramore. Mais celui-ci lui répond alors qu’il ne peut accéder à sa demande puisque les contrats pour l’année en cours ont déjà été octroyés. Cependant, M. Kogan refuse de lâcher prise. Il contacte M. Jean Morrisette, le trésorier du PLQ qui est aussi l’un des responsables des soupers-bénéfices organisés pour le compte des libéraux provinciaux. Par la suite, M. Kogan vendit à la firme Budget Fuel des billets pour un éventuel souper-bénéfice, puis remis les fonds recueillis à M. Morrissette.

C’est alors que le vent se met à tourner. Dans une lettre datée du 27 octobre 1972, le directeur général du PLQ, M. Ronald Poupart, écrit à M. Raymond Letarte, le secrétaire particulier du ministre des finances Raymond Garneau depuis avril 1971, pour l’informer qu’il autorise Budget Fuel à faire affaire avec la SAQ. Lors d’une des audiences à huis clos de la CECO, une copie de la lettre de M. Poupart sera déposée en preuve. Le contrat entre la SQ et Budget Fuel demeura en vigueur jusqu’à ce que deux enquêteurs de la SQ en découvre l’existence, durant l’été 1975.

Déjà, on a affaire à un scandale spectaculaire. Pourtant, ce n’est là qu’une facette parmi d’autres d’un vaste réseau de trafic d’influence érigé en véritable système de corruption qui prévalait alors à la Régie des alcools. En fait, le dossier du Projet Z ressemble drôlement à l’affaire des commandites. Dans le cas du dossier des commandites, les agences de publicité étaient fortement incitées à financer la caisse électorale du Parti libéral du Canada si elles voulaient continuer à recevoir de généreux de contrats du fédéral destinés à mousser la « visibilité » d’Ottawa au Québec.

Dans le cas du Projet Z, le principe est essentiellement le même, à l’exception du fait que ce sont des entreprises de distilleries qui, afin de continuer à bénéficier de contrats avec la RAQ, puis avec la SAQ, financèrent les caisses électorales des deux plus importants partis politiques provinciaux de l’époque, soit le PLQ et l’Union Nationale. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit-là d’une vaste opération de financement clandestin de la caisse électorale libérale.

Dans un premier temps, le gouvernement Bourassa réussira à ne pas faire ébruiter l’affaire. Il est d’ailleurs significatif que les audiences de la CECO reliées au Projet Z se soient tenues à huis clos puisque, en temps normal, les témoignages rendus à cette commission d’enquête étaient diffusés à la télévision, un peu comme les travaux de la Commission Gomery le furent sur les ondes du Réseau de l’Information, en 2004-05.

Puis, durant l’été 1975, la CECO décida de se désister du dossier de la SAQ, prétextant qu’il débordait de son mandat initial. C’est du moins l’explication officielle qui fut d’abord offerte à la population. La CECO avait pourtant entendu une soixantaine de témoins à huis clos relativement à cette affaire, ce qui est tout de même considérable pour un dossier qui ne relèverait supposément pas de sa juridiction.

En réalité, il aurait suffit au gouvernement Bourassa d’élargir le mandat de la Commission d’enquête pour que celle-ci prenne le taureau par les cornes. C’est d’ailleurs ce que les trois juges de la CECO avaient eux-mêmes suggéré au gouvernement, en juillet 1975, en écrivant : « Pour que notre commission puisse étudier plus à fond cette facette, il faudrait nécessairement amender l’Arrêté en conseil pour nous donner des pouvoirs accrus ». (8)

Selon des « sources sérieuses » citées par le quotidien Le Devoir, cette décision de ne pas aller de l’avant est à l’origine de la démission du procureur de la CECO, Me Henry Von Keyserlingk, qui avait été responsable du Projet Z. Lors de la période des questions du 17 décembre 1975 à l’Assemblée nationale, le solliciteur général du Québec (l’équivalent du ministre de la sécurité publique), M. Fernand Lalonde, avoua que Me Kerserlingk avait quitté la Commission d’enquête à la suite d’une « divergence d’opinion quant à l’orientation des travaux de la CECO ». (9)

En fait, les véritables raisons du manque de volonté d’approfondir le Projet Z se trouvent ailleurs. Lorsque interrogé par la CECO, le président de la distillerie Melchers, M. Sarto Marchand, avait fait un commentaire imagé lourd de sens : « Là, vous êtes après jouer avec un nid de guêpe épouvantable. » Il aurait aussi pu ajouter : Qui s’y frotte, s’y pique. C’est probablement ce qu’a découvert Me Keyserlingk. (10)

Au bout de quelques mois d’audiences à huis clos, la CECO remet son rapport daté du 16 juillet 1975 au ministre de la justice, M. Choquette. La Commission informe alors ce dernier que le Projet Z a permis de mettre à jour des « irrégularités graves », voire des « actes criminels » à la SAQ Les trois juges de la CECO remarquent aussi que « le patronage peut, dans certains cas, servir de catalyseur pour permettre à des tenants du Crime organisé de s’infiltrer dans nos institutions »

Dans son rapport, la CECO va jusqu’à assimiler le système de contribution à la caisse électorale à un véritable système d’extorsion : « Nous avons également découvert qu’en plus du patronage, les sociétés ou entreprises faisant affaire avec la Régie des alcools du Québec étaient des gens fortement impliqués dans les fournitures d’argent aux caisses électorales des divers partis et que celles-ci considéraient le fait de fournir aux caisses électorales comme une obligation pour continuer leurs affaires ».

« Un système éhonté de pots-de-vin versés par les distilleurs à diverses personnes de la Régie des alcools du Québec fut mis à jour et nous pouvons croire dès maintenant qu’on a commit des infractions, selon les dispositions du code criminel. Qu’il suffise de dire qu’on doit s’interroger sérieusement sur la conduite de MM. Paul-Émile Giguère, Maurice Daigneault, Jacques Leblond De Brumath, Marc Boissoneault et de façon globale, sur tous ceux qui travaillent à la Régie des alcools et qui, de quelque façon, peuvent promouvoir la vente des produits de la Régie des alcools du Québec. Le Procureur général devrait être avisé de cette situation immédiatement »

(À ce sujet, il est ici utile de spécifier que, dans le système gouvernemental québécois, la fonction de Procureur général du Québec est assumée par le ministre de la Justice.) Puis, dans le préambule du chapitre intitulé « Les distilleries et les caisses électorales », les membres de la CECO écrivent ce qui suit :

« Ayant présent à l’esprit l’article 110 de notre code criminel, la Commission se doit d’informer le ministre de la Justice que les organisateurs des partis politiques, particulièrement ceux chargés de la collecte de fonds pour leur caisse électorale n’ont pas manqué, eux non plus, l’occasion de faire tourner cette situation à l’avantage de leur parti politique. Il va sans dire que cela ne pouvait se faire que par l’influence que ces organisateurs ont sur certains hommes politiques et, corollairement, sur un certain nombre de hauts fonctionnaires, alors que leur parti formait le gouvernement ».

La population ignore encore tout de cette affaire au moment où le ministre Choquette reçoit le dossier pour le moins accablant de la CECO. Le gouvernement Bourassa peut donc encore manœuvrer à sa guise en vue d’essayer de minimiser les dégâts. C’est ainsi que le 30 juillet 1975, soit deux semaines après que la CECO eut recommandé aux autorités gouvernementales d’adopter « des mesures adéquates », le gouvernement procédait plutôt à un remaniement ministériel dans lequel le destinataire des rapports de la CECO, M. Jérôme Choquette, se voyait transféré du ministère de la Justice à celui de l’Éducation. C’est M. Gérard D. Lévesque qui devient le nouveau ministre de la Justice. Fait singulier, M. Raymond Garneau est le seul ministre libéral qui occupait la même fonction depuis cinq ans à conserver son poste.

C’est le journaliste Michel Auger, travaillant alors au quotidien La Presse, qui effectue la première brèche dans l’épais mur du silence qui entoure le Projet Z. Dans un article paru à la une de l’édition du 15 septembre 1975, M. Auger révèle que la SQ a commencé à enquêter depuis un mois sur des cas de fraudes et de corruption impliquant dix fonctionnaires de la Société des alcools du Québec. L’article précise qu’« une partie seulement » des informations recueillies par la CECO furent transmises à la SQ. (11)

C’est alors que le « nid de guêpe » commence à montrer certains signes d’affolement. Ainsi, seulement une semaine après la publication de l’article de M. Auger, La Presse révèle que le gouvernement Bourassa s’apprête à confier la responsabilité de la SAQ, assumée jusqu’alors par M. Garneau, au nouveau ministre d’État aux finances, M. Paul Berthiaume. Il en serait de même pour la Société d’exploitation des loteries et des courses et la Caisse de dépôt et de placement du Québec. Selon le journaliste Marcel Desjardins, cette décision permettrait au ministre Garneau de « se consacrer à peu près uniquement aux politiques économiques, financières et fiscales du gouvernement du Québec ». (12)

Bien entendu, nul ne contestera le fait que d’avoir la responsabilité administrative à la fois du ministère des finances, ainsi que de plusieurs importantes sociétés d’État, peut représenter beaucoup pour les épaules d’un seul homme. Mais, ce qu’on s’explique mal, c’est comment se fait-il, qu’à peine quelques semaines plus tôt, lors du remaniement ministériel du gouvernement Bourassa, ce cumul de responsabilités administratives était toujours jugé acceptable pour M. Garneau ?

En fait, le changement annoncé ne pourrait être que de nature cosmétique car le quotidien mentionne qu’à titre de ministre de finances, M. Garneau pourra « continuer à exercer une influence importante » sur les sociétés d’État qui seront confiées à M. Berthiaume, incluant la SAQ. (D’ailleurs, lorsque M. Garneau se portera candidat à la chefferie du PLQ, deux ans plus tard, c’est M. Berthiaume qui assumera la présidence du conseil d’administration de l’équipe de l’ancien ministre des finances). (13)

À ce stade-ci, le gouvernement Bourassa semble maintenant conscient que ce n’est qu’une question de temps avant que l’affaire de patronage politique à la SAQ ne soit exposée sur la place publique. Par cette manœuvre, on semble vouloir éviter que le ministre Garneau se retrouve en première ligne lorsque la bombe politique éclatera en pleine face du gouvernement.

Dans un avenir très immédiat, on constatera pourtant que M. Garneau est encore capable d’en prendre sur les épaules, et pas mal à part de ça. Ainsi, la même semaine où on apprend le transfert de certaines responsabilités du ministre Garneau au ministre d’État Berthiaume, M. Jérôme Choquette démissionne soudainement de ses nouvelles fonctions de ministre de l’éducation et claque la porte du gouvernement Bourassa. Il expliqua son départ en invoquant ses désaccords avec le gouvernement dans le conflit à caractère linguistique l’opposant à la communauté italienne à propos du bill 22.

Et c’est M. Garneau qui, tout en conservant son poste aux finances, hérite du ministère de l’Éducation ! Le lendemain, La Presse écrit que M. Garneau est devenu le ministre « le plus puissant » du gouvernement libéral.

Si on débarrasse M. Garneau de la responsabilité de la SAQ pour lui confier ensuite la responsabilité d’un ministère important, soit celui de l’Éducation, on commence à y voir plus clair. Ainsi, on peut dès lors comprendre qu’il n’a jamais été véritablement dans l’intention du régime libéral de voir M. Garneau « se consacrer à peu près uniquement aux politiques économiques, financières et fiscales du gouvernement du Québec ». Après tout, ce monsieur Garneau est sûrement trop important pour ça !

Dans un article consacré au dossier de la SAQ, le journaliste Michel Auger écrira plus tard dans La Presse : « Certaines personnes ont depuis laissé entendre que le départ de M. Choquette du Parti libéral était relié à ce dossier. M. Choquette n’a jamais voulu catégoriquement démentir ces rumeurs. » (14)

Puis, comme de fait, durant la période des questions du 16 décembre 1975 à l’Assemblée nationale du Québec l’opposition péquiste fait éclater l’affaire du Projet Z alors que la session parlementaire tire à sa fin. C’est le député péquiste de Chicoutimi, M. Marc-André Bédard, qui deviendra plus tard le ministre de la Justice du premier gouvernement de René Lévesque, qui mène la charge contre les libéraux de Bourassa.

Les questions de l’opposition péquiste portent sur la démission du procureur Keyserlingk et sur la possibilité que la compagnie Polarin, qui est la création d’organisateurs libéraux de premier plan, aurait été imposée pour agir comme intermédiaire lors de transactions entre la SAQ et les distilleries suite aux interventions d’un membre du conseil des ministres ou d’un de ses adjoints immédiats.

Au-delà de confirmer l’existence d’une enquête policière en cours, le solliciteur général Lalonde, refuse d’en dire plus. Il répond à l’opposition qu’il ne « pense pas que ce serait favorable à la bonne conduite de l’enquête d’en parler publiquement » Le lendemain, c’est le député de Maisonneuve, M. Robert Burns, du Parti Québécois, qui reprend le flambeau et exige du ministre Lalonde des réponses à ses questions. Mais ce dernier persiste dans son refus de lever le voile sur une partie du mystère. On remarquera qu’une fois de plus la période de questions porte bien son nom : on y entend effectivement surtout des questions, mais bien peu de réponses…

M. Lalonde va jusqu’à accuser l’opposition officielle de mettre en péril les efforts de la SQ. « Il peut lui-même nuire aux enquêtes en éventant la mèche », affirme le solliciteur général, selon qui les enquêtes policières se doivent d’être conduites « dans le secret le plus total ». Lors d’une autre séance, le ministre Lalonde vante même le silence de certains journalistes qui étaient apparemment au parfum de l’affaire. Selon le solliciteur général, ces journalistes auraient fait preuve d’une plus grande « honnêteté intellectuelle » que les députés de l’opposition « puisqu’ils n’en ont pas parlé » !

Pour certains députés libéraux, il semble que le véritable scandale se trouve dans les fuites qui embarrassent douloureusement le régime Bourassa. Durant les débats houleux de l’Assemblée nationale, la ministre Lise Bacon s’écria que c’était Me Keyserlingk qui était derrière les fuites, sans amener aucune preuve ou argument pour soutenir pareille allégation.

De son côté, le député libéral des Îles-de-la-Madeleine, M. Louis-Philippe Lacroix, va même jusqu’à suggérer au solliciteur général Lalonde d’« instituer une enquête pour savoir de quelle façon un député avocat a pu obtenir des informations sur des dépositions faites à huis clos à une commission d’enquête ». Le député Lacroix termine son intervention en qualifiant les députés du Parti Québécois de « gang de traîtres ». Le ministre Lalonde se montre ouvert à l’idée, déclarant que « si nous découvrons que des fonctionnaires ou d’autres personnes se sont rendus coupables de violation de leur serment d’office à cet égard, nous prendrons les mesures nécessaires ».

Si le « nid de guêpe » s’agite autant c’est qu’au même moment, une avalanche de révélations compromettantes se met à déferler dans les pages des grands journaux. Le quotidien Le Devoir, en particulier, publie de nombreux extraits des rapports secrets tirés du dossier compilé par la CECO sur les affaires louches à la SAQ.

Le public peut maintenant comprendre pourquoi ces documents ont été gardés secrets et pourquoi les audiences de la CECO relativement au Projet Z ont été tenues à huis clos. Ces documents secrets impliquent directement le ministre Raymond Garneau et certains de ses proches amis libéraux, des organisateurs libéraux influents

Ainsi, Le Devoir révéla qu’un an après les élections provinciales d’avril 1970 qui avait porté au pouvoir les libéraux de Robert Bourassa, une réunion au sommet convoquée par M. Paul Desrochers, alors conseiller spécial et organisateur en chef du premier ministre Bourassa, s’était tenue dans son bureau, situé au 17ième étage de l’édifice d’Hydro-Québec, à Montréal. (15) Cette rencontre réunissait deux des principaux organisateurs du PLQ, MM. Ronald Poupart et Jean-Noël Richard, ainsi que deux cadres supérieurs de la RAQ, MM. Paul-Émile Giguère et Dominique Fioramore, le directeur aux achats à la RAQ.

M. Ronald Poupart, un ancien candidat libéral, était directeur général du PLQ au moment de la réunion et il occupait toujours ce poste au moment de la publication de l’article du Devoir. Son père, également un candidat libéral (défait), a été nommé par le gouvernement Bourassa sur le conseil d’administration de la RAQ, poste qu’il occupait toujours au moment de la parution de l’article. On se rappellera que M. Poupart a autorisé un contrat entre la SAQ et la firme Budget Fuel, dont le propriétaire était lié à la pègre.

M. Jean-Noël Richard, qui a été employé à la permanence libérale pendant plusieurs années, était alors secrétaire général de la Fédération libérale du Québec au moment de la réunion. M. Richard fut par la suite nommé adjoint spécial au cabinet du ministre des finances, M. Garneau, et fut ensuite chargé des relations du ministre Garneau avec le Comité organisateur des Jeux olympiques [COJO].

M. Paul-Émile Giguère, un autre candidat libéral défait, a été nommé directeur adjoint de la RAQ en décembre 1970, après avoir été le secrétaire particulier du ministre Garneau pendant les huit mois qui ont suivi l’élection provinciale. Il fut ensuite transféré à Loto-Québec, où il devient directeur de la mise en marché.

Dans son article publié en première page du Devoir, le journaliste Jean-Pierre Charbonneau écrit que « Au cours de cette réunion, les participants ont passé en revue les entreprises transigeant avec la société d’État en vérifiant le tout avec la liste de souscripteurs à la caisse électorale du Parti libéral. Selon les dépositions recueillies par la CECO, lorsque des contractants de la RAQ n’avaient pas contribué au fonds secret du Parti, ils ont été éliminés de la liste de ceux qui pouvaient dorénavant transiger avec la Régie des alcools. »

Un autre document indique que, durant son témoignage à la CECO, M. Fioramore relata que « Messieurs Richard et Poupart demandaient quel était le produit que telle ou telle compagnie vendait et se consultaient pour savoir si tel nom était “bon



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