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RUPTURE DANS LA THÉORIE DE LA RÉVOLUTION

Anonyme, Martes, Febrero 15, 2005 - 17:32

François Danel

RUPTURE DANS LA THÉORIE DE LA RÉVOLUTION
LA PRODUCTION DE LA RUPTURE

Aucune anthologie n'a pour seul but de rendre à nouveau disponibles des textes qui ont cessé de l'être, et cette anthologie de Senonevero ne fait pas exception à la règle. Il ne s'agit pas seulement de tirer de l'oubli ou de porter à la connaissance de nouveaux lecteurs des analyses ayant marqué la fin d'une époque de la lutte des classes. Il s'agit aussi et surtout de montrer en quoi la critique de ces analyses fonde la théorie de la nouvelle époque, ouverte aux alentours de 1975 par la restructuration qui s'achève aux alentours de 1995. Dans cette présentation, je me servirai des concepts élaborés par la revue Théorie Communiste, née de cette rupture de l'après-1968.

LA PRODUCTION DE LA RUPTURE

L'un des acquis de la rupture concerne la définition de la théorie. Celle-ci n'est pas la « vérité » du processus révolutionnaire, mais le processus lui-même, incluant son auto compréhension dans la succession déterminable et finalement déterminée des cycles historiques du capital, à la fois cycles d'accumulation et cycles de luttes. Cette définition supprime toute problématique indéterministe de l'alternance potentiellement infinie entre des périodes contre-révolutionnaires, où l'on ne pourrait qu'interpréter le cours des évènements, et des périodes révolutionnaires, où l'on pourrait enfin le transformer. Si la production capitaliste est, comme exploitation, une contradiction en procès entre classes, la reproduction du rapport d'exploitation ne peut s'accomplir à l'infini. L'autonomie ouvrière et l'objectif de la libération du travail ayant disparu dans la restructuration avec tous les points de fixation qui faisaient obstacle à la valorisation intensive, la contradiction entre les classes se situe maintenant au niveau de leur reproduction, et le cycle actuel du capital porte à son terme la communisation, l'abolition sans transition du capital. La révolution n'a rien d'automatique, elle reste à faire, mais elle ne peut se faire n'importe quand ni comme un « acte libre ». Il n'y a donc ni à commenter ce qui se passe en attendant l'explosion de la « vie » ni à tenter de forcer le mouvement en y formant un pôle « subversif ». Des luttes quotidiennes à la communisation en passant par la crise, il s'agit de comprendre le processus de la révolution, dans lequel nous engagent la production théorique et la simple existence de la société de classes.
Notre objet n'est donc pas la révolution en général, mais la révolution qui vient, au terme de l'actuel cycle du capital. Il s'agit de l'anticiper de manière toujours plus précise dans l'analyse concrète des luttes concrètes. La « guérilla » d'un nouveau genre dirigée par Marcos au Mexique, la grève de 1995 en France, et la multiplication des manifestations « antimondialisation » de Seattle à Gênes ont marqué tout récemment la formation du mouvement démocratique radical. Son développement signifie que la restructuration est pour l'essentiel terminée, que la lutte des classes se développe désormais sur d'autres bases et dans d'autres limites, et que la révolution est redevenue un sujet de polémique. Des débats pour le moment confus se dégagent trois grandes questions. La révolution a-t-elle pour contenu la ré appropriation des « richesses » ou l'abolition de la valeur ? Surgit-elle comme un dépassement immédiat de l'aliénation ou se produit-elle comme un dépassement médiatisé par la crise du rapport d'exploitation ? A-t-elle pour sujet la « multitude » ou le prolétariat ? Ces trois questions ne sont bien sûr pas identiques à celles posées dans l'après 1968, mais elles leur font écho. La reprise critique des acquis théoriques du mouvement post-soixante-huitard fait donc partie intégrante de l'auto compréhension du mouvement actuel, des luttes présentes à la communisation.
Pour comprendre les textes que nous publions, il faut d'abord se replacer dans le climat de l'époque. Dans l'élan de la grève de masse de mai-juin 1968 et tandis que l'automne chaud italien de 1969 et le soulèvement polonais de décembre 1970 succédaient au printemps français, on pouvait penser que le réformisme ouvrier, l'emprise des partis staliniens et des syndicats sur la classe, et le grand battage gauchiste n'en avaient plus pour longtemps - que toutes ces luttes encore limitées annonçaient un nouvel « assaut prolétarien » débouchant à court terme sur la lutte finale. Mais les limites du « nouveau mouvement » apparaissant à mesure qu'il se développait, des questions décisives durent être posées, portant à la fois sur le bilan des révolutions passées, sur l'analyse des luttes en cours, et sur la conception générale du communisme. C'est pourquoi « nos » textes, produits par des gens issus de l'ultra-gauche marxiste ou de l'anarchisme, vont au-delà de ces deux tendances radicales du mouvement ouvrier et fondent une véritable rupture dans la théorie. Avant de présenter le contenu de cette rupture, il faut donc définir l'ancien contenu de la lutte de classe.

Le programme et sa crise

Parce qu'a disparu dans la restructuration toute affirmation du prolétariat, on peut aujourd'hui comprendre toute l'action historique du « vieux mouvement ouvrier » sous le concept de programmatisme. D'une part, dans la domination formelle du capital, tant que le processus de production immédiat n'avait pas été rendu adéquat à la valorisation du capital et la reproduction de la force de travail intégrée à son cycle et même après, durant la première phase de la domination réelle, le prolétariat conservait une autonomie, une positivité dans le rapport. Il ne se comprenait pas comme non-capital face au non-travail, mais s'affirmait dans ses luttes comme la classe laborieuse et glorieuse qui, en se libérant des capitalistes, allait libérer l'humanité. D'autre part, comme le développement du rapport capitaliste - c'est-à-dire de la lutte de ses classes - ne portait pas immédiatement l'abolition mais la généralisation du salariat, le prolétariat abstrayait le but final du mouvement et faisait dépendre la révolution - sa prise de pouvoir - d'une maturation des conditions objectives (le développement des forces productives) et subjectives (sa volonté et sa conscience de classe).
Il posait donc le communisme comme programme et sa pleine réalisation comme terme ultime d'une impossible transition : la reprise et la maîtrise prolétarienne du mouvement de la valeur, le salariat étant supposé en « dégénérescence » dès lors qu'on substituait à l'argent le bon de travail. (En effet, avec les bons la part du produit social revenant à chaque travailleur n'est plus fixée a priori, mais après défalcation des fractions de valeur nécessaires à l'investissement et à l'entretien des improductifs.) Ce que le mouvement ouvrier mettait ainsi en cause, ce n'était pas le capital comme mode de production, mais seulement la gestion de la production par la bourgeoisie. Il s'agissait pour les travailleurs d'arracher l'appareil productif à cette classe parasite et de détruire son État pour en reconstruire un autre, dirigé par le parti porteur de la conscience, ou de saper la puissance de l'État bourgeois en organisant eux-mêmes la production à la base, par l'organe des syndicats ou des conseils. Mais il n'était pas question et il ne fut même pas tenté d'abolir la loi de la valeur - la contrainte à l'accumulation et donc à la reproduction de l'exploitation qui se matérialise à la fois dans la machinerie, dans le capital fixe comme capital en soi, et dans l'existence nécessaire face à la classe ouvrière d'une classe exploiteuse, bourgeoise ou bureaucratique, comme agent collectif de cette reproduction.
C'est de cette expérience de l'échec - nécessaire mais non reconnu comme tel - des révolutions prolétariennes passées qu'héritaient les communistes à l'époque des « Trente Glorieuses ». Ils héritaient en même temps des questions que la contre-révolution avaient fixées dans la problématique du programme. Quelles conditions faisaient défaut en 1917 en Russie, en 1918 en Allemagne, en 1936 en Espagne : les objectives ou les subjectives ? Le capitalisme avait-il trouvé après 1945 la voie d'une accumulation sans crises, avait-il « échappé » aux contradictions de sa valorisation, ou était-il entré en « décadence », c'est-à-dire dans une crise finale prolongée déterminée par son incapacité à développer les forces productives et posant l'alternative révolution prolétarienne mondiale ou destruction finale de l'humanité ? En quoi consistait la nouvelle production socialiste et par quelles phases devait passer le fameux « dépérissement » de la valeur durant la transition au communisme ?
La montée en puissance et surtout le changement de contenu des luttes de classes à la fin des années 1960 ferma le cycle ouvert en 1918-1919 par la victoire de la contre-révolution en Russie et en Allemagne. Ce cours nouveau des luttes mit du même coup en crise la théorie-programme du prolétariat et toute sa problématique. Il ne s'agissait plus de savoir si la révolution est l'affaire des Conseils ou du Parti ni si le prolétariat est ou non capable de s'émanciper lui-même. Avec la multiplication des émeutes de ghetto et des grèves sauvages, avec la révolte contre le travail et la marchandise, le retour du prolétariat sur le devant de la scène historique marquait paradoxalement la fin de son affirmation. A l'Ouest, il n'avait plus l'air aussi définitivement intégré que l'avaient soutenu les intellectuels modernistes. A l'Est, il luttait de nouveau vigoureusement contre l'exploitation bureaucratique. Mais ni à l'Ouest ni à l'Est, les prolétaires ne tendaient à construire le pouvoir des Conseils, qui avait été cinquante ans plus tôt la forme la plus radicale et basiste de cette affirmation. La grève générale sauvage de Mai 1968 en France n'avait pas produit d'organes spécifiques de gestion ouvrière. Durant le long « Mai rampant » italien, les conseils d'usine et de zone, s'ils manifestaient l'auto organisation de la classe sur ses objectifs propres - tels que la limitation des cadences, la réduction des écarts catégoriels de salaire, ou l'échelle mobile - ne tendaient pas du tout à s'emparer de l'appareil productif. Et même la grève insurrectionnelle polonaise de décembre 1970 n'avait pas une tendance gestionnaire bien nette, à la différence de ce qui s'était produit en 1956 en Hongrie (cf. l'analyse à chaud de Socialisme ou Barbarie).
Avec l'objectif de la libération du travail comme ré appropriation prolétarienne des forces productives et du mouvement de la valeur, c'est l'idée même d'une nature positivement révolutionnaire du prolétariat qui entrait en crise - et le néo-conseillisme situationniste avec. En effet, l'I.S, tout en mettant dans les formes du programme un contenu non programmatique - l'abolition sans transition du salariat et de l'échange, donc des classes et de l'État - conservait ces formes - les conditions objectives et subjectives de la révolution, le développement des « moyens techniques » et la recherche de sa « conscience » par le prolétariat, redéfini comme la classe quasiment universelle de tous les dépossédés de l'emploi de leur vie. Sans qu'on le reconnaisse, on avait de plus en plus de mal à expliquer l'échec des révolutions passées comme les limites du mouvement actuel par la non réalisation des conditions, puisque le développement qu'elles conditionnaient - la prise du pouvoir par les producteurs associés, la reprise prolétarienne du développement capitaliste, la transition du pouvoir ouvrier au communisme - apparaissait de plus en plus comme impossible.
La théorie de la « décadence » du capital devenait également caduque, puisque le développement des luttes des classes tendait à dés objectiver « l'économie », à la produire comme apparence réifiée de l'auto présupposition du capital. Mais comme cette dés objectivation n'allait pas jusqu'à son terme, jusqu'à l'abolition de la valeur, elle se figeait en idéologie subjectiviste. En niant que la classe exploiteuse est forcément l'agent de la reproduction du rapport d'exploitation et son pôle subsumant, on tendait à faire du prolétariat le seul facteur actif de son développement et donc de ses crises. Une telle démarche menait soit à un triomphalisme néo-programmatique (l'auto valorisation ouvrière : cf Negri) soit, dans la décomposition du mouvement, à un défaitisme post-programmatique (l'abandon de la théorie du prolétariat : cf. Camatte). Cependant, confrontée à la révolte prolétarienne, la bourgeoisie organisait la dévalorisation provisoire, condition d'une reprise ultérieure de la valorisation, en gelant les investissements, en recourant massivement au crédit et à l'inflation, puis en tentant de bloquer les salaires et les prix. Le prolétariat développait sa lutte dans cette dévalorisation, en multipliant les grèves, les sabotages, les pillages, voire en fuyant les villes et le travail salarié dans la « vraie vie » des communautés ; il donnait ainsi à sa révolte la forme d'un communisme utopique. Ce qui n'avait en réalité rien de communisateur, mais excluait en tout cas toute affirmation dictatoriale de la classe et toute transition au communisme, que ce soit sous la forme conseilliste ou sous la forme léniniste.
Enfin on ne pouvait plus penser le dépassement du capital dans les termes d'un quelconque « dépérissement » de la valeur, des classes, et de l'État. Car des masses de gens comprenaient intuitivement que le communisme n'est ni une nouvelle organisation sociale ni un nouveau mode de production, mais la production de l'immédiateté des rapports entre individus singuliers, l'abolition sans transition du capital et de toutes ses classes, prolétariat inclus. Pourtant la pratique nouvelle du prolétariat dut achever de bloquer le système des questions de l'ancienne théorie-programme avant qu'une véritable rupture intervienne dans la théorie. Le dépassement du programme passa donc d'abord par la réaffirmation de sa version radicale originelle contre les limites des révolutions prolétariennes vaincues, fixées par la contre-révolution victorieuse sous les formes du révolutionnarisme bolchevique et du réformisme social-démocrate.

Bilan du mouvement ouvrier

Cette réaffirmation radicale du programme est très nette dans la postface de 1973 de Bériou à la réédition du livre de Nieuwenhuis, le Socialisme en danger, paru en 1897. Dans cette postface, intitulée Théorie révolutionnaire et Cycles historiques, Bériou expose une reconstruction d'ensemble de la lutte des classes sous le capital. Pour lui, Marx a déjà posé entre 1844 et 1848 les bases de la théorie. L'époque des révolutions bourgeoises est terminée ; par ses soulèvements de Manchester, de Lyon, et de Silésie, le prolétariat s'est affirmé sur la scène historique. Il n'est pas séparé de l'État, de l'organe matérialisant la séparation de l'individu et de sa communauté, mais de la vie même. La révolution dont il se pose comme sujet a pour but la « recréation de la communauté humaine ». Le travail théorico-pratique accompli par la Première Internationale a permis à la fois d'unir ses diverses couches et situations à l'échelle européenne et de faire apparaître sa division entre fractions réformistes (lassalliens et proudhoniens) et révolutionnaires (marxiens et bakouniniens). Mais toutes ces fractions cohabitent dans la même organisation jusqu'à la guerre franco-allemande et la Commune de Paris, sans que le conflit déjà sensible entre les deux fractions radicales aille jusqu'à la scission. Après l'écrasement de la Commune et jusqu'à la fondation de la social-démocratie allemande, entre 1871 et 1875, Marx tire en même temps les leçons de la première expérience d'un gouvernement révolutionnaire ouvrier et celles de tout le cycle ouvert par la première et tragique affirmation autonome du prolétariat, en Juin 1848 : nécessité d'une dictature de la classe, encore trop faible dans la société capitaliste de son temps, comme forme politique de la transition socialiste au communisme ; identité du parti et de la classe, donc rejet de principe de tout parti formel ; destruction de la valeur comme but final.
Bériou fait bien ressortir deux points essentiels : 1) la production de la théorie communiste dans le mouvement ouvrier, comme auto compréhension du mouvement par la médiation d'intellectuels qui ne seraient jamais devenus révolutionnaires s'ils n'avaient été d'abord éduqués par les luttes ouvrières ; 2) la signification historique de l'opposition entre le parti Marx et le parti Bakounine, le premier ayant tendance à sacrifier le but communiste à l'enchaînement historique nécessaire des médiations et le second à sacrifier la compréhension du développement historique des luttes à l'affirmation pure du but communiste. Mais parce que Bériou réduit la contradiction capital / prolétariat à une opposition simple entre l'essence et son auto-aliénation, entre l'homme-prolétariat et le non-homme-capital, il ne saisit pas l'affirmation du prolétariat comme produisant, dans ses deux termes anarchiste et marxiste, sa propre impossibilité. (Cette affirmation ne doit pas être comprise comme une façon de minimiser l'importance de son texte dans la production de la rupture, mais comme une critique générale de la problématique humaniste de l'autonégation du prolétariat, que nous analyserons plus loin.)
Pour Bériou, le mouvement ouvrier a été le défenseur du travail et donc le facteur actif et même le seul facteur actif du passage du capital en domination réelle. Sous la pression des revendications ouvrières d'augmentation des salaires et de diminution du temps de travail, le capital a dû révolutionner le processus de production immédiat et le rendre adéquat à sa valorisation en passant du mode absolu au mode relatif d'extraction de la plus-value, de la simple extension à l'intensification de la journée de travail, tout en intégrant de plus en plus la reproduction du prolétariat à son propre cycle. Il est en même temps devenu le seul mode de production, en détruisant par la colonisation et la décolonisation les modes pré capitalistes.
La social-démocratie est donc, à travers la fondation de partis nationaux d'abord et de la Seconde Internationale ensuite, l'expression politique du mouvement du capital et - de manière très nette en Allemagne - la constitution du prolétariat en contre-société alternative, contre-société dont l'organisation servira au capital allemand à se reconstruire après la Première Guerre mondiale. Elle est en même temps l'agent d'une idéologisation de la théorie de Marx, qui pose la conscience comme extérieure à l'être et le déterminant, réduit la critique de l'économie politique à son élaboration scientifique, la dialectique matérialiste à une logique formelle pouvant s'appliquer à n'importe quel objet, et sacrifie le but final au mouvement. C'est sur la base de cette idéologisation social-démocrate que se construit un peu plus tard la nouvelle idéologie bolchevique, même si Lénine veut, au contraire de Kautsky, hâter le mouvement de l'histoire.
De la scission dans la Première Internationale à la Grande Guerre, l'anarchisme est au contraire le refuge de tous ceux qui n'acceptent ni l'intégration du mouvement ouvrier dans la reproduction dynamique du capital ni le sacrifice du but final. Les anarchistes-communistes attirent les gauches des partis sociaux-démocrates (comme en Allemagne les Jungen), car ils rejettent en bloc toutes les médiations de l'action révolutionnaire de la classe : les politiques - le syndicalisme et le parlementarisme - et même la médiation historique du développement du capital comme produisant la nécessité de son abolition. La critique anarchiste de la politique est certes limitée, leur rejet du parlementarisme étant sous-tendu par la croyance en la démocratie directe et leur rejet du corporatisme syndical par une apologie de l'action économique. Mais elle a au moins le mérite d'exister et de permettre un regroupement des révolutionnaires.
Ce que Bériou perd de vue, c'est le mouvement réel du prolétariat dans le développement du capital et donc l'unité conflictuelle de la social-démocratie et de l'anarchisme. Bien qu'elle ne disparaisse pas avec le passage du capital en domination réelle et qu'elle atteigne même son apogée en 1917-1921, l'affirmation programmatique du prolétariat s'enracine dans la domination formelle, dans la montée en puissance et l'organisation massive de la classe entre 1848 et 1914. Tant que le travail reste le facteur dominant du procès de production immédiat et tant que sa reproduction n'est pas intégrée au cycle propre du capital, le prolétariat peut et doit se poser comme autonome dans le rapport d'exploitation. Et il continue à le faire dans la transition à la domination réelle, jusqu'à la Grande Guerre, dans la mesure où la lente mise en place de « l'organisation scientifique du travail » et la lente capitalisation de l'agriculture ne suppriment pas d'un coup sa capacité à s'auto organiser dans et à partir de l'usine. Mais dans cette affirmation et parce qu'à mesure même qu'il est directement associé et recomposé par la classe capitaliste sa montée en puissance entre en contradiction avec son auto-organisation et sa tendance à s'ériger en classe dominante, il produit, d'une part, les médiations syndicales et politiques où la révolution se perd et, d'autre part, l'idéologie radicale de son invariante autonomie, sous les formes anarchiste-communiste et marxiste révolutionnaire. La social-démocratie n'est donc pas un courant du mouvement ouvrier, mais l'expression concentrée de toute une époque de la lutte des classes.
On a bien chez ses critiques maintien de la perspective communiste : du côté anarchiste, avec les prises de position répétées de Malatesta en faveur de l'abolition de la valeur ; du côté « marxiste », avec la définition de la phase supérieure de la nouvelle société comme royaume de l'abondance et de la liberté dans la Critique du programme de Gotha. Mais justement ça n'est qu'une perspective. Et Marx ne se prive pas de nous rappeler qu'en attendant cette mirifique réalisation du programme, on doit continuer à distinguer l'activité sociale productive de l'activité individuelle reproductive, le travail obligatoire de la simple manifestation de soi, et mesurer la valeur des produits en temps de travail social moyen. L'impossibilité de l'abolition immédiate de la valeur se produit alors comme clivage entre les marxistes et les anarchistes, se développe comme montée en puissance du prolétariat, impliquant son intégration à travers ses grèves, ses émeutes, et ses conquêtes sociales, et il appartient seulement à l'époque postérieure de comprendre et de dire qu'elle était impossible.
Après avoir exposé le passage du capital en domination réelle, Bériou n'analyse pas vraiment cette seconde et dernière phase historique du mode de production capitaliste, mais présente ses conclusions. 1) Le mouvement communiste naît et meurt avec le capital, ce qui signifie d'une part qu'il n'existe pas de mouvement portant la communisation du monde avant l'instauration du capitalisme et, d'autre part, qu'il n'y a pas de transition socialiste au communisme, que le communisme est abolition immédiate des rapports de production capitalistes. 2) Les moments de reprise révolutionnaire (1905, 1917, 1968) sont des moments de reprise théorique : la réapparition du mouvement pratique permet d'en finir avec l'abstraction du but et la théorie communiste se développe à nouveau comme théorie du mouvement réel. 3) L'anarchisme fut l'idéologisation du rejet prolétarien de la politique, de même que le marxisme social-démocrate ou bolchevique fut l'idéologisation de la théorie de Marx. 4) Avec la liquidation de la politique par le capital parvenu à dominer réellement la société, la critique anarchiste de la politique peut être intégrée à la théorie communiste : l'autonégation du prolétariat sera en même temps la destruction de tous les rackets politiques, unis dans la contre-révolution capitaliste.
Avec ce texte, nous avons une vision d'ensemble cohérente du « vieux mouvement ouvrier » dans la perspective de l'autonégation du prolétariat. Nous devons néanmoins entrer un peu dans le détail, car le développement d'un néo-léninisme sur la base de l'agitation étudiante et le cours nouveau des luttes ouvrières réactivent après 1968 l'analyse des révolutions russe et allemande.
En ce qui concerne la Russie, la question n'est plus tellement, comme l'affirme Pouvoir Ouvrier dans le Trotskisme et l'URSS, celle de la nature capitaliste ou non du régime né de la révolution. P.O, groupe issu d'une scission de Socialisme ou Barbarie, montre que ni le travail salarié ni l'échange marchand n'y ont été abolis. La bureaucratie, qui possède collectivement le capital (sous forme de moyens de production, de marchandises, et d'argent), exploite le prolétariat, qui vend sa force de travail contre un salaire. Les rapports de production sont capitalistes, même si l'étatisation du capital et la planification modifient le jeu de la loi de la valeur. L'État - dans ses trois fonctions planificatrice, idéologique, et coercitive - organise l'exploitation ; il ne peut donc pas être défendu comme « État ouvrier dégénéré », à la manière hypocrite des trotskistes. Enfin la déstalinisation lancée par Khrouchtchev n'a pas supprimé ni même vraiment réformé l'exploitation bureaucratique, dont la faible productivité fait douter de la capacité de la zone orientale du capital à « rattraper et dépasser » l'Occident. (Le texte de P.O. ne fait aucune allusion à la Chine, mais en tenant compte des différences de développement des deux pays et de la rivalité des deux bureaucraties, on peut faire à peu près la même démonstration à propos du régime issu de la révolution chinoise.)
Cette question étant considérée comme tranchée par tous ceux qui se définissent comme communistes en s'opposant à la fois au parti stalinien et à ses frères ennemis trotskistes ou maoïstes, le débat porte plutôt sur la formation et le dépassement du léninisme. Et la doctrine de Lénine est critiquée dans « nos » textes à la fois comme incompréhension des fondements de la théorie communiste, comme idéologie spécifique de la révolution bourgeoise en Russie et, dans sa version moderne, comme nouvelle idéologie d'un mouvement étudiant qu'inquiète la prolétarisation croissante du travail intellectuel. Mais dans la réelle spécificité des « conditions » russes (arriération économique et politique, faiblesse du prolétariat et des forces productives, etc.), leurs auteurs ne parviennent pas à reconnaître le caractère « normal » ou programmatique de la révolution de 1917. Ils ne voient pas que ce n'était pas seulement une révolution bourgeoise tendant à liquider l'absolutisme, mais aussi une révolution prolétarienne, tendant à libérer le travail, et en ce sens conforme au schéma général du programme. Ils ne voient pas non plus que la contre-révolution impliquée dans la prise de pouvoir bolchevique se greffait sur les limites internes de cette révolution double. La problématique de la révolution double n'est d'ailleurs pas une invention de Lénine ou Trotski, mais la problématique même de Marx et d'Engels en 1848-1849 : cf la collection de la Nouvelle Gazette Rhénane.
Les deux postfaces au texte de Kautsky, les Trois Sources du marxisme, mettent en cause l'interprétation léniniste de la théorie de Marx. Dans sa contribution, le Renégat Kautsky et son Disciple Lénine, Barrot (Dauvé) montre que la rupture du disciple d'avec le maître fut tardive et superficielle et que Lénine n'a pas vu la « dégénérescence » de la social-démocratie allemande avant la Première Guerre mondiale. Mais la « dégénérescence » de l'organisation n'explique pas le réformisme ouvrier, elle ne fait qu'opposer la norme du programme au cours de l'histoire. Dauvé montre aussi que Lénine n'a pu mener son parti à la victoire en Octobre 1917 qu'en étant infidèle à la fois à Kautsky et au Lénine de Que faire ? Il a dû sans cesse adapter la « juste ligne » du parti aux mouvements spontanés des masses, qui étaient souvent « cent fois plus à gauche » - ce qui ruine le mythe léniniste du Parti génial commandé par un Chef génial. Rappelant ensuite que le bolchevisme n'a pris que dans les pays où la bourgeoisie était trop faible pour développer le capital, Dauvé conclut que ces conditions ayant disparu, le néo-léninisme soixante-huitard ne peut unir que « des intellectuels médiocres et des ouvriers médiocrement révolutionnaires ».
Dans Idéologie et Lutte de classes, Guillaume pose le problème dans sa généralité. Lénine ayant nié dans Que faire ? la capacité de la classe ouvrière, livrée à ses propres forces, à s'élever au-dessus d'une conscience purement syndicaliste, il s'agit de savoir si elle a ou non la volonté et la capacité de réaliser la communauté humaine. Les limites de l'analyse apparaissent clairement : il s'agit de savoir si elle veut et peut se réconcilier avec sa nature révolutionnaire, dont la contre-révolution l'a malheureusement séparée. Dans ces limites, l'intérêt du texte de Guillaume est de montrer que ce sont les grèves et les émeutes ouvrières qui ont d'abord attiré l'attention des raisonneurs sur « l'irrationalité » du capitalisme et que c'est le communisme spontané, humaniste utopique, des premières organisations ouvrières qui a contraint Marx à produire une théorie communiste fondée sur le développement contradictoire du capital. Corollaire : toute théorie qui perd l'intelligence du mouvement réel devient idéologie : c'est le cas du marxisme de Kautsky et aussi, d'une manière plus offensive, de celui de Lénine. L'illusion de Kautsky est de concevoir la synthèse théorie-pratique comme un mouvement de la pensée, alors qu'elle ne peut être que l'activité critico-pratique de la révolution, dont il ne veut pas. L'illusion de Lénine est de poser la pratique révolutionnaire comme activité du Parti porteur de la Conscience et de réduire sa critique du réformisme à la défense du « vrai » marxisme contre les « sociaux-traîtres ».
Le léninisme est ensuite critiqué comme idéologie spécifique de la révolution bourgeoise en Russie, dans un texte d'Authier intitulé les Débuts du mouvement ouvrier en Russie, préface à la réédition du Rapport de la délégation sibérienne présenté par Trotski au 2ème congrès du Parti social-démocrate russe en 1903. Authier montre qu'à l'approche de la première révolution, le débat sur le but du mouvement devient un débat sur son organisation formelle et que la nécessité de l'organisation devient fétichisme du parti. En réalité, la tendance à la centralisation est celle même du mouvement, mais comme dans les conditions politiques russes, elle ne peut se faire que de l'extérieur, dans le milieu des exilés, c'est la conception de Lénine qui l'emporte - ce qui entraîne la scission entre bolcheviques et mencheviques. Les critiques formulées par Trotski, alors menchevik, au « robespierrisme » de Lénine rejoignent celles formulées au même moment par Luxemburg contre les « jacobins de Pétersbourg ». Trotski montre que la centralisation ne peut pas être imposée au parti sans l'opposer au mouvement de la classe, qu'elle doit donc d'abord devenir spontanément sa réalité avant d'être fixée comme principe d'organisation. Un autre menchevique, Axelrod, explique la fonction historique de la centralisation léniniste : la révolution à venir en Russie n'est qu'une révolution bourgeoise, tendant à liquider l'absolutisme, et le parti bolchevique se présente comme sa force directrice prenant la place de la bourgeoisie défaillante. (Authier ne le dit pas, mais on trouve expliqué en détail dans Bilan et Perspectives le processus de cette « défaillance ». Le régime tsariste n'a impulsé l'accumulation primitive qu'en aggravant la dépendance du pays au capital occidental, donc en enfonçant la bourgeoisie nationale embryonnaire dans son impuissance.) Mais Axelrod comme Trotski et tous les révolutionnaires russes passent à côté de l'essentiel : le contenu de la révolution, l'abolition du capital. Trotski rejoindra finalement Lénine et les bolcheviques en 1917, prenant ainsi la tête d'un mouvement qui aboutira à généraliser l'exploitation capitaliste en Russie. Avec sa théorie de la révolution permanente - de la liquidation de l'absolutisme à la construction du socialisme, via l'extension mondiale ou du moins européenne de la révolution russe - il aura produit l'idéologie nécessaire à l'accomplissement d'une révolution bourgeoise.
On voit l'utilité de la démonstration d'Authier, au-delà de la critique du léninisme historique. Elle explique d'abord pourquoi la théorie de la révolution permanente a survécu à Trotski et à la révolution russe et comment la notion de bloc ouvrier-paysan permet de sceller idéologiquement l'alliance entre les exploités des pays sous-développés et les couches petites-bourgeoises qui s'efforcent d'y impulser un développement autocentré du capital. Elle explique aussi pourquoi, cinquante ans après la prise de pouvoir des bolcheviques et vingt ans après celle de leurs émules chinois, dans des pays où le capital est pleinement développé, la reprise par les néo-léninistes soixante-huitards de la conception bolchevique de la révolution leur permet de ne pas comprendre ce qui se passe. Mais d'une part, sa définition du néo-léninisme soixante-huitard comme redite farcesque du léninisme historique est réductrice. Elle n'explique pas l'activité réelle des militants gauchistes dans les luttes ni le mélange de thèmes nouveaux comme ceux de la critique de la vie quotidienne à ceux du léninisme classique, surtout dans le courant mao spontex. D'autre part, sa conclusion que les problèmes de la prochaine révolution seront « l'écrasement physique immédiat des forces réactionnaires » et « la destruction de l'économie capitaliste et de toute économie » ne pousse pas jusqu'à son terme la critique de la perspective programmatique. Il y a toujours en effet cette disjonction typique du programme entre le moyen et le but, entre la victoire préalable des forces révolutionnaires et l'abolition consécutive de la loi de la valeur.
Face aux néo-léninistes, plus ou moins divergents du modèle bolchevique initial, on trouve des néo-conseillistes qui ont l'air d'être un peu plus portés par le mouvement et l'idéologie autogestionnaire qui se forme sur ses limites mais qui ne peuvent pas échapper à une confrontation avec leur propre passé. A cet égard, le texte de 1938 de Canne-Meijer, le Mouvement des conseils en Allemagne, reproduit en 1965 par le groupe organisé autour de la revue Information et Correspondance Ouvrière (I.C.O.), est révélateur de l'impasse du conseillisme. L'échec du mouvement est imputé par Canne-Meijer à la domination des idées traditionnelles sur la classe ouvrière et aux manœuvres des sociaux-démocrates et des bolcheviques allemands ; ce qui n'explique rien, mais permet d'éviter la mise en cause des présupposés gestionnaires de la théorie. Et le texte se conclut logiquement sur un rappel des principes de la transition formulés par Marx dans sa Critique du programme de Gotha : la production et la distribution « communistes » seront réglées par le temps de travail moyen ! Cette conception du communisme, déjà peu satisfaisante dans les années 1930 et critiquée dans son fond par l'I.S. durant les années 1960, devient indéfendable après 1968.
La grève générale de Mai n'a pas créé d'organes spécifiques ressemblant même de loin à cette mythique « forme enfin trouvée de l'émancipation du prolétariat » : elle n'a créé ni des organes communaux ni des organes d'entreprise de sa dictature. De plus, les grèves sauvages, parfois sans revendications, qui se sont multipliées depuis ne manifestent pas une tendance bien nette des travailleurs à prendre en mains la production. Les conseillistes continuent pourtant à opposer sa gestion ouvrière à sa gestion capitaliste, sans se demander si ces deux formes si opposées en apparence n'ont pas en réalité le même contenu : la non-abolition du travail salarié, de l'échange, et de la médiation politique, c'est-à-dire la reproduction du rapport d'exploitation. Pour eux, l'autonomie des luttes ouvrières, auto organisation des travailleurs en dehors des syndicats et contre eux, est le critère suffisant pour décider si les luttes vont ou non dans le bon sens : celui de l'arrachement à la classe capitaliste de l'appareil productif et de la mise en place, à travers la construction du pouvoir international des Conseils, de la gestion ouvrière. Il faut donc reprendre toutes ces questions à la base. Deux textes effectuent ce travail : l'un signé Barrot (Dauvé), Sur l'idéologie ultra-gauche, paru d'abord dans I.C.O en 1969, l'autre signé Nashua (Guillaume), Perspectives sur les conseils, la gauche allemande, et la gestion ouvrière, qui est la transcription d'un exposé fait en 1974.
Sur l'idéologie ultra-gauche analyse non le mouvement des conseils, mais l'idéologie conseilliste constituée. Le texte définit justement ultra-gauche comme l'expression organique d'un mouvement prolétarien qui, de 1917 à 1921, a secoué le capitalisme européen sans le détruire. C'est seulement avec la liquidation du mouvement ouvrier révolutionnaire dans les années 1930 - sur la base des limites non reconnues du mouvement et en opposition tant à la gauche bordiguiste qu'au bolchevisme - que l'idéologie conseilliste s'est formée. Par son formalisme organisationnel comme par son incompréhension du contenu de la révolution, la conception conseilliste de la révolution n'est pour Dauvé que l'inversion de la conception bolchevique. Il y a bien en effet inversion, mais il ne dit pas pourquoi. En ce qui concerne l'organisation, Pannekoek et tous les théoriciens conseillistes substituent à l'encadrement du prolétariat par le parti son auto-éducation dans la lutte historique, réduisant ainsi le processus de caducité de la valeur, la contradiction en procès qu'est le développement du capital, à une accumulation d'expériences du prolétariat se rapprochant tantôt à petits pas et tantôts par bonds de son essence révolutionnaire postulée. Malgré cette opposition constante des conseillistes à la conception léniniste du parti, leur perspective reste également programmatique, puisqu'il y a toujours une nature révolutionnaire du prolétariat ainsi qu'une reprise prolétarienne du développement et des catégories du capital. Dauvé dit bien qu'il n'y a pas à séparer les luttes quotidiennes de la révolution ni les ouvriers des révolutionnaires, mais il ne voit pas que dans sa conception encore programmatique de la révolution, la séparation demeure. En effet, si, reprenant la problématique formule de Marx, on affirme que « le prolétariat est révolutionnaire ou n'est rien », si donc on distingue et oppose le prolétariat se manifestant seulement dans les moments de possible rupture à la force de travail ou la classe ouvrière normalement soumise au capital, les révolutionnaires ne peuvent être que les « éducateurs » forcément extérieurs à la classe. Et ceci non seulement « lorsque le capital fait fonctionner la société et y règne en maître », mais aussi « dans une situation de rupture de l'équilibre social », puisque dans cette conception de la révolution comme accumulation d'expériences de la classe, la révolution n'est jamais que possible et qu'il faut toujours intervenir pour aider le prolétariat à faire le « saut » dans la Liberté. En ce qui concerne le problème du contenu de la révolution, Dauvé montre bien aussi qu'il ne s'agit pas d'opposer la gestion ouvrière à la gestion bureaucratique mais de s'attaquer, dès que les forces de la contre-révolution sont écrasées, aux rapports de production capitalistes : au travail salarié, à l'échange marchand, à la division en secteurs et entreprises. Mais cela ne signifie nullement pour lui qu'on puisse éviter de passer par une période de transition : « la valeur d'échange ne sera pas abolie du jour au lendemain, elle dépérira lentement ». Les conditions objectives de l'abolition du capital sont désormais réunies, les forces productives sont désormais plus qu'assez développées, mais il y a encore, pour Dauvé comme pour les conseillistes, distinction entre la révolution et la communisation, parce que la révolution n'est pas le simple produit du développement de la contradiction. Elle reste en dernière analyse affirmation subjective de l'essence révolutionnaire de la classe ou saut du prolétariat hors de son existence dans le capital. La question, jamais résolue parce qu'insoluble, est alors de savoir quelle est cette essence différente de la situation de classe.
Perspectives sur les conseils aborde la question sous un angle plus historique. La constitution du prolétariat en conseils prouve qu'il s'organise de manière autonome sur ses objectifs propres. Elle ne dit rien sur la nature de ces objectifs ni sur les divisions qui peuvent se développer alors à l'intérieur de la classe. En 1918-1921 en Allemagne, le mouvement qui fit tomber la monarchie et porta au pouvoir la social-démocratie était plus qu'une résistance ouvrière à la prolongation de la guerre et à la désastreuse paix de Versailles. C'était une tentative de minorités révolutionnaires, tantôt poussées en avant et tantôt rejetées par les masses réformistes, d'arracher les moyens de production et le pouvoir à la bourgeoisie. Mais l'appel lancé par ces minorités à quitter les syndicats, s'il permit aux radicaux de se rassembler pour agir dans les unions d'entreprise anti-syndicales (A.A.U.) et dans le parti ouvrier conseilliste (le K.A.P.), ne leur indiqua aucun objectif communiste. Et s'il y eut çà et là des expropriations limitées pour assurer la survie et l'armement des ouvriers, le problème de l'abolition du salariat, de l'échange, et de tout État ne fut jamais posé. En 1968 en France, un mouvement plus concentré mais bien moins violent a tout contesté sans aller au-delà de l'exigence du « pouvoir aux travailleurs ». Les vieux slogans de la gestion ouvrière ont ressurgi, mêlés à ceux plus modernes des situs qui exaltaient à la fois le pouvoir ouvrier et le refus du travail ! Les grèves sauvages se sont ensuite multipliées dans plusieurs pays développés. Mais la tendance gestionnaire d'autres grèves, celles-là bien encadrées par les syndicats, comme celle de Lip, prouve la nécessité d'une clarification du contenu de la révolution. La propagande autogestionnaire ou conseilliste est plus que jamais à côté de la question. La communisation ne se fera pas en un jour, mais dès le début il faudra prendre « des mesures communistes irréversibles ». Et Guillaume conclut : c'est l'économie qu'il s'agit de détruire ; l'autogestion rassemble tous les travailleurs comme salariés et reproduit donc toutes les catégories du capital. Celui-ci est matérialisé dans les structures de la machinerie et de l'habitat, dans les familles étriquées, etc. Une autogestion généralisée signifierait donc une acceptation généralisée du capitalisme. La prochaine contre-révolution sera autogestionnaire ; elle unira les syndicats, la gauche moderniste, et la fraction éclairée du patronat. Il faut donc expliquer sans relâche que le communisme n'est pas le capitalisme sans ses « mauvais côtés », le salariat avec l'égalité des salaires ou la production marchande planifiée par les conseils. Il faut laisser à la bourgeoisie la charge de gérer la société, au prolétariat celle de la détruire. Conclusion fort juste, mais la prudente formule sur l'impossibilité de tout faire en un jour enveloppe une arrière-pensée programmatique, rejoignant l'affirmation explicite de Dauvé sur la nécessité d'une période de transition. En réalité, le fait que les premières mesures communisatrices ne peuvent pas être d'une efficacité définitive ne fonde la nécessité d'aucune transition. La révolution suscite forcément sur ses limites une contre-révolution puissante qui la force à s'accomplir en les dépassant.
Le texte publié en 1970 par le groupe Archinoir, Luttes des classes et Mouvement révolutionnaire, nous permettra de passer du bilan du « vieux mouvement ouvrier » à la théorie du « nouveau mouvement ». Il montre que toutes les luttes après 1968 sont à comprendre à deux niveaux : comme moments de la reproduction ou de la modernisation du capital et comme moments de la rupture communisatrice à venir. Le prolétariat - c'est-à-dire non pas seulement les ouvriers, mais aussi la plupart des intellectuels et des paysans, bref toutes les couches de la population qui sont ou vont être plus ou moins prolétarisées - n'est pas révolutionnaire par nature. Ou du moins sa nature révolutionnaire ne se manifeste que dans une activité de rupture qui ne peut être d'abord le fait que de certaines fractions de la classe, rejetant la perspective de l'autogestion et l'encadrement politico-syndical qu'elle implique. Il n'est pas question d'autogérer les usines, les facultés, la terre, mais d'en finir avec le travail aliéné et toute la société qui se reproduit sur cette base, de partir des désirs sociaux de tous ceux qui veulent se battre pour changer la vie. Pour ce faire, il faut que les groupes révolutionnaires autonomes se fédèrent en réseaux, afin de mieux s'insérer dans les luttes et de mieux relier entre eux les « moments subversifs » qui s'accumulent.

L'analyse des luttes en cours

Une fois terminé ce bilan, le problème de la révolution se décompose après 1968 en trois séries de questions : 1) Qu'y a-t-il de nouveau dans les luttes ? en quoi est-ce vraiment nouveau ? 2) En quoi la réalisation du programme ou de la « perspective » communiste redevient-elle possible ? 3) Enfin, comme non dit de la précédente, une question qui n'est pas dans l'immédiat posable : peut-on encore parler de programme ou de perspective communiste, quand se multiplient les signes que le mouvement réel du prolétariat ne tend plus du tout à libérer le travail ?
Dans un texte intitulé En quoi la perspective communiste réapparaît (n°1, mai 1972), le Mouvement Communiste part du constat que la grande grève de Mai 1968 n'a produit aucun organe spécifique. Cela signifie que le prolétariat ne pose plus d'objectifs intermédiaires entre ses luttes immédiates et la révolution et que c'est le pouvoir qui veut et doit réformer. L'après-Mai a été marqué par la multiplication des grèves sauvages et des émeutes en Europe et l'expérience vécue de toutes ces luttes annonce la crise totale de la valeur. Bien sûr, les luttes ont encore tendance à poser l'exigence de la « démocratie ouvrière », mais la fusion des organes ouvriers et bourgeois du capital rend nécessaire la rupture prolétarienne ou communiste. Les groupes en rupture avec le capital se situeront en dehors des usines où s'organise la contre-révolution autogestionnaire ou seront écrasés dedans. Les luttes deviendront de plus en plus irrécupérables et tourneront au sabotage systématique ou serviront seulement à la modernisation de l'oppression capitaliste. Il n'existe en tout cas pas de mouvement communiste en dehors de ces manifestations violentes de l'humain dans le refus du travail.
Dans le n°1, la « perspective » communiste n'est pas vraiment définie. Elle l'est dans le n°2, dans Capitalisme et Communisme, où le mouvement historique spécifique du capital est dissous dans tout le développement des sociétés de classes, du « communisme primitif » à la (re)constitution de la communauté humaine ; mais sa définition ne résout pas le problème de la révolution dans la nouvelle époque. En effet, qui dit « perspective » dit point de vue absolu, dit théorie bloquée dans les questions d'une autre époque et devenue idéologie. On peut donc bien revenir à Marx, en rompant avec le formalisme de Lénine et Pannekoek, mais un retour trop peu critique ne règle rien. Si le communisme « n'est pas un programme à réaliser », n'existe pas dès maintenant comme « société déjà établie », mais comme « tâche pour la préparer », et si la préparation de la révolution passe par le « resserrement des liens » entre individus et groupes révolutionnaires, on construit un parti formel honteux, dont les membres désormais autonomes s'emploient à « mettre le programme en avant et permettre au communisme théorique de jouer son rôle pratique ». Dans cette contradiction formelle entre le rejet rhétorique initial du programme et sa réaffirmation finale se manifeste la confusion post-soixante-huitarde, commune à toutes les revues communistes, entre la crise mortelle de l'affirmation du prolétariat et son auto-abolition. Si le communisme est encore posé comme programme à réaliser - ce qui implique la construction d'un parti qui n'est pas et ne peut pas être immédiatement le mouvement communisateur - c'est parce que la fin de l'affirmation du prolétariat coïncide paradoxalement avec son retour sur le devant de la scène historique.
La problématique du texte reste donc programmatique, mais il y a deux points de rupture avec le programme. D'une part, le M.C. refuse toute apologie du prolétariat « tel qu'il est », c'est-à-dire toute politique de défense de la condition ouvrière, même sous une forme gauchiste dure. D'autre part, il affirme que le communisme n'est pas la maîtrise prolétarienne du développement capitaliste, mais la suppression du salariat, de l'échange, et de l'État, la suppression de toutes les classes. La rupture inachevée conserve cependant bien des traits du programme : la téléologie (puisque c'est la Fin, l'Idée du communisme, qui détermine tout le mouvement : la réalisation du programme, l'effort, la tâche) ; la transition (puisque la communisation n'est pas franchement conçue comme abolition immédiate des rapports capitalistes) ; l'objectivisme (puisque le développement du capital est séparé de la lutte des classes ou n'est relié à celle-ci qu'extérieurement, donc qu'il n'y a pas identité entre cycles d'accumulation et cycles de luttes). L'humanisme de cette conception n'est certes plus celui du « vieux mouvement ouvrier » (puisqu'il n'est plus lié à l'être productif du prolétaire), mais il représente un nouvel obstacle théorique (puisqu'il définit la révolution comme un acte libre ou un saut de l'ange, par lequel le prolétariat, s'unifiant, « devient l'humanité »). Dans cette perspective, le capital n'est pas défini comme le mode de production qui pour la première fois met une direction déterminée dans l'histoire en produisant à travers la succession déterminée de ses cycles la nécessité de son abolition. Il n'est que le dernier avatar de l'aliénation « naturelle » de l'essence humaine - ce qui pose le prolétariat comme dernier avatar de ladite essence, mais dans sa positivité.
Le Mouvement Communiste n'est pas la seule revue cherchant alors dans l'humanisme radical des Manuscrits de 1844 une issue théorique : dans toutes, l'axe autour duquel tout se meut, c'est l'homme. Avant 1848, alors que le développement capitaliste commençait à peine en Europe, tous les révolutionnaires - à commencer par Marx et Bakounine - posaient le mode de production capitaliste et donc le prolétariat comme pure décomposition de la vieille société bourgeoise, comme simple période transitoire qui ne pouvait pas « prendre » comme mode de production. Après 1968, alors que le capital domine réellement le travail et la société mais parce que la crise du régime d'exploitation fordiste réactive un moment l'affirmation du prolétariat, on ne peut pas dépasser le programme avant d'avoir tenté de le réaffirmer dans une version « mutante », qui est précisément l'affirmation de la classe comme son autonégation. Et c'est par ce biais qu'on retrouve l'humanisme pré-quarante-huitard.
Cette problématique est très prégnante dans le texte d'Intervention Communiste, également publié en 1972, intitulé la Galerie des glaces. A partir d'une définition de l'aliénation comme non immédiateté sociale des individus, le texte développe la « négativité de l'homme total ». Il tente bien d'articuler humanité et prolétariat, aliénation et exploitation, séparation de la vie individuelle et de la vie générique et contradiction entre classes, mais la tentative échoue. On ne peut en effet développer la négativité d'un concept, l'homme, qui est bouffi de positivité. La séparation capitaliste des producteurs et des moyens de production et l'opposition croissante entre le caractère social du travail et l'appropriation privative du produit ne nous donnent pas une contradiction historique entre classes portant l'abolition révolutionnaire de toutes les classes. On a certes un antagonisme entre exploiteurs et exploités, puisque, par la médiation du taux de profit moyen, c'est toute la bourgeoisie qui exploite en bloc le prolétariat. Mais comme la reproduction de ces intérêts contraires n'est pas posée, pour le pôle capital qui est l'agent général de la reproduction, comme en opposition avec ses propres buts et sa propre reproduction, le rapport n'est pas contradictoire et ne porte donc pas son dépassement. La conclusion est cependant triomphante : comme classe absolument aliénée, le prolétariat est la classe absolument révolutionnaire, le sujet-objet de l'histoire ou la conscience adéquate de soi, qui vient « réaliser » l'absolu. C'est encore un dépassement formel, contenu dans l'immédiateté du Concept comme chez Hegel, mais il n'est pas indifférent qu'I.C. parle du prolétariat comme d'une classe et ne pose pas, comme Négation, l'alternative impossible : abolition du capital ou destruction de l'humanité.
L'influence du jeune Marx est encore plus sensible dans le stimulant manifeste de Négation publié en 1972, le Prolétariat comme destructeur du travail. Mais la construction spéculative s'édifie sur le socle d'une critique historique inspirée de deux textes majeurs du Marx de la maturité, tous deux jusqu'alors inédits, les Fondements et le 6ème chapitre du Capital, dont la publication fut un évènement pour tout le « milieu » théoricien. Deux points de rupture avec le programme sont ici développés. D'une part, dans le mode de production capitaliste réglé par la valeur, le travail est essentiellement aliéné : il ne peut donc être libéré. La production capitaliste est l'unité immédiate du procès de travail (qui fournit des valeurs d'usage) et du procès de production (qui assure la valorisation du capital). Dans cette unité, le premier procès n'est que le moyen du second, dont la reproduction élargie implique le passage à la domination réelle du capital. L'autonomie ouvrière enracinée dans l'époque de la domination formelle est donc historiquement condamnée et, avec elle, toute confusion entre auto organisation et l'auto abolition du prolétariat. D'autre part, l'époque de la domination réelle est celle où le travail est complètement subsumé sous le capital, où sont détruits tous les modes ou secteurs de production pré capitalistes, où la société entière est dominée par les processus de production, l'argent, les marchandises, et les rapports humains du capital. C'est ce que Négation, reprenant une expression de Camatte, nomme la communauté matérielle du capital. Le prolétariat, seule classe universelle de l'histoire parce qu'il résume en sa propre existence toute l'histoire de l'aliénation, doit donc prendre le parti de sa propre négation, et non poser la révolution comme son propre triomphe en tant que classe.
C'est avec cette dissolution de la contradiction en procès qu'est le capital dans l'histoire de l'ensemble des sociétés de classes qu'on bascule dans la spéculation et que le théologien Hegel réapparaît sous le communiste Marx. (On retrouve ici la construction de Capitalisme et Communisme : elle est plus ou moins celle de toutes les revues qui tentent alors de dépasser le programme.) L'humanité - alias prolétariat - ne peut rester dans l'indétermination ou l'immédiateté de l'être, puisque l'être est alors identique au néant. Elle s'est donc d'abord aliénée dans l'histoire pour « se donner la réalité », en l'occurrence le mouvement de la valeur culminant dans le capital. Mais l'aliénation, dans sa domination formelle, n'est pas encore achevée. Cet achèvement est son passage en domination réelle, et ce premier moment correspond à la première partie du texte, à la montée spéculative aux « sommets de la préhistoire ». Puis, les sommets atteints avec la domination réelle du capital et sa victoire étant définie comme généralisation du prolétariat et formation de la communauté matérielle, il faut redescendre et produire le dépassement communiste. Mais comme on a dans la montée perdu la contradiction qu'est l'exploitation, comme on n'a plus que l'aliénation matérialisée dans le processus de production immédiat, dans l'échange spectaculaire des marchandises, et dans la décomposition des grandes médiations politiques en purs rackets, la descente est forcément très problématique. Ce qui se traduit dans le texte par l'alternative impossible énoncée dans le titre de la deuxième partie « vers la fin de la préhistoire ou vers la fin de l'humanité ? » et par la conclusion furieusement hégélienne : « la communauté humaine se choisira, parce qu'elle n'a qu'elle-même à produire, consciemment ».
L'éditorial de l'unique numéro du Voyou, « organe de provocation et d'affirmation communiste » (également rédigé par des membres de Négation, en accord avec le groupe organisé autour d'Intervention Communiste), est en 1973 de la même veine humaniste. Il affirme la nécessité d'un organe d'agitation, car le « mythe » réformiste s'effondre et l'acquis théorique de l'après-1968 commence à s'actualiser dans les luttes. Néanmoins comme les mouvements sur leur déclin se mettent à négocier et comme le besoin du communisme est encore limité à quelques émeutes de ghetto et grèves sauvages, la provocation voyou ne s'est pas encore dissoute dans l'affirmation communiste. Il faut éviter de tomber dans le quotidiennisme et le militantisme, qui s'étalent dans Libération. La permanence de l'information et de l'intervention n'est que la permanence de la contre-révolution. Ce double rejet du quotidiennisme et du militantisme exclut tout formalisme du resserrement des liens. La fréquence et la forme de « l'intervention » des communistes seront déterminées par leur participation aux luttes. Mais si l'humanité prolétarisée ne détruit pas le capital, c'est le capital qui détruira l'humanité.
Nous montrerons plus loin, dans l'analyse des textes d'Invariance, comment cette recherche d'une issue dans un humanisme radical renouant avec celui du jeune Marx se rattache à une mauvaise compréhension des limites de la critique de l'économie politique par le vieux. Mais il faut montrer dès maintenant pourquoi s'accélère après 1968 cette évolution qui a débuté avant, précisément du côté d'Invariance. C'est parce que le prolétariat, dans son nouvel « assaut », ne tend ni à gérer la société capitaliste ni à « prendre des mesures communistes irréversibles » que les revues communistes partent à la recherche d'un nouveau processus et d'un nouveau sujet révolutionnaire. Parce que la situation est en pratique paradoxale, elles produisent une théorie paradoxale, un néo-programmatisme impossible, où la révolution est censée s'accomplir en deux temps. Tout d'abord le prolétariat - l'incarnation négative de l'humanité communiste future - se sépare de la classe ouvrière - qui n'est que la fraction variable du capital, une classe contre-révolutionnaire. Mais comme négatif de l'humanité, le prolétariat peut seulement commencer à s'attaquer aux rapports sociaux capitalistes, il ne peut fonder la communauté humaine. Il faut donc que dans la crise se forme à partir de cette classe encore limitée, encore particulière, une « classe universelle » identique à l'humanité, donc enfin positivement communiste. Le problème de cette « solution », c'est que l'ajout d'une étape supplémentaire entre la crise révolutionnaire et son dénouement ne nous fait pas sortir de l'impasse du programme. Elle nous y enferme, par le détour d'une surenchère spéculative.
Cependant les grèves sauvages dans les usines et les émeutes des prolétaires exclus du processus de production immédiat posent le problème concret de la révolte contre le capital, c'est-à-dire celui des limites de cette révolte, qui s'étend sans mettre en cause la reproduction du système. En même temps, puisqu'on se met à douter de l'utilité d'une simple réaffirmation du programme, il faut s'interroger sur le contenu et la forme de l'intervention communiste, donc sur la nature et la fonction de la théorie. La question refoulée par l'affirmation que « la perspective communiste réapparaît » se rapporte à un processus révolutionnaire qui n'est plus, dans son contenu, programmatique, c'est-à-dire qui n'est plus réalisation léniniste ou conseilliste de la dictature du prolétariat, alors même que ce contenu est encore pensé dans les formes du programme (conditions objectives et subjectives de la révolution, transcroissance des luttes en cours à la lutte finale). C'est dans ce cadre « mutant » que s'effectue alors l'analyse concrète des luttes concrètes - et d'abord celle des luttes se développant dans les lieux de production, qui est exposée dans cinq textes de notre anthologie. Cadre « mutant », car le refus ouvrier du travail ne peut en général être reconnu comme un signe de la fin de l'affirmation de la classe ; il doit être à toute force réinterprété comme protestation contre l'inhumanité de l'organisation patronale du travail. Et même lorsque l'impossibilité de la libération du travail est en principe reconnue, elle est difficilement reconnue dans l'analyse des luttes particulières, comme nous allons le voir.
Lutte à Turin 1969 est un bilan dressé à chaud par des militants de Lotta Continua. Dans la plus moderne « forteresse ouvrière » d'Italie, où l'intensification du travail est poussée à son maximum, à la Fiat, où la majorité des travailleurs sont jeunes et immigrants, donc fort mal intégrés à la structure des syndicats et du P.C, la grève tournante en mai-juin a d'abord généralisé la grève dans l'usine, puis l'a fait déborder dans la rue. Dans un quartier ouvrier où les habitants étaient acquis aux manifestants, la manifestation organisée le 3 juillet par les syndicats et aussitôt violemment chargée par les flics a tourné à l'émeute. Forts de cette victoire, les ouvriers de la Fiat, soutenus par les étudiants radicaux, ont maintenu leurs exigences : retraits des licenciements, augmentation des salaires égales pour tous et abolition des catégories, lutte contre les cadences infernales et les heures supplémentaires. Ils les ont même diffusées dans toute l'Italie, par l'intermédiaire des ouvriers qui, en août, rentraient chez eux en vacances. A la rentrée, la lutte a repris sur le refus des heures supplémentaires et de l'accélération des cadences pour rattraper la production perdue. Elle a provisoirement cessé le 8 septembre, quand la direction a levé les sanctions. Le slogan de l'assemblée ouvrière, quelques jours après l'émeute, exprime en même temps la dynamique et la limite du mouvement : « De la Fiat à Turin, de Turin à toute l'Italie, pour organiser dans le vif de la lutte la marche vers la prise de pouvoir ». Il ne s'agit pas d'une simple propagande en faveur de la lutte, mais d'une pratique réelle qui déborde l'encadrement syndical et stalinien en généralisant la grève d'abord dans l'usine puis en dehors. Mais l'autonomie ouvrière participe de l'affirmation de la classe à l'intérieur du rapport capitaliste et permet donc jusqu'à un certain point la substitution de l'encadrement gauchiste à l'encadrement stalinien « traditionnel » collaborant avec la direction.
En 1972, aux États-Unis, la grève sauvage de Lo

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