En hommage à Ngô Van Xuyet, révolutionnaire vietnamien.
« Les insurgés firent table rase de l’ordre ancien, ils ‘incendièrent les bâtiments administratifs, les citadelles et les marchés, les pagodes et les temples, les maisons des puissants brigands, ils massacrèrent les fonctionnaires, sans épargner les lettrés jou, moines, guérisseurs, devins…’, c’est-à-dire tous ceux qui leur paraissent vivre sans travailler, sans peiner pour avoir leur riz ».
« Utopie libertaire antique et guerre des paysans en Chine », texte de Ngô Van Xuyet (avril 2001).
Mercredi 5 janvier était enterré au cimetière parisien d’Ivry Ngô Van Xuyet. Décédé lundi 3 janvier à Paris à l’âge de 91 ans, il était le dernier révolutionnaire vietnamien à avoir lutté aux côtés des ouvriers et paysans indochinois au cours des années 1930 et notamment au cours des événements révolutionnaires d’août 1945 pour l’indépendance indochinoise et la révolution sociale.
Au cours de leur combat pour l’émancipation nationale et la libération sociale, les trotskistes indochinois en opposition avec la politique d’Ho Chi Minh avaient été la cible de la sauvage répression des révolutionnaires comme seuls les staliniens en sont capables.
Rescapé de la répression, Ngô Van réussit à rejoindre la France, où il continua à travailler en tant qu’ouvrier électricien. Il entra alors en contact avec le cercle d’étude socialiste regroupé autour de Maximilien Rubel et d’anciens oppositionnels au sein du PCI français. Avec eux et sa compagne, Sophie Moen, il évolua vers le communisme de conseil tout en poursuivant son travail militant au sein du prolétariat. Au cours de ces dernières années, en hommage à ses camarades trotskystes tombés sous les coups de la répression coloniale et stalinienne au Vietnam, il s’était consacré à la publication de précieux ouvrages sur l’histoire du mouvement ouvrier et trotskiste indochinois dont il avait été un militant organique.
On se rappellera sa grande droiture et sa haute stature, car même lorsqu’il était assis à sa table de travail, devant des piles de livres et de manuscrits, il semblait un géant. Travailleur et lecteur infatigable, d’une grande probité intellectuelle, on le trouvait chez lui toujours entouré de montagnes d’ouvrages et de gros volumes en tout genre. Accueillant ses visiteurs à bas ouverts même lorsqu’il ne les connaissait pas, il les entretenait sur un ton calme de grande sagesse qui n’en cachait pas moins une haine profonde du système d’exploitation capitaliste. Quand il parlait, des luttes ouvrières et paysannes en Indochine, de la première fois où il avait eu entre les mains un exemplaire du Manifeste, de la manifestation du 21 août 1945 de Saigon lorsque les trotskistes avaient défié les staliniens et les nationalistes en défilant sous le signe de la IV° Internationale, l’éclair de la Révolution embrasant la planète, sa voix se voilait légèrement sous le poids de ses souvenirs de jeunesse et ses longues mains en venaient à danser devant lui, comme accompagnant le flot de ses paroles.
Ouvrier, pour lui l’émancipation sociale allait également de pair avec une soif dévorante de connaissance de l’histoire de sa classe comme de l’histoire humaine. Eminent sinologue, son travail sur la littérature et les sciences populaires en Chine ancienne, Divination, magie et politique dans la Chine ancienne en est la preuve. Fin calligraphe par ailleurs, il corrigeait ses manuscrits soit en ayant recours aux idéogrammes, soit par sa fine écriture précise et effilée. Mais l’ouvrier révolutionnaire était également artiste, artiste révolutionnaire bien entendu. Peintre, le petit vestibule de son appartement était décoré d’aquarelles, et face à un bambou courbé sous le vent était accroché un petit tableau fait de courbes à l’encre de chine à travers lesquels on devinait les traits de son ami Paul Mattick.
Il nous disait, en conclusion de l’entrevue qu’il avait accordée aux Cuadernos León Trotsky du Centre d’Etudes, de Recherches et de Publications (CEIP-LT) de Buenos Aires en avril 2002, que « nous devons monter sur les épaules des révolutionnaires du passé pour regarder plus loin et penser nous-mêmes nos actions ». C’est avec une grande tristesse que nous nous séparons de Ngô Van Xuyet, mais c’est avec la force de sa foi en la libération et l’émancipation humaine que nous nous hissons sur ses épaules afin d’observer au loin l’horizon de la révolution ouvrière et socialiste pour laquelle il a combattu sans relâche pendant toute sa vie.
En son hommage, nous reproduisons ci-dessous l’entrevue qu’il nous avait accordée le 28 avril 2002 et publiée par le CEIP dans le troisième numéro des Cuadernos León Trotsky en juillet 2002.
On se reportera, pour plus d’informations, à l’ouvrage de référence de Ngô Van, Viêt-nam, 1920-1945. Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, Paris, Nautilus, 2000.
CEIP : Quelles ont été les relations des groupes trotskistes indochinois avec la IV° Internationale et Trotsky de son vivant. Quelles relations avaient été établies avec les trotskistes français ?
Ngô Van : Les liens avec les trotskistes français ont été extrêmement réduits. La Déclaration des oppositionnels indochinois [août 1930, NdR] émane en fait des trotskiste vietnamiens de Paris. C’est un groupe d’étudiants qui adhère à l’opposition de gauche de la capitale sur la base de l’opposition au Parti Communiste Indochinois. Les trotskistes luttent pour la révolution permanente, c’est-à-dire pour l’indépendance combinée à l’émancipation ouvrière et paysanne avec l’appui du mouvement ouvrier international. Les staliniens sont en faveur de la dictature démocratique ouvrière et paysanne, et tout d’abord pour l’indépendance, la révolution socialiste venant dans une seconde étape, pour une époque indéterminée.
Les conditions de militantisme clandestin rendent quasiment impossibles les relations avec les trotskistes de France. Ce n’est qu’en 1939 que La Lutte envoie une lettre à Coyoacán. Entre ces deux dates, les relations sont quasiment inexistantes. La Révolution Permanente par exemple ne sera jamais traduite en indochinois. Seule la bourgeoisie locale possède une presse en vietnamien. La revue du groupe Octobre s’essaiera en revanche à appliquer la théorie de la révolution permanente à la réalité indochinoise en langue vernaculaire dans la revue Thang Muoi qui paraît légalement en 1938-1939.
CEIP : Quel bilan tirez-vous de la politique des groupes trotskistes avec le Parti Communiste Indochinois, notamment au cours de la période de front unique au sein de La Lutte ?
Ngô Van : Le bilan est plus négatif que positif. L’expérience rapporte plus aux staliniens, qui gagnent politiquement à travers la publication des thèses de la III° Internationale (les écrits de Marcel Cachin par exemple) alors que les trotskistes, en vertu de la convention avec le PCI, n’ont pas le droit de diffuser leurs idées. Néanmoins, il faut dire que c’est grâce à cette collaboration, et notamment à la légalité dont jouit La Lutte que les trotskistes ont pu s’implanter dans le monde ouvrier de Saigon-Cholon. C’est par ce même biais que Ta Thu Thâu gagne une popularité immense.
Cependant, La Lutte, en tant qu’organe, n’est publiée qu’en français. Ce n’est qu’en 1938 [après la rupture avec les staliniens, NdR] que la publication est autorisée en vietnamien. En français, le journal ne touche qu’une mince couche de cultivés et de scolarisés. C’est pour cela que le travail d’explication et de traduction parmi les ouvriers est essentiel. L’influence de La Lutte au sein du monde ouvrier de Saigon est assez forte.
CEIP : Pourriez-vous donner des exemples du rôle ou de l’influence des trotskistes au sein du mouvement ouvrier, dans l’organisation des syndicats ? Quelle continuité existe-t-il entre l’influence politique des trotskistes avant-guerre et pendant l’année 1945, notamment à la suite de la désarticulation du mouvement durant la guerre et sous l’occupation japonaise ?
En mai 1937, l’influence des trotskistes est catégorique dans la constitution de la Fédération Syndicale Ouvrière clandestine, démantelée par la police coloniale. Les staliniens sont à l’inverse contre la formation de syndicats et prônent la formation d’amicales, en raison de leur soutien au Front Populaire de Paris. Le droit syndical sera refusé jusqu’au bout pour les indigènes. La Seconde Guerre mondiale déclarée, le gouvernement dissout toutes les organisations politiques et jette presque tous les militants ouvriers et autres en prison, au bagne, dans les camps de travail. Donc absence de tout mouvement ouvrier de 1940 à 1945.
Le seul exemple de continuité militante est la formation en septembre 1945 de la milice ouvrière des travailleurs des Ateliers du tramway de Saigon. Il s’agit d’une des anciennes bases de la LCI. Dans les autres usines, les ouvriers sont embrigadés par les staliniens qui ont pris le pouvoir. Ta Thu Thâu ne sort du bagne qu’en 1945. Lors de la capitulation japonaise à la mi-août 1945, face au vide politique, les trotskistes réactivent leurs anciennes antennes. Les staliniens jouissent eux d’une base parmi la paysannerie très importante et sont les seuls à avoir pu travailler dans l’illégalité durant le conflit, ce qui leur a permis de former un gouvernement stalinien de facto et se livrer au massacre systématique des trotskistes en septembre 1945.
CEIP : Pourriez-vous nous parler des mouvements qui ont émaillé l’année 1945 ?
Ngô Van : Il s’agit tout d’abord de mouvements spontanés, et en cela guidés par personne. Il ne s’agit pas par exemple de phénomènes nés de rupture entre la base du PCI et sa direction. Les mouvements de 1945 représentent la spontanéité des ouvriers et des paysans devant s’organiser, pour faire face entre autres choses aux tâches quotidiennes, à la suite de la vacance du pouvoir. Quand dans le delta du Mékong, les paysans se sont livrés à la confiscation des terres et des rizières des propriétaires fonciers et ont procédé au partage des terres, ils sont aussitôt réprimés par le parti d’Ho Chi Minh. Il faut néanmoins dire qu’au cours de le Commune de Hongaï-Campha constituée spontanément par les mineurs en août 1945, les mineurs ont été sensibilisés par la politique trotskiste du Parti Ouvrier Socialiste du Vietnam Nord ainsi que par les causeries faites par Ta Thu Thâu en mai 1945 lors de son passage dans la région.
CEIP : Que répondez-vous à ceux qui affirment qu’en 1945 Ho Chi Minh rompait dans les faits, comme Tito, avec le stalinisme et luttait contre l’impérialisme ?
C’est une bêtise. Hô Chi Minh est resté fidèle au stalinisme et ne s’est jamais opposé à la politique du Kremlin. Le processus vietnamien était très peu connu en France. Quand je suis arrivé ici en 1948, j’ai pu constater que les trotskistes n’étaient nullement informés. Ils criaient « Vive Ho Chi Minh ! ». C’est un autre exemple de la faiblesse des liens entre les trotskistes français et les Indochinois depuis les années 1930, la rupture ayant même été totale au cours du conflit. En 1945 et 1946, les trotskistes vietnamiens sont liquidés par le Viet Minh, le parti de Ho Chi Minh. C’est en 1951 que les derniers trotskistes sont assassinés dans le Sud du pays.
Je suis retourné au Vietnam en 1997 pour la première fois. J’ai pu rentrer en contact avec quelques opposants au sein du PC vietnamien, mais aussi avec des poètes et des écrivains persécutés au cours des années 1950. Mais au Vietnam, Ho Chi Minh a mis sur pied un régime d’exploitation nouvelle. La bureaucratie dominante est une nouvelle bourgeoisie. Elle collabore avec les financiers extérieurs de Taiwan, de Bangkok, de Corée et de Hong Kong afin d’exploiter la paysannerie et le prolétariat. C’est un Etat policier où l’opposition est impossible. C’est un pays qui a une étiquette socialiste mais où il n’y a pas de socialisme du tout. Je garde une méfiance absolue à l’égard de tout ce qui peut devenir appareil. Un Etat ne dépérit jamais, c’est une illusion. Il reste toujours intact, avec ses prisons, ses polices, ses armées, ses fonctionnaires. Il ne dépérit jamais une fois constitué. C’est pourquoi je pense, mais c’est une supposition, que la République des Conseils pourrait être une forme transitoire vers la suppression de l’Etat.
CEIP : Vos efforts pour diffuser l’histoire du processus vietnamien ont été capitaux. Quelle importance pensez-vous que sa connaissance peut avoir pour les jeunes générations de révolutionnaires ?
Ngô Van : Je n’ai aucune prétention. Je sens le devoir de mémoire pour les copains qui sont tombés. C’est pour cela que j’ai fait part de mon expérience personnelle. A Londres, à l’occasion du lancement d’une étude que j’avais consacrée au mouvement de lutte pour la construction de la IV° Internationale au Vietnam, j’ai dit aux jeunes présents que Trotsky avait pensé les circonstances de la Révolution russe dans les conditions d’un pays arriéré. C’étaient les conditions, toutes proportions gardées, de l’Indochine sous la domination coloniale française. C’est à partir de l’étude de la révolution permanente que nous avons pensé ce qu’il fallait faire. Aujourd’hui, nous vivons dans un autre monde, où la société a évolué. Nous devons monter sur les épaules des révolutionnaires du passé pour regarder plus loin et penser nous-mêmes nos actions.
Pour la Fraction Trotskyste pour la Quatrième Internationale,
FT-QI (France),
Paris, 05/01/05.
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