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COLLECTIVISER OU COMMUNISER ?

calvaire01, Jueves, Octubre 7, 2004 - 19:50

Gilles Dauvé

Deux extraits d'un texte phare (Quand meurent les insurrections) qui sont éclairants encore aujourd'hui

COLLECTIVISER OU COMMUNISER ?

Depuis l'AIT, à l'étatisation social-démocrate, l'anarchisme oppose l'appropriation collective des moyens de production. Les deux visions partent pourtant de la même exigence: celle d'un collectif chargé de la gestion -- mais pour gérer quoi ? Certes, ce que la social-démocratie a opéré d'en haut, bureaucratiquement, les prolétaires espagnols l'ont pratiqué à la base, en armes, chacun étant responsable devant tous, enlevant ainsi la terre ou l'usine à une minorité organisatrice et profiteuse du travail des autres, pour les confier à la réunion consciente des travailleurs. L'inverse, en somme, de la cogestion des charbonnages par les syndicats socialistes ou staliniens. Cependant, qu'une collectivité, et non l'Etat ou une bureaucratie, prenne en main la production de sa vie matérielle, n'en supprime pas de ce seul fait le caractère capitaliste.

Le salariat est le passage d'une activité, quelle qu'elle soit, labour d'un champ ou impression d'un journal, par la forme de l'argent qui tout en la rendant possible s'y accroît. Egaliser le salaire, décider ensemble de tout, remplacer les billets par des bons, n'a jamais suffi à faire dépérir le rapport salarial. Ce que l'argent relie ne peut être libre, et bientôt celui-ci s'en rend maître.

Substituer l'association à la concurrence sur une base locale, c'était marcher à sa perte. Car si la collectivité abolissait en son sein la propriété privée, elle se constituait elle-même en unité distincte, en élément particulier coexistant aux côtés d'autres dans l'économie globale, donc en collectif privé, obligé d'acheter et de vendre, de commercer avec l'extérieur, devenant à son tour entreprise vouée à jouer bon gré mal gré sa partie dans la concurrence régionale, nationale, mondiale -- sinon à disparaître.

Qu'une partie de l'Espagne ait ainsi implosé, on ne peut que s'en réjouir: ce que l'opinion appelle "anarchie" est condition nécessaire de la révolution, Marx l'a écrit en son temps. Mais ces mouvements tenaient leur impact subversif d'une force centrifuge qui alimentait aussi le localisme. Les liens communautaires ravivés enfermaient chacun dans son village, son barrio, comme s'il s'était agi de retrouver un monde perdu, une humanité dégradée, d'opposer le quartier ouvrier à la métropole, la commune autogérée au vaste domaine latifundiaire, la campagne populaire à la ville mercantile, en un mot le pauvre au riche, le petit au grand ou le local à l'international, oubliant que la coopérative est souvent synonyme du plus long chemin vers le capitalisme.

Pas de révolution sans destruction de l'Etat, telle est la "leçon" espagnole. Pour autant, la révolution n'est pas bouleversement politique, mais mouvement social où destruction de l'Etat et communisation vont de pair. Nous ne voulons pas "le pouvoir", mais le pouvoir de changer toute la vie. S'agissant d'un processus historique étendu sur des générations, imagine-t-on tout ce temps de continuer à verser des salaires et payer nourriture et logement ? Si la révolution devait être politique d'abord, sociale ensuite, elle créerait un appareil n'ayant pour fonction que la lutte contre les tenants du vieux monde, fonction négative, de répression, système de contrôle ne reposant sur d'autre contenu que son "programme", sa volonté de réaliser le communisme le jour où les conditions en seraient enfin réunies. C'est ainsi que la révolution s'idéologise et légitime la naissance d'une couche spécialisée chargée de gérer la maturation et l'attente du surlendemain qui chante. Le propre de la politique est de ne rien pouvoir ni vouloir changer: elle réunit ce qui est séparé sans aller au-delà. Le pouvoir est là, il gère, administre, surveille, rassure, réprime: il est.

La domination politique (où toute une école de pensée voit le problème n°1) découle de l'incapacité des êtres humains à se prendre en mains, à organiser leur vie, leur activité. Elle ne tient que par la dépossession radicale qui caractérise le prolétaire. Quand tout un chacun participera à la production de son existence, les capacités de pression et d'oppression dont dispose aujourd'hui l'Etat deviendront inopérantes. C'est parce que la société salariale nous prive des moyens de vivre, de produire, de communiquer, allant jusqu'à envahir l'espace autrefois privé, à nous livrer elle-même nos émotions, que son Etat est tout puissant. La meilleure garantie contre la réapparition d'une nouvelle structure de pouvoir au-dessus de nous, c'est l'appropriation la plus profonde des conditions d'existence, à tous les niveaux. Par exemple, s'il semble exclu que chacun pédale dans sa cave pour produire son électricité, la domination du Léviathan vient aussi de ce que notre énergie (terme significatif, qui en anglais se dit power...) nous fasse dépendants de complexes industriels qui, nucléaires ou pas, restent forcément extérieurs à nous et échappent à tout contrôle.

Concevoir la destruction de l'Etat comme lutte armée contre la police et les forces militaires, c'est prendre la partie pour le tout. Le communisme est d'abord activité. Un mode de vie où hommes et femmes produisent leur existence sociale paralyse ou réabsorbe l'émergence de pouvoirs séparés.

L'alternative posée par Bordiga ("Prendre l'usine, ou prendre le pouvoir ?", Il Soviet, 20 février 1920) est aujourd'hui dépassable. Nous ne disons pas: peu importe qu'un directeur ou un conseil gère la production, du moment que l'on produit sans passer par la valeur. Nous disons: tant que continue la production pour la valeur, tant que produire reste séparé du reste de la vie, tant que l'humanité ne produit pas collectivement ses moyens et formes d'existence, tant que subsiste donc une "économie", le conseil le mieux éclairé ne peut que perdre son pouvoir au profit d'un directeur. En cela, nous différons à la fois des "conseillistes" comme des "bordiguistes", et risquons d'être qualifiés de bordiguistes par les premiers, et de conseillistes par les seconds.

BILAN

L'échec espagnol de 1936-37 est symétrique de l'échec russe de 1917-21. Les ouvriers russes ont su arracher le pouvoir, non entamer une transformation communiste. L'arriération, le délabrement économique et l'isolement international n'expliquent pas toute l'involution. La perspective tracée par Marx, et peut-être applicable autrement après 1917, de renaissance sous forme nouvelle des structures agraires communautaires, n'était alors même pas envisagée. Sans parler de l'éloge du taylorisme par Lénine, et de la justification du travail militarisé par Trotsky, pour la quasi-totalité des bolchéviks et l'immense majorité de la IIIe Internationale, gauche communiste incluse, le socialisme équivalait à la socialisation capitaliste PLUS les soviets, et l'agriculture de l'avenir ressemblait à de grands domaines gérés démocratiquement. (La différence, et de taille !, entre la gauche germano-hollandaise et la Comintern sur ce sujet, c'est que la gauche prenait au sérieux les soviets, où les Russes - leur pratique le prouve - ne voyaient que formules tactiques.)

Le bolchévisme offre la meilleure illustration de ce qui arrive à un pouvoir qui n'est que pouvoir, et doit "tenir" sans changer grand chose aux conditions réelles.

La révolution ne se distingue pas de la réforme par sa violence, mais en ce que l'insurrection tend à communiser ceux qui s'insurgent. La guerre civile russe fut gagnée en 1919, mais scella le sort de la révolution, car la victoire sur les Blancs, acquise sans communisation, aboutit à un nouveau pouvoir d'Etat. Dans Fascisme brun, fascisme rouge, O.Rühle rappelle que la Révolution française avait donné naissance à une organisation et une stratégie militaires adéquates à son contenu social, unifiant la bourgeoisie et le peuple. A l'inverse, l'élan insurrectionnel des prolétaires russes se réduisit de plus en plus à la défense d'un territoire et du pouvoir politique qui s'y exerçait. La vision bolchévik du révolutionnaire comme bon administrateur, et des prolétaires commes de bons administrés ("travail, ordre et discipline", annonçait Trotsky dès 1918) y a largement contribué. L'Armée Rouge vaincue en Pologne en 1920 avait perdu l'essentiel de sa dimension révolutionnaire.

Très logiquement et au début en toute bonne foi, l'Etat des soviets s'est perpétré coûte que coûte, dans la perspective de la révolution mondiale d'abord, pour lui-même ensuite, et n'eut bientôt d'autre solution que la coercition, la priorité absolue étant de préserver l'unité d'une société qui partait en morceaux. D'où, d'une part, les concessions à la petite propriété paysanne, suivies de réquisitions, les unes comme les autres éloignant encore plus d'une production et d'une vie communautaires. D'où, d'autre part, la répression anti-ouvrière, et anti-oppositionnelle au sein du parti.

En janvier 1921, la boucle est bouclée. La vague révolutionnaire née quelques années plus tôt de mutineries et de revendications élémentaires vient mourir comme elle a commencé -- à ceci près qu'un Etat "prolétarien" réprimait cette fois les prolétaires. Un pouvoir qui en vient à massacrer les mutins de Cronstadt au nom d'un socialisme qu'il ne réalise pas, et se justifie au surplus par le mensonge, signe simplement sa perte de tout caractère communiste. Lénine est décédé en 1924, mais le révolutionnaire Lénine était mort chef d'Etat dès 1921, sinon avant. Il ne restait plus aux dirigeants bolchéviks qu'à se faire les gestionnaires du capitalisme.

Hypertrophie de la politique acharnée à éliminer les obstacles qu'elle était incapable de subvertir, la Révolution d'Octobre, elle aussi, a fondu dans une guerre civile auto-dévorante. Son drame est celui d'un pouvoir qui, faute de transformer la société, dégénère en organe contre- révolutionnaire. Dans la tragédie espagnole, les prolétaires, parce qu'ils ont quitté leur terrain, finissent prisonniers d'un conflit où la bourgeoisie et son Etat sont présents de part et d'autre des lignes de front. En 36-37, le prolétariat d'Espagne ne se bat pas contre Franco seul, mais contre les pays fascistes, contre les démocraties et la farce de "non-intervention", contre leur propre Etat, contre l'URSS qui ne les arme qu'afin de désarmer les révolutionnaires, contre...

La Gauche Communiste "italienne" et "germano-hollandaise", y compris Mattick aux E.-U., fut parmi les très rares à saisir la période post-1933 comme profondément anti-révolutionnaire, là où de nombreux groupes prédisaient des potentialités subversives en France, en Espagne, en Amérique, etc.

1936-37 clôt le moment historique ouvert par 1917. Ensuite, le capital n'admet d'autre communauté que la sienne, rendant impossible, sauf en période de rupture sociale, l'existence de groupes de prolétaires radicaux tant soit peu nombreux et actifs. La mort du POUM sonnait le glas du mouvement ouvrier.

Dans une période révolutionnaire future, les plus fins et plus dangereux défenseurs du capitalisme ne seront pas ceux qui crieront des slogans pro-capitalistes ni pro-étatiques, mais ceux qui auront vu le lieu de la rupture possible. Loin de vanter la publicité ou l'obéissance, ils proposeront de tout changer... mais pour cela d'édifier au préalable un vrai pouvoir démocratique. S'ils réussissaient à s'imposer, l'instauration de cette nouvelle forme politique avalerait les énergies, userait les aspirations radicales et, le moyen devenant fin, ferait une fois encore de la révolution une idéologie. Contre eux, et bien sûr contre la réaction ouvertement capitaliste, l'unique voie du succès sera la multiplication et l'extension coordonnée d'initiatives communistes concrêtes, dénoncées naturellement comme anti-démocratiques, voire ... "fascistes". La lutte pour imposer des lieux et des moments de délibération et de décision, seule garantie de l'autonomie du mouvement, est inséparable de mesures pratiques tendant à changer la vie.

"(..) dans toutes les révolutions passées, le mode d'activité est constamment resté intact et il ne s'est agi que d'une autre distribution de cette activité et d'une nouvelle répartition du travail entre d'autres personnes; tandis que la révolution communiste est dirigée contre le mode d'activité tel qu'il a existé jusqu'ici et supprime le travail et la domination de toutes les classes, en supprimant les classes elles-mêmes, parce qu'elle est exécutée par la classe qui n'est plus, dans la société, considérée comme une classe et est déjà l'expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc, à l'intérieur de la société elle-même (..)" (Marx, L'Idéologie allemande, 1845-46)

Site de la revue Trop loin qui compte de nombreux textes très intéressants pour la réflexion d'ensemble du mouvement révolutionnaire
troploin0.free.fr


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