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Qui a enlevé Simona Toretta? (par Naomi Klein et Jeremy Scahill)

Anonyme, Lunes, Septiembre 27, 2004 - 17:55

 
[...] Très étrange aussi la taille de l'opération : au lieu des trois ou quatre combattants habituels, vingt hommes armés et en plein jour, apparemment insouciants d'être vus. La « zone verte » est constamment patrouillée et pleine de barrages de contrôle ; toute l'opération a été effectuée sans aucune intervention de la police irakienne et des troupes étasuniennes, bien que Newsweek ait révélé qu'un convoi américain soit passé à côté du siège de l'ONG italienne 15 minutes environ après l'enlèvement.

 
From: Marie-Ange Patrizio
Publié sur CUBA SOLIDARITY PROJECT
http://perso.club-internet.fr/vdedaj/cuba/

Qui a enlevé Simona Toretta ?

Naomi Klein et Jeremy Scahill

Jeremy Scahill, activiste de « Democracy Now », est un journaliste free-lance et travaille aux USA pour des stations de radio et de TV indépendantes. Naomi Klein, écrivaine, est l'auteure de « No Logo » et de « Fences and Windows ».

Cet enlèvement en Irak porte les marques non équivoques d'une opération couverte par les services secrets.

Quand Simona Toretta est revenue en Irak en mars 2003, au beau milieu des bombardements aériens de « Frappe et terrorise », ses amis irakiens lui ont dit en l'accueillant qu'elle était folle. « Ils étaient stupéfaits de me voir. Ils me disaient « pourquoi es-tu venue ici ? Rentre en Italie. Tu es folle ! »

Simona Toretta, pourtant, ne revint pas en arrière. Elle resta pendant l'invasion, en continuant la mission humanitaire qu'elle avait commencée en 1996, quand elle elle était venue en Irak pour la première fois avec son ONG, l'association « anti-embargo » Un ponte per Bagdad [éd. : un pont vers Bagdad]. Quand Bagdad tomba, S. Torretta décida à nouveau de rester, cette fois pour apporter eau et médicaments aux irakiens victimes de l'occupation. De nouveau, quand la résistance irakienne eut commencé à prendre comme cibles les étrangers, et que la plus grande partie des journalistes et des volontaires internationaux s'enfuirent, Simona revint encore. « Je ne peux pas rester en Italie », dit la jeune femme de 29 ans à un documentariste.

Aujourd'hui la vie de Simona Torretta est en danger, avec celle de sa camarade Simona Pari et de leurs collègues irakiens Raad Ali Abdul Azziz et Mahnouz Bassam. Ils ont été capturés il y a huit jours [1] sous la menace des armes dans leur maison-bureau de Bagdad et depuis lors on ne sait plus rien d'eux. En l'absence de toute information de la part des ravisseurs, les polémiques politiques font rage autour de l'évènement. Les partisans de la guerre sont en train d'utiliser l'affaire pour décrire les pacifistes comme des ingénus qui soutiennent allègrement la résistance pendant que celle-ci, au contraire, répond à la solidarité internationale par des séquestrations et des décapitations. Et dans l'intervalle un nombre croissant de leaders islamistes suggèrent que le raid opéré au siège de l'association Un ponte per Bagdad n'est pas l'œuvre des moudjahiddines mais des services secrets internationaux, dans le but de discréditer la résistance.

Rien dans ce rapt ne présente de ressemblances avec le schéma habituel des autres enlèvements. Beaucoup d'entre eux ont été des attaques occasionnelles perpétrées sur les portions de routes les moins sûres. S. Torretta et ses collègues ont été enlevés de sang froid chez elles. Et alors que les moudjahiddines cachent scrupuleusement leur identité, en masquant leur visage avec d'amples écharpes, les auteurs du rapt ont opéré à visage découvert, rasés de près, certains en uniforme. Un assaillant était appelé « sir » par les autres.

Les victimes des enlèvements sont presque invariablement des hommes ; ici trois sur quatre sont des femmes. Les témoins racontent que le commando a interrogé tout le staff présent au siège avant d'identifier les deux Simona par leur nom et que Mahnouz Bassam, qui est irakienne, a été traînée en hurlant par le voile : un outrage aux préceptes religieux déconcertant pour une attaque qui est supposée faite au nom de l'Islam.

Très étrange aussi la taille de l'opération : au lieu des trois ou quatre combattants habituels, vingt hommes armés et en plein jour, apparemment insouciants d'être vus. La « zone verte » est constamment patrouillée et pleine de barrages de contrôle ; toute l'opération a été effectuée sans aucune intervention de la police irakienne et des troupes étatsuniennes, bien que Newsweek ait révélé qu'un convoi américain soit passé à côté du siège de l'ONG italienne 15 minutes environ après l'enlèvement.

Les armes : les assaillants étaient armés de AK-47, fusils, pistolets munis de silencieux et armes contondantes. Un déploiement de moyens difficilement utilisé par les moudjahiddines habituellement équipés de simples Kalachnikov. Encore plus bizarre ce détail : les témoins affirment que plusieurs assaillants portaient des uniformes de la Garde Nationale irakienne et se sont présentés comme des hommes de Iyad Allawi, le premier ministre par intérim. [2]

Un porte-parole du gouvernement irakien a ensuite démenti que le cabinet d'Allawi soit impliqué. Sabah Kadhim, porte-parole du ministère de l'intérieur, a admis que les attaquants portaient des uniformes militaires et des gilets pare-balles. Mais alors s'agit-il d'un enlèvement de la résistance ou d'une opération secrète de la police ? Ou quelque chose de pire : un retour des méthodes du Mukhabarat, le service secret de Saddam Hussein, qui éliminait les opposants du régime, dont on ne savait plus rien ? Qui peut avoir conduit une opération si coordonnée et à qui peut profiter une attaque contre cette ONG radicalisée depuis toujours contre la guerre ?

Depuis lundi (13 septembre) la presse italienne a commencé à évoquer une possible réponse. Le cheikh Abdul Salam al-Kubais, représentant influent de la principale organisation religieuse sunnite en Irak, a déclaré aux journalistes qu'il avait reçu la visite de Simona Torretta et Simona Pari la veille de l'enlèvement. « Elles étaient apeurées », dit-il, « elles m'ont dit que quelqu'un les menaçait ». Interrogé sur qui était derrière les menaces, al-Kubaisi a répondu : « Nous soupçonnons l'espionnage international » [3].

Attribuer les attaques de la résistance irakienne particulièrement impopulaires à des conspirations de la CIA ou du Mossad est classique à Bagdad mais, venant de Kubaisi, les soupçons sur l'enlèvement ont un autre poids : il a, lui, des liens avec de nombreux groupes de la résistance et il a servi de médiateur dans la libération de plusieurs otages. Les déclarations de Kubaisi ont été amplement rapportées par les médias arabes et italiens alors qu'ils sont absents de la presse de langue anglaise (et française ? ndt).

Les journalistes occidentaux sont généralement peu enclins à parler d'espions de peur d'être étiquetés comme des théoriciens de la conspiration. Mais en Irak, espionnage et opérations secrètes ne constituent pas une conspiration : ils sont la réalité quotidienne. Selon James L. Pavitt, vice-directeur de la CIA, « l'Irak est le pays qui a la plus grande base d'espionnage US depuis la guerre au Vietnam », avec environ 500-600 agents sur le terrain. Allawi lui-même a depuis toujours été un agent de services qui ont collaboré avec CIA, MI6, et Mukhabarat, dans l'élimination des ennemis du régime de Saddam Hussein.

Un ponte per Bagdad a toujours été opposé à l'occupation militaire. Pendant l'assaut de Falluja en avril, il a coordonné des missions humanitaires dangereuses. Les forces militaires américaines avaient bloqué les routes d'accès à Falluja et interdit l'accès aux journalistes, pendant qu'ils s'apprêtaient à punir toute la ville à cause de l'horrible exécution des quatre mercenaires de Blackwater. En août, quand les marines étasuniens ont donné l'assaut à Najaf, Un ponte per Bagdad était encore présent là où les forces d'occupation ne voulaient pas de témoins. Et la veille de leur enlèvement, Simona Torretta et Simona Pari avaient dit à Kubaisi qu'elles
étaient en train de programmer une autre mission dangereuse à Falluja.

Pendant les huit jours suivants leur enlèvement, des appels pour leur libération sont parvenus de toutes les régions du monde et de toutes communautés religieuses et culturelles : le Jihad islamique, le Hezbollah, l'Association Internationale des étudiants islamiques et de nombreux groupes de la résistance irakienne ont condamné l'opération. Un groupe de la résistance intervenant depuis Falluja a dit que l'enlèvement laisse penser à une liaison avec les forces d'espionnage internationales. Parmi toutes ces voix pourtant, certaines se distinguaient par leur absence : celles de la Maison Blanche et du cabinet d'Allawi. Aucun des deux n'a dit un seul mot sur l'enlèvement.

Voici ce que nous voulons faire savoir : si cet enlèvement finit dans le sang, Washington, Rome et le gouvernement irakien fantoche en profiteront pour justifier l'occupation brutale de l'Irak ; une occupation contre laquelle Simona Torretta, Simona Pari, Raad Ali Abdul Azziz et Mahnouz Bassam ont risqué leur vie. Pour s'opposer à cette occupation.

Et nous, nous ne serons pas étonnés si on découvrait que le plan était celui là depuis le début.

The Guardian, édition du 16 septembre, publié en italien par Nuovi Mondi Media http://www.nuovimondimedia.com et Zmag.Italy http://www.zmag.org/Italy/klein-scahill-rapimento.htm.

Traduit de l'américain par Nuovi Mondi Media puis de l'italien par Marie-Ange Patrizio. Pour les non-anglophones et italophones, la traduction de NMM semble plus fidèle et plus complète que celle que l'on peut trouver sur ZMag.Italy (NDT).

[1] L'article est paru dans The Guardian le 15 septembre 2004.

[2] Un récit très détaillé de l'enlèvement des quatre opérateurs humanitaires, est dans l'article de Giuliana Sgrena de vendredi 24 septembre, il manifesto : http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/24-Settembre-2004/art15.html.
On verra que plusieurs éléments sont différents de ceux qui sont rapportés ici par les auteurs, notamment sur l'identité possible des ravisseurs.

Voir aussi l'article de Mario Boccia, photographe collaborateur de il manifesto, présent au siège de l'association quelques jours plus tôt et mis en cause par le journal il riformista, comme cible initialement prévue par les ravisseurs .« Témoin, pas cible »
http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/24-Settembre-2004/art16

[3] « les services secrets d'un gouvernement voisin » dans un entretien à Giuliana Sgrena.

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