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Algérie: " Quand j’ai mis le tablier, je suis devenue quelqu’un "

Anonyme, Lunes, Junio 14, 2004 - 17:40

Mina Kaci

Anciennes femmes au foyer, elles découvrent une vie en dehors de la famille et des enfants en endossant la blouse de travail.

L’histoire de Zouaouia et de tant d’autres ouvrières se confond avec celle de l’usine de montage électronique de Télagh, commune située à 50 km de Sidi Bel Abbes, fief des terroristes durant les années sanglantes.

Envoyée spéciale de l'Humanité.

Davantage qu’un gagne-pain, l’usine de Télagh, à 50 km de Sidi Bel Abbes, constitue pour Zouaouia et tant d’autres ouvrières le symbole de l’épanouissement, de la libération. Devant la seule chaîne de production qui fonctionne sur les cinq, elles s’affairent à assembler des autoradios ou des postes cassettes arrivés en kit de Corée du Sud. L’immensité du hangar accentue la sensation de vide. Rattachée à l’Entreprise nationale des industries électroniques (ENIE), l’unité vit au ralenti depuis 1993, année où les terroristes islamistes l’ont incendiée. Son histoire se confond avec celle de ces petites mains, embauchées pour leur " doigté ", leur " patience ", précise-t-on. Personne n’imaginait qu’elles deviendraient au fil du temps les gardiennes de cette usine, qu’elles n’en finissent pas de chérir, d’identifier à un bijou inestimable à préserver quoi qu’il leur en coûte.

Zouaouia, quarante-cinq ans, mère de trois enfants, ouvrière depuis dix-neuf ans, se remémore la période pas si lointaine où elle et ses collègues ont dû s’imposer dans le monde du travail, se faire accepter comme salariées à Télagh, petite ville située dans une région pastorale. " Dans les cafés, nous subissions les moqueries des hommes, raconte Zouaouia. "C’est maintenant les femmes qui sortent et mettent le pantalon", riaient-ils de nous. " Analphabètes pour nombre d’entre elles, femmes au foyer avant leur divorce pour la plupart, elles s’étaient au départ résignées à revêtir la blouse pour nourrir et élever les enfants. Puis, dans les années noires du terrorisme, elles ont affronté ceux pour qui " la salariée est l’ennemie numéro un à abattre, précise Zouaouia. Pour eux, la femme doit sortir deux fois dans sa vie : quitter la demeure de ses parents pour le foyer conjugal et la seconde fois pour son enterrement. " Aucune ouvrière n’a échappé aux menaces verbales ou écrites des terroristes. La peur au ventre, elles prenaient tous les jours le chemin de l’usine, implantée dans une zone désertique, entourée de montagnes et de collines, à quelques kilomètres de la ville. Seule concession faite aux terroristes, beaucoup d’entre elles se sont coiffées du hidjab.

En 1993, Zouaouia et ses camarades enregistrent leur premier coup dur : l’usine subit l’incendie criminel. À l’entrée, le personnel découvre une lettre noircie d’une quarantaine de noms de salariées, " de celles qui ne portaient pas le voile islamique et refusaient d’obéir à l’injonction des terroristes de ne plus se rendre à la plage ou au hammam ", relate Zoubida, ouvrière depuis dix ans à l’usine de Télagh, dont deux frères ont été assassinés. " Quand l’unité a brûlé, j’ai mis le hidjab, j’avoue avoir eu trop peur. Depuis, je le porte par habitude et pour ne pas subir le qu’en-dira-t-on. " Zoubida, Zouaouia et toutes les autres, après avoir pleuré comme on pleure un mort, estimant que c’était la fin de l’entreprise, se sont mises à déblayer les cendres, des jours durant. Se sentant en danger, les cadres dirigeants ont fui la ville, trouvant refuge dans d’autres unités de l’ENIE. " Les ouvrières se sont retrouvées seules face au désastre, commente Zouaouia. Pendant des mois, aucun directeur ne voulait remettre les pieds chez nous. Il faut dire que Télegh était encerclé par les terroristes, certains de nos collègues hommes étaient avec eux, ils les ont rejoints au maquis, visible de la commune. Tout ce temps, nous avons tenu à venir chaque jour occuper notre poste de travail. On savait que l’usine fermerait définitivement si on désertait les lieux, comme c’est le cas pour l’entreprise de bois, à quelques pas de la nôtre. " Sans dirigeants, sans production - régulièrement les camions acheminant les kits se trouvaient confrontés aux faux barrages -, les ouvrières tiennent bon, non par bravade, " mais on savait que notre avenir serait compromis si l’usine fermait ses portes, explique Zoubida. Grâce à notre travail, on faisait non seulement vivre nos enfants, notre grande famille - père, mère, frères et sours - mais aussi l’ensemble des habitants de Télagh. Tout le monde vivait de notre salaire : le boulanger, le boucher, et même les boutiques de produits de beauté, qui ont poussé comme des champignons depuis que les femmes travaillent. "

La volonté des ouvrières a payé. Un nouveau directeur est nommé, décrit par Zouaouia et ses collègues comme " un être hors pair, bon, honnête, charitable, qui encourageait les femmes à se faire belles, à ne pas se laisser faire, à s’émanciper ". Deux ans après l’incendie, le nouveau directeur tombe dans une embuscade à un faux barrage. Son corps décapité est retrouvé à l’entrée de la ville. Zouaouia essuie ses larmes en relatant ce deuxième coup dur. Elle propose de nous guider sur les lieux du crime, montre la ferme dans laquelle les terroristes ont kidnappé et torturé le directeur. Elle se trouve à mi-chemin de la route menant de Sidi Bel Abbes à Télagh, trajet que le dirigeant empruntait tous jours pour se rendre à l’usine. À l’époque, la route était fermée à 18 heures. Aujourd’hui encore, les automobilistes doivent passer pas moins de trois barrages fixes de gendarmerie.

Une fois de plus, surmontant la mort du directeur, les salariées ont fait le forcing pour exiger de la maison mère son remplacement. Et ont réussi. Depuis, l’unité de Télagh fonctionne plus ou moins. La compression du personnel a réduit l’effectif de moitié, le ramenant à 279. Les chaînes stéréo et autres autoradios arrivent au compte-gouttes en provenance de Corée du Sud. Zouaouia, qui s’est syndiquée, espère une coopération avec l’Union européenne, plus particulièrement avec la France : " N’est-ce pas la meilleure manière de nous aider si on ne veut pas que les Algériens quittent leur pays ? Nous avons subi un immense isolement de la part de ces nations, pourtant si proches de nous ", dit-elle. Elle scrute, amère, les quatre chaînes de production vides. Regarde ses camarades de travail et lance : " Elles se sont toutes émancipées grâce à l’usine. Sont devenues autonomes financièrement, ne sont plus obligées de quémander un sou pour s’acheter des choses. " À côté d’elle, Zoubida approuve : " Je ne me rendais pas compte à quel point il est important de gagner son propre argent. Ma vie ne dépend que de moi. Avant, j’étais mal à l’aise, je me sentais soumise à mon mari. Même pour aller au bain, il fallait lui demander sa permission. L’usine m’a libérée. " Combien de fois ces propos ont-ils été prononcés tout au long de notre visite sur le site ? Sans doute à chaque rencontre. Zouaouia confie s’être transformée : " Quand j’ai mis le tablier, je suis devenue quelqu’un. Pour acheter le maquillage, je demandais l’argent à mon mari, il me donnait des ordres, à présent j’ai la liberté totale, en dehors du syndicalisme, je milite dans une association féminine, on organise beaucoup d’activités, comme l’aide à l’alphabétisation avec des enseignantes ou des étudiantes bénévoles. "

Ayant bravé le machisme, les préjugés et surtout le terrorisme, les ouvrières de Télagh se trouvent aujourd’hui confrontées à la mondialisation libérale de l’économie. Surmonteront-elles cette nouvelle épreuve ? Elles l’espèrent, elles qui ont porté à bout de bras l’usine, leur usine. À travers l’Humanité, elles lancent un appel pour que des investisseurs étrangers se tournent vers l’Algérie, pays que la communauté internationale " a mis en quarantaine, estime Zouaouia. Nous avons tant souffert du terrorisme et de l’indifférence des États. "

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