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Ambition de la pensée uniqueAnonyme, Jueves, Febrero 5, 2004 - 11:06
Anne Cazé
Après avoir assisté à une conférence — Les effets de la mondialisation, des changements sociodémographiques et les impacts de la baisse de natalité et du vieillissement de la population sur les organisations — donnée au cégep où elle enseigne, l'auteure, enseignante en sociologie au collégial, nous livre dans son texte des pistes de réflexion en lien avec les propos qu'elle a entendus. La manipulation de la culpabilité, de la peur, de la paresse, du désir et surtout de l'impuissance est, on le sait depuis longtemps, l'outil privilégié de la propagande et du contrôle des masses. On assiste, depuis la chute du mur de Berlin (1989), à une montée ambitieuse d'un discours dominant qui a tôt fait de déclarer la fin des idéologies et de s'attribuer la neutralité et l'objectivité des analyses. À travers des informations souvent partielles et partiales, des doubles discours qui se contredisent à profusion, la récupération de concepts théoriques dans un cadre d'analyse qui leur est opposé, bref à travers le « prêt à consommer » de l'information, le rôle et l'exercice de la citoyenneté à titre d'enseignant, de parent, d'électeur, de membre d'un syndicat, sont devenus complexes à un point tel que nombreux sont ceux qui s'en remettent aux experts. C'est ici qu'est la finalité de toute propagande : que la majorité abdique son pouvoir à une minorité qui prétend savoir mieux qu'elle défendre ses intérêts. À trop vouloir y offrir un contre-discours, on risque parfois de tomber dans le même piège. Voyons donc comment s'y prend ce type de propagandiste, lorsque invité par une direction de cégep, désireuse de bien instruire son personnel de sa vision des enjeux de la mondialisation pour l’enseignement collégial et le développement régional, et de légitimer sa gestion. La scène se déroule lors d'une froide matinée pédagogique, à l'occasion de la rentrée scolaire de la session d’hiver 2004 d’une centaine de membres du personnel d'un cégep (professionnels, enseignants et pédagogues). Elle commence tout d'abord par une mise en contexte. Une firme qui a été payée 73 000 $ pour une étude de marché portant sur l'efficacité des programmes de la maison d'enseignement à rejoindre la « clientèle » étudiante régionale présente ses conclusions : les programmes à temps plein (DEC) se portent bien, les programmes d’attestation d’études collégiales offerts aux adultes (AEC) ont besoin d'être enrichis par les ressources de l'enseignement régulier pour être plus performants et il faut laisser tomber les secteurs « mous » pour investir dans les plus efficaces. C'est ainsi qu'à 8 h 40 fut présenté le premier point à l'ordre du jour, point intitulé Stratégie de développement de marchés du cégep de… Les faits sont là, les chercheurs l'ont dit. S'ensuit une conférence ayant pour titre Les effets de la mondialisation, des changements sociodémographiques et les impacts de la baisse de natalité et du vieillissement de la population sur les organisations. La présentation PowerPoint est impressionnante, les informations défilent à une vitesse telle qu'il n'y a aucune place pour les questions, ne serait-ce que de clarification. Les constats sont accablants. Le conférencier dresse un portrait du « cancer généralisé » de notre société et de la planète : perte des modèles, économies en crise, voire en récession, valeurs « commerciales » prédominantes, endettement individuel et collectif, crise de confiance envers les élus, désinformation, perspective à court terme. Pour survivre comme individus, nous avons à nous positionner et à opter pour le changement, c'est-à-dire devenir des personnes responsables et des « employés de qualité ». Les défis de la mondialisation sont ceux de la productivité qui passe par des régions capables d'attirer et d'appuyer des employeurs de qualité, et des individus responsables qui acceptent de diminuer leur qualité de vie. Est « un employé de qualité », nous dit-on, celui ou celle qui « permet à l'entreprise de réussir son plan d'affaires ». À manager de l'éducation, salarié soumis, puisque, nous répétera-t-on tout au long de cette présentation, nous sommes « payés pour aider l'entreprise à réaliser son plan d'affaires […] si nous ne faisons pas partie des solutions, nous faisons nécessairement partie du problème […] les individus à gauche font partie du problème, les individus à droite, de la solution », etc. Face aux défis de la concurrence économique que nous imposent les transnationales et à la mondialisation des rapports marchands à tous les services et à toutes les ressources de la planète, il n'y a qu'une voie possible pour que le Canada et le Québec préservent leur qualité de vie : augmenter leur productivité grâce à l'augmentation de nos compétences personnelles et à l'optimisation des ressources. Dans cet effort, tous ceux qui résistent aux changements sont des obstacles à la mondialisation : mouvements nationaux et écologistes, ONG, ONU, etc. La société civile est, elle aussi, un obstacle dans ce contexte de réorganisation de l'ordre mondial. Sont irresponsables tous ceux qui s'opposent à changer leurs valeurs, qui n'ont pas « le courage de s'adapter à la situation », qui ne sont pas « proactifs ». Il y a urgence à adopter des stratégies gagnantes qui permettront à notre région gravement menacée de survivre, alors que d'autres, déjà fragilisées par le déclin démographique, vont nécessairement disparaître d'ici cinq à dix ans. Nous serions plus responsables si nous étions plus conscients du coût de la formation d'un étudiant, ou des soins donnés aux patients dont le nombre ne cessera de s'accroître avec le vieillissement des baby-boomers. Combien paient nos étudiants pour obtenir leur diplôme? Sommes-nous seulement conscients de l'endettement collectif et du fardeau de cette gratuité héritée de la Révolution tranquille, de la féminisation du travail, de l'État-providence. Sommes-nous conscients que nous sommes en récession économique et que des produits du Japon et d'autres pays où la main-d'œuvre est nombreuse et modestement rémunérée (Inde, Chine, etc.) envahissent nos marchés ? Bref, nous n'avons plus de temps à gaspiller, nous devons nous engager dans cette course à la productivité et viser des résultats à court terme si nous voulons conserver notre niveau de qualité de vie ; il serait irresponsable de ne pas voir ce qui s'en vient. Il faut sortir du rejet et de la résistance pour entrer dans l'exploration et l'engagement. Ceux qui sont à gauche font partie du problème, car si nous comprenions ce qui se passe, nous serions enthousiastes à collaborer au plan stratégique de développement et de mise en marché de notre cégep et de notre région. Rappel: notez bien que l'auteure de cet article se fait le rapporteur fidèle de propos qui ne sont pas les siens, mais bien ceux d'un conférencier, invité par une équipe locale de direction. Notre conférencier poursuit donc en affirmant qu'il faut « rendre simple ce qui est complexe », c'est-à-dire revoir les structures sociales et les services, comme le fait l'actuel gouvernement Charest. Les coupes sont inévitables (la direction nous rappellera, à la fin de cette conférence, l'excellent travail fait en ce sens par l'ancien premier ministre, M. Lucien Bouchard). À cause du vieillissement rapide de notre population, il faudra encourager la natalité et améliorer la productivité des travailleurs qui resteront pour assurer le paiement de la retraite des baby-boomers. Plusieurs pays du monde avec lesquels nous entrons en concurrence ont une moyenne d'âge entre 15 ans (Irak) et 23 ans (Mexique). « On n'en a pas fini avec le terrorisme !… » Pensez-vous être indispensable et demeurer désirable ? Dans votre couple ? Au travail ? Pour être un employé de qualité, il vous faut être compétent, flexible et avoir toutes les qualités requises pour être l'employé et le collègue parfait. Zzzz… votre humble scribouillarde a décroché et dans son inconscient flottaient encore les propos qu'elle tenait lors d’un atelier tenu dans le cadre d’une récente assemblée de sa fédération syndicale (FAC)1. Sur le plan politique, l'ALE et l'ALENA sanctionnent un nouveau principe selon lequel les pouvoirs centraux doivent s'engager à étendre l'application des termes des accords aux provinces, de même qu'auprès des pouvoirs locaux. En ce qui concerne l'éducation, une seule citation de la Banque mondiale, datant de 1995, suffira : « Les systèmes centralisés sont déclarés inefficaces et dispendieux, l'autonomie locale — y compris sur le plan financier — doit être la règle, l'État se contentant de fixer des normes et de définir les grands axes des programmes. Les possibilités de « choix des familles », c'est-à-dire de mise en concurrence des établissements, doivent être élargies tandis que des subventions directes aux familles pauvres permettront de « solvabiliser » la demande. L'enseignement à distance et l'emploi des nouvelles technologies doivent être étendus le plus largement possible pour diminuer les coûts… Les résistances à ces changements sont analysées comme étant la défense d'intérêts particuliers des syndicats de l'enseignement, des étudiants et des administrateurs. Elles doivent être levées par des stratégies de contournement mobilisant les familles et les « communautés » (au sens anglo-saxon du terme)… La Banque mondiale, pour réaliser le plus vite possible « l'éducation pour tous », invite à réaliser des « gains d'efficacité interne ». Compte tenu des ressources très limitées, elle prône par exemple l'augmentation des effectifs par classe, la baisse des revenus des enseignants et l'emploi plus long et plus intensif de leurs compétences ainsi que le recrutement de nouveaux enseignants ayant une formation moins poussée et soumis à des « conditions contractuelles » plus souples… (Banque mondiale, Priorités et stratégies pour l'éducation, Washington, 1995, p. 8, dans Laval et Weber, Le nouvel ordre éducatif mondial, éd. Syleps, 2002, p. 58.) » Réveil ! La conférence est terminée. « Allez, posez des questions, nous avons quelques minutes… » « Pour relancer la natalité, il faudrait des conditions d'emploi et des politiques familiales qui la rende possible ! Trop tard, le débat n'aura pas lieu, l'ordre du jour est clos, la loi du silence est tombée… Résumons. En haut, tandis que nos représentants politiques syndicaux et gouvernementaux « s'évertuent » en négociations autour de la reconnaissance de notre travail et de son équitable rémunération, c'est l'autre tête du monstre qui dit « non ». Le Conseil du trésor ne négociera rien d'autre que les commandes patronales : ententes locales, reddition de comptes individuelle, flexibilité, augmentations de tâche, « maintien à domicile » des collèges en perte d'autonomie financière grâce aux bons soins des initiatives locales. Bravo s'ils survivent, la main invisible aura bien fait les choses ! Dans son élan de « simplification » de l'État québécois, le gouvernement Charest accélère notre lente intégration à l'économie mondiale où tout est marchandise et où l'État n'a plus pour rôle que de lever les « obstacles » que représentent entre autres les lois du travail. En bas, la mondialisation néolibérale nous est présentée comme une nécessité inéluctable qu'il serait irresponsable de ne pas accueillir sous peine de disparition. Il faut embarquer à tout prix dans le train, voire courir devant, si nous voulons survivre. Ne sous-estimons pas l'efficacité de ce discours simpliste et infantilisant. On disait des femmes qui revendiquaient leurs droits dans les années 70 qu'elles étaient hystériques, les manifestants partisans d'une autre mondialisation seraient-ils schizophrènes ? (Radio-Canada, Découverte, dimanche 18 janvier 2004) Les syndiqués sont irresponsables, les consommateurs sont endettés, bref, la société civile a besoin d'être remise à l'ordre ! Les critiques et les bilans de la mise en place des traités de libre-échange et du rôle qu'y jouent le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et le gouvernement américain ont fait l'objet de nombreuses publications et continuent à susciter des débats. Les coûts sociaux et environnementaux à court et à long terme du profit à tout prix sont connus. Notre dépendance face à l'économie et aux politiques américaines n'est un secret pour personne. Qui d'autre que des citoyens et citoyennes comme nous, capables de saisir la complexité et de proposer des solutions de rechange au « tout ou rien », peut y faire quelque chose ? 1 Voir texte Les enjeux de la ZLÉA : Pour réhumaniser le travail de l'enseignante et de l'enseignant sur le site de la FAC à la page de la condition féminine (www.lafac.qc.ca/fr/lafac/CF.shtml). Note : le conférencier dont nous rapportons les propos dans ce texte est M. Pierre Bernier, président de la firme-conseil Le groupe Ambition ; il a commis dans La Presse du dimanche 16 novembre 2003 en page A9 l’article intitulé Crise de leadership, dans lequel il présente plusieurs de ses idées.
La Fédération autonome du collégial (FAC) représente quelque 4 000 enseignantes et enseignants de cégep répartis sur l’ensemble du territoire québécois. Elle s’emploie, jour après jour, à défendre les meilleures conditions d’enseignement
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