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L'après-Manhattan est mal partiCarl Desjardins, Thursday, September 5, 2002 - 11:44
René Passet
On ne pourra éradiquer le terrorisme qu'en remédiant à la misère et l'humiliation qui en constituent le terreau. Malgré l'électrochoc du 11 septembre, les institutions internationales et les gouvernements continuent d'ignorer les contradictions profondes du système mondial. La lutte contre l'économie criminelle, le blanchiment et les paradis fiscaux s'arrête où commencent les intérêts des puissants. - Par René Passet On ne pourra éradiquer le terrorisme qu'en remédiant à la misère et l' humiliation qui en constituent le terreau. Malgré l'électrochoc du 11 septembre, les institutions internationales et les gouvernements continuent d'ignorer les contradictions profondes du système mondial. La lutte contre l'économie criminelle, le blanchiment et les paradis fiscaux s'arrête où commencent les intérêts des puissants. « Ben Laden mort ou vif !. » qu'importe ? En liant le succès de leur intervention à sa capture, les dirigeants américains ont pris le risque de voir celle-ci s'achever en quenouille, alors que le résultat du choc frontal, sur le terrain, ne laissait aucun doute. Pourtant, l'écrasement d'un régime obscurantiste et rétrograde, la pulvérisation de bases d'entraînement pour fanatiques avides d'exploits leur permettant de mériter ces 70 vierges qui les attendent au paradis, cela n'est pas rien. Mais est-ce tout ? Le moment est venu de prendre un peu de recul et de faire un premier bilan. Une guerre n'est vraiment gagnée que si l'on a fait disparaître les raisons pour lesquelles elle a été entreprise. Le terrorisme, on le sait, a pour terreau la misère et l'humiliation des populations déshéritées du monde. Il tire ses moyens de financement de l'économie criminelle, du blanchiment et des paradis fiscaux que nous ne cessons de combattre. Et il se nourrit d'un autre terrorisme qui ne le justifie pas, mais dont il faut savoir qu'il existe et qu'il doit, lui aussi, être éradiqué. Les enfants irakiens morts des sanctions économiques infligées à leur pays ; les paysans et les travailleurs d'Afrique ou d'Amérique latine coupables de défendre leurs maigres moyens d'existence, massacrés par les milices privées et les forces armées des pays dictatoriaux mis en place et soutenus par nos grandes démocraties : « Les millions de morts en Yougoslavie, en Somalie, en Haïti, au Chili, au Nicaragua, au Salvador, dans la République dominicaine, au Panama, autant de pays dirigés par des terroristes, des dictateurs, des auteurs de génocides que le gouvernement américain soutenait, finançait, armait » (1) ; terrorisme officiel celui-là, directement exercé par le système et à ce titre parfaitement toléré. honorable sans doute puisque ce sont les puissants qui l'imposent et les faibles qui le subissent. C'est seulement quand on aura mis fin à tout cela que l'on aura véritablement vaincu le terrorisme. En prend-on le chemin ? D'un coup, l'évidence semblait avoir ébloui gouvernements et institutions internationales. Hommage involontaire à leurs opposants, le G7, le gouvernement américain, la Commission européenne. décrétaient subitement le contraire de ce qu'ils préconisaient la veille. - « Ils sont maintenant tous keynésiens » soulignait le Financial Times du 5 octobre. Les entreprises elles-mêmes sollicitaient l'intervention publique. dès lors qu'elles en seraient les premières bénéficiaires. Les compagnies d'assurances plaidaient avec éloquence l'existence d'un type de risque dont la couverture incomberait logiquement aux États. Les pays européens s'autorisaient des accommodements avec l'application du pacte de stabilité. Le gouvernement des États-Unis mettait en place un plan de relance de 120 milliards de dollars, dont 15 milliards en faveur des compagnies aériennes. "Keynésianisme" peut-être, mais bien ciblé. En dépit des efforts déployés par les Démocrates, la manne échappait aux 100 000 personnes licenciées à la suite de l'événement, aux chômeurs, aux "bénéficiaires" d'un revenu minimum : la relance par l'offre abaisserait les coûts, disait-on, alors que la stimulation de la demande comporterait un risque d'inflation. si néfaste à la valeur réelle de la rente. - La lutte contre l'argent sale se limite au gel des filières liées au financement du terrorisme. Les ministres des finances du G20, réunis le 16 novembre, adoptent un plan visant à « interdire aux terroristes et à leurs complices l'accès ou le recours à nos systèmes financiers et à mettre fin à l'utilisation abusive des réseaux bancaires informels » ; l'existence même de ces réseaux, loin d'être dénoncée, se trouve donc implicitement légitimée, puisqu'on ne condamne que leur « utilisation abusive ». Les banques sont conviées à dévoiler et geler les comptes suspects, sous peine de se voir interdire toute activité sur le marché américain ; c'est très bien, mais la vraie question concerne l'existence même des paradis fiscaux, des zones off-shore et des mécanismes du blanchiment. C'est à la racine qu'il convient d'attaquer l'argent du crime. On sait ce qu'il faudrait faire : imposer la transparence des transactions par la levée du secret bancaire ; assurer un contrôle public international des fonds transitant par ces chambres de compensation dont le livre Révélations d'Ernest Backes et Denis Robert montre qu'elles constituent les lieux de passage obligé de la quasi-totalité des mouvements internationaux de capitaux ; refuser toute reconnaissance juridique aux sociétés établies dans les zones de non-droit et aux transactions qui s'y nouent. On le sait, mais on ne le fait pas. Il est vrai que de nombreuses entreprises de l'économie légale, notamment transnationales, y trouvent des avantages fiscaux et des possibilités d'exploitation de la main-d'ouvre sur lesquels elles assoient leur compétitivité. On se garde bien aussi de toucher à l'Arabie saoudite, symbole d'obscurantisme et principal foyer de financement des activités terroristes, mais incontournable puissance pétrolière. - La lutte contre la misère du monde se limite à la récompense des bienheureux convertis de la dernière heure. Sans doute y aura-t-il « plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui persévèrent »(Saint-Luc XV, 7). Mais la sollicitude envers le repenti n'assure pas le bonheur des quatre-vingt-dix-neuf oubliés de la fortune. Remise de dette donc pour le Pakistan, ainsi récompensé de son ralliement, mais nulle instance n'évoque la question plus générale de l'annulation de la dette. Les plans d'ajustement structurel continuent à s'appliquer avec la même rigueur : à l'Argentine notamment, pourtant au bord de la faillite. Nulle part n'est envisagée une quelconque « montée en puissance » de l'aide publique internationale indispensable au démarrage des pays les plus défavorisés. Sauf évidemment pour le Pakistan auquel est offerte une contribution de 6 milliards de dollars. - Partout, on se montre plus prompt à réduire les libertés qu'à porter atteinte au pouvoir de la finance. Il serait démagogique de contester que certaines restrictions de liberté puissent être nécessaires en période d'insécurité. Mais des inquiétudes s'élèvent en Europe, aux États-Unis, concernant notamment la forme et l'étendue des contrôles, la nature des actes susceptibles de tomber sous le coup des mesures visant le terrorisme, ou les possibilités d'extension abusive de la durée des détentions provisoires. Quarante parlementaires américains - qui n'appartiennent pas tous au parti démocrate - dénoncent la création par décret présidentiel de tribunaux militaires spéciaux, « qui permettrait des arrestations secrètes, des actes d'accusation secrets, des procès secrets et même des exécutions secrètes. » (2) Les « révisions déchirantes » s'arrêtent donc au seuil des intérêts établis qu'il faudrait remettre en cause, et le système continue de rouler sur sa pente fatale. En dépit du sort des armes, le monde occidental est en train de perdre la véritable guerre qu'il fallait gagner : celle contre les racines de la terreur et de la violence. On n'éradiquera le terrorisme qu'en transformant le terreau dont il tire sa substance. Le choc du microbe et de l'éléphant La solution ne saurait être exclusivement militaire : combien de guerres gagnées suivies de paix perdues ? D'ailleurs est-ce la guerre qui a été gagnée sur le terrain, ou seulement le choc frontal de deux puissances inégales ? Le choc du microbe et de l'éléphant. Mais, face à l'éléphant, la stratégie du microbe s'appuie sur deux atouts dont il faut savoir qu'il les conserve toujours en sa possession : - L'imperceptibilité : au moment où l'Amérique ne songe qu'à mettre en place un bouclier antinucléaire destiné à l'abriter définitivement des armes de destruction massive, quelques fanatiques se préparent dans l'ombre et, armés de simples cutters, parviennent sans être détectés à contourner toutes les défenses. Les moyens d'observation les plus sophistiqués - même par satellites - possèdent leurs limites. - La dissémination : Ben Laden, le mollah Omar, ainsi, dit-on, que deux mille combattants auraient disparu dans la nature. Le constater n'est pas s'en réjouir. Sans doute la destruction de leurs bases et le gel de leurs sources de financement réduisent-ils considérablement leur capacité de nuire à l'échelle du monde. Mais Noam Chomsky (3) évoque la probabilité d'une stratégie bien connue, dite de « résistance sans dirigeants », s'appuyant sur de petits groupes autonomes où tout le monde se connaît, donc très difficiles à infiltrer, s'ignorant mutuellement et possédant chacun une grande liberté d'initiative. Le bioterrorisme, de son côté, correspond bien à cette image d'une dispersion à l'intérieur même de l'organisme que l' on veut atteindre. Une telle situation appelle effectivement, comme le réclame le président américain, la coopération de toutes les nations par l'information notamment et une traque permanente des organisations criminelles dans chaque pays. Mais cela ne suffira pas : aussi longtemps qu'on n'aura pas remédié aux causes profondes qui engendrent le terrorisme, chaque tête coupée, telle l'hydre de Lerne, en engendrera deux. À la stratégie du microbe, il faut opposer l'antibiotique qui crée un milieu hostile à son développement. Soulignons seulement les priorités. Tout d'abord, et en première urgence, combattre la misère mondiale par les moyens dont les conséquences se feront le plus rapidement sentir : desserrer le noud qui étrangle les nations les plus pauvres, par l'annulation de la dette, par la suppression des plans d'ajustement structurel obligeant les pays qui les subissent à sacrifier les bases réelles de leur développement à de purs équilibres budgétaires de court terme ; leur donner de l'oxygène par le renforcement de l'aide publique internationale ; réduire la pression de compétition dont ils sont l'objet, en proclamant le droit des peuples à satisfaire par eux-mêmes leurs besoins fondamentaux ; s' attaquer directement aux mécanismes du blanchiment de l'argent sale, et non aux seules filières de financement du terrorisme, dont le développement constitue un résultat et non une cause. Sans oublier évidemment les réformes institutionnelles à plus long terme souvent évoquées ici et sur lesquelles on ne reviendra pas. Porter, par la coopération des États, le pouvoir de contrôle du politique au niveau international des forces économiques qu'il doit maîtriser ; les lendemains de Manhattan ont montré par l'exemple que cela peut se faire si on le veut vraiment. Mais le veut-on vraiment ? Les contradictions explosives du système mondial Peu de temps après la tragédie, certains pensaient que le monde avait changé de cap. Le sociologue allemand Ulrich Beck évoquait « un Tchernobyl de l'économie mondiale : comme on enterrait là-bas les bienfaits de l'énergie nucléaire, on enterre ici les promesses de salut du néolibéralisme. » (4) Un éditorial des Échos annonçait que « les États-Unis ont pris conscience de leurs responsabilités dans l'instauration d'un nouvel ordre mondial. la nécessité d'une gouvernance mondiale est reconnue. » (5) Mais à peine un mois et demi après les événements, le 23 novembre à Genève, lors de la convention relative à la Conférence sur les armes biologiques, les États-Unis, seuls contre 143 pays, s'opposent, une fois de plus, au renforcement des contrôles : « Le protocole est mort », décrète leur représentant, qui s'en prend durement à quelques nations accusées d'avoir violé la convention et quitte les lieux sans daigner écouter leur réponse. Étrange conception de la coopération internationale. Déjà l'OCDE tance les pays comme la France qui ont pris des libertés avec la rigueur des équilibres budgétaires, et le rapport annuel de la Commission européenne appelle au respect des impératifs du pacte de stabilité. L'OMC, à Doha, reprend sa marche traditionnelle, comme si de rien n'était. Et, le 5 décembre, une logique comptable étriquée conduit les 24 administrateurs du FMI à refuser à l'Argentine exsangue tout déblocage supplémentaire de fonds tant qu'elle n'aurait pas réalisé le déficit budgétaire zéro. Les succès militaires qui grisent les âmes faibles et le temps qui passe semblent faire oublier très vite les résolutions initiales. Le feu vert visiblement laissé au gouvernement Sharon, dans l'épreuve de force menée au Moyen-Orient, laisse craindre qu'on croit de plus en plus aux seules vertus de la force pour régler les problèmes. Vision bornée : la force n'a jamais semé que la haine qui, génération après génération, alimente le terrorisme. Pourtant, si rien n'est changé dans le refus du système à se remettre en cause, tout est changé dans la réalité des choses. Le basculement dans la crise, antérieur au 11 septembre, s'est précisé ; les États-Unis savent aujourd'hui qu'ils ne sont pas invulnérables, les signes visibles des contradictions du système se multiplient : l'explosion à Toulouse d'une usine à haut risque, la catastrophe du tunnel du Saint-Gothard entre Suisse et Italie, le nouveau crash d'un avion, sur un quartier de New York, le 12 novembre ; rien de cela ne vient de l'extérieur, mais résulte d'une logique interne sacrifiant les dépenses de sécurité des personnes à la rentabilité des Il reste donc à espérer que la pression des réalités finira par imposer progressivement les reconversions auxquelles on se refuse encore aujourd'hui. Faute de quoi, les mêmes causes produisant les mêmes effets, on peut être sûr que - on ne sait quand, on ne sait où, on ne sait sous quelle forme - surviendront de nouveaux drames. Déjà, en de nombreux points, la contestation des travailleurs chassés de leur emploi débouche sur des actions violentes : on menace ici de déverser des produit toxiques sur l'environnement, on incendie là un atelier et on menace de faire sauter une usine. Puissent les puissants du monde, si aptes à « semer du vent », prendre garde aux « moissons de tempête » (6) qu'ils nous préparent., s'ils persévèrent dans le refus d'aller au fond des vrais problèmes. René Passet est économiste. Derniers ouvrages parus : L'Illusion néo-libérale, Flammarion, 2001 ; Éloge du mondialisme par un anti présumé, Fayard, 2001. Contact pour cet article: c...@attac.org 1 Arundhaty Roy, « Ben Laden, secret de famille de l'Amérique », Le Article paru dans Transversales Science Culture n°1 de la nouvelle série trimestrielle Plus d'information. Colloque international organisé par ATTAC France atta...@attac.org « Le 11 septembre, un an après » Paris, 11 septembre 2002 - MC93 Bobigny 16 h 30 - 23 h 00 http://attac.org/fra/asso/doc/doc96.htm Table ronde 1 : 16 h 30 - 18 h 30 « Une année d'occasions manquées » - Dean Baker (Etats-Unis), économiste, co-directeur du Center for Economic and Policy Research (CEPR), Washington - Riccardo Bellofiore (Italie), économiste à l'université de Bergame ; membre du Conseil scientifique d'Attac Italie - Susan George (France), vice-présidente d'Attac France - Heikki Patomäki (Finlande), professeur d'économie politique internationale à l'université de Nottingham Trent, Royaume-Uni + Table ronde 2 : 19 h 30 - 21 h 00 « Contre l'aveuglement libéral, des alternatives aux politiques économiques internationales » Thomas Palley (Etats-Unis), directeur du Globalization Reform Project Open Society Institute, Washington - Dominique Plihon (France), président du Conseil scientifique d'Attac France - Gianni Rinaldini (Italie), secrétaire général de la Federazione Impiegati Operai Metallurgici (FIOM) + Table ronde 3 : 21 h 30 - 23 h 00 « Pour un autre ordre mondial » Bernard Cassen (France), président d'Attac France - Philip S. Golub (Etats-Unis), journaliste, professeur associé à l'Institut d'études européennes de l'université Paris III - Emir Sader (Brésil), coordinateur du Laboratoire des politiques publiques de l'Université de l'Etat de Rio de Janeiro, journaliste et écrivain - Peter Wahl (Allemagne), membre du comité exécutif de World Economy, Ecology and Development (WEED), Berlin - Publié dans le courriel d'ATTAC |
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