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Brésil : le boom de l’économie solidaire

Anonyme, Tuesday, July 2, 2002 - 11:35

Thomas Coutrot

Mouvements sociaux urbains et ruraux, syndicats, municipalités ou régions aux mains du PT, universités, ONG, autorités religieuses : les acteurs du développement de « l’économie solidaire et populaire » sont nombreux au Brésil. Une dynamique puissante est en train d’émerger, non seulement au Rio Grande do Sul (l’Etat le plus méridional et le plus politisé du Brésil) mais aussi dans tout le pays, qui ne vise rien moins qu’à offrir une «solution non capitaliste au chômage ».

Mouvements sociaux urbains et ruraux, syndicats, municipalités ou régions aux mains du PT, universités, ONG, autorités religieuses : les acteurs du développement de « l’économie solidaire et populaire » sont nombreux au Brésil. Une dynamique puissante est en train d’émerger, non seulement au Rio Grande do Sul (l’Etat le plus méridional et le plus politisé du Brésil) mais aussi dans tout le pays, qui ne vise rien moins qu’à offrir une « solution non capitaliste au chômage » [2].

« Ils sont arrivés au petit matin, personne ne les a vu. Ils ont jeté de l’essence, une allumette, et voilà. C’était il y a deux semaines. » Cida, la quarantaine édentée, mais les yeux brillants, raconte l’attentat en montrant du doigt le petit hangar, à moitié détruit et noir de fumée, qui abritait toute la fortune des 18 « recycleurs » de l’association «Resistencia Popular » (résistance populaire) : quelques tonnes de détritus, papier, métaux, plastiques soigneusement triés et compressés. Nous sommes aux environs de Gravatai, ville industrielle proche de Porto Alegre (Rio Grande do Sul). Marino, le responsable syndical de la CUT [3] qui organise la visite, nous avait prévenus : Resistencia Popular traverse une phase difficile. Depuis trois ans l’association de recyclage achète des détritus aux ramasseurs de la région (les « carroceiros », du nom de la petite charrette qu’ils tirent toute la journée). Triés et compactés, les déchets sont ensuite revendus aux industriels locaux. Les recycleurs associés se partagent les gains au prorata de leurs heures de travail : en moyenne 5 Reais par jour (18 F). Mais les négociants locaux de déchets ne voient pas du tout la chose d’un bon œil : l’association a négocié un « juste tarif» avec les ramasseurs (35 Reais, soit 130 F par jour en moyenne), alors que le tarif habituel était de 5 Reais (18 F). Véritable mafia liée au trafic local de stupéfiants, le réseau des négociants est en cheville avec les grandes usines clientes pour maintenir les prix des déchets à un niveau dérisoire. Tous les moyens sont bons pour intimider les gêneurs qui font grimper les prix… Du coup, un tour de garde nocturne a été instauré par les recycleurs.

Alexandre « Gaucho », 30 ans, le leader de l’association, ne s’en laisse pas conter. Il explique le tableau noir où ont été minutieusement préparées les actions prévues pour le mois de décembre. La méthodologie transmise par les formateurs de la CUT est rigoureuse : pour chaque action, productive ou militante, objectifs, moyens et responsables sont clairement identifiés et démocratiquement désignés. Trois actions au menu ce mois-ci : installation d’un four à pain dans le local communautaire; participation à une marche de chômeurs sur la capitale Porto Alegre ; campagne de mobilisation des quartiers avoisinants pour convaincre les habitants de trier leurs ordures eux-mêmes, ce qui permettra d’augmenter la productivité des recycleurs et donc leurs gains, aujourd’hui encore dérisoires. Alexandre, fils de paysan pauvre et enfant du quartier, tient un discours de militant politique aguerri, et entrevoit une « autre société, sans exploitation ».

La conversion des syndicats

L’exemple de Resistencia Popular illustre bien l’orientation nouvelle prise par la centrale syndicale « authentique » [4] . Les politiques néo-libérales d’ouverture commerciale et financière, menées par les divers gouvernements fédéraux qui se sont succédé depuis 1990, ont causé une chute de l’emploi formel, notamment ouvrier, et une forte aggravation du chômage[5], tout en rendant de plus en plus difficile la débrouille individuelle dans le secteur informel. Car la concurrence des produits importés à très bas prix a déstabilisé les stratégies de survie dans l’artisanat ou la réparation. Face à cet effritement rapide de sa base traditionnelle, la CUT s’est tournée résolument vers l’action en direction des travailleurs informels et des chômeurs, pour favoriser les initiatives économiques alternatives [6] Avec des ressources provenant du gouvernement fédéral (ce qui n’a pas manqué de susciter bien des tensions internes…), la CUT a développé au plan national un programme novateur de formation pour les chômeurs sans diplômes, « Integrar », qui vise à conjuguer formation et travail au sein de projets solidaires. Marino, notre guide, est le responsable de ce programme pour le Rio Grande do Sul, qui en deux ans, a contribué au développement d’une quinzaine d’associations et coopératives impliquant directement plus de 500 travailleurs. La CUT a même créé, fin 1999, son « Agence de Développement Solidaire », qui a initié un programme national de « crédit solidaire » (visant au développement d’institutions de micro-crédit et de coopératives de crédit), ainsi qu’un programme de formation et de recherche.

D’autres acteurs institutionnels appuient le développement rapide de cette « économie solidaire et populaire » au Rio Grande do Sul et dans le reste du Brésil. Certains maires et gouvernements régionaux du Parti des Travailleurs (PT) [7] ont fortement misé sur cette stratégie. Le secteur des déchets est emblématique de la politique de la mairie PT de Porto Alegre, en place depuis maintenant douze ans, et du nouveau gouvernement de l’Etat de Rio Grande do Sul élu depuis un an [8] . Plus de 50 associations et coopératives de recyclage de déchets semblables à Resistencia Popular se sont rassemblées dans la Fédération des Associations de Recycleurs de Résidus du Rio Grande do Sul. Avec des financements des pouvoir publics locaux, d’un syndicat de métallurgistes belges et d’une agence nord-américaine de développement (Interamerican Foundation), cette fédération a construit une usine de traitement des plastiques recyclés, qui fonctionnera à partir du début 2001 sous un régime d’autogestion. Quatre autres usines sont en projet (cuivre, fer, aluminium, papier). Si ces projets aboutissent, se configurera alors un nouveau secteur de « recyclage solidaire », au grand dam des intermédiaires et grands industriels locaux, mais au grand bénéfice des populations marginalisées pour lesquelles des milliers d’emplois correctement rémunérés seront créés dans des structures économiques démocratiques. Le gouvernement local a d’autres programmes dans le domaine, dont l’un des plus significatifs est l’agence de crédit solidaire Portosol, qui a déjà concédé des micro-crédits à plus de 12000 projets individuels ou communautaires.

Un mouvement social multiforme

Les universités constituent un autre fort point d’appui au développement de cette économie solidaire. La première initiative date de 1994, à Rio de Janeiro. La Fondation Oswaldo Cruz, une unité de la Faculté Nationale de Santé Publique de Rio, est située à proximité immédiate de la favela de la Marée, un des hauts-lieux du narco-trafic à Rio. Les balles perdues sifflaient souvent aux oreilles des étudiants, au point que l’administration avait dû blinder les fenêtres. « Les professeurs, en contact avec les favelas, identifièrent la racine sociale de la violence : environ 80% des chefs de famille des favelas étaient sans emplois. Ils demandèrent alors l’aide d’une autre université, celle de Santa Maria, du Rio Grande do Sul, où il y avait un cours de coopérativisme, pour aider à la création d’une coopérative de travail qui puisse proposer des prestations d’abors à l’Université elle-même, puis au marché en général. De cette initiative est née la coopérative de Manguinhos, qui rassemble aujourd’hui environ 1200 familles, et se consacre à la prestation de services et à la production industrielle d’appareils sanitaires » [9] Le mouvement s’est généralisé dans les universités brésiliennes, puisqu’au cours des toutes dernières années 14 d’entre elles ont créé des « incubateurs de coopératives », où étudiants et professeurs mettent leurs compétences techniques et organisationnelles au service des projets issus des communautés locales [10].

Le boom de l’économie solidaire au Brésil ne résulte pas d’un projet syndical, politique ou universitaire : il s’agit d’abord d’initiatives dictées par l’urgence de la survie. Mais à la différence d’autres pays du Sud, ces initiatives trouvent des relais dans la société civile et un écho national, grâce à la capacité d’innovation des mouvements sociaux et culturels brésiliens, et à la présence institutionnelle d’une gauche de transformation sociale. Salariés reprenant leur usine en faillite, femmes d’un quartier s’organisant ensemble pour vendre dans la rue des plats préparés à la maison, paysans ayant conquis leurs terres et s’installant collectivement, tous les secteurs de l’économie brésilienne sont concernés. Au total, 3550 coopératives associaient 2,8 millions de travailleurs en 1990 ; elles sont 5 100 en 1998, employant 4,4 millions d’associés, une croissance de plus de 50%, lors même que le volume d’emploi officiel se rétractait. Un nombre certainement important mais impossible à estimer, sont de fausses coopératives, créées par de grandes entreprises pour externaliser certaines tâches et reporter le risque de pertes sur les travailleurs, tout en profitant du statut fiscal favorable des coopératives [11].. C’est notamment le cas dans le Nordeste, la région la plus pauvre du pays, où les mouvements sociaux sont aussi les plus faibles. Mais la plupart sont d’authentiques initiatives populaires, et recherchent souvent les appuis extérieurs indispensables pour surmonter les obstacles techniques, juridiques ou financiers.

Miracle à l’abattoir

Ainsi de la Cooperleo, cet abattoir de Sao Lourenço, petite ville à 35 km de Porto Alegre, repris par son personnel après une faillite. Il a fallu toute la mobilisation des 70 coopérateurs et la pression du gouvernement de l’État pour convaincre le Tribunal de Commerce de laisser les travailleurs gérer l’entreprise en attendant la liquidation judiciaire et la vente du fonds ; il faudra encore sans doute bien des pressions pour qu’au mois de mars 2001, l’entreprise soit finalement vendue aux travailleurs et non à un investisseur extérieur. Car il s’agit d’une entreprise rentable, qui n’a probablement dû sa faillite qu’à des malversations. La preuve en est dans les résultats atteints par la coopérative un an à peine après ses débuts. Comme l’explique fièrement José Pedro Vieira, ancien responsable des relations avec la clientèle et désormais « Directeur président » de la Cooperleo, la durée du travail est passée de 50 à 40 heures par semaine, alors que les salaires doublaient (de 200 à 400 Reais, soit 1400 F par mois en moyenne) ! Il a fallu convaincre plusieurs anciens gros clients, négociants en bestiaux, de renouveler leur confiance dans l’entreprise : l’argument décisif a été la motivation et la qualité du travail des coopérateurs, aujourd’hui « leurs propres patrons ». Mais nombre d’autres clients demeurent dans l’expectative d’un règlement définitif de la situation de l’abattoir. Celui-ci tourne donc bien en dessous de ses capacités. De ce fait la productivité a chuté fortement : 14 bœufs abattus par mois et par personne, contre 25 auparavant. Vera, 30 ans, ouvrière depuis cinq ans dans l’entreprise, le confirme : « le travail est beaucoup moins dur ; on n’a plus les chefs sur le dos, cette pression permanente. Le salaire est bien meilleur, et en plus on a maintenant une assistance médicale [12] . On économise pour pouvoir participer aux enchères et racheter l’entreprise ». Car les coopérateurs affectent chaque mois l’équivalent de la moitié de leur pro-labore [13], pour accumuler un fonds qui permettra de faire une offre lors de la prochaine adjudication.

Miracle ? Non : tout simplement, les salaires astronomiques des six directeurs de la précédente gestion et les prélèvements de la famille propriétaire de l’abattoir… saignaient à blanc l’entreprise. Vera continue certes son ancien travail, sale et répétitif, de nettoyage et d’emballage des abats. Mais maintenant, elle prend parfois le poste de collègues absents ou occupés à d’autres tâches ; et surtout, elle suit des cours de gestion pour remplir ses fonctions au Conseil de surveillance de la Cooperleo, chargé de contrôler la direction élue, constituée de trois anciens cadres de l’entreprise dont José Pedro, le charismatique Directeur Président qui a piloté d’une main ferme l’opération. Et si celui-ci venait à quitter la coopérative ? « Personne n’est irremplaçable », répond Vera, sûre d’elle.

Mais cet exemple florissant est plutôt l’exception qui confirme la règle : en général, les coopératives ouvrières succédant à des entreprises en faillite ont rencontré de sérieuses difficultés, surtout dans l’accès au crédit pour financer le fonds de roulement ou les investissements. Aujourd’hui encore les faillites ne sont pas rares, et la survie reste très souvent précaire. L’Association nationale des travailleurs des entreprises autogérées (ANTEAG), qui accompagne de près l’expérience de la Cooperleo, a été créée justement pour éviter aux nouveaux venus de répéter les erreurs des pionniers, en particulier de l’usine Makerly, le « Lip » brésilien [14].. En développement rapide grâce notamment au soutien de la CUT et d’organismes gouvernementaux [15], l’ANTEAG emploie aujourd’hui une soixantaine de conseillers qui sillonnent le pays, assistant plus de 140 coopératives récemment créées, où travaillent 30 000 personnes. Aide à la formulation de projets, à la recherche de financement, et surtout formation de gestionnaires, sont les principaux services rendus par l’ANTEAG aux coopératives. Mais l’essor de l’autogestion ne se limite pas aux zones urbaines : l’un des principaux mouvement sociaux brésiliens, le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), incite les paysans à développer la production collective quand ils ont conquis le droit à la terre.

Le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST)

Créé en 1984 avec l’aide d’évêques progressistes, le MST naît dans le Sud du Brésil et s’étend progressivement à tout le pays en développant l’action directe des paysans sans terre par l’occupation des latifundia improductifs. Après l‘occupation des terres visées, menée par plusieurs centaines ou milliers de familles paysannes, suit une période de campement (acampamento), pendant laquelle les familles résistent aux tentatives d’expulsion et luttent pour la régularisation de leur terre ; celle-ci (éventuellement) obtenue, quelques dizaines de familles tirées au sort transforment le campement en une installation (assentamento), tandis que les autres poursuivent leur pérégrination. 250 000 familles ont obtenu des terres de cette façon depuis la fondation du MST ; en 1999 25 000 familles ont procédé à des occupations de terre. Pour de plus amples informations, se reporter au site (en anglais) http://www.mstbrazil.org, ou au remarquable livre (en portugais) de Joao Pedro Stedile (leader historique du MST) et Bernardo Fernandes, Brava gente. A trajetoria do MST e a luta pela terra no Brasil, Editora Fundaçao Perseu Abramo, 1999

Les terres promises des « sans terre »

Que faire après la victoire ? Le Mouvement des sans-terre a dû se poser souvent la question ces dernières années. Après la conquête souvent épique de l’« assentamento », commence la lutte quotidienne pour la survie sur cette terre si désirée. Le MST s’efforce de maintenir la cohésion des anciens « sans terre », afin que les conquêtes passées servent de bases avancées du mouvement et suscitent de nouvelles vocations de lutte. Ainsi les ex-« sans terre » restent souvent affiliés collectivement au mouvement, et participent aux actions politiques, locales ou nationales, telle la grande marche sur Brasilia qui a rassemblé des dizaines de milliers de familles [16] venant de tout le pays en août 1999. Mais ils ont le plus souvent repris leur travail de paysan pauvre, tel qu’ils avaient vu leurs parents le pratiquer, chacun sur sa propriété. La taille des lots distribués – de 15 à 25 ha par famille selon la région – suffit en général à peine pour la consommation familiale de quelques céréales, légumes et animaux, et la commercialisation de maigres excédents. Les investissements (machines, travaux d’irrigation…) sont parfois financés ou réalisés en commun, mais l’exploitation reste individuelle. La direction du MST incite les paysans à créer des coopératives, à la fois pour des raisons économiques (la division du travail est indispensable pour « améliorer les conditions de vie de tous » [17]) et politiques (le travail communautaire maintient soudé le collectif de l’assentamento). Mais l’individualisme demeure souvent le plus fort : seule une minorité des assentados est organisée dans les 86 coopératives que compte le MST [18] . « Dans ce monde néo-libéral où tout est fait pour favoriser la compétition, il est difficile d’échanger le moi pour le nous », résume d’une formule Luiz Zanetti, l’un des responsables de la coopérative Coopan de l’assentamento Capela, à 40 km de Porto Alegre.

La Coopan, fondée en 1994 après cinq années d’occupation, regroupe aujourd’hui 33 familles. Elle est rescapée d’une grave crise qui a vu une vingtaine d’autres familles quitter la coopérative au bout de deux ans, faute de supporter les contraintes d’un fonctionnement collectif : participation régulière aux groupes de discussion (réunissant cinq à dix familles), répartition rigoureuse des tâches, discipline collective de travail, distribution égalitaire des résultats en fin d’année… En contrepartie, les membres de la coopérative bénéficient d’une crèche, d’une cantine pour le déjeuner, de visites de spécialistes (économistes, psychologues familiaux, agronomes…), et même de vacances : en 2000, en deux groupes successifs, ils sont partis ensemble une semaine au bord de la mer, pratique peu fréquente chez les paysans pauvres… La mise en commun des ressources a permis la diversification de la production, avec l’acquisition d’un poulailler industriel, d’un élevage porcin doublé d’un abattoir, et de machines à récolter le riz. La COOPAN vend d’ailleurs ses poulets à la Frango Sul, un grand groupe filiale d’une multinationale française. Les coopérateurs disposent ainsi d’un niveau de vie supérieur à celui des autres familles, ce qui ne manque pas de créer des jalousies dans l’assentamento. Mais aucun triomphalisme chez Zanetti : « nos recettes sont insuffisantes pour financer l’amortissement de notre capital ; on ne sait pas comment on remplacera les machines ». Le logiciel de gestion, implanté avec l’aide de la Centrale des coopératives du MST, laisse impitoyablement apparaître un lourd déficit opérationnel de la coopérative, dû au faible prix de vente du riz, inférieur au coût de production. « Avec l’ouverture commerciale le prix du sac de riz est passé de 21 U$ en 1998 à 11 U$ aujourd’hui, alors qu’il nous coûte 14 U$ ». Zanetti et ses camarades mettent leurs espoirs dans un changement politique national, une victoire du PT aux prochaines élections présidentielles de 2002, qui permettrait une nouvelle politique agricole plus favorable aux petits producteurs.

En attendant la coopérative a accepté de prêter trois de ses membres au « mouvement » : l’un d’eux est un dirigeant régional du MST, un autre est parti dans le Nord-est du pays aider à l’organisation des sans-terre, le troisième est député de l’Etat du Rio Grande pour le Parti des Travailleurs. L’épouse de ce dernier, Lourdes Marcon, nous reçoit dans une petite mais coquette maison neuve, décorée des affiches électorales de son mari (« Marcon, un pied dans la lutte et l’autre au Parlement »). Une bouteille encore scellée de whisky brésilien de marque « Wall Street » trône (ironiquement ?) sur le buffet. Lourdes a longtemps travaillé comme domestique avant de se marier et de s’occuper de la crèche, où joue son petit garçon ; plusieurs femmes de la coopérative continuent d’ailleurs à faire des ménages en ville pour compléter les maigres revenus monétaires de la famille. Un groupe de femmes se réunit deux ou trois fois par mois, comme dans beaucoup d’assentamentos. Les sujets de discussion semblent bien traditionnels : la crèche, le cours de couture ou de fabrication de pain, … La division sexuelle des rôle demeure fortement ancrée, et ne semble guère objet de débats au sein du MST. L’influence culturelle de l’Eglise reste prépondérante [19], même si les dogmes officiels sur la contraception ne sont en pratique guère respectés.

L’économie solidaire, apprentissage du socialisme autogestionnaire ?

Créativité politique et entrepreneuriale d’un côté, précarité économique de l’autre, tel est le bilan contrasté de l’économie solidaire et populaire brésilienne. Les chiffres montrent une croissance remarquable de l’auto-organisation économique des oubliés de la mondialisation capitaliste ; en même temps, l’examen du fonctionnement de ces initiatives au quotidien montre combien il est bien difficile de survivre à la marge de cette mondialisation. L’effort des organisateurs de cette économie solidaire se porte aujourd’hui sur la constitution de réseaux alternatifs de financement et de commercialisation, qui permettraient aux coopératives de desserrer l’étau des donneurs d’ordre et de la concurrence, et de pallier la faiblesse du soutien des pouvoirs publics.

Mais la conception de l’économie solidaire développée par la gauche brésilienne va bien au delà d’un « tiers secteur » résiduel , refuge des exclus de la mondialisation. Ainsi lors d’un débat public récemment organisé par le PT entre les économistes Paul Singer, l’un des principaux théoriciens du parti, et Joao Machado, représentant de l’aile gauche [20], Singer présentait une conception stratégique de l’économie solidaire comme un « apprentissage qui permet à des fractions de la classe travailleuse d’assumer collectivement la gestion » de l’économie. Selon lui, la gauche doit viser un processus de transformation socialiste de la société où le développement de l’auto-organisation économique jouerait un rôle fondamental, avec la démocratisation radicale de l’Etat (via la gestion participative comme à Porto Alegre) et des entreprises (via le droit pour les salariés de participer aux décisions économiques) [21]. Pour Paul Singer, les entreprises solidaires constituent de véritables « révolutions locales » : même si l’économie capitaliste brésilienne retrouvait le chemin de la croissance, rien ne dit que leur essor se ralentirait, car comme le disent beaucoup de travailleurs après une expérience autogestionnaire, « on ne supporte plus de travailler pour un patron » [22].

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[1] Economiste, membre du Conseil scientifique d’ATTAC.

[2] Paul Singer, « Desemprego : uma soluçao nao capitalista », Teoria e Debate, juillet-août-septembre 1996

[3] Centrale Unique des Travailleurs, la principale confédération syndicale brésilienne, proche du PT (Parti des Travailleurs).

[4] Le syndicalisme « authentique » est né à la fin des années soixante-dix, sous la dictature militaire, en opposition au syndicalisme jaune contrôlé par l’Etat et le patronat. La figure la plus connue en est Lula, ex-président du syndicat des métallurgistes de « l’ABC » dans la banlieue de Sao Paulo , et aujourd’hui Président du Parti des Travailleurs, fondé par ces syndicalistes « authentiques » au début des années quatre-vingt.

[5] Dans les années 90 plus de 3,3 millions d’emplois formels ont été détruits ; la part des salariés formels est passée de 59,5% à 44,7% de la population active occupée ; le taux de chômage officiel est passé de 3,4% à 7,8% . Voir Jorge Mattoso, O Brasil desempregado, Editora Fundaçao Perseu Abramo, 1999

[6] « Sindicalismo e economia solidaria : reflexoes sobre o projeto da CUT », par R.S. Magalhaes et R. Todeschini, in Singer P ., de Souza A.R., A economia solidaria no Brasil, a autogestao como resposta ao desemprego, Editora Contexto, Sao Paulo, 2000

[7] Le Parti des Travailleurs (PT) est le premier parti de gauche ; il regroupe des courants très divers (syndicalistes « authentiques », sociaux-démocrates, guévaristes, catholiques, trotskystes…).

[8] Aux élections de novembre 1999, une coalition de gauche dirigée par le PT a fait élire Olivio Dutra, ancien syndicaliste du secteur bancaire et ancien maire de Porto Alegre, au poste de gouverneur de l’Etat de Rio Grande do Sul.

[9] P. Singer, « Incubadoras universitarias de cooperativas : um relato a partir da experiencia da USP », in P. Singer et A.R. de Souza, op.cit., p. 124.

[10] Pour le Rio Grande do Sul c’est l’Université du Vale do Rio dos Sinos (UNISINOS) qui est en pointe sur cette question ; voir L.F. Gaiger, M. Besson, F.M. Lara et I. Sommer, « A economia solidaria no RS : viabilidade e perspectivas », Cadernos CEDOPE n°15, 1999.

[11] Les coopérateurs sont considérés comme des travailleurs indépendants, et payent une contribution individuelle à la sécurité sociale, moins élevée que les cotisations payées sur des salaires.

[12] Il s’agit d’un plan d’assurance maladie complémentaire, financé par l’entreprise, et qui permet l’accès à un réseau de médecins et d’hôpitaux privés de bien meilleure qualité que le service public, très dégradé au Brésil.

[13] Les coopérateurs ne sont pas des salariés ; ils touchent un « pro labore » résiduel, faiblement hiérarchisé (de 1 à 5 à la Cooperleo), et sur lequel chacun paye sa contribution à la Sécurité sociale et à la mutuelle.

[14] L’usine de chaussures Makerly, dans la région de Sao Paulo, a été reprise par ses 500 ouvriers après une faillite en 1992, sous l’impulsion du syndicat de la chaussure (affilié à la CUT). Elle finit par fermer ses portes en 1995 après de nombreuses péripéties. Voir Anteag, Autogestao. Construindo uma nova cultura na relacoes de trabalho, mai 2000. Lip est une entreprise de fabrication de montres à Besançon, reprise en régime d’autogestion par ses travailleurs sous la direction de la CFDT, avant de faire faillite à nouveau en 1975 ; cette expérience marque l’apogée et le début de la décadence de l’idée autogestionnaire en France.

[15] Essentiellement la FINEP (Financiadora de Estudos e Projetos) du Ministère fédéral du Travail, les Secrétariats d’Etat au Travail de Sao Paulo et du Rio Grande do Sul, et la Banque Nationale pour le Développement Economique et Social (BNDES).

[16] Les assentamentos affiliés au MST lui versent une cotisation d’environ 2% sur les ressources obtenues auprès du système de crédit, notamment public ; le gouvernement fédéral mène actuellement une offensive policière, judiciaire et médiatique contre cette pratique qu’il cherche à présenter comme un détournement de fonds publics.

[17] Joao Pedro Stedile, op. cit., p. 110.

[18] Voir E. Ferreira, « A cooperaçao no MST : da luta pela terra a gestao coletiva dos meios de produçao », in . Singer et A.R. de Souza, op. cit. 25 des 86 coopératives du MST sont situées dans l’Etat du Rio Grande do Sul.

[19] Tous les deux mois un prêtre vient dire la messe dans l’assentamento Capela, et toute la communauté y assiste.

[20] Paul Singer, Joao Machado, Economia socialista, Serie Socialismo em discussao, Editora Perseu Abramo, 2000

[21] De façon intéressante, le représentant de la gauche du PT soutient cette vision de l’économie solidaire comme « implant socialiste dans l’économie capitaliste », comme un « mouvement pour le socialisme construit en partant du bas vers le haut ».

[22] P. Singer, « Economia solidaria : um modo de produçao et distribuiçao », in P. Singer et A.R. de Souza, op. cit.

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