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Lettre d'un réfractaire à l'injonction républicaine du 5 mai 2002

sonia, Sunday, May 12, 2002 - 20:29

Serge Quadruppani

Le 5 mai 2002, alors que la France s'apprêtait à élire, à plus de 80% des votes exprimés, Jacques Chirac contre Jean-Marie Le Pen, une voix s'élevait dans le désert pour dénoncer tout à la fois «le vent mauvais [qui] souffle sur le monde» mais aussi la quasi univocité des discours des anti-FN et l'absence d'alternative au vote Chirac envisagée pour contrer la montée du candidat d'extrême-droite.
Cette voix, celle de Serge Quadruppani, apporte un point de vue qui s'est fait rare entre les deux tours des élections : au contraire des stentors préconisant la saignée pour sauver la République, il n'hésite pas à se déclarer RÉFRACTAIRE À L'INJONCTION RÉPUBLICAINE DU 5 MAI.

QUI SONT LES COLLABOS ?

DÉCLARATION D'UN RÉFRACTAIRE À L'INJONCTION RÉPUBLICAINE DU 5 MAI

Par SERGE QUADRUPPANI,
le 5 mai 2002.

Je n'ai jamais eu de carte d'électeur mais si j'en détenais une, sans doute irais-je voter Chirac le 5 mai. Peut-être parce que je ne suis pas insensible à 'argumentation bien exposée par le collectif « Les mots sont importants » [1 ] :« Un Chirac élu avec 90%, paradoxalement, serait beaucoup moins dangereux, et beaucoup plus vulnérable qu'un Chirac élu avec seulement 60% des voix. » (Bien que des doutes pèsent sur cette prévision : même sur-élu, rien n'empêchera Chirac de gouverner sous l'influence directe du Front, en particulier s'il a besoin de passer des accords avec lui aux législatives). Peut-être aussi, anecdotiquement, serais-je tenté de voter parce que le refus du vote est un dogme de ma famille (libertaire et ultragauche) et qu'il est toujours agréable de piétiner les dogmes familiaux. Voter est certes et avant tout un rite de soumission à une organisation du monde qui ôte sans cesse à chacun tout pouvoir sur sa vie. Néanmoins, comme dit je crois Pierre Tévanian, il ne faut pas fétichiser l'acte de voter, on peut en avoir un usage pragmatique. On peut se décider, par exemple, en fonction des conséquences pratiques immédiates pour les personnes les plus menacées par l'évolution sécuritaire. Pour ne parler que d'un secteur, si on se souvient de ce qui s'est passé ces vingt dernières années quand Pasqua revenait aux affaires, on peut prévoir que l'élection de Chirac servira de signal d'encouragement aux flics baveurs et que les exécutions extra-judiciaires des lascars de banlieue vont augmenter. Mais on peut prévoir aussi que si c'était Le Pen, on changerait d'échelle. Il n'est pas discutable non plus qu'avec un démagogue raciste au pouvoir, le sort des sans-papiers et des demandeurs d'asile serait encore bien pire que ce qui les attend. Donc, pas de doute, si je devais voter pour la première fois de ma vie, ce serait pour Chirac.

J'espère que mes bonnes intentions virtuelles ayant été reconnues, on me permettra de remarquer qu'aller voter pour quelqu'un dont l'élection risque d'être fêtée en tout cas par l'entrée d'un projectile dans un nombre indéterminé de nuques basanées, cette perspective n'a rien d'exaltant. J'aurais aimé que tous ceux qui, dans « le mouvement social », à l' « extrême-gauche », au sein des « multitudes » appellent à voter Chirac expriment leur position pour ce qu'elle est : la reconnaissance d'une très grave et très profonde défaite. Liquéfaction de la gauche de gouvernement, érosion de la droite, légère augmentation de l'extrême droite, poussée de l'extrême-gauche, abstention importante, tous les résultats du 21 avril convergent vers une seule et unique constatation : le système politique existant, son personnel, ses discours, ses pratiques, font l'objet d'un rejet profond. Que ce soit pour de bonnes raisons (la plus grande partie du vote d'extrême-gauche et des abstentionnistes) ou pour des mauvaises (le vote d'extrême-droite), le rejet, en tout cas, ne fait aucun doute. Or que voit-on ? Grâce à l'apparition du » danger facho », ce système si unanimement rejeté fait l'objet d'un regain d'adhésion inouï. Hier, objet d'exécration, il devient aujourd'hui un bien très précieux, dernier rempart contre la barbarie. Par un de ces renversements auxquels nous a habitué la société du spectacle, l'incapacité du système parlementaire à produire une volonté générale produit une puissante volonté générale de le défendre. Le rejet de la vieille politique aboutit au vote en masse pour son plus éminent représentant.

Lorsque de futurs électeurs chiraquiens d'extrême-gauche présentent leur vote comme une espèce de mauvais moment à passer avant d'en venir aux choses sérieuses (troisième tour social ou grève générale ou luttes pour les sans-papiers et contre le sécuritaire), quand d'autres y voient une simple formalité et insistent sur l'expression « sans état d'âmes » (deuxième au palmarès de ces derniers jours derrière « l'original et la copie »), il me semble qu'ils se consolent à bon compte. Le vent mauvais qui souffle sur le monde depuis le 11 septembre ne s'est, pas plus que le nuage de Tchernobyl, arrêté aux frontières du canton français. Le crayon mou de Plantu, dessinateur du consensus hexagonal, l'a (sans y penser, comme d'habitude) bien donné à voir quand il a caricaturé Le Pen en avion s'abattant sur les tours jumelles Chirac-Jospin. Sans tomber dans les imbécillités complotistes à la Meyssan, il faut bien noter que l'attentat du World Center fut une divine surprise pour les pétroliers texans, le Pentagone et le système politique américain. Qui se souvient encore, aux Etats-Unis, que Bush n'a été élu qu'au prix de manipulations très peu démocratiques, que sa légitimité était très discutée, et qu'on commençait à remettre en cause jusqu'au système électoral tandis que dans le reste du monde, à travers notamment le mouvement « no-global », le commandement étasunien était remis en cause ? La tronche du cow-boy alcoolo amateur de peine de mort s'est effacée derrière la mâchoire serrée sous un casque de pompier à Ground Zero, et la logique sécuritaire antiterroriste a permis le retour, aux côtés d'autres modes de domination impériale, du bon vieil impérialisme à l'ancienne, avec coups d'Etat en Amérique Latine. En France, pays qui vit l'histoire largement sur le mode imaginaire et mémoriel, nous n'avons pas eu besoin, heureusement, d'un attentat spectaculaire pour resserrer les rangs autour de la nation en danger : le fantasme de la prise du pouvoir par Le Pen a suffi.

Avec un peu de recul, personne ne discutera sérieusement que c'est bien d'un fantasme qu'il s'agit. Outre l'arithmétique, on pourrait, entre mille indicateurs, mentionner l'hostilité du Medef, pour se persuader que Le Pen ne prendra pas le pouvoir. Si sa personne, ses discours et ses partisans dégorgent de saloperies puisées aux sources vichystes et nazies, son mouvement n'est pas la résurgence du fascisme historique : il lui manque l'alliance du sous-prolériat et du grand capital. Le véritable enjeu de la farce électorale des 21 avril et 5 mai, ce n'est pas Le Pen, c'est la lepénisation. C'est à dire l'aggravation d'un phénomène qui l'a dès longtemps précédé et préparé : face aux conséquences de la précarisation généralisée qu'implique une nouvelle étape du développement capitaliste mondial, l'Etat se recentre sur le maintien des ségrégations sociales et sur la répression des classes décrétées dangereuses. La totalité des médias et de leurs vedettes (foutboleurs, penseurs, chanteurs, pitres télés) se sont unifiés de manière inouïe sur un discours obsessionnel occultant la réalité (la lepénisation) derrière un fantasme (la prise du pouvoir par Le Pen). Toutes les énergies libérées par l'angoisse devant des dangers réels ont ainsi été canalisées autour d'un message unique, obsessionnel : il faut voter Chirac.

On n'a sans doute pas fini de prendre la mesure de ce qui s'est passé depuis quinze jours, de la nouveauté à peu près complète de l'événement : la transformation de la totalité de la presse, des télés et des radios en organes de propagande anti-fascistes avec enrôlement de tous les employés du divertissement spectaculaire dans le rôle de grandes consciences gardiennes de la démocratie. Et tout cela dans un but unique, inlassablement répété : faire élire Chirac. Il est tout de même remarquable qu'alors que le monde médiatique s'est soulevé pour, paraît-il, sauver le pluralisme démocratique, pas un instant, d'autres options que le vote Chirac, telles celles proposées par l'extrême-gauche trotskistes, l'abstention ou anarchiste, la grève générale, n'ont été ne fût-ce que mentionnées.

A quoi est venu s'ajouter l'insupportable infantilisation à laquelle fut réduit le « peuple de gauche », crétinisé par ces séances de repentir en manif (« je me repens de ne pas avoir voté Jospin », « j'aurais pas dû voter Besancenot, j'ai voulu me faire plaisir et voilà le résultat »), discours pas toujours majoritaires mais montés en épingle par les journaux et dont les experts étaient chargés de tirer la conclusion : « l'électeur doit comprendre que l'élection est une chose trop sérieuse pour jouer à se faire plaisir, il faut voter utile dès le premier tour ». Ainsi revenait-on à ce dogme de la politique telle qu'elle avait été massivement rejetée : dans les démocraties modernes, le seul choix possible est entre le centre-gauche et le centre-droit, tout le reste est aventure totalitaire. Bien des commentateurs, et même des camarades, ont répété qu'il fallait que Chirac obtienne « un score nord-coréen ». Mais pas une voix ne s'est élevée pour dire sa perplexité devant un discours politique d'une telle unité et univocité. Quand Paris-Match, qui a tant fait pour propager l'idéologie sécuritaire, se transforme soudain en défenseur de la patrie en danger, cela va-t-il faire changer d'avis beaucoup d'électeurs de Le Pen ou cela va-t-il au contraire les conforter dans leur aigre haine de l' « établissement », comme dit leur führer ?

Heureusement, cet abaissement de l'esprit critique, cette anesthésie du débat public, ont été en partie, mais en partie seulement, compensés par ces prises de paroles directes que furent les belles manifs spontanées de la jeunesse. Quand elles arrivaient à se dégager de la problématique dictée par le système électoral, on y entendait parfois des réflexions de bon sens sur la nécessité d'un nouveau Mai 68. Que des gens réapprennent à se parler directement, à sortir de chez eux au passage d'une manif, que des dames maghrébines applaudissent les cris de jeunes piercés, que des multitudes de tous âges et de toutes conditions soient descendues dans la rue le 1er mai, hors des appareils politiques, tout cela pose les premiers jalons d'une possible réappropriation d'une pensée et d'une pratique critiques de la vieille politique. Il est juste dommage que leur refus de tout ce que représente Le Pen sur un mode concentré ne se soit exprimé que pour soutenir un Chirac qui le représente sur le mode diffus. Il est aussi regrettable qu'on ait toléré dans ces manifs la présence du Parti socialiste et autres rogatons soudain redevenus consommables grâce à la sauce antifasciste. « Aux urnes citoyens » est tout de même resté le slogan principal des manifs d'entre-deux-tours. Le recours mortifère aux armes remplacé par l'invitation somnifère aux urnes : on ne voit pas trop où est le progrès, dans la mesure où, dès le lundi, l'électeur chiraquien de gauche risque de se réveiller en sursaut de son anesthésie démocratique pour constater que celui qui remerciait les jeunes manifestants du 1er mai était le même qui, le même jour, annonçait que sa priorité serait la sécurité. Il ne manquait qu'un beau cas de somnambulisme, avec ces électeurs d'extrême-gauche de Chirac qui s'apprêtent à manifester contre lui aussitôt après avoir posé leur bulletin dans l'urne.

Alors, 40/60 ou 80/20 ? Allons-nous vers un gouvernement de droite sous influence FN ou vers une nouvelle cohabitation ? Une chose est sûre, dès lundi, aux côtés des sans-papiers, des jeunes menacés par la logique sécuritaire, de tous les précarisés et de tous les prolétaires en lutte, le combat continue, facilité par les belles énergies dégagées dans les manifs anti-Le Pen, et appesanti par la gangue collantes des illusions parlementaristes et politiciennes qui semblent bien, paradoxalement, avoir pris un bon coup de jeune.

Finalement, je ne regrette pas trop de ne pas avoir de carte d'électeur.

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[1] Sylvie Tissot Et Pierre Tevanian « Lettre ouverte à nos amis antiracistes et antifascistes radicaux, libertaires et d'extrême gauche, À ceux qui se souviennent d'Ouvéa, du bruit et de l'odeur. Et à tous ceux qui ont de bonnes raisons de s'abstenir », diffusé en particulier sur les listes zpajol et infozone, etc.
[Lire ce texte sur www.samizdat.net]

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