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Une crise à double fond

vieuxcmaq, Thursday, January 17, 2002 - 12:00

Franco Castiglioni *, O Estado, de São Paulo (Brésil) (alternatives@alternatives.ca)

Pourquoi ce grand pays passe-t-il à côté d’une prospérité pourtant inscrite dans ses gènes ? Pour le politologue argentin Franco Castiglioni, il est avant tout urgent de changer de culture politique.

Fiers, il y a un mois, de la commémoration des dix-huit ans de la démocratie en Argentine, les Argentins, comme les observateurs étrangers, auraient difficilement pu prévoir que le pays allait assister à la démission de quatre présidents en dix jours. Tout cela dans un climat de rage et de saccage. Exaspérées par l’incertitude du lendemain, les émeutes populaires ont été réprimées par la police et se sont achevées dans un bain de sang sur la place de Mai.
L’Argentine a-t-elle touché le fond ? Est-ce la crise majeure de son histoire ? A-t-elle une chance de s’en sortir ? Telles sont les questions que se posent les Argentins.

Comment enrayer la spirale qui entraîne dans son mouvement institutions, partis, cohésion sociale, tolérance, vies humaines, et, pour la première fois, la légitimité même de l’État ? Il est certain que l’Argentine a connu pire, comme en 1976, durant la dictature. Mais cette crise est inédite, car les partis et les syndicats savent que l’armée n’est plus l’arbitre face à une situation de conflit politique et social, ni l’organisation autonome dotée d’une idéologie et d’un projet propres qui a vu ses espoirs défaits lors du conflit des Malouines en 1982.

En raison précisément de ces données, une issue éventuelle à la crise repose sur la société civile, qui, après des décennies de silence, a recommencé à se manifester de façon indépendante, à juger de la maturité de ses dirigeants et de leur volonté de prendre en charge et de remettre en marche l’économie après quatre années de récession.

Cependant, jusqu’à ce jour, l’habituel égocentrisme politique et la lutte entre les factions ont empêché les partis d’imaginer pour le pays un projet dont l’ampleur dépasserait les ambitions à court terme de tel ou tel dirigeant. L’Argentine connaît un problème politique et institutionnel : son incapacité à mettre en place un ordre politique démocratique stable l’empêche de consacrer ses efforts à l’économie et à l’intégration sociale.

La dévaluation lui permettra-elle, comme le suggèrent certains économistes, de redevenir compétitive ? Suffira-t-il d’injecter de l’argent neuf pour rétablir les finances et permettre ainsi de soulager la population en apportant une solution à la crise ?

L’attente d’une mesure drastique permettant de résoudre les problèmes d’un seul coup est l’illustration métaphorique, dans le domaine des finances publiques, du vieux dicton argentin selon lequel « une bonne récolte nous sauvera toujours de la faillite ». Ce type de comportement a fait de la fuite des capitaux le sport favori des contribuables. Cette pratique, dominante du temps de l’ex-ministre de l’Économie Domingo Cavallo, qui continuait de promettre la parité du peso avec le dollar tout en contractant des dettes à un taux d’intérêt exorbitant, révèle que la perte de crédibilité du pays a déjà entraîné, en moins de huit mois, une fuite de 19 milliards de dollars de capitaux. Afin d’éviter la faillite, Cavallo a confié [en décembre] aux titulaires des comptes bancaires le soin de sauver le système en ne permettant aux particuliers de ne retirer de l’argent qu’au compte-gouttes. Les plus fortunés étaient déjà partis. Non sans avoir réalisé dans le pays de juteux profits qu’ils ont une fois de plus mis à l’abri à l’étranger, comme au temps de Perón, et la fuite des capitaux s’est ainsi poursuivie.

Durant ces années de récession, la baisse des recettes de l’État a été telle que le fonctionnement de l’administration publique, des écoles et des hôpitaux a été mis en péril. Dieu, comme l’affirme un autre dicton local, continuera-t-il de réparer le jour les erreurs commises par les Argentins la nuit ? Cette Argentine des inégalités, avec ses 14 millions de démunis, dont 5 millions au-dessous du seuil de pauvreté, et qui abrite des disparités de revenus allant de 1 à 30, conserve néanmoins cette culture et cette opulence qui ont tant surpris et émerveillé Georges Clemenceau dans ses « Notes de voyage dans l’Amérique du Sud » [1911]. Le rétablissement de l’économie repose généralement sur les institutions et la situation politique. Et comme le savent d’expérience les démocraties industrialisées, les institutions offrent aux citoyens la possibilité de s’organiser pour exercer leurs droits civils, politiques et sociaux, et s’acquitter de leurs obligations fiscales. Ce n’est pas exactement le cas de l’Argentine. Du côté des institutions, l’Argentine du XXe siècle est marquée par l’instabilité politique : les tribunaux ont légitimé des coups d’État, le péronisme [principal mouvement du pays] a octroyé la citoyenneté sociale aux travailleurs tout en restreignant leurs libertés et en manipulant selon son bon vouloir les règles du jeu constitutionnel.

Le Parti radical [centre], minoritaire, a accepté de gouverner en bannissant à son tour le péronisme. Et l’Alliance [du Parti radical et des partis de gauche, élue triomphalement en 1999] a renoncé à la coalition, ce qui n’est guère surprenant dans la mesure où, pour de la Rúa [le président radical démissionnaire en décembre dernier], il s’agissait davantage d’une formule électorale que d’une forme concertée de gouvernement. Il a ainsi employé son peu d’énergie à éliminer d’éventuels rivaux de son gouvernement. Les autres radicaux n’ont pas fait grand-chose pour l’en empêcher. C’est ce qui a provoqué leur perte.

Le Parti justicialiste [parti péroniste], qui pensait être le parti miracle, est à la dérive : il se retrouve sans dirigeant, avec cinq responsables disposant chacun d’un fort pouvoir de veto. Contrairement à ce qui s’était passé du temps de Juan Perón ou de Carlos Menem, il s’agit aujourd’hui d’un péronisme désargenté. Entre un Parti radical déclinant et un parti péroniste de type collégial, avec ses chefs installés dans leurs bastions de province, une restructuration éventuelle du système politique assortie d’une rupture des grands partis serait envisageable.

Un graffiti sur les murs de Buenos Aires dit qu’il existe deux types d’hommes politiques : les incapables et les capables de tout. Face à l’affaiblissement des institutions, aux pratiques anticonstitutionnelles et à un président incapable de prendre des décisions dans des situations inextricables comme lorsque l’exécutif est minoritaire au Congrès, la démocratie a besoin de dirigeants capables de faire face à la tourmente dans le respect des procédures républicaines.
Le cas exemplaire de De la Rúa – entre autres incapables –, avec ses hésitations, montre à quel point les institutions doivent être en mesure de fonctionner en dépit des déficiences des dirigeants.

Adolfo Rodríguez Saá [le deuxième président dernièrement démissionnaire], héritier du style de Perón et de Menem, a quant à lui immédiatement annulé les accords conclus auparavant avec d’autres dirigeants afin de promouvoir une série de mesures démagogiques et de nommer un cabinet entièrement péroniste.
Le système présidentiel, sans instances de contrôle, peut ainsi voir surgir des dirigeants capables de tout. La courte apparition de Rodríguez Saá, dirigeant populiste sans morale, a été repoussée par les manifestations hostiles de la classe moyenne, puis par les péronistes. Mais on ne change pas une culture politique en un jour. Le renforcement des institutions doit d’abord trouver son efficacité et sa légitimité dans une nouvelle politique économique et dans la lutte contre la pauvreté.

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* Professeur de politique comparée à l’université de Buenos Aires.
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