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Les personnalités médiatiques sont toujours à notre portée; traînons-les dans la rue: réplique à Richard Martineau

vieuxcmaq, Tuesday, June 5, 2001 - 11:00

Collectif de réflexion sur l'air des lampions (lampions@hotmail.com)

Analyse critique des médias

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Le chroniqueur Richard Martineau est récemment sorti de sa torpeur et a demandé
qu'Henry Kissinger soit traduit en justice. Le Collectif de réflexion sur l'air des lampions s'est interrogé sur la façon dont une idée critique se fraie un chemin, de la rue vers l'esprit complaisant
des éditorialistes.

[La
chronique de M. Martineau]

Dans sa chronique du 24 mai 2001, Richard Martineau, rédacteur en chef de l'hebdomadaire _Voir_, exige la condamnation de Henry Kissinger pour crimes de guerre. Rien de moins. C'est que notre journaliste a lu un livre! Celui de Christopher Hitchens, _The trial of Henry Kissinger_. Il a pu ainsi découvrir ce que plusieurs dénoncent depuis trente ans déjà, à savoir que l'ex-Secrétaire d'État de Richard Nixon s'était spécialisé dans les intrigues de palais, les guerres sanguinaires, les assassinats politiques et le soutien aux dictateurs, dont Pinochet ne fut pas le moindre.

Que Martineau découvre et s'indigne MAINTENANT d'un fait connu depuis presque toujours a de quoi nous étonner. D'autant plus qu'en 1996, le collectif d'actions non-violentes autonomes (Canevas) - ancêtre de SalAMI - avait organisé une action de désobéissance civile lors d'une visite de M. Kissinger à Montréal, action qui avait précisément pour but de dénoncer les crimes contre l'humanité commis par cette éminence grise de Washington.

On pourrait, bien entendu, simplement se réjouir qu'un journaliste polyvalent et réputé comme Martineau - c'est-à-dire un journaliste qui peut jouer à celui qui pisse le plus loin à Télé-Québec et conserver assez de crédibilité pour pontifier sur tout et rien dans le _Voir_ et _l'Actualité_ - dénonce un homme d'État comme Kissinger. D'autres pourraient nous rétorquer qu'il n'y a pas de quoi fouetter un chat, qu'il est de notoriété publique que M. Martineau confonde inconsistance intellectuelle et libre pensée.

Quant à nous, nous voyons plutôt dans ce sursaut de conscience sociale l'occasion d'entreprendre une réflexion sur le fonctionnement des médias. Ce que nous désirons ainsi porter à l'attention des lecteurs de journaux, des nombreux journalistes qui s'interrogent sur leur métier autant que des critiques éclairés des médias - les activistes à qui l'on s'adresse entre autres -, ce sont nos cogitations sur le comportement des médias à l'égard des idées. Comment pensent les médias ? Comment une pensée critique se fraie-t-elle un chemin jusqu'à l'esprit généralement complaisant des éditorialistes ? Comment ces derniers perçoivent-ils finalement leurs idées ? Ne sont-ce pas là des questions qui chatouillent les neurones d'un peu tout le monde et qui, de ce fait, interpellent le Collectif de réflexion sur l'air des lampions ? À cet égard, l'explication chomskienne- que nous ne voulons pas balayer du revers de la main - ne suffit pas à comprendre le parfait roulement et la prolifique désinvolture des médias et des vedettes médiatiques contemporaines, désinvolture à laquelle notre collectif entend précisément s'attaquer - comme nous l'avons fait tout récemment à l'égard de l'éditorial de Paule des Rivières (http://www.cmaq.net/viewarticle.ch2?articleid=1766&language=french).

C'est qu'entre nous, activistes, nous pouvons nous indigner de l'irresponsabilité des journalistes massmédiatiques puis comprendre cyniquement leur désinvolture comme une expression obscène qui vient coiffer l'autosuffisance de l'appareil médiatique et qui trahit l'ennui d'avoir le contrôle absolu de l'information. Mais alors, nous ne ferions que nous complaire avec les chomskiens déjà convaincus - que nous sommes tous à divers degrés -, et ne convaincrions personne d'autre du bien-fondé de notre analyse réputée paranoïaque, surtout pas les Martineau de ce monde qui se déclarent sincèrement libres penseurs.

Disons les choses sans détour; le rapport de M. Martineau à la pensée est comme celui du chien envers sa pâtée : c'en est un de consommateur. À cet égard, il nous semble être le digne représentant de la logique massmédiatique contemporaine. La bête médiatique, en effet, doit produire des informations pour se maintenir en vie. Telle est sa nature. Elle ne vit que pour dévorer et transformer les idées qui lui tombent dessus par hasard, et qui proviennent de l'extérieur d'elle, c'est-à-dire de la société. De surcroît, elle ne consomme que les idées qu'elle peut restituer en signaux-informations propices à la reproduction de sa clientèle (lectorat, auditeurs, etc.). Autrement dit, au sein des médias, les idées sont absorbées les unes après les autres sans autre nécessité que celle qu'ont les groupes de presse de produire de l'information pour se maintenir dans l'existence - c'est-à-dire faire des profits.

Cette logique massmédiatique est celle d'un certain pragmatisme, celui qui a propulsé l'Amérique à l'avant-garde du capitalisme mondial. Elle repose sur le principe que la valeur d'une idée se mesure à son utilité, à savoir sa capacité d'accroître la liberté d'action de celui qui la possède (l'entrepreneur!).

Telle est, à notre avis, la manière dont les médias perçoivent les idées : à leurs yeux, elles ne sont que des moyens mis à la disposition de leur désir sans cesse croissant d'agir (imprimer des journaux, produire des émissions, vendre une clientèle à des publicitaires, etc.). Une telle logique ne va pourtant pas de soi et crée même plutôt des contresens. Par exemple, poussés par leur désir insatiable de croissance, les médias se proposent d'offrir à leur clientèle un feu roulant de nouvelles qui, concurrence oblige, se devront d'être plus intéressantes les unes que les autres. Cependant, par définition, une nouvelle est un fait ou un événement nouveau que l'on porte à l'attention du public, de préférence parce qu'on le juge digne d'intérêt.

Aussi, le concept de nouvelle est spontanément associé par le sens commun à la surprise et à l'inusité. Or, il va de soi que la nouveauté et la surprise authentiques sont des phénomènes trop rares et trop imprévisibles pour alimenter les nombreux bulletins de nouvelles dont on nous accable de nos jours.

Les médias doivent donc imaginer et bricoler les « nouvelles » de toutes pièces à même les matériaux - les idées - qu'offre la culture commune. Dans les salles de rédaction, on dit de cette imagination et de ce bricolage qu'ils consistent à avoir « le sens de la nouvelle » ou encore à « faire la nouvelle ». Tout l'art du métier de journaliste se limite dès lors à deviner ce que le public veut entendre - et c'est, au demeurant, dans cet art qu'est conservé l'inattendu et la nouveauté qui sont le propre de la nouvelle. On appelle tout cela produire de l'information.

Revenons maintenant au cas de Kissinger et posons-nous à nouveau la question de savoir comment une idée critique en vient à titiller le « sens de la nouvelle » d'un éditorialiste complaisant. Rappelons qu'en 1996, lors de la première Conférence de Montréal, une centaine de militants du Canevas s'étaient présentés au Reine-Élizabeth afin d'« arrêter » Kissinger pour crimes contre l'humanité. L'accusation reposait sur une preuve identique à celle de Hitchens, sur lequel s'appuie M. Martineau. Les justiciers d'alors furent arrêtés dans la quasi indifférence médiatique, et les motivations de leurs actes, qui ont fourni le prétexte à leur arrestation, furent évoquées, à l'époque, du bout des lèvres dans la nouvelle. Peut-être était-il impensable pour les journalistes qu'un prix Nobel de la paix soit accusé de crimes contre l'humanité ? Mais alors, on peut se demander ce qui a pu se passer pour que l'ignominie de Kissinger soit reconnue subitement par M. Martineau. Retournons à son papier d'humeur pour voir ce qui a changé.

En parlant de l'auteur qui l'a inspiré à dénoncer Kissinger, M.Martineau écrit : « La force principale de Christopher Hitchens est qu'il _ne loge à aucune enseigne_ : il attaque _aussi_ bien la gauche que la droite. C'est aussi un formidable reporter. Il ne se contente pas de ruer dans les brancards et de multiplier les gros mots : il fouille, il enquête, il débusque » - les
italiques sont de nous, ils soulignent ce qui doit retenir notre attention.

M. Martineau, lisons-nous, estime que la force de Hitchens provient, en ordre d'importance : a) de ce qu'il ne loge à aucune enseigne et b) du fait qu'il est un bon reporter, à savoir un journaliste qui vérifie ses sources, fouille, enquête, etc. On ne doit pas se surprendre que M. Martineau, dont l'article repose en entier sur UNE source, estime qu'être un bon reporter n'est pas la qualité première d'un journaliste. Il aurait affirmé l'inverse et son texte eut été immédiatement discrédité. Par contre, qu'il affirme que la force principale de cet auteur provienne de ce qu'il ne loge à aucune enseigne, alors justement que cet auteur exige que justice soit faite, cela laisse pantois. À plus forte raison quand M. Martineau lui-même décide de condamner Kissinger en affirmant qu'il en va de « l'avenir même du concept de justice internationale ».

Tout cela est de prime abord étonnant, car s'il y a un concept qui exige que l'on loge à une enseigne idéologique pour qu'il fasse sens, c'est bien celui de la justice. Mais s'étonner de la sorte, c'est oublier que M. Martineau, à l'instar des médias, n'a pas besoin de penser pour affirmer quelque chose. Ainsi, quand il dit que la force du travail de Hitchens est sa neutralité idéologique, cela signifie que sa condamnation est valable du fait qu'elle n'est pas déduite d'une idée de la justice. L'enseignement qu'il faut tirer de ce qui précède est que c'est d'avoir parlé au nom d'un idéal de justice qui a discrédité, au cours des trente dernières années, ceux qui accusaient Kissinger de crimes contre l'humanité.

Mais MAINTENANT tout a changé. Qu'est-ce qui a changé ? Une chose bien simple : maintenant, l'État américain arrête des chefs d'État au nom du droit international (Noriega, éventuellement Milosevic ou Saddam Hussein). M. Martineau peut donc condamner Kissinger sans que cela ait l'air d'une contestation idéologique des pouvoirs établis. Car ce faisant, il ne fait qu'exiger de l'État américain qu'il applique son principe de droit. Voilà ce qu'il appelle « loger à aucune enseigne ». Quand à savoir ce qu'est la nature de ce principe de droit, ce qu'est précisément ce concept de justice internationale qu'il nous faut ne pas prendre à la légère, cela lui est égal : sa seule existence, du seul fait qu'il fonctionne, son évidence, tout cela suffit pour qu'on en prenne la défense. Cela suffit à convaincre le journaliste de porter à notre attention la culpabilité de Kissinger alors qu'hier encore, tout cela le laissait bien indifférent.

Nous l'avons dit, et nous le répétons, les journalistes qui adoptent la philosophie du système médiatique n'ont pas d'idée : ils ne font que s'accrocher aux idées des autres, qu'ils vident de leur sens pour en faire de l'information. Le fait qu'ils appellent ce néant de l'esprit « loger à aucune enseigne » ou
encore la neutralité journalistique ne change rien à l'affaire.

Ils peuvent s'en faire une vertu et clamer haut et fort que cette désinvolture face à la signification des choses est garante de leur liberté d'esprit.

Mais en réalité, cette liberté est un esclavage. En effet, les mass media sont sous l'emprise d'une dépendance essentielle : envers les idées de la culture commune et, dans le cas de l'« affaire Kissinger », envers les idées des militants. Car il faut se rendre à l'évidence que bien que son auteur ne loge à aucune enseigne, le livre de Hitchens trouve tout son sens dans la lutte patiente des militants pendant les trente dernières années. C'est dire que tout ce qui affleure à la conscience journalistique comme du hasard trouve son sens dans l'action, notamment la nôtre, c'est-à-dire celle des militants. Et c'est parce que les militants oeuvrent à l'émancipation de tous, journalistes inclus, qu'il est de notre devoir de les traîner dans la rue.

Le Collectif de réflexion sur l'air des lampions*

* Ce collectif se propose de réfléchir sur les nouvelles formes expressives des revendications populaires qui reprennent la rue. « L'air des lampions » est un nom qui sert à désigner les slogans revendicatifs populaires et qui en évoque un très célèbre datant de 1848, revendiquant un meilleur éclairage des rues de Paris.



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