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LE SOMMET DE LA HONTE

vieuxcmaq, Saturday, May 12, 2001 - 11:00

Pierre-Alain Cotnoir (pac@cam.org)

Marc Brière est juge retraité du Tribunal du travail du Québec et a été nommé le 19 avril dernier par le ministre Serge Ménard l’un des cinq observateurs indépendants chargés « d'observer le travail des corps policiers et des services correctionnels afin de s'assurer si celui-ci s'effectue en conformité avec les droits et libertés fondamentaux et dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens ». Il a signé un rapport minoritaire demandant une enquête publique ou administrative sur le Sommet de Québec.
Les grands quotidiens de la presse québécoise n’ont pas voulu publier la lettre ouverte qu'il a rédigée le 1er mai dernier, et reproduite ci-dessous. Informés de son existence, nous en avons obtenu une copie, car nous croyons qu’elle est d’intérêt public.

Lettre ouverte de Marc Brière

J’étais à Québec pour le sommet des Amériques et des Peuples, en qualité d’observateur indépendant mandaté par le ministre de la Sécurité publique, comme les quatre autres juristes avec qui je tentai de m’acquitter le plus consciencieusement possible de cette pénible et épuisante mission. Qu’on me permette ici de leur rendre hommage pour leur admirable zèle et leur compétence, mais ce n’est pas l’objet de ce propos.

J’étais dans Québec défigurée, meurtrie, humiliée, transformée en ville fantôme et capitale d’un État policier assaillie par une horde barbare et une foule immense de manifestants pacifiques, mais désordonnés, erratiques, excessifs, mais aussi touchants dans leurs élans poétiques et leur candeur politique.

J’en étais à ma première expérience de telles manifestations, et j’en suis encore bouleversé.

Je demeure solidaire de mes collègues observateurs, et ne me dédie par de mon ajout solitaire, pâle écho du trouble qui est encore le mien à la suite de cette affligeante expérience, et qu’un froid rapport savamment juridique ne pouvait exprimer.

Il y avait beaucoup plus à observer, à méditer, à dire, que nous en eûmes les moyens et le temps (l’un de nous devait quitter le pays à l’aube du lendemain de la rédaction de notre rapport, rédigé avec toute la fébrilité et l’imperfection d’un travail auquel nous consacrâmes, sans arrêt, d’un seul trait, plus de quatorze heures, jusque tard dans la nuit). Aussi m’apparut-il qu’on ne devait pas en rester là.

Soyons modestes, cependant, d’autres observateurs on déjà contribué à la nécessaire réflexion sur tous les aspects de ces deux sommets, et d’autres s’apprêtent à nous livrer les fruits de leurs constatations et de leurs méditations.

Le ministre lui-même a annoncé qu’il entendait s’informer davantage de certains aspects techniques de la stratégie policière. Et je veux ici lui rendre hommage, aussi bien qu’à ses fonctionnaires, policiers et services correctionnels, qu’il a su mobiliser pour assurer le mieux possible l’ordre et la sécurité de tous; de même que je veux féliciter les services judiciaires de s’être rendus aussi disponibles les samedi et dimanche.

Mais je suis troublé d’apprendre, ce premier mai, que le jeune Jaggi Singh, que j’ai visité à Orsainville le samedi 21 avril, est encore détenu, en attendant de comparaître le 3 mai devant un juge qui fixera la date de son enquête préliminaire et de son procès. Je ne veux présumer de rien, ni intervenir dans le processus judiciaire, mais ce jeune homme, qui serait étudiant à McGill et qui m’a paru intelligent et sincère, prétend avoir été victime d’une arrestation préventive (qu’il a vécue comme un «enlèvement» par des policiers en civil, alors qu’il n’avait rien fait et se trouvait à distance des lieux d’effervescence).

Combien des quelque 450 personnes arrêtées étaient de pacifiques manifestants? Je crois que nous devrions le savoir. Car il m’est apparu, en cours d’observation, que les policiers n’ont effectué que quelques rares arrestations parmi les fauteurs de troubles, les casseurs, les lanceurs de pierres et de cocktail Molotov, même si je suis loin d’avoir tout vu.

Il me semble, en effet, qu’un enquête plus approfondie pourrait s’avérer utile, sinon nécessaire, qu’elle soit menée administrativement, ou en commission parlementaire, ou autrement, selon la suggestion que j’ai faite en conclusion de notre rapport:

« Compte tenu des mesures mises en place et exercées à l’occasion du Sommet des Amériques, des conséquences qu’elles ont eues sur les manifestants, la population des quartiers voisins du périmètre et à l’intérieur de celui-ci, les activités gouvernementales et celles des participants au Sommet et des journalistes, je crois qu’il serait utile qu’une enquête administrative ou publique soit tenue pour dégager les aspects tant positifs que négatifs de ces mesures et faire les recommandations appropriées pour l’avenir. »

Même s’il y a lieu de se réjouir des mesures prises par le ministre pour le maintien de l’ordre à Québec ces jours-là, et de manière plus générale pour « changer la culture » de nos corps policiers, je demeure profondément troublé par ce que j’ai vu et n’ai pu voir durant ces Sommets. Mais peut-être suis-je une âme trop sensible?

En rentrant à Montréal par autobus, le lundi suivant l’historique fin de semaine, j’ai pu causer avec mon voisin, un jeune étudiant qui me parut aussi intelligent que sincère dans son zèle civique. Il me dit avoir fait le voyage depuis sa lointaine Californie pour manifester son opposition au genre de mondialisation qui se tramait dans les Amériques et ailleurs. Lorsque je lui fis la remarque que la menace ne venait pas, à mon avis, du Sommet de Québec, mais de Washington, et que je l’encourageai à faire porter ses efforts, d’abord et avant tout, à améliorer la démocratie et la justice sociale dans son riche et puissant pays, il ne me sembla pas insensible à ma réflexion.

La nécessaire clôture périmétrique fut baptisée par les manifestants de « mur de la honte » parce qu’elle brimait leur liberté de manifestation paisible, alors qu’elle ne visait qu’à empêcher les déferlements d’une violence incontrôlable. L’appellation n’en était pas moins juste : car cette malheureuse clôture m’apparut comme le symbole de la honteuse fracture de nos sociétés et du monde entre les scandaleusement riches et les horriblement pauvres, entre les agresseurs déchaînant stupidement leurs instincts de violence, bagarre et guerre, et les pacifiques, les non-violents, les victimes.

Ne vit-on pas à Québec s’étaler sans vergogne la puissance de l’empire américain et la servilité de son valet canadien, dont les dirigeants invitèrent à leur table les chefs des multinationales – ceux-là même qui pillent les ressources de l’univers et licencient à qui mieux mieux, tout en s’accordant de bien modestes rémunérations annuelles, également multimillionnaires – à côté des pauvres Aristide de ce monde, exploiteurs et exploités au coude à coude, dans une belle mascarade démocratique, protégée par de pauvres policiers, affublés de costumes horriblement sinistres, devant des adolescents dansant leurs danses tristement macabres ou ingénues dans des nuages de fumée !

C’était, en effet, à bien des égards, un sommet de la honte.

Marc Brière
Le 1er mai 2001



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