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Impunité policière : pourquoi la couronne fait parti du problèmelacrap, Saturday, January 30, 2010 - 00:15 (Analyses | Repression) À l’occasion du Forum sur la violence et l’impunité policière, voici un texte analysant le rôle décisif joué par les procureurs de la couronne dans le phénomène de l’impunité policière. Puisque l’impunité est synonyme d’absence de condamnation et puisqu’il n’existe aucune possibilité de condamnation en l’absence d’accusations, la meilleure façon de garantir l’impunité consiste donc à ne pas porter d’accusation. Des policiers accusés au criminel, il y en a. Mais ce sont des exceptions à une règle non-écrite voulant que la couronne fasse à peu près tout ce qu’elle peut pour ne pas avoir à traduire en justice des policiers. Et si on permettait au peuple de porter lui-même des accusations ? CHAQUE jour, les tribunaux rendent jugement sur la culpabilité de contrevenants et imposent des sentences pour des délits les plus divers. En punissant les auteurs d’infractions, le système judiciaire veut envoyer un message à la société qu’on pourrait résumer ainsi : la violation de la loi n’est pas sans conséquence. Mais pour arriver à punir un contrevenant, il faut d’abord l’inculper et le traduire devant une cour de justice, première étape du processus judiciaire. Ensuite, vient la condamnation, lorsqu’une preuve la justifie aux yeux du tribunal. Un contrevenant qui bénéficie d’un acquittement demeure évidemment impuni. Pour celui-là, la violation de la loi a été sans conséquence. Mais que dire du contrevenant qui n’a jamais eu à répondre de ses actes devant une cour de justice parce qu’il a échappé à toute accusation sinon de supposer qu’il doit nécessairement éprouver un soulageant sentiment d’impunité, cette grisante sensation de se trouver au-dessus des lois ? L’impunité peut s’expliquer de différentes façons. Certains contrevenants sont plus chanceux ou rusés que d’autres. Les plus riches de la société sont quant à eux mieux protégés contre les foudres de la loi. Enfin, certains jouissent carrément d’une immunité légale leur permettant de poser des actes passibles de longues peines d’emprisonnement lorsque leurs auteurs sont de simples citoyens. C’est le cas des policiers. La loi accorde effectivement aux policiers une multitude de pouvoirs, dont celui de tuer et d’infliger des blessures graves, qui fait d’eux des intouchables à bien des égards. Alors que les tribunaux cherchent à créer un effet dissuasif sur la collectivité en imposant des sentences exemplaires sur les délinquants les moins dociles, on assiste au phénomène inverse lorsque le contrevenant est membre d’un corps policier. Le système judiciaire est en effet organisé de façon à dissuader les procureurs aux poursuites criminelles et pénales de prendre des mesures dissuasives lorsque le hors-la-loi est un homme de loi. L’immunité conférée par la loi aux policiers, mais aussi la difficulté de présenter une preuve hors de tout doute raisonnable contre des policiers devant le tribunal, sans compter les immenses ressources dont jouissent les forces de l’ordre, incluant un redoutable pouvoir d’influence, sont autant de facteurs qui peuvent jouer sur la volonté du poursuivant de porter des accusations contre des policiers. Et ce, lorsque les procureurs de la couronne ne sont pas déjà eux-mêmes animés de préjugés favorables à l’égard des policiers. Quand le Directeur aux poursuites criminelles et pénales refuse de porter des accusations contre un policier qui a abusé de son pouvoir de recourir à une force mortelle, par exemple en tirant à plusieurs reprises sur un individu qui n’était même pas armé, il se trouve malheureusement à envoyer un message aux policiers à l’effet que la société est encline à fermer les yeux face à de tels excès de violence. En fait, la décision du poursuivant de mettre un policier violent à l’abri des conséquences légales de ses gestes illégaux n’est pas elle-même sans conséquence sur la sécurité de la collectivité. Qu’est-ce qui nous dit en effet qu’un policier porté sur les méthodes fortes ne verra pas dans cette absence de conséquence une invitation à récidiver à nouveau à la première occasion venue ? Au-delà de la brutalité policière, la réticence systématique de la couronne à intenter des poursuites criminelles contre les policiers hors-la-loi a également pour effet d’alimenter une sous-culture policière légitimant les comportements délinquants au sein des forces de l’ordre. L’existence de cette sous-culture policière fut notamment confirmée durant les travaux de la Commission d’enquête chargée de faire enquête sur la Sûreté du Québec (SQ), mieux connue sous le nom de Commission Poitras. Dans le jargon propre aux enquêtes criminelles de la SQ, les policiers qui posent un acte illégal sur ordre d’un supérieur brisent la loi « pour le bien de la shop », et non pour leur bénéfice personnel, ce qui rendrait leurs infractions excusables aux yeux de leurs collègues. (1) Les exceptions qui confirment la règle Au Québec, lorsqu’un citoyen perd la vie ou subit des blessures pouvant causer la mort lors d’une intervention policière ou durant la détention, l’enquête policière est confiée à un autre corps policier en vertu d’un mécanisme d’enquête appelé politique ministérielle. Souvent pointé du doigt, le mécanisme d’enquête permettant à la police d’enquêter sur la police n’est en fait qu’une facette de la problématique d’impunité policière. Après tout, la décision de porter ou non des accusations relève du bureau du Directeur des poursuites criminelles et pénales, un organisme institué en 2007 afin d’introduire une « saine distance » entre la couronne et le Procureur général du Québec, qui exerce également la fonction de ministre de la Justice. (2) Quant au rôle des policiers dans le processus de mise en accusation, il se limite à demander à la couronne d’intenter des procédures. Certes, l’idée de confier à des policiers la responsabilité de recueillir des éléments de preuve susceptibles d’incriminer d’autres policiers est une incontestable aberration qui porte atteinte à la crédibilité même du système de justice. Cependant, il peut même arriver qu’un procureur de la couronne fasse lui-même obstacle à la collecte d’éléments de preuve dans le cadre d’une enquête de la police sur la police. En effet, le rôle des procureurs de la couronne lors d’une politique ministérielle ne se limite pas seulement à décider si la preuve recueillie lors de l’enquête policière justifie une mise en accusation. Dans certains cas, les procureurs sont également appelés à adopter un rôle plus actif en agissant en tant que conseillers juridiques auprès de l’enquêteur principal au dossier, ce qui les met ainsi en position d’influer sur le cours de l’enquête pour le meilleur et, parfois, pour le pire. L’affaire Villanueva en a récemment fourni un exemple éclairant. Me François Brière, procureur-chef adjoint du district de Saint-Jérôme, agissait comme conseiller juridique auprès du sergent-détective Bruno Duchesne, enquêteur principal dans l’enquête de la SQ sur la mort de Fredy Villanueva, un jeune homme de 18 ans abattu de trois balles par l’agent Jean-Loup Lapointe du Service de police de la ville de Montréal, le 9 août 2008. En octobre 2009, le témoignage du s/d Duchesne à l’enquête publique sur la mort de Fredy Villanueva a révéla que le procureur Brière avait été à l’origine de la décision controversée de ne pas interroger la policière Stéphanie Pilotte, la partenaire de patrouille de l’agent Jean-Loup Lapointe lors de l’intervention policière qui coûta la vie à Fredy Villanueva. En effet, dans les jours qui suivirent le drame, Me Gérald Soulière l’avocat de l’agente Pilotte, contacta lui-même le s/d Duchesne pour lui proposer de rencontrer sa cliente. Or, l’enquêteur de la SQ déclina l’offre suite aux conseils de Me Brière, qui estimait que le rapport écrit de la policière serait amplement suffisant. (3) La couronne porte donc aussi sa part de responsabilité dans le fait que l’enquête de la SQ dans l’affaire Villanueva fut bâclée. En fait, il suffit de jeter un simple coup d’œil du côté de l’Ontario pour constater qu’il ne suffit pas de ne plus permettre à la police d’enquêter sur la police pour arriver à résoudre le problème de l’impunité policière. Depuis 1990, les enquêtes portant sur des décès ou des blessures graves survenues lors d’opérations policières sont confiées à l'Unité des enquêtes spéciales (UES), un organisme civil composé d’une quarantaine d'enquêteurs (dont la moitié sont d'anciens policiers). (4) Lorsque l’enquête révèle une conduite criminelle de la part d’un policier, le directeur de l’UES peut alors porter directement une accusation. Cependant, la décision de poursuivre en justice le policier ne relève pas du directeur de l’UES, mais bien du Procureur général de l’Ontario. Ainsi, il arrive parfois qu’un policier accusé au terme d’une enquête de l’UES ne subisse pas de procès parce qu’un procureur de la couronne prend la décision de ne pas intenter de poursuite. « Historiquement, le nombre de cas où l’UES a déposé des accusations est très faible », écrivit l’ombudsman de l’Ontario, André Marin, dans un rapport lapidaire publié en 2008. « En général, chaque année, seules quelques accusations sont portées. De sa création en 1990 jusqu’en octobre 2007, l’UES a ouvert et fermé 2771 dossiers d’incidents et a porté 73 accusations au total. De ce nombre, 17 accusations ont été portées depuis février 2003. » (5) Pour la seule année 2006, les 226 enquêtes menées par l’UES aboutirent à seulement deux accusations. (6) Au Québec, les accusations criminelles contre les policiers responsables de mort d’homme sont si rares qu’on peut dire qu’elles font pratiquement figure d’exception à une règle non-écrite voulant que les membres de la force constabulaire peuvent enlever la vie d’autrui en toute impunité. Prenons le cas des policiers de la ville de Montréal. Les chiffres dévoilés lors d’un reportage du réseau télévisé anglophone CTV, diffusé en octobre dernier, sont particulièrement révélateurs. Le reportage rapportait que 97 enquêtes policières avaient été menées en vertu de la politique ministérielle durant la période couvrant janvier 2003 et mai 2008. (7) Sur 97 enquêtes, une seule affaire donna lieu à des accusations criminelles, ce qui représente une moyenne de moins de 1%. Dans cette affaire, l’agent de la SQ Hugo Potvin fut accusé de négligence criminelle et de conduite dangereuse causant la mort et des lésions corporelles pour avoir utilisé son auto-patrouille afin de bloquer la voie à deux véhicules tout terrain qui roulaient illégalement sur la route 131, à Saint-Félix-de-Valois, dans la région de Lanaudière, le 8 avril 2003. Le premier VTT parvint à éviter la collision, mais pas le second. Lorsque le second VTT percuta l’auto-patrouille, son passager, Jean-François Bergeron, 20 ans, fit un long vol plané, tandis que son conducteur, Simon Tellier, fut grièvement blessé. (8) Bergeron succomba à ses blessures tandis que Tellier fut hospitalisé durant deux mois. L’agent Potvin fut acquitté par le juge Paul Chevalier en 2006. L’affaire Anthony Griffin À Montréal, les policiers causèrent la mort d’au moins soixante personnes depuis 1987 (9). Sur ce nombre, on compte seulement trois exceptions à la règle voulant que les procureurs de la couronne s’abstiennent de traduire en justice les policiers. La première exception est un cas bien connu, soit l’affaire Anthony Griffin. Le drame se déroula comme suit. Le 11 novembre 1987 au matin, un chauffeur de taxi appela la police pour rapporter que son client, Anthony Griffin, était incapable de payer les 27$ qu’il lui devait pour sa course. Lorsque l’agent Allan Gossett et sa coéquipière, la jeune policière Kimberley Campbell, arrivèrent sur les lieux, le chauffeur de taxi était cependant prêt à retirer sa plainte. (10) Toutefois, en enquêtant l’identité de Griffin, les policiers découvrirent que ce dernier faisait l’objet d’un mandat d’arrestation pour avoir omis de se présenter à la cour relativement à une cause d’introduction par effraction. Les policiers embarquèrent donc Griffin dans leur véhicule de patrouille pour le conduire au poste de police 15, dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce. Griffin leur apparut si peu dangereux que les policiers ne virent pas l’utilité de le menotter pour les fins du transport. Une fois arrivé au poste, Griffin se serait mis à courir dans le stationnement après être sorti de l’auto patrouille. L’agent Gossett ordonna alors à Griffin de s’immobiliser en braquant son arme à feu sur lui. Griffin cessa donc de courir et se retourna pour faire face aux policiers. Selon Gossett, Griffin s’avançait vers lui en se dandinant au moment où la balle fut tirée. (11) Atteint d’une balle en plein front, Griffin rendit l’âme peu après. La mort de ce jeune homme âgé de seulement 19 ans souleva une vive indignation, en particulier au sein de la communauté noire de Montréal, Griffin étant lui-même d’origine jamaïcaine. Roland Bourget, directeur du Service de police de la communauté urbaine de Montréal (SPCUM), annonça la suspension de l’agent Gossett le jour même. « Un homme qui n'aurait pas dû mourir a été tué, déclara Bourget. (12) « Il est certain que si l'enquête conclut à un geste délibéré, le policier est passible d'une accusation de meurtre comme n'importe quel citoyen. Si le geste est dû à une négligence aussi ». Cherchant à se faire rassurant, Bourget déclara que l’auteur du coup de feu était « un policier qui a un bon dossier ». Le chef de police alla même jusqu’à déclarer qu’il mettait sa « réputation en jeu qu'il ne s'agissait pas d'un incident à connotation raciste ». Des paroles qui vont vite revenir le hanter. D’entrée de jeu, le coroner en chef Jean Grenier annonça la tenue d'une enquête publique visant à faire la lumière sur les causes et les circonstances de la mort de Griffin. Pendant ce temps, Michel Auger, journaliste spécialisé dans les affaires criminelles, rapporta dans le Journal de Montréal avoir appris que le ministère de la Justice n’entendait pas agir avant la fin de l’enquête publique, ce qui donnait à penser que la couronne allait se trainer les pieds dans ce dossier. (13) En fait, cette curieuse décision de donner préséance à une enquête du coroner donnait même lieu de se demander si les poursuites criminelles contre Gossett avaient été écartées d’emblée. Voici pourquoi. Règle générale, le bureau coroner attend de savoir si des accusations criminelles seront portées relativement à un décès avant de décider d’aller de l’avant avec la tenue d’une enquête publique. La raison de cette façon procéder est bien simple : une enquête publique ne peut se tenir en même temps qu’un procès criminel concernant un même événement. La Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès, qui encadre le travail des coroners, est d’ailleurs très claire à ce sujet. Elle interdit en effet au coroner de tenir ou poursuivre une enquête publique lorsqu’une personne fait l’objet d’une poursuite criminelle pour le même décès faisant l’objet de l’enquête publique, à moins d’obtenir une autorisation conjointe du ministre de la Sécurité publique et du Procureur général. (14) Et si jamais une telle autorisation venait à être accordée, ce qui doit être une chose assez rare, la loi prévoit également que ladite personne accusée au criminel ne peut être contrainte de témoigner devant le coroner tant et aussi longtemps que les procédures judiciaires la visant ne sont pas terminées. (15) Il convient aussi de noter qu’une enquête publique ne peut déboucher en elle-même sur des accusations criminelles. En effet, la loi interdit spécifiquement au coroner de se prononcer sur la responsabilité criminelle de quiconque. (16) Compte tenu de ce qui précède, on voit donc mal quelle sorte d’avantage la couronne pourrait trouver à attendre la fin d’une éventuelle enquête publique sur la mort de Griffin avant de prendre une décision quant à l’opportunité de porter des accusations criminelles contre Gossett… à moins qu’elle préférait attendre que la poussière ne retombe avant d’annoncer qu’elle s’abstient de poursuivre le policier. Autrement dit, cette façon de procéder suggérait que les autorités étaient peut-être en train de mettre en place un scénario destiné à assurer le blanchiment de l’agent Gossett. Voici comment les choses se seraient probablement passées si la couronne avait laissé l’enquête publique suivre son cours. D’abord, Gossett ira offrir son témoignage, dans lequel il fera valoir la thèse de l’accident en disant que le « coup est parti tout seul », version qui ne pourra pas être contredite par aucun témoin oculaire indépendant puisqu’aucun citoyen ne se trouvait sur les lieux du drame. Ensuite, le coroner déposera son rapport, lequel ne pourra conclure à une responsabilité criminelle de la part de l’agent Gossett puisque, comme on l’a vu précédemment, la loi ne lui permet pas de le faire. Une fois ce processus terminé, la couronne aura alors beau jeu d’annoncer qu’il n’y a pas matière à intenter des poursuites criminelles contre Gossett. À ce moment-là, bien de l’eau aura coulé sous les ponts. Chose certaine, un tel scénario devint de moins en moins envisageable après que les antécédents scandaleux de Gossett furent portés à la connaissance du public. On apprit en effet que l’agent Gossett avait déjà été impliqué dans un incident à caractère raciste en 1981. Daniel Otchéré, un immigrant d’origine ghanéenne, fut sauvagement battu par l’agent Gossett et une collègue policière du nom de Monique Tremblay. Avant de le rouer de coups, Gossett insulta Otchéré en le traitant de « maudit nègre ». Le passage à tabac fut si violent qu’Otchéré perdit l’usage de la vue durant les deux semaines qui suivirent, en plus d’avoir le nez fracturé. (17) La Commission de police du Québec en arriva à la conclusion que le policier avait fait preuve de force excessive. Le SPCUM accepta plus tard de verser la somme de 2450$ à Otchéré. Embarrassé, Bourget fut obligé de procéder à une humiliante volte-face devant une vingtaine de journalistes. (18) La crédibilité de la police venait d’en prendre un méchant coup, donnant ainsi une nouvelle dimension à l’affaire Griffin. À ce moment-là, le niveau d’hostilité à l’égard des policiers ne faisait qu’aller en grandissant, jour après jour. « Des citoyens crachent sur les voitures qui patrouillent, insultent les policiers. Nous recevons une vingtaine d'appels de menace par jour », déclara le lieutenant Daniel Randall du poste 15, au journal Le Devoir. (19) La moindre étincelle semblait capable de provoquer une explosion de violence dans les rues. Ainsi, trois jours après le décès de Griffin, l'arrestation houleuse d'une automobiliste qui avait brûlé un feu rouge suscita un attroupement spontané de 200 personnes, rue Sainte-Catherine coin McGill College. Certains criaient : « Ne la tuez pas ». Pour ainsi dire, la pression sur les autorités publiques était à son comble. L’affaire Griffin faisait en effet couler beaucoup l’encre dans les journaux d’un bout à l’autre du Canada. Michael Fainstat, président du comité exécutif de la CUM, alla jusqu’à dire que la réputation de Montréal allait être ternie à l’échelle internationale. Aussi, lorsqu’au jour des funérailles de Griffin, des dirigeants de la communauté noire de Montréal exigèrent que des accusations criminelles soient portées le plus tôt possible contre l’agent Gossett, il devenait de plus en plus clair que les autorités n’avaient pas intérêt à les décevoir. (20) Dans ce contexte des plus volatils, il n’était plus question de donner préséance à l’enquête publique. Au ministère de la Justice, le ton était d’ailleurs empreint d’une certaine nervosité. Ainsi, dans un article publié une semaine après la mort de Griffin, le journaliste Michel Auger rapporta que les autorités du ministère, tant à Montréal qu'à Québec, étaient conscientes de « marcher sur des œufs ». (21) Désormais, la question n’était plus de savoir si Gossett allait être accusé, mais plutôt quand. « Encore cet après-midi, les substituts du procureur général ont discuté avec les enquêteurs. La décision finale sera prise d'ici peu, d'ici quelques jours, en fait », expliqua Carole Richard, l'attachée de presse du ministre de la Justice Herbert Marx. En fait, le moment de la prise de la décision fut même devancé puisque l’annonce en fut faite dès le lendemain, c’est-à-dire le 20 novembre, soit la veille d’une importante manifestation de la communauté noire dans les rues de Montréal. C’est le Procureur général du Québec Herbert Marx qui ordonna lui-même que l’agent Allan Gossett soit inculpé d’homicide involontaire pour avoir tué Anthony Griffin. La première conséquence de cette décision fut l’annulation immédiate de l’enquête publique qui avait été annoncée par le coroner en chef. On en réentendit plus jamais parler. Au SPCUM, le porte-parole Pierre Vézina a réagi à cette annonce en observant que « c'était la première fois qu'un policier de la CUM faisait face à de telles accusations ». (22) Toutefois, si les autorités souhaitaient apaiser la communauté noire, alors c’était raté. En effet, certains dirigeants de la communauté noire se montrèrent indignés par le choix de l’accusation. (23) Ainsi, Dan Philip, de la Ligue des Noirs du Québec, pour ne citer que lui, se demanda comment un procureur pouvait conclure qu’un homicide était involontaire alors qu’une personne innocente et sans arme a été abattue. Cependant, une accusation ne signifie pas nécessairement une condamnation. Cela est d’autant plus vrai de l’agent Gossett qui fut acquitté au terme d’un procès devant jury, en février 1988. La couronne décida toutefois de porter en appel le verdict d’acquittement sur la base que le juge André Trottier avait commis des erreurs de droit, notamment dans ses directives au jury avant les délibérations. En mai 1991, la Cour d’appel du Québec ordonna la tenue d’un nouveau procès. L’agent Gossett tenta de faire casser cette décision en s’adressant à la Cour suprême du Canada, mais son appel fut rejeté à l’unanimité, en septembre 1993. La saga judiciaire de l’affaire Griffin prit fin en avril 1994, lorsque Gossett fut à nouveau acquitté par un jury. L’affaire Paul McKinnon La deuxième exception est un cas un peu moins connu, soit l’affaire Paul McKinnon, du nom de ce jeune âgé de 14 ans qui fut renversé par une auto patrouille du SPCUM conduite par l’agent Serge Markovic, le 25 octobre 1990. Le jeune McKinnon venait de terminer une journée d’école au Collège Loyola lorsqu’il traversa en courant le boulevard Sherbrooke Ouest, à un feu vert, pour attraper son autobus. L’auto-patrouille de l’agent Markovic roulait alors à plus de 90 kilomètres à l’heure dans cette zone scolaire, frappant de plein fouet McKinnon, qui mourra de ses blessures dans les minutes suivant l’impact violent. Selon des témoins, le véhicule de police n’avait pas mis en action permanente ses gyrophares et sa sirène pendant qu’il faisait fi des feux rouges. (24) Encore une fois, le coroner en chef ordonna la tenue d’une enquête publique, de sorte que les accusations criminelles contre le policier responsable du décès ne faisaient pas parti du scénario initial. Mais la famille McKinnon ne l’entendit pas ainsi. Lors du premier anniversaire de la mort de Paul McKinnon, les parents du jeune défunt, Wayne et Dolores, se dirent outrés de savoir que l’agent Markovic s’en était tiré avec une suspension sans solde de trois jours. Aussi, réclamèrent-ils le dépôt d’accusations criminelles contre le chauffard en uniforme. (25) Fait important, la famille McKinnon put compter sur d’importants appuis pour l’épauler dans sa quête de justice. Ainsi, un groupe appelé Aidez-nous à prévenir d'autres accidents tragiques (A.N.P.A.T.), fut formé dans la foulée du tragique incident. Le docteur Jack Klein, un ami de la famille, en devint son porte-parole. (26) Surtout, la famille McKinnon bénéficia de l'aide bénévole de Me Raphaël Schacter, un des avocats criminalistes les plus réputés de Montréal, qui s’attela à la tâche laborieuse de venir à bout des réticences des procureurs de la couronne à porter des accusations contre l’agent Markovic. « C'est extrêmement difficile, à Montréal, d'obtenir une condamnation - et même un procès - contre un policier qui a commis un crime, déclara Wayne McKinnon. Dans le cas de mon fils, le procureur de la Couronne chargé de l'affaire ne voulait tout simplement rien savoir d'accuser un policier. Nous avions dû soumettre des documents écrits au ministère de la Justice, à Québec, pour que la cause soit étudiée sérieusement ». (27) Les efforts des McKinnon et de leurs alliés finirent d’ailleurs par porter fruit puisque l’agent Markovic fut inculpé de conduite dangereuse causant la mort, en 1992. Trouvé coupable en 1994, l’agent Markovic et fut condamné à 45 jours de prison et à suivre une thérapie psychosociale. Sa condamnation fut maintenue par la Cour d’appel. L’affaire Richard Barnabé Quant à la troisième exception, il s’agit de la célèbre affaire Richard Barnabé, dont le nom est lui-même devenu synonyme de brutalité policière au Québec. Richard Barnabé, un chauffeur de taxi en chômage âgé de 39 ans, sans antécédents judiciaires, venait d’apprendre que son ex-épouse ne lui permettrait pas de voir son fils durant le temps des fêtes. Dépressif, Barnabé se présenta à l'église de la paroisse Saints-Martyrs-Canadiens, dans le quartier Ahuntsic, dans l’espoir de se confier à son ami curé, dans la nuit du 13 au 14 décembre 1993. Comme personne ne vint lui répondre, Barnabé fracassa une vitre du presbytère. Témoin de la scène, une voisine signala le 911. Voyant les policiers arriver, Barnabé chercha à les semer. C’est alors que s’engagea une intense poursuite policière au beau milieu de la nuit. Au plus fort, huit véhicules de patrouille furent impliqués. Barnabé termina sa course folle dans le quartier de Saint-Vincent-de-Paul, à Laval, devant le domicile de son frère, Raymond, lui-même policier au SPCUM. L’arrestation fut d’une telle violence qu’elle laissa une grosse tache de sang dans l’espace de stationnement de la maison de Raymond Barnabé. (28) Mais le pire restait encore à venir. Au lieu de conduire Barnabé à l’hôpital, les policiers décidèrent de l’amener au poste de police 44, sur le boulevard St-Michel. Voyant le visage ensanglanté de Barnabé, le lieutenant Michel Pohu ordonna aux policiers de le conduire à l’hôpital. (29) Au lieu d’exécuter l’ordre, les policiers décidèrent plutôt de procéder à une fouille à nu de Barnabé dans la cellule où celui-ci était détenu. Mais Barnabé refusa de se laisser faire, alors les policiers se mirent à plusieurs pour essayer de le « maîtriser ». Les mains menottées derrière le dos, Barnabé fut écrasé sur le plancher de la cellule à plat ventre, entraînant ainsi un manque d'oxygène au cerveau. Les policiers mirent un terme à leur intervention musclée lorsqu’ils constatèrent que Barnabé ne bougeait plus. En fait, il venait de subir un arrêt cardiaque. Barnabé était cliniquement mort lorsqu’il fut transporté à l’hôpital. Après son arrivée, les médecins constatèrent que Barnabé avait subi une fracture du crâne, et cinq autres aux côtes et au visage, ainsi que de multiples lésions aux genoux et sur d'autres parties du corps. Par ailleurs, des dommages irréversibles au cerveau plongèrent Barnabé dans un état neurovégétatif. Il n’a jamais repris conscience depuis cette nuit tragique. Richard Barnabé s’éteignit après 28 mois de coma végétatif. L’opinion publique fut outragée par les photos montrant un Richard Barnabé au visage tuméfié, avec des tubes enfoncés dans la gorge pour l'aider à respirer. « Sauvagement battu par des flics », pouvait-on lire en grosses lettres dans le Journal de Montréal. (30) « Rien au monde ne justifiait de lui infliger le traitement barbare qu'il a subi », s’indigna Agnès Gruda, éditorialiste à La Presse. (31) Certains médias n’hésitèrent pas à faire le parallèle avec l’affaire Rodney King, un automobiliste noir qui s'était fait tabasser par plusieurs policiers de Los Angeles pendant qu’un vidéaste amateur filma la scène à leur insu. (32) L’acquittement des quatre policiers blancs par un jury, en avril 1992, provoqua de gigantesques émeutes. Cette fois-ci, les autorités renoncèrent à faire le coup de l’enquête publique. D’ailleurs, au cabinet du ministre de la Sécurité publique, Yves Ryan, on évoquait même ouvertement la possibilité que les conclusions du rapport d’enquête « pourraient déboucher sur des accusations au criminel ». (33) De son côté, le directeur du SPCUM, Alain Saint-Germain, ne mâcha pas ses mots. « Si les gestes dont on parle dans les médias ont été faits, c'est sûr qu'il y a là matière criminelle. Dans ce cas, des accusations seront portées », déclara-t-il à La Presse. (34) De son côté, Yves Prud'homme, le président de la Fraternité des policiers de Montréal, fulminait. « Les médias présument qu'ils sont coupables », déplora-t-il. Chose certaine, les médias suivaient de façon minutieuse l’évolution du dossier, informant le public chaque fois qu’une nouvelle étape était franchie dans le processus menant à la mise en accusation. Les procureurs de la couronne Sabin Ouellet et Denis Dionne, qui s’étaient vu confier le dossier chaud, savaient qu’ils auraient à composer avec l’importante visibilité médiatique entourant cette affaire. « C'est sûr que nous sommes conscients des répercussions politiques que peuvent avoir nos conclusions », expliqua Me Dionne au Devoir. (35) Le 14 janvier 1994, la couronne déposa donc un acte d’accusation de voies de fait causant des lésions corporelles sur la personne de Richard Barnabé contre six policiers du SPCUM, soit les agents Pierre Bergeron, André Lapointe, Michel Vadeboncoeur, Louis Samson, Manon Cadotte et Karl Anderson. Les six policiers furent immédiatement suspendus sans solde par le nouveau directeur du SPCUM, Jacques Duchesneau. L’enquête préliminaire des six policiers se tint devant le juge Joel Guberman au mois de juillet suivant et se poursuivit en novembre et en décembre. À cette étape, le rôle du tribunal se limite à déterminer si la preuve est suffisante pour justifier la tenue d'un procès. La couronne attendue à la dernière journée de l’enquête préliminaire pour ajouter deux nouveaux chefs à l’acte d’accusation, soit voies de fait graves et infliction illégale de lésions corporelles. (36) Le 12 décembre, le juge Guberman cita à procès cinq des six policiers sous les trois accusations. (37) Quant à l’agent Anderson, le tribunal décida de le libérer de toutes les accusations portées contre lui. Le juge Guberman constata que la couronne n’avait présenté aucune preuve démontrant la présence d’Anderson dans la cellule du poste 44 où le sort de Barnabé fut scellé. Notons que la couronne s’abstint de porter en appel cette décision. Deux semaines plus tard, les procureurs Dionne et Ouellet acceptèrent parler à cœur ouvert de l’affaire Barnabé lors d’une entrevue avec un journaliste du Devoir. Les propos qu’ils tiendront feront beaucoup de vagues. Ainsi, Me Dionne confia qu’il avait été « émotivement » difficile pour lui de porter des accusations contre les policiers. « Qu'ils soient déclarés coupables ou non, les cinq policiers demeureront marqués au fer rouge dans l'opinion publique. Plus jamais ils ne pourront exercer leur travail normalement. Coupables ou non, c'est probablement terminé professionnellement pour eux, car le doute vient de s'installer dans leur esprit. Leur confiance est minée et si un jour ils devaient se retrouver dans le feu de l'action, nul doute qu'ils auraient de la difficulté à être efficaces, paralysés qu'ils seront par la peur de faire à nouveau une erreur. Je parle par expérience, car ça fait 20 ans que je côtoie des policiers dans le cadre de mon travail », lança Me Dionne. (38) Les deux procureurs de la couronne se montrèrent moins cléments à l’égard des médias. « Comment des journalistes sérieux ont-ils pu répandre dans le public l'idée que Barnabé avait mangé une volée, si vous me passez l'expression, sans aucune preuve pour appuyer leurs prétentions ? », se scandalisa Me Sabin Ouellet. Dans l’esprit du procureur Dionne, il ne faisait aucun doute que Barnabé « n'a pas été passé à tabac par les cinq policiers ». « Que les médias aient laissé supposer le contraire, ou l'aient clairement dit, comme je l'ai entendu au Téléjournal de Radio-Canada récemment, c'est épouvantable et injuste », de dire Me Dionne. Les déclarations fracassantes de Mes Dionne et Ouellet sèmeront la consternation dans l’opinion publique. Et pour cause : non seulement les deux procureurs de la poursuite sympathisaient-ils avec les policiers contre qui ils avaient porté des accusations, mais en plus ils ne faisaient même pas l’effort de s’en cacher ! À Québec, le ministre de la Justice, Paul Bégin, s’est dit « étonné » des propos tenus par les deux procureurs, tandis que le syndic du Barreau décida d’ouvrir une enquête. (39) Deux jours plus tard, Mes Dionne et Ouellet n’étaient plus saisis du dossier. (40) Le procureur Jean Lortie fut désigné pour prendre la relève, avec l’assistance de Me Martin Chabot. Vieux routier, Me Lortie n’en était pas à son premier dossier de police. C’est en effet lui qui décida de ne porter aucune accusation contre le sergent Michel Tremblay qui avait tiré une balle dans la tête de Marcellus François « par erreur », en juillet 1991. (41) Les cinq policiers choisirent d’être jugés par un jury. Leur procès se déroula devant le juge Benjamin J. Greenberg de la Cour supérieure, du 9 mai au 26 juin 1995. Après huit jours de délibérations, le jury déclara quatre des cinq policiers coupables de voies de fait causant des lésions corporelles sur la personne de Richard Barnabé. Seule l’agente Manon Cadotte fut acquittée de toutes les accusations. Les avocats des policiers en appelèrent du verdict, mais la Cour d’appel du Québec refusa de leur donner gain de cause. Les agents Pierre Bergeron et Louis Samson furent donc condamnés à purger une peine de 90 jours d’emprisonnement durant les fins de semaine. L’agent André Lapointe écopa d’une peine d’emprisonnement de 60 jours, également à purger durant les week-ends. L’agent Michel Vadeboncoeur s’en tira avec 180 heures de travaux communautaires. Doit-on conclure pour autant que justice a été rendue dans l’affaire Barnabé ? Ça serait là oublier qu’un des policiers au cœur de l’affaire a réussi à se soustraire à la justice. Le juge Greenberg ne l’a pas oublié, lui. Le 13 juillet 1995, jour où furent prononcé les sentences contre les quatre policiers coupables, le juge du procès dans l’affaire Barnabé consacra quelques mots pour parler de celui qui ne se trouvait plus sur le banc des accusés au moment du procès : « Nous nous abstenons de parler en plus de détails du rôle de Karl Anderson qui, selon son propre témoignage et ceux de divers accusés, était présent dans la cellule et participait à plein titre dans la maitrise de Richard Barnabé. Il était libéré à l'enquête préliminaire, car alors aucun témoin de la poursuite ne l'a placé dans la cellule en aucun moment durant l'incident. Pourtant, il n'était point acquitté. » (42) Autrement dit, si la preuve contre l’agent Anderson était inexistante au moment de l’enquête préliminaire, elle avait cependant vu le jour lors du procès devant jury. Bien entendu, il ne fallait pas compter sur la couronne pour voir à ce que l’agent Anderson soit appelé à répondre de ses actes devant la justice. Heureusement, la couronne n’a pas le monopole du pouvoir de porter des accusations puisque le Code criminel permet à n’importe quel citoyen de déposer une plainte criminelle privée devant les tribunaux. Malheureusement, comme on le verra ci-dessous, le recours aux plaintes privées est plutôt ardu, faisant en sorte que ce type de démarche a souvent peu de chance d’aboutir. Le Collectif opposé à la brutalité policière (COBP) communiqua d’abord par écrit avec le bureau du Procureur général pour demander que l’agent Anderson soit ré-accusé pour son rôle dans l’affaire Barnabé. Lorsque ces démarches s’avérèrent infructueuses, Yves Manseau, à l’époque militant du COBP, déposa une plainte criminelle privée contre l’agent Anderson, au printemps de 1996. La couronne contesta cette initiative en plaidant devant la juge Claire Barrette-Joncas que le tribunal n’avait pas juridiction pour entendre ladite plainte privée. (43) Le procureur Jean Lecours s’appuya sur une disposition du Code criminel stipulant qu’une personne libérée au terme d’une enquête préliminaire ne peut être à nouveau accusée sans le consentement personnel du Procureur général, une fonction occupée à l’époque par Paul Bégin. Prenant acte du refus du Procureur général de fournir un tel consentement, la juge Barrette-Joncas statua que le tribunal n’avait pas juridiction pour procéder à l’audition de la plainte privée. (44) Le débat fut relancé deux ans plus tard lorsque le Comité de déontologie policière critiqua sévèrement sur le rôle de l’agent Anderson dans l’affaire Barnabé. Le comité en arriva en effet à la conclusion que l’agent Anderson avait dérogé au Code de déontologie des policiers en ayant recours à une force plus grande que nécessaire et en ayant fait preuve de négligence à l’égard de la santé de Barnabé. « Non seulement lui a-t-il déposé le genou sur le bas du dos, gênant d'autant plus sa respiration, mais encore il a pris son poignet et l'a courbé à quelques reprises », notèrent deux des trois des membres du comité, Gilles Mignault et Carole Michaud. (45) Selon eux, l'agent Anderson aurait dû cesser ses pressions lorsqu’il réalisa que Barnabé éprouvait de la difficulté à respirer. Ses gestes « constituaient donc une forme de violence inacceptable, gratuite et déraisonnable », estimèrent Mignault et Michaud. Yves Manseau, qui militait maintenant au sein Mouvement Action Justice, demanda alors au ministre de la Sécurité publique, Serge Ménard, de porter lui-même des accusations criminelles contre l’agent Anderson. « Les évidences montrent que c'est lui qui est le plus responsable de la mort de Barnabé », dénonça Manseau. (46) « Les procureurs qui n'ont pas apporté la preuve de sa présence dans la cellule ont plus tard été remplacés parce qu'ils ont avoué avoir un préjugé favorable envers les policiers », rappela-t-il. Ménard, qui avait lui-même défendu l’agent Allan Gossett lors du premier procès dans l’affaire Griffin, déclina l’invitation. Le procureur Jean Lortie fut appelé à se prononcer sur la question. « J'ai fini d'étudier tout le témoignage rendu en déontologie et j'ai pris ma décision. J'ai recommandé aux autorités de ne pas poursuivre M. Anderson et je crois qu'ils ont suivi cette recommandation. Il n'y aura donc pas de poursuite », expliqua Me Lortie à La Presse. (47) La nouvelle ministre de la Justice, Linda Goupil, emboita le pas sans trop se faire prier. « La ministre fait confiance à son procureur. Elle va suivre la recommandation », trancha son attachée de presse, Esther Gaudreault. L’affaire Jean-Pierre Lizotte Comme on l’a vu ci-haut, la pression médiatique conjuguée à l’indignation populaire face à un cas de brutalité policière aux conséquences funestes sont des facteurs pouvant contribuer à convaincre les procureurs de la poursuite à faire une exception à la règle voulant qu’ils s’abstiennent de traduire les policiers en justice. Toutefois, ces facteurs peuvent parfois s’avérer insuffisants à convaincre la couronne d’aller de l’avant avec le dépôt d’accusations criminelles à l’égard de policiers responsables de mort d’homme. L’attitude hésitante de la couronne dans l’affaire Jean-Pierre Lizotte en est un exemple particulièrement flagrant. L’affaire Lizotte fut souvent comparée à l’affaire Barnabé. Il convient cependant de noter une importante distinction entre les deux incidents : contrairement à l’affaire Barnabé, le tabassage de Lizotte, un poète sans-domicile-fixe, se déroula en public, devant plusieurs citoyens horrifiés. Les témoins rapportèrent que Lizotte s’était fait frapper au visage solidement par un policier pendant qu’un portier d’un chic resto-bar l’avait immobilisé à l’aide d’une prise connue sous le nom de « double Nelson ». (48) L’agression se déroula sur la terrasse du Shed Café, boulevard Saint-Laurent, dans la nuit du 4 au 5 septembre 1999. À son arrivée à l’hôpital, Lizotte était paralysé de la nuque aux orteils, ne pouvant bouger que ses bras. Le diagnostic faisait état d’une fracture au nez, de deux vertèbres cervicales cassées et d'un affaissement des poumons. (49) Lizotte ne s'est jamais remis des blessures subies lors de son arrestation. Atteint d’une double pneumonie, Jean-Pierre Lizotte rendit l’âme sur son lit d’hôpital le 16 octobre suivant. Comme si ce n’était pas suffisamment scandaleux comme ça, le SPCUM tenta d’étouffer cette triste histoire en attendant 53 jours après le décès de Lizotte avant de rendre l’affaire publique. (50) Au début de l’année 2000, le dossier fut confié à Me Michel Breton, lequel demanda à une « étoile montante à la Couronne », Josée Grandchamp, de piloter le dossier avec lui. (51) Me Grandchamp s’était notamment illustré en faisant le procès de policiers de la SQ de Cowansville reconnu coupables d’entrave à la justice pour avoir voulu protéger la fille d’un collègue arrêté au volant en état d’ébriété après un accident qui fit quatre blessés. Les deux procureurs n’allaient cependant pas tarder à décevoir les attentes. En effet, après avoir analysé la preuve durant une dizaine de semaines, les procureurs annoncèrent qu’ils demandaient la tenue d'une pré-enquête, le 15 mars 2000. Ainsi, au lieu de déposer des accusations, Me Breton déclara aux médias qu’il allait faire entendre ses 14 témoins à huis clos devant un juge de la Cour du Québec, et ce, « pour des fins de plus grande transparence et pour des fins de plus grande sécurité juridique ». (52) La décision en étonna plus d’un puisque la pré-enquête est une procédure exceptionnelle généralement utilisée dans le cadre de plaintes privées pour s’assurer qu’elles ne sont pas frivoles. « Qu'on le veuille ou non, ce dossier a atteint des proportions hors de l'ordinaire à cause de l'attention médiatique qu'on lui a conférée », expliqua Me Breton. L’annonce de cette décision controversée coïncida avec la tenue de la manifestation annuelle de la Journée internationale contre la brutalité policière. Voilà une nouvelle qui n’était pas de nature à calmer les esprits des protestataires. Comme de fait, la manifestation tourna rapidement à la séance de défoulement. Un poste de police et plusieurs commerces furent saccagés. Bilan : 112 arrestations. Michel Gravel, éditorialiste au journal La Presse, déplora ce mauvais sens du timing. « Ça ne pouvait plus mal tomber. Le jour même où se tenait dans les rues de Montréal une manifestation pour dénoncer des actes de brutalité policière, on apprenait que les procureurs responsables de porter ou non des accusations contre les agents impliqués dans l'affaire Lizotte ont décidé de... ne rien décider », écrivit-il. (53) Le 26 avril 2000, le juge François Doyon de la Cour du Québec décida de déposer des accusations d’homicide involontaire, de voies de faits graves et de voies de fait causant des lésions corporelles contre l’agent Giovanni Stante et le videur Steve Deschâtelets. (54) Une décision saluée par l’éditorialiste Gravel. « Sans égard à l'issue du procès lui-même, il est déjà évident que le fait même que ces procédures soient entreprises constitue une excellente nouvelle pour la crédibilité du processus judiciaire », commenta-t-il. (55) Cela étant, un fait demeure : ce n’est pas à la couronne, mais bien à un juge, que l’on doit la décision de porter des accusations criminelles dans l’affaire Lizotte. En juillet 2002, l’agent Stante fut lavé de toutes les accusations qui pesaient contre lui après un long procès devant jury présidé par la juge Barrette-Joncas. C’est quoi le problème De toute évidence, les procureurs aux poursuites criminelles y vont vraiment à reculons quand vient le temps de décider de mettre des policiers sur le banc des accusés. Et dans les rares cas où les procureurs de la couronne se résignèrent à exercer leur rôle de poursuivant à l’égard de membres des forces de l’ordre, ils le font tellement à contrecœur qu’on a l’impression qu’il s’agit pour eux d’un geste qui leur apparaît contre-nature, comme en témoignent les commentaires des deux premiers procureurs dans l’affaire Barnabé. Comment expliquer une réticence aussi prononcée à traduire en justice les policiers lorsque ceux-ci posent des gestes de violence qui pourraient valoir des années d’emprisonnement s’ils étaient commis par de simples citoyens ? La réponse pourrait s’expliquer par la promiscuité qui caractérise les relations entre les policiers et les procureurs de la couronne. Patrick Knoll, professeur de la faculté de droit à l’Université de Calgary, s’intéressa à la question. Dans un texte publié en annexe du rapport de la Commission Poitras, monsieur Knoll écrivit ceci : « Les procureurs et les agents de police entretiennent entre eux une relation de nature symbiotique, la coopération et le bon vouloir des uns et des autres étant quotidiennement interdépendants. Par conséquent, on fait des efforts de part et d’autre pour éviter les frictions et les agissements susceptibles de créer du ressentiment ou de la mauvaise volonté. Bien que ce soit le bureau du procureur du Procureur général à qui incombe l’ultime responsabilité de décider si une accusation criminelle sera portée ou non contre un policier, la relation avec les gestionnaires de la police (ou l’agent concerné) peut indûment influencer une décision dans un sens comme dans l’autre. Les difficultés inhérentes à la proximité créée par cette relation ont été démontrées depuis déjà un certain temps, mais on n’a pratiquement rien fait dans la majorité des juridictions pour établir des barrières convenables, limitant les possibilités d’influence et de parti pris dans les décisions des procureurs. » (56) Au Québec, les directives du Directeur des poursuites criminelles et pénales concernant les poursuites criminelles contre les policiers témoignent d’un souci manifeste d’assurer une apparence d’indépendance entre les procureurs de la couronne et les membres des corps policiers, mais aussi de protéger les poursuivants contre d’éventuelles tentatives d’influence, voire de pressions, de la part des forces constabulaires. Car la police n’est pas simplement le bras armé de l’État. Elle a aussi le bras long. C’est ce qui explique pourquoi le Directeur des poursuites criminelles et pénales a cru bon d’énoncer des directives invitant le procureur en chef de la région concernée à tenir compte de la possibilité de confier les dossiers mettant en cause des policiers à un procureur d’un exerçant ses fonctions dans un district judiciaire autre que celui ou ceux où le policier exerce ou a exercé ses fonctions. Selon les directives du Directeur, le transfert d’un dossier dans un autre district judiciaire peut devenir particulièrement judicieux lorsque le policier concerné pourrait avoir à répondre du décès d’une personne devant le tribunal ou lorsqu’il risque de se voir accusé d’une infraction passible d’une peine maximale de dix ans d’emprisonnement et plus. Les directives mentionnent également un autre élément à prendre en considération dans la décision : le policier en cause a tenté de se prévaloir de son statut pour échapper à sa responsabilité criminelle. (57) Si la directive n’a pas un caractère obligatoire, il convient d’observer que toutes les causes de mort d’homme impliquant des policiers montréalais qui donnèrent lieu à des accusations criminelles furent confiées à des procureurs de la couronne provenant d’un district judiciaire différent de celui où les policiers mis en cause exercent leurs fonctions. L’application pour le moins systématique de cette précaution témoigne en elle-même des appréhensions que font peser l’étroitesse des liens unissant les procureurs de la couronne aux policiers. Ainsi, le procureur de la couronne qui a fait le premier procès de l’agent Gosset, Me René de la Sablonnière, était de Québec, tandis que le procureur qui a représenté la poursuite dans le second procès, Jacques Trudel, était de Trois-Rivières. Dans l’affaire McKinnon, la preuve de la couronne a été présentée par un procureur de Québec, un certain Jacques Dupuis… (58) Les premiers procureurs dans l’affaire Barnabé, Mes Dennis Dionne et Sabin Ouellet, étaient respectivement d’Alma et de Québec. Leurs remplaçants, Mes Jean Lortie et Martin Chabot, étaient quant à eux respectivement de Québec et de Saint-Joseph-de-Beauce. Dans l’affaire Lizotte, la poursuite était représentée par Me Michel Breton, procureur-chef du district de Longueuil. Comment la SQ tire les ficelles en coulisse Pour être juste, il faut dire qu’il arrive parfois que la symbiose ne soit pas tout à fait parfaite entre la couronne et la police. Parfois, le courant ne passe tout simplement pas. Il peut même arriver que les relations se détériorent au point où un procureur aux poursuites criminelles en vienne à être à couteaux tirés avec l’enquêteur au dossier, quoique ça ne soit pas pratique courante. Chose certaine, lorsque la méfiance devient réciproque et qu’un bras de fer s’installe entre procureurs et enquêteurs, les policiers disposent généralement d’un nombre d’atouts de loin supérieur à ceux du poursuivant. L’affaire Matticks, qui a elle-même donné lieu à la création de la fameuse Commission Poitras, en est l’illustration accomplie. On se rappellera que ce scandale policier d’une magnitude remarquable avait ébranlé la Sûreté du Québec jusqu’au plus haut niveau durant les années ’90. Ce qui est un peu moins connu, cependant, c’est que l’affaire Matticks a aussi démontré que les procureurs de la couronne ne sont non seulement pas à l’abri de stratagèmes tortueux de la part des policiers, mais qu’ils même peuvent aussi faire l’objet de pressions indues lorsqu’ils ne répondent pas aux attentes de policiers sans scrupules qui ne reculent devant rien dans leurs efforts pour se soustraire à la justice. À l’origine de cette retentissante affaire se trouve la saisie de 26,5 tonnes de haschisch découverts dans trois conteneurs (non réclamés) au port de Montréal, en mai 1994. Sept individus, incluant deux frères de la célèbre famille Matticks, étaient accusés d'avoir importé cette quantité quasi-record de hasch. La procureure de la couronne Madeleine Giauque, assisté de son collègue Pierre Labelle, héritèrent de ce dossier qui s’annonçait fort prometteur. Or, les deux procureurs vont plutôt aller de mauvaise surprise en mauvaise surprise. Le premier accrochage important entre Me Giauque et la SQ survint le 8 mars 1995, lorsqu’un avocat de la défense révéla en pleine cour qu’il venait d’apprendre que trois accusés détenus à l’édifice de la rue Parthenais, qui loge également le quartier général de la SQ, avaient été placés sous écoute électronique au début du procès, en octobre 1994. La procureure Giauque, qui n’était au courant de rien, demanda alors un ajournement pour procéder à des vérifications. Elle piqua une colère noire à l’extérieur de la salle d’audience. (59) Le lendemain, le sergent Louis De Francisco se présenta au bureau des procureurs de la poursuite. Sans passer par quatre chemins, la couronne lui demanda « s’il y avait d’autres surprises de cette nature qui étaient pour nous sauter en pleine durant le procès ? ». Ce à quoi le policier répondit : « Je peux pas vous le dire, je peux pas vous le garantir ». La bouillante Giauque explosa alors à nouveau, lançant au policier que lui et ses collègues étaient « une gang de croches ». (60) Le 14 mars suivant, les procureurs Giauque et Labelle écrivirent une lettre à leur supérieure, la substitut en chef adjointe de Montréal, Me Louise Villemure (aujourd’hui juge à la Cour du Québec), pour se plaindre « du manque de transparence de la Sûreté » dans ce dossier. « Nous avons appris en même temps que le tribunal l’existence de cette écoute électronique. Après recherches, nous avons été avisés que cette écoute électronique avait été faite par l’escouade de répression du banditisme pour un complot d’évasion survenu au cours de notre procès. Devant notre surprise, la Sûreté du Québec a soutenu dans un premier temps avoir oublié de nous en aviser et dans un second temps nous dit qu’il serait préférable que nous ne prenions pas connaissance des documents pertinents puisque, en fonction de notre obligation de divulgation, nous devrions aviser la défense de son contenu », écrivent-ils. (61) Le point de non-retour a été atteint le 23 mars. Ce jour-là, l’enquêteur principal au dossier, l’agent Pierre Duclos, avoua à Me Giauque que d’importants éléments de preuve n’avaient pas été saisis à la firme Werner Philips, dirigée par l’accusé William Hodges, comme le prétendait la SQ depuis le début. Les éléments de preuve en question étaient des « connaissements maritimes » reliant les conteneurs de haschich aux accusés. Il s’agissait de documents incriminants particulièrement cruciaux pour la couronne, car ils habilitaient ceux qui étaient en leur possession à réclamer les conteneurs transporteurs de drogue. Or, le policier Duclos se disait maintenant incapable d’expliquer à la couronne comment les documents avaient pu se trouver aux bureaux de Werner Philips au moment des perquisitions policières. (62) En réalité, les documents avaient été télécopiés du bureau de Douane Canada à la SQ, trois semaines avant les perquisitions du 25 mai 1994. Me Giauque était d’autant plus contrariée par cette situation abracadabrante qu’elle n’avait pas ménagé ses efforts pour obtenir des explications de la part de la police quant à la provenance des fameux documents. Ainsi, en novembre 1994, elle avait demandé aux agents Roger Primeau et Mario Simard de vérifier l’origine des documents afin de préparer leur témoignage au procès. Or, le supérieur des deux policiers, le caporal Lucien Landry, refusait de donner suite aux demandes de la procureure, estimant qu’il s’agissait-là de démarches futiles. Me Giauque s’adressa même à un lieutenant-détective du SPCUM dans l’espoir d’y voir plus clair, en vain. (63) À la mi-mars, la procureure revint à la charge avec ses demandes, surtout que les avocats de la défense s’intéressaient de près à la question. Mais la procureure se buta à la même opacité de la SQ. L’agent Duclos alla même jusqu’à suggérer à Me Giauque de demander une ordonnance de la cour pour forcer la SQ à procéder aux vérifications. (64) Naturellement, lorsque le chat sortit enfin du sac, les relations entre la procureure Giauque et les enquêteurs de la SQ tombèrent au plus bas. Le 28 mars 1995, le grand patron de la Section de répression du banditisme, Michel Arcand, et son adjoint Mario Laprise, rencontrèrent Me Michel Breton, un autre supérieur de la procureure Giauque, pour faire « le point sur la chicane ». Durant la rencontre, Arcand affirma à Me Breton qu’il « présumait » que les documents s’étaient retrouvés dans la preuve « par erreur ». Invité à préciser sur quoi il s’appuyait pour avancer une telle affirmation, Arcand a répondu qu’il ne se basait « sur rien » et sur « les échos » qu’il avait eus. Me Breton s’est dit surpris par le fait qu’Arcand et Laprise ne semblaient « pas trop perturbés » par la gravité de la situation. « J’en suis troublé », nota-t-il. À leur retour au bureau, les deux policiers essayèrent de savoir pourquoi personne n’avait donné suite aux nombreuses demandes de Me Giauque. On leur aurait alors répondu nonchalamment que « c’était pas si insistant que ça ; ça faisait pas un an qu’elle demandait ça ». (65) Devant la juge Micheline Corbeil-Laramée qui présidant le procès, la couronne tenta du mieux qu’elle put pour minimiser les dégâts. D’abord, les documents furent retirés de la preuve. Mais la défense estimait que l’affaire portait atteinte à l’équité du procès. Me Giauque plaida qu’il s’agissait d’une « erreur de bonne foi » tout en reconnaissant du même souffle que sa thèse était « impossible à prouver ». (66) Dans sa décision rendue le 15 juin, la juge Corbeil-Laramée a plutôt choisi de conclure que les documents litigieux avaient été « délibérément ajoutés à la preuve par les policiers ». (67) De là à dire que le comportement des policiers était criminel, il n’y avait qu’un pas. Face à un constat aussi accablant, le tribunal ne vit d’autre choix que d’ordonner l’arrêt des procédures et de prononcer l’acquittement des accusés, qui étaient détenus depuis leur arrestation sauf deux d’entre eux. C’est ainsi que s’effondra « un des plus importants procès pour importation de stupéfiants à s'être tenu au Canada », pour reprendre l’expression utilisée par un journaliste de La Presse. (68) La SQ était dans de beaux draps, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais l’affaire ne s’arrêta pas là. Le 6 juillet, le directeur de la SQ, Serge Barbeau, forma un comité ad hoc de trois inspecteurs, soit Hilaire Isabelle, Bernard Arsenault et Louis Boudreault, pour mener une enquête interne afin d’identifier les causes du dérapage dans l'affaire Matticks. Ce comité ad hoc se heurta cependant à une résistance aussi farouche que systématique de la part des policiers. Il faut dire que l’enjeu de l’enquête interne était de taille. En effet, le risque que des accusations criminelles soient portées contre des policiers était énorme, pour ne pas dire incontournable. Malgré cela, certains policiers semblaient prêts à tout pour contrecarrer les efforts du comité ad hoc. Deux hauts gradés, dont le numéro 2 de la SQ, André Dupré, directeur général adjoint aux enquêtes criminelles, allèrent jusqu’à essayer d’intimider l’inspecteur Isabelle lors d'une fête tenue chez un capitaine de la SQ, le 26 août. Dans son rapport sur cet incident, Isabelle écrivit que Dupré et Michel Arcand avaient tenté d’influencer l’orientation de l’enquête interne. Ainsi, Arcand prévint Isabelle qu’il allait faire l’impossible pour sauver le caporal Lucien Landry. « Dans le cas de Landry, je vais me battre à mort, lança-t-il. Tu vas trouver ça dur enquêter des polices ». Arcand n’a pas non plus épargné la procureure Giauque durant sa tirade. « La crisse de Giauque c’est une bonne à rien. J’ai été obligé de rencontrer Breton et Villemure pour régler ça. On peut pas avoir des procureurs comme du monde dans ces dossiers-là ». (69) « La crisse de Giauque » faisait d’ailleurs parti des témoins que les trois inspecteurs devaient interroger dans le cadre de l’enquête interne. La procureure fut rencontrée par Isabelle et Boudreault le 7 septembre. Si la procureure Giauque avait plaidée la thèse de l’erreur de bonne foi lors du procès, elle se montra cette fois-ci beaucoup moins charitable à l’égard des policiers de la SQ. « Ils m’ont menti depuis le début », déclara-t-elle aux deux inspecteurs. (70) Le 21 septembre, l’enquête interne fit tomber des têtes. Ce jour-là, le caporal Lucien Landry et les agents Pierre Duclos, Dany Fafard et Michel Patry furent suspendus avec solde pour leur rôle dans l’affaire Matticks. Cette décision provoqua une véritable onde de choc à travers les enquêtes criminelles de la SQ, plus particulièrement au sein du Service de répression du banditisme dont font parti Landry, Duclos et Patry. Aussi, les réactions ne se firent pas attendre. Le lendemain, la procureure Giauque reçut plusieurs messages anonymes à connotation sexuelle sur son téléavertisseur. (71) L’inspecteur Boudreault en fit état dans une note de rencontre. « Elle nous dit qu’elle y voit un lien avec le présent dossier », écrivit-il. La procureure ne sera d’ailleurs pas la seule à subir un tel harcèlement. À la même époque, Isabelle recevait lui aussi des appels harassants, de même que Louise Pagé, la directrice générale adjointe à l’administration à la SQ qui avait recommandée au directeur Barbeau la mise sur pied du comité ad hoc. (72) La révolte grondait parmi les enquêteurs de la SQ, qui étaient outrés par la décision de suspendre les quatre policiers visés par l’enquête interne alors qu’aucune accusation formelle n’avait encore été portée contre eux. D’une part, l'Association des policiers provinciaux du Québec (APPQ), le puissant syndicat des policiers de la SQ, fit circuler une consigne de non-collaboration à l’enquête interne. « Il y a eu un mot d'ordre à l'APPQ d'arrêter de rencontrer les enquêteurs », a déclaré l’agent Yves Préfontaine durant un témoignage à la cour. « La politique de l'APPQ, c'était de ne plus participer à l'enquête, de ne plus coopérer, de ne rien dire dans cette enquête-là. » (73) D’autre part, les enquêteurs de la SQ menacèrent de boycotter l’escouade Carcajou, qui devait réunir les « meilleurs éléments » de la GRC et du SPCUM pour faire la lutte aux bandes de motards criminalisés qui se livraient alors une guerre meurtrière dans les rues de la métropole. (74) À ce moment-là, la « guerre des motards » avait déjà coûté la vie à une vingtaine de personnes et rien ne laissait présager une accalmie, bien au contraire. Le manque d’efficacité de la police à stopper l’hécatombe indigna l’opinion publique lorsqu’une bombe tua un jeune de 11 ans, Daniel Desrochers, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, en août 1995. Les autorités publiques étaient en train de perdre la face, et l’escouade Carcajou devait représenter leur réponse aux inquiétudes grandissantes de la population. Conscients de ces enjeux, les enquêteurs de la SQ décidèrent de faire de leur participation à Carcajou une monnaie d’échange. En marge de ce nid d’intrigues, la sécurité des citoyens ne semblait pas peser bien lourd dans la balance… Le chantage des enquêteurs de la SQ fit son effet auprès du gouvernement québécois. Le ministre de la Sécurité publique Serge Ménard estimait que le boycottage de Carcajou par la SQ aurait eu des conséquences « épouvantables ». (75) Aussi croyait-il que le dépôt d’accusations contre les quatre policiers suspendus serait susceptible d’enlever un peu de pression sur les épaules du directeur Barbeau, qui vivait une « situation difficile ». Pour Ménard, plus les accusations tardaient à venir, plus la SQ devenait « ingérable » et plus le mouvement de boycott de Carcajou prenait de l’ampleur. Vers la fin du mois de septembre, Ménard téléphona donc à Mario Bilodeau, sous-ministre au ministère de la Justice, pour savoir pourquoi les accusations tardaient à venir. Bilodeau informa Ménard qu'il était encore « trop tôt » pour déposer des accusations. Cela pourrait même « ruiner la cause », ajouta-t-il. C’est donc dire qu’il était dans l’intérêt des enquêteurs de la SQ que la couronne agisse avec précipitation. C’est d’ailleurs précisément ce qui arriva. Ainsi, le 12 octobre, les policiers Landry, Fafard, Duclos et Patry, furent inculpés d’une dizaine d’accusations criminelles de complot, parjure, fabrication de preuve et entrave à la justice. Pourtant, à ce moment-là l’enquête interne n’était toujours pas terminée. En effet, la couronne attendait encore les rapports d'activités d'une vingtaine de policiers qui devaient étoffer la preuve à être présentée au procès. Les travaux de la commission Poitras permettront d’apprendre que le procureur de la couronne, Pierre Lapointe, a écrit au substitut en chef du Procureur général pour se plaindre du fait que des « pressions » aient été « effectuées par la Sûreté et le ministère de la Sécurité publique auprès de la Couronne pour accélérer le processus d'accusation afin de dénouer l'impasse dans laquelle se trouvait la Sûreté du Québec face au refus de ses membres de joindre le groupe Carcajou ». (76) Entre-temps, l'escouade Carcajou avait vu le jour, le 4 octobre précédent. La direction de « l’escouade d’élite » fut même confiée à Michel Arcand. (77) Parallèlement à cela, les policiers continuaient de respecter à la lettre la consigne syndicale de non-collaboration à l’enquête interne. Le 5 décembre, la direction de la SQ décidait de prendre les grands moyens en ordonnant à une vingtaine de policiers de rencontrer les inspecteurs du comité ad hoc. La plupart des policiers refusèrent d'obtempérer et firent l’objet de plaintes disciplinaires. En fait, l’agent Mario Simard fut le seul policier à défier la loi en collaborant pleinement à l’enquête interne. Il le paiera d’ailleurs chèrement. Peu de temps après avoir décidé de témoigner contre ses collègues, Simard croisa « par hasard » Pierre Samson, du Service de répression du banditisme, au Mail Champlain, sur la Rive-Sud. « T'es en train de briser ta carrière, lança Samson. On sait pas ce qui peut se passer dans une affaire comme ça. Tu peux finir avec une balle dans la tête. Ou y en a qui peuvent te mettre un sac de coke dans ton char. Ça se parle, présentement ». (78) Ouvertement ostracisé par ses collègues qui s’acharnent à lui rendre la vie impossible, le jeune policier connut un véritable enfer. Par mesure de précaution, Simard et sa femme vécurent d'un motel à l'autre jusqu'à ce que la SQ les mute à Québec. (79) Durant son témoignage à la commission Poitras, l’inspecteur Arsenault déclara qu’il éprouvait, à l’époque, des craintes pour la sécurité du policier, « en raison de la gravité des conséquences à venir pour ceux dénoncés par Simard. » « Dans un moment de panique, des gens face à des accusations criminelles, il n'y a pas beaucoup de solution quand tu es policier. Un acte criminel, c'est habituellement le renvoi, le congédiement; professionnellement, c'est la peine capitale. Quelqu'un déclaré coupable a peu de chance de demeurer policier. Ça augmente les critères de dangerosité et de risque », expliqua Arsenault. (80) L’agent Simard fut le principal témoin de la couronne au procès des quatre policiers. Durant son témoignage, il déclara que trois collègues (Duclos, Fafard, Patry) lui avaient demandé de se parjurer au procès du clan Matticks afin de couvrir la fabrication de preuve. À l’époque, Simard avait confié à Duclos qu’il ne se souvenait pas avoir vu les connaissements maritimes lors des perquisitions chez Werner Philips. Mais Duclos l'incitait à « se souvenir » et à dire à la cour qu'il avait saisie ces documents chez l’accusé. (81) « Je sentais la pression... Le dossier reposait sur mes épaules », déclara Simard. « Es-tu pour la police ou pour la défense ?, lui demanda Duclos, qui se montra insistant. « J'étais pas capable de lui dire non ». Puis, en faisant allusion à la procureure Giauque, Duclos lui lança : « On a assez de misère avec la grosse sans qu'on s'en fasse entre nous autres ! » (82) Le 9 juin 1996, un jury composé de sept femmes et cinq hommes acquitta les quatre policiers de toutes les accusations qui pesaient contre eux au terme d’un procès complexe de 10 semaines. De toute évidence, le jury n’a pas cru l’agent Simard qui était venu leur raconter qu’il s’était parjuré dans un autre procès. Bien entendu, les manigances à répétition des enquêteurs de la SQ avaient aussi largement contribué au blanchiment des quatre policiers. C’est ainsi que l’affaire Matticks demeura impunie. Pourquoi ne pas donner au peuple le pouvoir d’accuser les policiers ? Que le comportement des procureurs aux poursuites criminelles s'explique par un parti-pris pro-policier, la lâcheté ou par manque d'indépendance réelle par rapport à l'appareil policier, il reste que l'on ne peut guère compter sur la couronne pour s'assurer que les policiers répondent de leurs actes lorsqu’ils abusent de la force. Puisque les procureurs de la couronne se montrent aussi peu enclins à traduire devant les tribunaux les policiers impliqués dans des décès de citoyens, alors il faut bien que quelqu'un le fasse. C'est donc pour combler ce vide que l'idée des grands jurys entre ici en jeu. Vu que les procureurs aux poursuites criminelles font parti du problème, alors permettons au peuple de faire parti de la solution ! L'institution des grands jurys est un concept vieux de plus de mille ans. À l'origine, la raison d'être des grands jurys consistait à protéger les citoyens contre les accusations abusives. Leur procédure reposait sur la maxime fondamentale que nul homme ne peut être tourmenté dans sa personne ou sa liberté sans l'assentiment de vingt-trois de ses pairs habitant le même lieu que l'accusé. Depuis, le concept des grands jurys a été repris avec différentes variantes dans plusieurs pays, incluant au Canada et au Québec. À l'époque, les grands jurys, qui se faisaient aussi appelés jury d'accusation, exerçaient la fonction de Corps d'Enquête préliminaire ou Chambre de mise en accusation au sein du système judiciaire canadien. Les grands jurys d'autrefois avaient le pouvoir de faire comparaître des témoins et de les interroger, de même que de s’« enquérir de toutes autres offenses contre la société et d'en donner connaissance à la Cour par une dénonciation. » (83) Lorsqu’au moins douze jurés sur vingt-trois croyaient que l'acte d'accusation était fondé, ils devaient envoyer l'accusé subir son procès. On peut dire que la fonction de jury d’accusation ressemblait à celle qu'exerce aujourd'hui un juge de paix présidant une enquête préliminaire. L'institution des grands jurys a été progressivement abolie du système judiciaire canadien au cours du 20e siècle, la Nouvelle-Écosse ayant été la dernière province à s'en être débarrassée, en 1984. (84) Les partisans de leur élimination firent valoir le fait que les grands jurys ne contribuaient pas à alimenter la jurisprudence puisque leurs décisions n'étaient pas motivées, contrairement aux jugements écrits rendus par les juges. Certains déplorèrent les coûts et le ralentissement des procédures que les grands jurys occasionnaient tandis que d'autres remirent en question leur utilité réelle au sein du système judiciaire. (85) Aujourd'hui, les États-Unis restent l'un des rares, sinon le seul pays, à avoir conservé l'institution des grands jurys, qui existent sous différentes formes au niveau fédéral et des États. Un simple amendement au Code criminel canadien permettrait de réintroduire les jurys d’accusations dans le système judiciaire. La tenue d'un jury d'accusation deviendrait obligatoire à chaque fois qu'un citoyen perd la vie ou subit des blessures pouvant causer la mort durant une intervention policière ou en détention. La sélection des membres du jury d'accusation devra être effectuée en public et en présence d'un juge. Le tribunal aura notamment pour responsabilité de s'assurer que les candidats au jury d'accusation ne sont pas contaminés d'un parti-pris quelconque. Une fois que la sélection des douze jurés aura été complétée, le jury d'accusation commencera à siéger en public dans un tribunal présidé par un juge qui exercera alors la fonction de juge du droit. Les membres du jury d'accusation n'étant pas des juristes, le juge devra leur donner les explications et les directives appropriées qui l'aideront à mener à bien sa tâche. Le rôle du juge consistera également à trancher les objections et les questions de droit, comme l'admissibilité de certains éléments de preuve. Le jury d'accusation exercera quant à lui la fonction de juge des faits. Sa mission première consistera à déterminer si le policier mis en cause a fait preuve d'une force nécessaire ou d'une force excessive. Si le jury d'accusation conclut que le policier a usé de la force nécessaire, alors l'immunité conférée aux policiers à l'article 25 du Code criminel s'appliquera et le policier échappera à toute poursuite criminelle. Par contre, lorsque le jury d'accusation estimera que le policier a fait preuve d'une force excessive, alors celui-ci sera tenu criminellement responsable de ses actes, comme le prévoit l'article 26 du Code criminel. Dans ce cas, le jury d'accusation devra déterminer la nature des accusations qui auront à être portées contre le policier mis en cause, soit meurtre ou homicide involontaire lorsque la force utilisée par le policier aura entraînée la perte d'une vie humaine, ou voies de fait cause des lésions corporelles graves ou tentative de meurtre, lorsque la victime aura subi blessures pouvant causer la mort. Le jury d'accusation aura également le pouvoir discrétionnaire d'ajouter tout autre chef d'accusation qu'il jugera pertinent, le cas échéant. Le gouvernement devra créer aussi un poste de procureur spécial indépendant, qui se distinguera des autres procureurs de la couronne par le fait qu'il ne travaillera pas main dans la main avec les enquêteurs de police à longueur d'année. Le mandat du procureur spécial indépendant se limitera exclusivement à assister le jury d'accusation dans l'exécution de ses fonctions. Il aura notamment pour tâche de dresser une liste de témoins qui devront être entendus par le jury d'accusation, de procéder à l'interrogatoire des témoins oculaires et des témoins experts en cour ainsi que de produire tout élément de preuve pertinent à l'affaire. À l'instar des jurys d'accusation qui existaient autrefois, le jury d'accusation devra jouir de certains pouvoirs, dont celui de faire comparaître des témoins et d'ordonner la production de tout élément de preuve se rapportant à l'affaire. Bien qu'il ne soit pas encore formellement inculpé au stade du jury d'accusation, le policier mis en cause devra jouir de certains droits qui sont reconnus aux accusés en matière criminelle, dont le droit d'assister aux procédures et le droit d'y être représenté par un avocat. La balle est maintenant dans le camp de ceux qui reprochent aux opposants à la brutalité policière de critiquer sans jamais proposer de solution… ALEXANDRE POPOVIC Sources : (1) Le Devoir, « Arcand a déjà été l'objet d'une plainte pour fabrication de preuve », Rollande Parent, 2 décembre 1997, p. A3.
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