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Série : Un an après les émeutes de Montréal-Nord (2ème partie) De la stigmatisation à la rébellionlacrap, Wednesday, August 5, 2009 - 19:00
Alexandre Popovic
Voici le second texte d'une série de trois sous le thème « Un an après les émeutes de Montréal-Nord ». Dans ce texte, nous nous pencherons exclusivement sur la situation à Montréal-Nord en abordant les conditions socio-économiques des résidents vivant dans la zone touchée par l'émeute, ainsi que la lutte aux gangs de rue, le phénomène de l'insécurité policière et, bien entendu, la mort de Fredy Villanueva et l'émeute qui éclata le lendemain. Règle générale, Montréal-Nord est un arrondissement assez disparate où la trame urbaine varie beaucoup d'un secteur à l'autre, voire d'un quadrilatère à l'autre. Quand on se promène dans la partie la plus à l'est de l'arrondissement, on constate que la portion du boulevard Rolland située au sud du boulevard Maurice-Duplessis devient une ligne de démarcation entre deux paysages urbains fort distincts : à l'est de Rolland, on n'y voit pratiquement que des blocs à appartement à perte de vue, tandis qu'à l'ouest du même boulevard on y retrouve plutôt des duplex et des bungalow. Ce contraste sur le plan strictement visuel se traduit par une nette différence quant au niveau de vie : à l'est, plus de la moitié de la population (52 %) vit sous le seuil de faible revenu tandis qu'à l'ouest cette proportion tombe en-dessous du tiers (31 %). (1) C'est tout sauf un hasard si l'émeute du 10 août 2008 éclata dans ce secteur particulièrement mal-famé, pour ne pas dire ghetthoïsé, du nord-est de l'arrondissement. Katia Gagnon de La Presse fut l'une des rares journalistes à s'être intéressée à cette zone avant que ne survienne l'émeute. « Près d'Henri-Bourassa et de Lacordaire s'étend un quadrilatère en forme de no man's land, écrivait-elle en novembre 2007. Ce quartier de Montréal-Nord, c'est le Bronx de Montréal. Tout le monde l'appelle comme ça. Un coin de gangs de rue, de vente de drogue et de prostitution ». (2) Ce que la journaliste de La Presse désignait comme un « no man's land » comptait pourtant une densité de population deux fois supérieure à l'arrondissement et 19 fois supérieure à celle de la région métropolitaine de Montréal, faisait remarquer Gaétan Cousineau, président de la Commission des droits de la personne, en s'appuyant sur les données du recensement fédéral de 2006. (3) Travailleur social depuis plus de vingt ans, André Robert a eut l'occasion de rencontrer de nombreux parents d'origine haïtienne vivant dans le secteur nord-est, ce qui lui permit de visiter plusieurs appartements minuscules, surpeuplés, où les petits n'ont nulle part où jouer. « Parfois, il y a la mère, la grand-mère, l'arrière-grand-mère et trois enfants dans un petit quatre et demi », décrivit-il. (4) Parmi les autres disparités significatives, mentionnons le taux de chômage qui atteignait 18 % dans cette zone déshéritée alors qu'il se situait à 6,9 % à Montréal. Selon Statistique Canada, le revenu médian des personnes de 15 ans et plus dans ce quadrilatère oscillerait entre 16 000 $ et 17 000 $ par année. Notons aussi que les familles monoparentales représentaient 41 % des familles de ce secteur contre 18 % de l'ensemble des familles montréalaises. À l'école primaire Jules-Verne, située en biais du « Bronx », cette pauvreté prend le visage « d'enfants qui n'ont jamais vu de pédiatre, qui n'ont qu'un hot-dog froid pour dîner, qui viennent à l'école sans bottes en plein hiver », écrivit encore la journaliste Gagnon dans un autre article. (5) Une autre caractéristique est la sur-représentation des communautés ethnoculturelles. Ceux qui se font appelé les « minorités visibles » y comptaient pour 46 % de la population contre 17 % à Montréal. Le collectif Montréal-Nord Républik, qui s'est formé dans la semaine qui a suivi l'émeute, commentait ainsi cette diversité : « La zone "rouge", oubliée sinon caricaturée par la société québécoise, a développé sa propre culture sous l'impulsion notamment d'une nouvelle génération métissée qui n'adhère ni aux critères d'une tradition canadienne-française ni à celle d'une culture d'origine en ce qui concerne les familles immigrées (Haïti, Liban, Honduras...). Pour elle, l'hybridité de la culture hip-hop, par exemple, renferme bien davantage un bagage de référents qui correspond au quotidien. Mais la fertilité de l'underground s'étend bien plus loin que la culture. Désormais, Montréal-Nord a aussi son économie informelle, ses propres lois non écrites, ses relations de pouvoir alternatives, et même une nouvelle fraternité populaire. » (6) Le secteur nord-est a plus particulièrement accueilli une partie de la troisième vague d'immigration haïtienne, celle qui a suivi les érudits, souvent mulâtres, qui vinrent vivre au Québec durant les années cinquante et soixante. La troisième vague arriva durant les années '70 et était surtout composée de travailleurs peu scolarisés et d'ouvriers non spécialisés fuyant l'extrême pauvreté dans laquelle le règne dictatorial de Jean-Claude Duvalier, dit « Bébé Doc », avait plongé la population. Désireux de favoriser une immigration francophone, le gouvernement péquiste de René Lévesque avait régularisé le statut de 5000 « sans-papiers » haïtiens, en 1980. Éliane a vécu la fin de son enfance et toute son adolescence dans l'est de Montréal-Nord, au coin des rues Arthur Chevrier et Corbeil, dans « un beau duplex flambant neuf » que son père avait fait construire. Dans une lettre qui fut publiée sur le blogue du chroniqueur de La Presse Patrick Lagacé, Éliane raconta comment elle avait témoin de l'arrivée des immigrants haïtiens et surtout la réaction de la population blanche face à ces nouveaux venus. En voici un extrait : Fin des années 70, les Haïtiens sont arrivés. Bébé Doc était insupportable. Ils se sont installés de l'autre bord de Rolland, dans les blocs appartements. C'est là que j'ai découvert le racisme. Tous les bien-pensants, les petits-bourgeois, les anciens immigrants italiens bien installés dans leurs maisons en rangées des rues Corbeil et Ernest-Robitaille, les blancs plus blancs que blancs. Ils ont regardé les Noirs arriver. Ils ont inventé - ou constaté, j'ai jamais su - des histoires de jardins sur 12 pouces de terre qui poussaient sur le plancher des troisièmes étages, de smalas de 15-20 personnes qui s'entassaient dans des 3 et demi. J'écoutais, je comprenais rien. C'était qui, ces gens-là, qui suscitaient autant de méfiance et de haine ? Dans ce temps-là, je payais mes études en étant caissière dans une caisse pop au coin de Saint-Vital et Fleury. C'était la naissance des guichets automatiques. Les Haïtiens venaient ouvrir des comptes, fallait ben. Vous auriez dû entendre les commentaires des caissières devant leur incompréhension du système. Pas même poli, franchement méprisant, en pleine face des clients qui roulaient de grands yeux perdus. Je leur disais : voyons les filles, ces gens-là arrivent de l'enfer et vous leur demandez de comprendre pourquoi vous gelez leur chèque 10 jours. Attendez de voir leurs enfants dans quelques années, ils vont vous en remontrer ! Rien à faire. J'ai travaillé 10 ans dans cette caisse. Après les Haïtiens, ça a été les Libanais qui fuyaient la guerre et leurs femmes voilées, déjà. C'est à Montréal-Nord que j'ai vu les premiers chauffeurs de taxi avec un doctorat en littérature persane qui vous récitent des poèmes en conduisant. Et toujours le racisme brut, sans nuances, sans curiosité devant l'inconnu, un mur impossible à percer, pour moi qui étais du bon bord. Imaginez les Autres. (7) Ainsi, l'ironie du destin voulut que ces immigrants qui avaient fui la misère d'Haïti trouvent la pauvreté ici-même, au beau milieu d'un pays riche, de surcroît membre du club très sélect des États les plus industrialisés de la planète - avec le racisme en prime. Éventuellement, certains de ces nouveaux arrivants d'origine haïtienne parvinrent à ramasser suffisamment de fonds pour traverser du côté ouest du boulevard Rolland et acheter des duplex et des maisons en rangée. « Vite, les blancs de blancs se sont fait construire des condos et des bungalows ailleurs, déménager au plus sacrant pour fuir la plèbe ! », écrivait Éliane. Trente ans plus tard, la communauté noire représentait 15 % de l'ensemble de la population de Montréal-Nord, contre 4 % dans la région métropolitaine. Notons que l'exode des Blancs est une tendance qui n'a cessé de s'accentuer à Montréal-Nord avec les années. Ainsi, entre 2001 et 2006, la population de langues maternelles italiennes et françaises diminuèrent respectivement de 12,5 % et de 10,4 % à Montréal-Nord. Pendant ce temps, la population de langue maternelle arabe connut une augmentation remarquable de 125 % à la grandeur de l'arrondissement. Durant la même période la population de langue maternelle espagnole enregistra une hausse de 44,1 % tandis que celle de langue maternelle créole connut un bond de 11,9 %. (8) Un terrain fertile pour les gangs Dans la tête de bien des gens, Montréal-Nord est synonyme de gangs de rue. Il faut dire que Montréal-Nord fut l'un des premiers arrondissements à faire l'expérience du phénomène. D'ailleurs, nul besoin de chercher entre midi et quatorze heures pour en savoir la raison : plus une communauté confinée à un secteur particulier est frappée par la double exclusion du racisme et de la pauvreté, plus les probabilités deviennent grandes que le phénomène des gangs de rue fasse son apparition. « C'est pas compliqué, pour savoir qui compose la gang de rue d'un quartier, allez voir l'élément le plus pauvre », expliqua un responsable de la polyvalente Henri-Bourassa, située à un coin de rue du « Bronx ». (9) « Le gangster du ghetto adhère aux valeurs de la société de consommation, sauf qu'il cherche à déjouer les façons conventionnelles de s'en procurer les biens. Il sait qu'il n'a pas d'autre choix. Le système l'a condamné au bas de l'échelle sociale et il doit aller à l'encontre de celui-ci s'il veut se hisser dans la pyramide du pouvoir, d'où l'importance qu'il accorde à l'exhibition des signes de richesse qui prouvent aux yeux de tous qu'il a réussi à s'affranchir du destin que lui réservait la société », écrivaient les anthropologues Marc Perreault et Gilles Bibeau, co-auteurs de l'ouvrage « La gang : une chimère à apprivoiser ». (10) Aussi, contrairement à certaines idées reçues, le phénomène des gangs de rue est apparu bien avant l'avènement du gangsta rap, ce phénomène musical popularisé par des groupes comme N.W.A au tournant des années '90. (11) Ainsi, aux États-Unis, les Bloods et les Crips dont s'inspirent aujourd'hui de nombreuses gangs de rue, incluant certaines existant dans la région montréalaise, se formèrent durant les années '70, soit une dizaine d'années avant que des artistes ne se mettent à se servir de la dure vie au sein du milieu des gangs pour en faire des thèmes de chansons. Cela est aussi vrai à Montréal-Nord, où les premiers gangs de rue précédèrent l'émergence du phénomène gangsta rap. « Le problème des gangs y'a commencé à peu près dans les années '79-80. La première gang haïtienne qui a eu ici à Montréal s'appelait le Black Power ; c'était une gang qui se battait souvent ... avec des Blancs, des gangs de rockers, j'me rappelle dans le temps, la gang à Tatou qui était une gang de Blancs, raconta un ancien leader de gang qui connut surtout cette époque par l'entremise d'un de ses grands frère. (12) « (Ils) se battaient souvent à Montréal-Nord contre les Black Power et les Black Panther. (Le Black Power et le Black Panther, c'était la même gang.) » « Quand je suis arrivé à Montréal-Nord en 1980, c'était très raciste. Nous, les Noirs, on était minoritaires. On pouvait pas vraiment bouger et faire ce qu'on voulait parce que les Blancs nous tabassaient. Quand on allait à l'école, ça nous frappait », expliqua Jean Beauvoir lors d'un entretien avec une Rima Elkouri, une chroniqueuse de La Presse. (13) Troisième de 10 enfants, Beauvoir était né en Haïti dans une famille où régnait une discipline de fer. Il était âgé de 15 ans lorsqu'il a atterri à Montréal-Nord. Vers le milieu des années '80, Montréal-Nord abritait le gang de rue qui avait acquis la réputation d'être la plus structurée et prolifique de toute la métropole : Master B, dont le nom découlait de son chef de l'époque, Jean Beauvoir, qui se faisait appeler « Maître Beauvoir ». « Au départ, j'ai pas créé un gang, précisa Beauvoir. Les Master B, on était comme un groupe de chevaliers défensifs. » Avec le temps, la noble cause céda la place au « business », de sorte que la sphère d'intérêts de la petite bande d'ados bagarreurs s'orienta progressivement vers « le cash, les voitures, les filles ». La disparition du gang Master B au début des années '90 est attribuée au démantèlement d'un vaste réseau de prostitution juvénile, qui avait donné lieu à la condamnation de 113 personnes, des jeunes hommes âgés entre 15 et 26 ans, qui exploitaient environ 200 jeunes filles mineures, dont plusieurs avaient été recrutées en centre d'accueil. (14) Selon le sergent-détective Pierre Marotte, Master B aurait ensuite pris le nom de Bo-gars lorsque les juges se mirent à imposer des sentences plus sévères lorsque la preuve dévoilée au procès révélait que les accusés étaient membres de Master B. (15) La première fois que les Bo-gars firent parler d'eux dans les médias fut lorsqu'un de leur membre présumé, âgé de 15 ans, ouvrit le feu sur des participants au défilé de la Carifête, à Notre-Dame-de-Grâce, dans l'ouest de Montréal, en juillet 1993. (16) Les Bo-gars connurent apparemment une expansion rapide, traversant la rivière des Prairies au nord de l'île de Montréal pour s'implanter à Laval, vers 1993. (17) Notons qu'un rapport publié il y a quelques années par le Consulat général de la République d'Haïti de Montréal indiquait que le nombre de Bo-gars s'élèverait à 162 membres connus, ce qui ferait de lui le gang le plus important de la métropole. (18) Signe de l'ampleur que prit le phénomène des gangs de rue à Montréal-Nord, La Presse révéla, en 1997, que des enfants âgés de sept et huit ans avaient formés leur propre gang, baptisé « Les couteaux ». « Ils avaient leur code vestimentaire et de langage, et tentaient d'imiter les gangs mieux structurés », expliqua l'agent de la section Police-Jeunesse Gilles Deguire, qui disait n'avoir jamais vu une telle précocité depuis qu'il avait commencé à travailler auprès des jeunes, en 1971. (19) Les activités de ces délinquants en herbe consistaient à harceler les citoyens âgés d'un quartier paisible de Montréal-Nord et à lancer des cailloux sur des automobiles en mouvement. De quelques rafles De temps à autre, les gangs de rue de Montréal-Nord font l'objet d'enquêtes policières de longue haleine qui culminent par des coups de filet spectaculaires lors desquels les flics se donnent le beau rôle de protecteurs des citoyens. Voici certaines des razzias policières les plus importantes menées contre les gangs de Montréal-Nord au cours des dix dernières années. En février 1999, le SPVM lança le projet Embryon, une enquête qui s'étira sur neuf mois, aboutissant à soixante arrestations d'individus âgés en moyenne de 25 ans, dont plusieurs membres des Bo-Gars et des Bad Boys, un gang allié surtout actif du côté de l'arrondissement Rivière-des-Prairies - Pointe-aux-Trembles, à l'est de Montréal-Nord. La police affirma que les activités des deux gangs avaient suscité une cinquantaine de plaintes de la part de citoyens inconfortables avec la vente de drogue qui se déroulait au parc Henri-Bourassa, à l'ouest du boulevard Rolland. Le projet Embryon se termina le 24 novembre 1999 par une perquisition dans un bloc à appartements sur la rue Pascal, en plein coeur du « Bronx » de Montréal-Nord. Selon les policiers, les appartements étaient utilisés en tant que « local conjoint » par les deux gangs, qui s'en servaient pour la coupe et la cuisson du crack, un dérivé de la cocaïne surnommé la « drogue des pauvres ». Aucun meuble ou appareil électroménager ne se trouvait à l'intérieur des appartements. (20) Plus de 300 roches de crack furent saisies, de même que 100 grammes de cocaïne et 150 grammes de marijuana, d'une valeur marchande estimée à 16 000 $ sur la rue. Les policiers mirent également la main sur quatre armes à feu, soit trois armes de calibre .22 et un pistolet de départ inutilisable. Au total, 205 accusations furent déposées, dont trafic et possession de stupéfiants, vol qualifié, agression armée, séquestration, voies de fait, possession d'armes, complot et recel. L'auteur ignore toutefois ce qu'il est advenu de ces accusations en cour. Le 6 avril 2005, l'escouade Sans Frontières mit fin à la plus importante enquête de toute son histoire, projet Abat, qui se solda par l'arrestation de 22 hommes, âgés de 23 à 54 ans, tandis que cinq autres individus manquant à l'appel firent l'objet de mandats d'arrestation. Les policiers procédèrent à un total de 17 perquisitions, dont 13 à Montréal, deux à Laval, une à Sorel et une à Gatineau, donnant lieu à la saisie de 17 onces de crack, 250 grammes de cocaïne, quatre armes à feu, quatre gilets pare-balles et 17 000 $ en argent comptant. Toutes les accusations portaient sur la vente de dope : trafic de cocaïne, de crack ou de marijuana, complot en vue de faire le narco-trafic et trafic de stupéfiants au profit d'une organisation criminelle (gangstérisme). Le commerce de drogue avait lieu dans la partie ouest de Montréal-Nord, plus particulièrement sur l'avenue Pelletier, cinquième rue à l'est du boulevard Pie IX. Notons que la rue Pelletier donne directement sur l'entrée ouest de la polyvalente Calixa-Lavallée, une école secondaire publique fréquentée par près de 1500 élèves, âgés de 12 à 18 ans. Fait révélateur, les statistiques en matière pauvreté de l'îlot Pelletier - ce quadrilatère formé des rues Pelletier-Pie-IX-Henri-Bourassa-Charleroi - rappellent étrangement celles du « Bronx ». Selon les données du recensement de 2006, le taux de chômage s'élevait à 19 % (contre 11 % en 2001). On comptait 44 % de familles monoparentales (36 % en 2001) et les minorités visibles représentaient 49 % de la population (34 % en 2001). (21) Le paysage urbain n'est pas non plus sans rappeler la froideur visuelle du secteur nord-est de l'arrondissement. « Il n'y a pas de cours verdoyantes derrière les immeubles de la rue Pelletier, écrivit la journaliste de La Presse Caroline Touzin. Seulement un grand stationnement. Ironiquement, le stationnement est toujours vide. Les résidants du secteur sont trop pauvres pour posséder une voiture. » (22) Pendant que les résidents de l'îlot Pelletier s'enfonçaient plus profondément dans la misère, les divers paliers de gouvernement finançant l'escouade Sans frontière engloutirent une véritable fortune en fonds publics afin de mener à bien le projet Abat, qui dura une année entière. Ainsi, neuf informateurs liés d'une façon ou d'une autre au milieu des gangs furent payés pour fournir des informations au sujet des suspects. (23) Des agents doubles achetèrent plus d'une centaine de roches de crack à 17 vendeurs différents dans la rue Pelletier et ses environs. (24) Les policiers installèrent également une caméra-vidéo qui filmait en permanence le tronçon de la rue Pelletier entre les rues Henri-Bourassa et Amos. La pierre angulaire de la preuve policière reposait toutefois sur l'écoute électronique. Au moins 37 lignes téléphoniques furent mises sous écoute et un micro fut placé dans la voiture d'un des suspects, ce qui permit aux enquêteurs d'intercepter au total 100 000 conversations, de septembre 2004 à avril 2005. (25) Comme la plupart de ces conversations se tenaient en créole, ce fut deux policiers d'origine haïtienne qui héritèrent de la lourde tâche de les écouter et de traduire en français les plus importantes d'entre elles. Au total, le projet Abat coûta la coquette somme de 10 millions $ au SPVM. (26) Encore une fois, les policiers prétendirent que les activités des vendeurs de drogue importunaient les citoyens. « C'en était rendu que les passants préféraient changer de trottoir quand ils arrivaient à leur hauteur », déclara le commandant Poste de quartier 39 (PDQ 39), Roger Bélair. (27) Certains reprochaient aux vendeurs et à leur clientèle d'être bruyants et de flâner dans les halls d'entrée d'immeubles de la rue Pelletier. « Mes locataires avaient peur, raconta Paul Rouleau, propriétaire d'un immeuble de la rue Pelletier. Pendant six mois, j'ai gardé quatre logements vides Je ne voulais pas que les trafiquants les louent. » (28) Ce malaise n'était toutefois pas partagé par l'ensemble des citoyens qui avaient affaire au territoire de vente du groupe qui était dans le collimateur de l'escouade Sans frontière. « Je demeure dans le quartier depuis 15 ans et je marche chaque jour dans la rue Pelletier. Je n'ai jamais eu de problème avec personne », souligna la résidente Patricia Vincent. « Ils vendaient de la dope et ne dérangeaient pas », confia pour sa part un élève de Calixa-Lavallée habitant tout près. (29) En fait, les policiers alimentaient eux-mêmes le sentiment d'insécurité des personnes âgées qui envisageaient d'aller vivre aux Habitations Pelletier, un immeuble à logements à prix abordables pour gens du troisième âge. « Les gens qui venaient visiter nos logements téléphonaient au poste de quartier et se faisaient dire par les policiers que l'avenue Pelletier c'est le dernier endroit où ils enverraient leur mère », expliqua Jean-Paul Marleau, gestionnaire et administrateur des Habitations Pelletier pour le Fonds de solidarité. (30) Le groupe d'individus accusés dans cette affaire se fera éventuellement connaître du public sous le nom du « gang de la rue Pelletier ». Pour le commandant de la section du crime organisé au SPVM, Yves Riopel, il ne faisait aucun doute que les accusés avaient formés un gang de rue. « C'était des opportunistes qui brassaient des affaires tant avec les Rouges qu'avec les Bleus », déclara-t-il, en faisant allusion aux deux grandes familles du milieu des gangs que sont les Bloods et les Crips. (31) Le commandant Bélair fit pourtant entendre un autre son de cloche. « Ils ne faisaient pas partie de gangs de rue, mais gravitaient autour d'eux », affirma-t-il. (32) Cette question se compliqua un peu plus lors du procès conjoint que subirent seize accusés. Ainsi, la poursuite allégua que dix des individus accusés vendaient de la drogue au profit de deux organisations criminelles distinctes : six d'entre eux pour le compte d'un gang sans nom qui vendait sur la rue Pelletier, décrite comme une « enclave sans couleur » au coeur du territoire rouge, (33) et quatre autres au bénéfice de Dope Squad, un gang rouge qui serait lié aux Bo-gars et qui approvisionnait le premier groupe. Du côté de la défense, les avocats des accusés renoncèrent à contester la preuve accablante au niveau de la vente de drogue. Les avocats cherchèrent plutôt à faire valoir que ce commerce n'était pas aussi structuré que le prétendait la police et relevait plutôt « du chacun pour soi ». (34) Après quatre mois de procès, le juge Jean-Pierre Bonin rendit son verdict, déclarant les accusés coupables de 50 des 58 chefs d'accusations portés contre eux, le 24 janvier 2007. Les médias s'attardèrent plus particulièrement au fait que cinq des accusés furent trouvés coupables de gangstérisme, un crime passible de 14 années de prison, ce qui était une première dans les annales judiciaires canadiennes au chapitre des gangs de rue. (35) Cette déclaration de culpabilité s'appliquait aux accusés désignés comme étant des membres du « gang de la rue Pelletier ». « Une bande de criminels a littéralement pris en otage un coin de la rue Pelletier, situé entre le boulevard Henri-Bourassa et la rue Amos », écrivit le juge Bonin à leur sujet dans son jugement long de 80 pages. (36) Le juge Bonin ne put toutefois en arriver à la même conclusion en ce qui concerne les quatre accusés présumément membres ou liés au gang Dope squad. « Ils ne peuvent se qualifier comme formant une association criminelle au sens de la Loi », trancha le tribunal. Notons que sept accusés portèrent leur condamnation en appel. Au moment d'écrire ces lignes, la cour d'appel n'avait toujours pas statué sur le sort de l'appel. Entre-temps, les accusés écopèrent de sentences allant d'une peine de deux ans avec sursis à purger dans la communauté jusqu'à 10 ans d'emprisonnement. De plus, six d'entre eux n'ont pas la citoyenneté canadienne et risquent aussi l'expulsion vers Haïti, leur pays d'origine. Au moins l'un d'eux a déjà été déporté. La dernière rafle digne de mention contre les gangs de rue de Montréal-Nord est l'opération policière réunissant les projets Élaguer et Éclat qui se solda par l'arrestation de 38 individus, qui seraient reliés de près ou de loin aux Bo-gars, en juin 2007. Aux arrestations s'ajoutèrent une dizaine de perquisitions qui donnèrent lieu à la saisie de 2000 roches de crack, 130 quarts de gramme de cocaïne, 100 grammes de marijuana, plus de 15 000 $ en argent liquide ainsi que deux armes à feu. (37) Au total, 257 chefs d'accusation furent portés contre les suspects, dont trafic de stupéfiants, complot en vue de faire le trafic de drogue ainsi que possession d'armes à feu. Certains des accusés se firent imposer des couvre-feu ou la condition de ne pas se trouver dans le quartier. L'issue des procédures judiciaires n'est toutefois pas connue de l'auteur. Évidemment, l'opération policière avait un air de déjà vu. Les vendeurs de drogue exerçaient en effet leurs activités sur la rue Pascal et aux alentours. De toute évidence, le marché du crack semblait se porter mieux que jamais dans le « Bronx » de Montréal-Nord, près de huit ans après le projet Embryon. C'est donc dire que la lutte aux gangs de rue s'apparente souvent à des coups d'épée dans l'eau - pour ne pas dire des coups de matraque dans l'eau - lorsque l'État néglige de s'attaquer aux conditions socio-économiques qui sont propices à l'émergence de ce phénomène criminel. Encore une fois, les policiers affirmèrent que leur enquête avait été amorcée à la suite de plaintes de citoyens. Selon le commandant Bélair, les résidents vivaient dans la peur et craignaient même de mettre le nez dehors. (38) Notons aussi que l'opération comportait un volet de relations-publiques puisque les policiers firent du porte-à-porte dans le secteur pour inciter les résidents à faire de la délation. « Vous êtes nos yeux et nos oreilles. On est là pour vous aider, mais vous devez nous aider en nous informant », affirmèrent-ils aux résidents. Le recrutement d'informateurs au sein du voisinage semblait loin d'être gagné d'avance, même chez les citoyens souscrivant aux visées policières. « Sur la rue Pascal, c'est la loi du silence. On ne peut pas parler parce qu'après, il peut y avoir des représailles », déclara un commerçant du secteur. Mais si les citoyens étaient aussi apeurés que ne le prétendait le commandant Bélair, comment alors les policiers pouvaient-ils s'attendre à ce que ceux-là même qui vivent dans le secteur acceptent de prendre le risque de jouer un rôle de premier plan dans la lutte aux gangs de rue en dénonçant des vendeurs qui sont parfois leurs propres voisins ? Les sources de l'insécurité policière Au cours des quinze dernières années, l'arrondissement de Montréal-Nord fut le théâtre d'incidents d'une gravité variable opposant des résidents aux forces de l'ordre. Ces incidents allèrent de l'hostilité verbale jusqu'aux coups de feu en passant par les jets de projectiles sur les policiers. La consultation de sources d'informations publiques (archives de journaux et témoignages à la cour) nous a permis de dresser une liste non-exhaustive de plusieurs de ces incidents. Si le compte-rendu des incidents ainsi répertoriés est immanquablement basé sur la version policière, il ne faut pas oublier non plus qu'il existe souvent un autre côté de la médaille à ce type de péripéties. Cela étant dit, quand bien même certains de ces récits auraient été exagérés ou déformés par les flics, le fait demeure que l'effet cumulatif de ces incidents n'a pu faire autrement que d'avoir un impact sur le sentiment de sécurité des policiers patrouillant dans les secteurs réputés « chauds » de Montréal-Nord. C'est dans le but de mieux cerner l'état d'esprit de ces policiers qu'il nous ait apparu ici pertinent de présenter un petit inventaire de ces incidents. En 1994, le SPVM enquêtait sur la vente de crack qui se déroulait - déjà - sur la rue Pelletier. Question de nuire à ce commerce, les agents de l'ancien poste 45, situé sur le boulevard Henri-Bourassa, multiplièrent les patrouilles de surveillance devant le principal point de vente. Vers la mi-juin, les policiers procédèrent à l'arrestation du présumé leader du groupe de revendeurs, lequel sera toutefois relâché sans accusation, apprendra-t-on bien plus tard. Pendant que leur chef présumé était détenu, six jeunes frondeurs auraient fait irruption à l'intérieur du poste 45. « La rue Pelletier nous appartient ; si un flic s'y pointe, on va le tirer », auraient-ils clamé avant de prendre le large, non sans vandaliser quelques véhicules de police au passage. (39) Fait curieux, les policiers n'auraient apparemment pas eu le temps de réagir... Toujours est-il que les policiers poursuivirent leur enquête, qui culmina par l'arrestation d'une poignée de revendeurs de crack quelques semaines plus tard. Notons que le sergent-détective Jean-Claude Gauthier fera référence à cet incident durant son témoignage lors des procédures judiciaires concernant les accusés liés au « gang de la rue Pelletier », une douzaine d'années plus tard. Puis, peu après l'ouverture du Poste de quartier 45, sur le boulevard Maurice-Duplessis, à Rivière-des-Prairies, en 1997, de présumés membres de gang auraient signifié aux policiers qu'ils avaient tout intérêt à ne pas fourrer leur nez dans leurs affaires. « Ils lançaient des bouteilles et endommageaient les voitures de patrouille parce qu'on venait sur "leur" territoire », expliqua le commandant du PDQ 45, Claude Charlebois, peu après la conclusion du projet Embryon, deux ans plus tard. (40) Des pneus de voiture auraient aussi été crevés et des bouteilles lancées dans les vitres du PDQ 45, à une époque où il y avait une réduction des effectifs. Le 13 juillet 2006, une simple arrestation à Montréal-Nord donna apparemment bien du fil à retordre aux forces de l'ordre. (41) Tout commença lorsqu'une policière découvrit que le conducteur d'une automobile qu'elle venait d'intercepter aurait été en situation de « liberté illégale ». La situation dégénéra lorsque policière décida de procéder à l'arrestation du conducteur, qui serait également soupçonné de tremper dans des activités liées au milieu des gangs de rue. En effet, les trois femmes qui l'accompagnait s'en seraient prise à la policière, laquelle demanda dès lors l'envoi de renforts. L'arrivée de policiers supplémentaires n'aurait apparemment pas eu pour effet de calmer les esprits. Les résidents auraient en effet accueillis les effectifs policiers en leur lançant des œufs et des bouteilles. Les policiers arrêtèrent quatre personnes au total, dont un individu identifié comme étant un membre des Bloods qui aurait tenté d'empêcher les policiers de mettre la main au collet du conducteur. (42) Une fois à l'intérieur du véhicule de police, cet individu âgé de 18 ans aurait réussit à briser la vitre qui le séparait des policiers assis à l'avant de la voiture. L'un des policiers aurait d'ailleurs reçut des débris de verres dans l'œil. Le 3 octobre 2006, des policiers effectuaient une ronde au parc Henri-Bourassa. Ils aperçurent un groupe de jeunes et décidèrent d'aller à leur rencontre. Les jeunes auraient alors mal réagi et des policiers furent appelés en renfort. La situation dégénéra au point où des bouteilles auraient été lancées sur les flics. (43) Le 28 mai 2007, le sergent-détective Christian Charette et le lieutenant-détective Jean-Pierre Pelletier se rendirent au coin des rues Pascal et Lapierre, à l'est du boulevard Rolland. Les deux enquêteurs avaient apparemment décidé de s'offrir une petite visite dans le « Bronx » de Montréal-Nord afin de prendre le pouls de la situation après s'être fait dire qu'un gang de rue aurait pris le contrôle de ce coin de rue en particulier depuis un certain temps. (Notons que cette visite se déroulait environ un mois avant que le SPVM ne procéda à une rafle qui se solda par l'arrestation de 38 individus qui se livrait au commerce de drogue sur la rue Pascal et aux alentours). Bien que les enquêteurs Charette et Pelletier étaient en civil et que leur voiture était banalisée, il n'en demeurait pas moins qu'ils étaient tous deux déjà bien connus pour le rôle de premier plan qu'ils jouèrent lors du super-procès de la « gang de la rue Pelletier ». Dès leur arrivée, les deux enquêteurs auraient vu un dénommé Bristol qui semblait égrainer des stupéfiants dans sa main. Le S/D Charette demanda alors à Bristol de venir le voir, mais celui-ci l'ignora et quitta plutôt les lieux. Un dénommé Marcelin, qui accompagnait Bristol, se montra hostile à l'égard du policier et lui fit comprendre qu'il n'était pas le bienvenu. Le S/D Charette posa des questions aux gens qui se trouvait autour de lui, en vain. Il suivit même un certain groupe de résidents jusque dans la boulangerie attenante, une initiative qui n'aurait guère été appréciée. Voyant que personne ne souhaitait lui adresser la parole, le S/D Charette décida d'émettre des constats d'infraction pour flânage et refus de circuler. Il alla même jusqu'à prendre des photos des résidents présents aux fins d'identification, ce qui provoqua la dispersion du groupe. Entre-temps, deux patrouilleurs se joignirent aux deux enquêteurs. Puis, le S/D Charette se mit à prêter attention à un véhicule en particulier, ce qui suscita l'intervention d'un individu qui se trouvait sur le pas de la porte d'un salon de coiffure. Les résidents qui étaient en train de se disperser revinrent alors sur leur pas. Le L/D Pelletier constata que les esprits commençaient à s'échauffer au sein de l'attroupement, alors composé d'une vingtaine de résidents. Il entendit notamment les mots comme « cochon » et « c'est notre coin ». Le L/D Pelletier en vint alors à la conclusion que l'heure était venue de partir. Il dût apparemment insister auprès de son collègue quelque peu zélé pour qu'il plie bagage sans délai avec lui. C'est ainsi que les deux enquêteurs quittèrent les lieux quarante-cinq minutes après leur arrivée. Quant au dénommé Bristol, il sera arrêté peu de temps après sous des accusations d'attroupement illégal et d'entrave au travail des policiers. Il subira son procès un an plus tard devant le juge de la Cour du Québec Martin Vauclair. Le tribunal acquitta Bristol de l'accusation d'entrave mais conclua que l'attroupement auquel il participait était illégal. « La preuve démontre hors de tout doute raisonnable que les individus avaient alors l'intention d'atteindre le but commun de faire fuir les policiers et qu'ils ont fait craindre à ceux-ci, pour des motifs raisonnables, qu'ils ne troublent la paix tumultueusement », statua le tribunal. (44) Le 3 juin 2007, vers 3h45 du matin, un policier qui n'était pas en service se fit tirer dessus alors qu'il rentrait chez lui, sur la rue Armand-Lavergne, première rue à l'est de l'avenue Pelletier. L'agent Stéphane Edme, qui ne comptait que deux années de service comme patrouilleur au PDQ 39 au moment de l'incident, ne fut pas touché. Cette nuit-là, l'agent Edme revenait d'une fête. En se garant, il vit deux hommes se diriger vers lui, l'air agressif. Le policier décida alors de continuer son chemin vers une station d'essence, d'où il appela le 911. Puis, il retourna vers la rue Armand-Lavergne en espérant que les deux hommes ne soient plus là. Or, ils y étaient encore et le pourchassèrent de nouveau. En tournant le coin de la rue, vers la rue Forest, le policier entendit trois coups de feu, sans pouvoir distinguer le tireur. Quelques minutes plus tard, un dénommé Godson Descollines fut arrêté dans le secteur en possession d'un long couteau. Deux douilles de calibre .22 furent retrouvées, mais aucune arme à feu ne fut saisie sur place. Descollines avait la réputation d'être lié au milieu des gangs de rue. Il avait déjà été arrêté par le passé en relation avec des incidents violents, l'un d'eux impliquant l'usage d'une arme à feu. (45) La direction du SPVM réagissa à l'incident en instaurant des mesures spéciales pour assurer la sécurité de l'agent Edme et de ses proches. La présence policière fut également augmentée dans ce secteur de Montréal-Nord. De son côté, Yves Francoeur, le président de la Fraternité des policiers et des policières de Montréal (FPPM), n'hésita pas à interpréter cet incident comme une tentative d'intimidation de la part des gangs de rue. « Ils sont très arrogants et n'ont aucun respect pour l'autorité. S'ils s'en prennent à un policier, qui sera le prochain ? Un juge, un procureur ? », s'énerva Francoeur, qui profita de l'occasion pour demander à Québec de débloquer des fonds publics promis en campagne électorale pour lutter contre les gangs de rue. (46) Lors de l'enquête sous cautionnement de Descollines, l'« expert » du SPVM en matière de gangs de rue, le sergent-détective Jean-Claude Gauthier, affirma que Descollines avait été membre des Crack Down Posse, un gang d'allégeance bleue, durant les années '90. Plusieurs éléments accréditaient toutefois la thèse d'un conflit inter-personnel plutôt que celle d'un attentat commandité par un gang. D'abord, le suspect connaissait personnellement le policier visé, qui l'avait arrêté à deux reprises par le passé. Un an plus tôt, l'agent Edme avait en effet arrêté Descollines après que l'ex-conjointe de ce dernier eut porté plainte pour menace de mort. Même qu'à une époque pas si lointaine les deux hommes, tous deux d'origine haïtienne, habitaient près l'un de l'autre, à tel point que leurs cours arrière se touchaient presque dans la rue Armand-Lavergne. (47) « Comment un gangster bleu, membre des Krazz Brizz (relève des Crack Down Posse), peut-il vivre dans un territoire traditionnellement rouge (ou Blood) ? », s'interrogea la journaliste de La Presse Caroline Touzin. Par ailleurs, le S/D Gauthier affirma également durant son témoignage que l'incident aurait fait beaucoup jaser dans le milieu des gangs, autant chez les Rouges que chez les Bleus. Les gangs désapprouveraient apparemment un tel geste parce qu'il attirerait trop l'attention sur leur « business ». L'enquêteur indiqua cependant que l'agent Edme aurait déjà fait l'objet de menaces de mort proférées par de présumés membres de gangs. On en apprit un peu plus sur les circonstances entourant l'incident durant la tenue de l'enquête préliminaire de Descollines, en octobre 2007. Ainsi, l'agent Edme révéla qu'il n'avait pas donné son vrai nom lorsqu'il téléphona au 911 dans une cabine téléphonique, peu avant les coups de feu. Le policier s'était en effet identifié sous le nom de Pierre. Et pourquoi a-t-il agit ainsi, lui a-t-on demandé. « Parce que j'étais fatigué, j'avais eu une grosse journée », répondit-il en guise d'explication. (48) Le tribunal cita l'accusé à son procès, mais fit tombé l'accusation la plus grave, soit celle de tentative de meurtre à l'endroit d'un policier. D'une façon ou d'une autre, l'incident ne put faire autrement que de faire monter d'un cran le sentiment d'insécurité des policiers patrouillant à Montréal-Nord. Et ces mêmes policiers ne se sentirent vraisemblablement pas plus rassurés lorsqu'ils apprirent l'acquittement de Descollines, l'année suivante. « Je travaille pour la justice, puis en retour, c'est ça qu'on obtient », commenta l'agent Edme, visiblement déçu par la décision de la juge Louise Villemure d'acquitter son ancien voisin. (49) Il faut dire que la preuve au procès avait fait ressortir que le policier n'avait pas reconnu sur-le-champ l'accusé. Ce n'est qu'après l'arrestation de Descollines que l'agent Edme l'identifia comme le tireur. De plus, un témoin indépendant de l'incident donna une description bien différente de l'agresseur. Ce témoin rejeta même la photo de Descollines parmi une série de photos de suspects, le trouvant « trop vieux » pour correspondre au tireur. Il décrivit également l'agresseur comme un homme jeune qui se déplaça à la course « comme une bombe ». Or, Descollines, lui, était plutôt chancelant, sous l'effet de l'alcool, au moment de son arrestation. Le 7 mai 2008, un autre incident fit grimper la tension à un nouveau sommet dans le « Bronx » de Montréal-Nord. Vers 16h45, un véhicule du SPVM circulant sur la rue Pascal, au coin de l'avenue Lapierre, fut atteint d'un coup de feu. La balle traversa la vitre arrière mais le policier qui se trouvait à l'intérieur ne fut pas touché. Notons qu'il s'agissait précisément de la même intersection où, l'année précédente, les deux enquêteurs du SPVM Christian Charette et Jean-Pierre Pelletier avaient dû déguerpir sous la pression d'un attroupement de résidents peu enchantés par leur présence. Le coup de feu provoqua tout un branle-bas de combat de la part des forces constabullaires. Prétextant vouloir mettre la main au collet du tireur, le SPVM déploya le Groupe tactique d'intervention - familièrement appelé le SWAT - les groupes d'intervention des quatre régions de l'agglomération métropolitaine et plusieurs enquêteurs, accompagnés d'une trentaine de voitures de patrouille. La petite armée de flics arriva dans le temps de le dire et s'employa à boucler un large périmètre entre les boulevards Rolland et Langelier, au sud de Maurice-Dupplessis. Les policiers se déplacèrent à pied, carabine à la main, et prirent position en se mettant à couvert derrière un véhicule ou un édifice. « Digne d'un film western », écrivit le journaliste du Journal de Montréal Charles Poulin. (50) Les membres du SWAT entourèrent un édifice à l'angle de Lapierre et Pascal, soupçonné d'abriter le tireur. Plus d'une vingtaine de personnes furent évacuées de l'édifice et les enquêteurs interrogèrent presque tout le monde. « On a vu les policiers arriver et installer des barricades partout », raconta Manon Laing, employée de l'organisme Fourchettes de l'espoir, basé sur la rue Pascal. Les policiers ratissèrent le secteur, cognant à toutes les portes dans l'espoir d'attraper le suspect. « Les enquêteurs rencontrent tous les gens qui sont à l'intérieur du périmètre, expliqua la porte-parole du SPVM, Lyne Labelle. Ils vont également rencontrer les gens à l'extérieur. Tous les gens qui désirent sortir doivent nous donner leurs coordonnées au cas où nous aurions besoin d'informations supplémentaires. » (51) Vers 19h15, les policiers arrêtèrent trois jeunes hommes sur l'avenue Monty, à quelques pâtés de maisons du lieu où le véhicule de police a été la cible du tireur. « Il y avait des passants qui s'en venaient dans la rue, raconta Diane, qui assista à la scène. Les policiers ont vu trois gars, ils leur ont dit de se coucher par terre et ils les ont fouillés ». Marc Gélinas connaissait l'un des deux suspects. « Il n'est lié à aucun gang ; c'est un gars bien honnête et il travaille comme tout le monde », protesta-t-il. Deux des trois individus furent ensuite relâchés sans qu'aucune accusation ne soit retenue contre eux. Le troisième homme dû faire face à des accusations d'intimidation et d'entrave au travail aux policiers, pour avoir simplement demandé aux policiers « s'ils avaient compris le message ». (52) La démonstration de force du SPVM obligea des dizaines de résidants du secteur à poireauter pendant plusieurs heures sous la pluie en attendant que les policiers leur permettent de réintégrer leur logis. Ce n'est qu'à la fin des opérations policières, vers 20h30, que ces résidents trempés jusqu'aux os purent rentrer chez eux. « Une amie à moi a voulu rentrer chez elle avec son bébé naissant et elle a dû rebrousser chemin, dénonça Stéphane Paré, un résident de la rue Pascal. Je comprends qu'ils font leur travail, mais ça n'a pas d'allure d'intimider les gens comme ça. » Malgré tout leurs efforts, les policiers ne parvinrent pas à identifier le tireur, ni à mettre la main sur l'arme à feu qu'il utilisa. Tout ce que les policiers semblaient avoir réussit à accomplir ce jour-là fut de se mettre à dos de nombreux résidents du secteur. Chose certaine, ce n'est sûrement pas en utilisant de telles méthodes que les policiers donneront envie aux résidents de devenir « leurs yeux et leur oreilles » dans le cadre de la lutte aux gangs de rue. En fait, les policiers auraient voulut infliger une punition collective aux personnes vivant dans le secteur qu'ils ne s'y seraient pas pris autrement. Mais, au fond, pourquoi les policiers mettraient-ils des gants blancs quand, au fond, tous « les éléments positifs et productifs » - pour reprendre l'expression employée par Josée Paquette et André Gélinas du SPVM - avaient sûrement déjà déserté ce secteur « occupé par les gangs de rue » depuis belle lurette, ne laissant derrière eux « qu'une population captive, en proie à des groupes criminogènes » ? (53) La poudrière explose Le samedi 9 août 2008, vers 19h10, une poignée de jeunes jouaient aux dés dans le stationnement de la Maison culturelle et communautaire, située sur le côté ouest du boulevard Rolland, à quelques dizaines de mètres au sud de la rue Pascal. Martha Villanueva était présente, avec deux de ses cousins, Fredy et Dany. « On était quelques jeunes et on s'amusait, assis sur un banc de parc », raconta-t-elle. Au même moment, les agents Jean-Loup Lapointe et Stéphanie Pilotte, du PDQ 39, patrouillaient dans le secteur. Lorsqu'ils virent le petit groupe de jeunes, les deux policiers décidèrent d'intervenir. « On ne faisait que jouer, pourquoi sont-ils venus vers nous ? On s'amusait sans déranger personne », commenta Martha. (54) L'agent Lapointe s'intéressa plus particulièrement à Dany Villanueva. « Le policier s'est avancé vers moi et m'a dit "Je t'ai vu jouer aux dés". Normalement, il aurait dû juste me donner une amende parce que c'est interdit de jouer à l'argent. Mais il m'a pris la main, la policière m'a pris le bras et ils m'ont accoté sur le capot de leur auto », raconta Dany au Journal de Montréal. (55) « Je lui ai dit "Qu'est-ce que tu me veux ?" Ça faisait mal, alors j'ai résisté. Il m'a pris par le cou et m'a jeté par terre. Elle a mis un genou sur ma poitrine. J'ai entendu mon frère crier "Arrêtez ! Arrêtez !" Puis, j'ai vu une arme à feu près de mon visage, une douille voler, et mon frère par terre ». Fredy reçut trois balles, dont deux qui se logèrent dans son thorax et une à l'abdomen. Deux autres jeunes qui étaient présents furent également touchés. Denis Méas fut atteint à l'épaule droite et Jeffrey Sagor-Métellus reçut une balle dans le dos. Notons que les trois jeunes blessés par balles étaient tous membres de communautés ethnoculturelles : Fredy Villanueva était un jeune latino, Denis Méas était d'origine asiatique et Jeffrey Sagor-Métellus d'origine haïtienne. Martha voulut porter secours à son cousin Fredy. « Mais les policiers m'en ont empêchée, ils m'ont retenue. Je voyais Fredy, je voyais qu'il souffrait et je voulais l'aider, mais je ne pouvais pas », se rappela-t-elle. (56) Fredy Villanueva rendit l'âme un peu plus tard en soirée sur une table d'opération à l'hôpital Sacré-Coeur. Il était âgé de 18 ans. Fredy n'avait pas de casier judiciaire. Et, à l'instar des autres jeunes présents durant l'altercation, il ne portait aucune arme sur lui. Ceux qui connurent Fredy n'avait que du bien à dire à son sujet. « Fredy était un bon gars. Il voudrait que les choses se calment à Montréal-Nord. C'était un gars pacifique », affirma Fernando, un de ses amis. Johanne Tanguay, technicienne en documentation à la bibliothèque publique Henri-Bourassa de Montréal-Nord, côtoya Fredy Villanueva dans le cadre de son travail, qui consiste à assister les usagers dans l'utilisation des ordinateurs mis à leur disposition. « C'était un garçon très timide, tout étonné que je me souvienne de son nom à chacune de ses visites, écrivit-elle dans une lettre ouverte publiée dans La Presse. (57) Ce n'était pas le genre à crier à l'aide quand les appareils ne répondaient pas, ni à se fâcher, mais plutôt à quitter sans rien demander. Non, ce n'était pas une grande gueule, loin de là. Un jeune homme effacé, aux yeux cachés derrière sa crinière noire bouclée. » Naturellement, le SPVM fit du mieux qu'il peut pour tenter de justifier les coups de feu tirés par l'agent Jean-Loup Lapointe. « Les policiers se sentaient menacés et un d'eux a ouvert le feu en direction des jeunes », prétendit Yannick Ouimet, porte-parole du SPVM. « Menacés ? Pourquoi ? réagissa Dany Villanueva. Mon frère a juste essayé de m'aider. Il a dit : "lâchez mon frère", c'est tout ». Pour les proches de Fredy, la version policière ne tenait tout simplement pas la route. « Mon frère était timide et peureux, il ne se serait jamais battu avec un policier. Et aujourd'hui il est mort », confia Wendy Villanueva. La version policière ne trouvait pas preneur non plus auprès du voisinage. « Un seul consensus semblait émaner des discussions : la mort du jeune originaire du Honduras Freddy Villanueva, tué par balle samedi à la suite d'une altercation avec des policiers du secteur, était inacceptable », écrivit la journaliste du quotidien Le Devoir Lisa-Marie Gervais après être allé à la rencontre des résidents. (58) « Tout le monde le sait que c'était un bon gars et qu'il ne méritait pas ça, s'indigna une jeune fille qui avait étudié au secondaire avec Fredy. Tout le monde le sait qu'il n'avait rien fait de mal ! C'était un adolescent qui tentait de protéger son frère ! ». En fait, les résidents du secteur étaient carrément « imperméables à la science-fiction officielle », écrivirent Nargess Mustapha et Will Prosper du collectif Montréal-Nord Républik. « Lorsque Jean-Loup Lapointe a enfilé ses gants noirs et est descendu de la voiture de patrouille pour régler le compte de Fredy, les témoins directs de l'intervention, ses amis proches et des membres de sa famille, ont immédiatement rapporté leur version des faits à la communauté. Le bouche à oreille a fait son oeuvre et a vaincu localement la version policière colportée par les grands médias se commentant même à des affirmations du type "... entouré par une vingtaine de personnes hostiles, un policier n'a eu d'autre choix que de dégainer son arme et faire feu" ». (59) Les résidents firent bien plus que de faire circuler au sein de la communauté la version des témoins immédiats du drame. Dans les vingt-quatre heures qui suivirent le décès de Fredy Villanueva, le quartier fut le théâtre d'une émeute d'une ampleur sans précédent dans la région métropolitaine. « C'est tout un quartier qui s'est levé en mémoire du jeune abattu par la police », témoigna Guillaume Hébert, résident de Montréal-Nord et coordonnateur de l'association locale de Québec solidaire, un parti de gauche qui est aujourd'hui représenté à l'Assemblée nationale. (60) « Ça a commencé par un feu dans une poubelle. Les policiers étaient dans leur voiture et ne faisaient rien », raconta Daniel Gauthier, un résidant de longue date du quartier. Habitant sur la rue Pascal, il se trouvait aux premières loges et put voir comment la situation dégénéra, minute après minute. « Ils ont attendu pour que ça devienne un gros show. Les médias, l'hélicoptère et d'autres policiers sont venus. Maintenant, ils vont pouvoir dire qu'ils ont agi pour les bonnes raisons », commenta-t-il. Il rapporta aussi à une journaliste du Devoir les propos de protestataires qui cherchaient à se faire rassurant auprès des commerçants de ce tronçon de rue. « Ne vous fiez pas à la police, c'est nous qui allons vous protéger », auraient-ils crié. (61) « J'ai vu, coin Pascal et Roland, les voitures personnelles des pompiers brûler, à côté de leur caserne. J'ai entendu les réservoirs d'essence exploser à quelques reprises. Les gens applaudissaient », écrivit Patrick Lagacé, chroniqueur à La Presse. (62) « Des Blancs et des Noirs, de 12 ou 13 ans et un peu plus vieux, ont crié qu'ils voulaient affronter les policiers. Ils les ont nargués en lançant de grosses bouteilles de propane dans la rue. C'était tout un vacarme. Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit », relata la concierge Diane Grenier qui affirma au Journal de Montréal avoir tout vu et entendu. (63) Le fil des événements fut reconstitué minutieusement par la Commission de santé et de sécurité au travail (CSST) dans un rapport qui sera publié plus de six mois après l'émeute. Tout commença par une manifestation spontanée de quelques dizaines de résidents, notamment des mères de familles accompagnées de jeunes enfants, qui protestèrent contre la mort de Fredy Villanueva en prenant la rue le dimanche 10 août, vers 15h. Les rangs des manifestants grossirent au fur et à mesure que la foule traversait les rues du quartier. Vers 17h, leur nombre s'élevait à environ 150 personnes. La manifestation en tant que telle se termina sans incident. Mais des jeunes en colère prirent le relais et se rassemblèrent à l'intersection de la rue Pascal et du boulevard Rolland. Vers 17h38, des policiers se réunirent de toute urgence au PDQ 39. Il fut alors convenu que le quadrilatère constitué par la rue Pascal et les boulevards Rolland, Maurice-Duplessis et Langelier serait traité comme un « périmètre chaud » durant les heures à venir. (64) Notons que ce quadrilatère correspond quasi-précisément au secteur surnommé le « Bronx » de Montréal-Nord. Vers 19h45, la tension monta d'un cran. La foule atteignit environ 150-200 personnes et commença à présenter « des signes d'agressivité et d'hostilité ». Des feux furent allumés dans les rues et dans les poubelles. Des projectiles furent lancés et des véhicules de citoyens furent vandalisés. Vers 20h44, les pompiers reçurent des projectiles lorsqu'ils tentèrent d'éteindre les feux dans les rues avoisinantes. Les pompiers retournèrent alors à leur caserne. Entre 21h et 21h09, les agents postés dans le « périmètre chaud » firent état de « la perte de contrôle de la situation ». On comptait alors 20 policiers et trois superviseurs sur les lieux. Une demande de renfort fut donc formulée, spécifiant que les policiers devaient être munis de casques et de bâtons anti-émeute. Vers 21h09, la foule agitée encercla la caserne des pompiers. Les véhicules qui étaient stationnés sur place furent incendiés et des marchandises pillées dans des magasins, alors que même des bonbonnes de propane servirent à alimenter les flammes des brasiers. Vers 22h00, les effectifs déployés s'élevaient à environ 80 policiers anti-émeute. C'est à ce moment-là que les forces de l'ordre effectuèrent une première charge pour repousser les émeutiers se trouvant autour de la caserne. Mais les manoeuvres de contrôle de foule n'eurent qu'un effet très limité. Plus la soirée avançait et plus les émeutiers progressaient vers l'est, jusqu'à l'intersection des boulevards Langelier et Maurice-Duplessis. En fait, le SPVM était manifestement mal préparé pour affronter une émeute dans un secteur résidentiel. Ainsi, les policiers rapportèrent au personnel de la CSST que « le comportement des manifestants le 10 août 2008 était très différent des autres événements qui impliquaient un contrôle de foule. Il a été noté, entre autre, le fait que les manifestants entrent et sortent des immeubles, s'éloignent et reviennent par derrière des formations de peloton. Également la présence de manifestants sur les toits et les balcons fait en sorte que les projectiles peuvent provenir d'en haut ». (65) Mais il n'y avait pas que la configuration des lieux qui compliquait les efforts du SPVM. Tout au long de la soirée, les policiers reçurent des informations sur les ondes radios ou sur leur écran véhiculaire relativement à des coups de feu et à la présence d'armes à feu à l'intérieur, ou en périphérie immédiate, du « périmètre chaud ». Rien n'indique que les policiers procèdent à des vérifications pour s'assurer de la véracité de chacune de ces informations. Nous nous sommes ici contentés de reprendre les informations les moins floues qui ont été répertoriées dans le rapport de la CSST. Vers 20h59, un coup de feu aurait été entendu à l'intersection de Rolland et de Pascal. Vers 21h11, un coup de feu aurait été entendu sur l'avenue Jubinville. Entre 21h11 et 21h34, un individu aurait sorti des armes à feu de son véhicule, sur Jubinville. Vers 21h34, on signale quatre coups de feu en l'espace de 5 minutes. Vers 21h39, un coup de feu aurait été entendu au coin de l'avenue Matte et de la rue Pascal. Vers 21h57, un coup de feu aurait été entendu près de Jubinville et de Pascal. Vers 22h11, des informations circulent sur un véhicule qui aurait remis des armes à feu à des émeutiers. Vers 22h24, un homme aurait tiré des coups de feu sur Jubinville. Vers 22h34, d’autres informations indiquent la présence de suspects armés sur l'avenue Lapierre. Vers 22h39, on signaleme encore trois coups de feu sur l'avenue Allard. Vers 22h39, un coup de feu aurait été entendu sur Lapierre. (66) Enfin, vers 22h49, une policière fut atteinte par balle à la jambe droite sur la rue Pascal. Notons qu'après cet incident, les policiers ne reçurent aucune autre information additionnelle relativement à des coups de feu ou à la présence d'armes à feu dans le « périmètre chaud ». Notons aussi que le tireur n'a jamais été appréhendé, ni même identifié. Plus de 500 policiers furent dépêchés sur les lieux pour venir à bout de l'émeute. Vers 3h, les émeutiers avaient été complètement dispersés. Dans son rapport, la CSST conclua « à une perte de contrôle due à une mauvaise planification de l'opération (déploiement inadéquat des effectifs / équipement de protection individuelle non disponible / point de regroupement initial mal planifié / communication des informations partielle / directive transmise incomplète) ». (67) Au total, 39 méfaits furent commis, 20 commerces subirent des introductions par effraction et huit voitures furent incendiées. Les policiers procédèrent à l'arrestation de six personnes, dont deux furent relâchées sans accusation. L'enquête policière sur cet événement se poursuivit toutefois durant plusieurs semaines. Ainsi, le SPVM diffusa sur son site internet pas moins de 170 photos d'individus soupçonnés d'actes de vandalisme et de pillage. En tout, 71 personnes furent arrêtées, dont 24 mineurs, en bonne partie grâce à des images prises par des caméras de surveillance. (68) Nous ignorons ce qu'il est advenu en cour des accusations qui ont été portées contre ces personnes. Un ras-le-bol collectif L'émeute du 10 août 2008 eut un impact à de multiples niveaux. Sur le plan médiatique, la nouvelle fit le tour du globe. L'émeute défraya la manchette de plusieurs journaux, blogues et médias électroniques en Turquie, en France, au Honduras et même au Qatar. En tout, 28 pays dans le monde relayèrent la nouvelle, ce qui représentait, en tenant compte du lectorat et des cotes d'écoute des médias qui la véhiculèrent, un auditoire potentiel de 95 millions de personnes. (69) Au Québec, l'émeute du 10 août 2008 devint la deuxième nouvelle en importance depuis le début de l'été, après les Jeux olympiques de Pékin, selon la firme Influence communication, qui analyse le travail des médias. (70) Naturellement, les camions des réseaux de télévision affluèrent sur la rue Pascal, à l'intersection du boulevard Rolland. Les médias se montraient soudainement fort intéressés à entendre ce que les résidents du secteur avaient à raconter. Les médias donnèrent également la parole à plusieurs intervenants qui se firent l'écho, les uns après les autres, des récriminations des jeunes à l'égard du comportement des policiers. Jamais les médias médias n'avaient montrés un aussi grand intérêt à faire état de la problématique du profilage racial qu'au cours des jours qui suivirent l'émeute. On aurait dit qu'ils venaient de faire la découverte de l'ampleur insoupçonnée de ce phénomène, et surtout, des conséquences dangereuses qu'il pouvait entraîner sur la paix sociale. « Le cri d'alarme dans le quartier, ce n'est pas le cri d'un gang de rue. C'est le cri d'une communauté fatiguée du profilage racial », déclara Mélanie Carpentier, une jeune femme qui goûta au monde de la drogue et de la prostitution et qui donne aujourd'hui des conférences sur les gangs de rue en compagnie de policiers de la section intervention jeunesse. (71) « Les interventions répressives se sont intensifiées. Des jeunes disent qu'ils sont victimes de profilage », indiqua Christine Black, présidente de la Table de concertation jeunesse de Montréal-Nord. « Pour moi, ce n'est pas une réaction seulement à ce qui s'est passé samedi, mais à la répression policière dans le quartier », ajouta Jethro Auguste, responsable du centre culturel Culture X, un service d'intégration jeunesse pour les 16-24 ans. « L'émeute témoigne du ras-le-bol collectif de la communauté de Montréal-Nord envers son service de police et les gens qui la desservent », fit valoir Jean-Yves Sylvestre, travailleur social au collège Ahuntsic. Selon Harry Delva, coordonnateur des projets jeunesse à la Maison d'Haïti, l'attitude des policiers qui combattent intensivement les gangs de rue dans le secteur exacerba les tensions avec les jeunes, « qui rongent leur frein depuis longtemps ». Même son de cloche du côté de Frantz Jean-Jacques, un travailleur social oeuvrant dans le quartier depuis 30 ans. « C'était juste une question de temps avant que ça déborde », commenta-t-il. « Les jeunes me rapportent qu'ils se font arrêter injustement, fouiller et interpeller sans raison valable ». (72) Fondateur de l'académie d'arts martiaux Ness Martial, Ali Nestor Charles dressa un constat identique. Selon ce boxeur qui côtoie aujourd'hui plusieurs jeunes provenant de Montréal-Nord, l'émeute était une réponse au profilage racial que les jeunes subissent fréquemment. « Il fallait s'attendre à ce qu'il y ait des émeutes », lança Ali Nestor Charles, qui ne cache pas qu'il a lui-même été membre de gangs de rue dans sa jeunesse. (73) « Les policiers sont agressifs et provocateurs envers les jeunes et font à 200 % du profilage racial. Je l'ai moi-même subi », affirma-t-il. Il lui arriva en effet plus d'une fois de se faire interroger par les policiers quand il porte des vêtements amples et se promène à bord de son Jeep. « Ils m'accostent, me fouillent, me demandent mes papiers... Je pense bien qu'ils le font parce que je suis noir », estima le sportif. « On dirait que pour les policiers d'Éclipse, dès que t'es noir ou latino et que t'es dans la rue, tu fais forcément partie d'un gang. Désolé, mais c'est pas toujours le cas », déclara Imposs, un rappeur d'origine haïtienne. (74) « Ils en viennent à mettre tout le monde dans le même bateau. Regarde-moi. Regarde comme je suis habillé... », confia "Paul", un résident de Montréal-Nord, au chroniqueur Patrick Lagacé. (75) Lors de cet entretien, "Paul" portait un jean large qui lui arrêtait à mi-mollet, une tuque et un polo à rayures. « Un gars de gang de rue peut être habillé comme moi, continua "Paul". Mais je ne suis pas dans un gang de rue ! Le problème, c'est que les policiers ne sont pas formés pour faire la différence. Et ils mettent tout le monde dans le même bateau... » Lagacé rapporta que son interlocuteur exprimait alors un sentiment fort répandu. « Ce que "Paul" m'a dit, je l'ai entendu toute la journée, hier, dans le quartier, écrivit-il dans La Presse. « Que les policiers sont obsédés par les gangs de rue... Trop, peut-être. » « Les policiers qui patrouillent le quartier connaissent les membres des gangs de rue, rappela Michelet. Ils savent qui ils sont. Pourquoi embêtent-ils tout le monde, alors ? C'est comme si les flics embêtaient la population complète d'un village juste parce qu'on y trouvait quelques motards... » (76) Brunilda Reyes des Fourchettes de l'espoir invita les policiers à faire d'un plus grand discernement. « On sent les policiers paniqués par les gangs de rue, constata-t-elle. Mais il faut faire la différence, il ne faut pas traiter tout le monde de la même façon ». « Un petit groupe de patrouilleurs a un problème d'attitude », déplora François Bérard, directeur général de l'organisme Maisons de transition de Montréal et intervenant depuis plus de 20 ans dans Montréal-Nord. (77) « Il y a peut-être des gens qui devraient être déplacés ou qui n'ont pas leur place dans la police », alla-t-il jusqu'à dire. « Lorsqu'il s'agit de Noirs, ils se font écoeurer tout le temps, dès que ces policiers-là font leur quart de travail », ajouta Bérard. Lors d'un entretien avec une journaliste de La Presse, il relata des exemples qui furent évoqués lors des réunions d'organismes communautaires de l'arrondissement qui eurent lieu après l'émeute. Premier exemple : « Une personne âgée, blanche, francophone de souche, environ 70 ans, qui va au marché rue Pascal. Il est 20h30, et elle se fait aborder par une patrouille qui lui dit: "Eille, vieille crisse, tu sais pas que c'est dangereux de sortir le soir par ici?" » Second exemple : « Un jeune de 18 ou 19 ans qui s'en va travailler avec sa boîte à lunch, qui se fait accoster par les policiers et se fait dire: "Où tu t'en vas, le nèg'? Les nèg's, ça travaille pas, c'est connu !" Et ce que je vous dis là, ce ne sont pas des Noirs qui me l'ont rapporté, ce sont des francophones de souche qui ont vu leurs amis se faire traiter comme ça. » Durant les semaines qui suivirent l'émeute, l'organisme Tandem Paix et Sécurité dans Montréal-Nord tâta le pouls d'environ 800 citoyens de l'arrondissement, ce qui donna lieu à la publication d'un bref rapport. Le document aborda de manière succincte les diverses préoccupations exprimées par les résidents Montréal-Nord, mais le paragraphe le plus volumineux fut consacrée aux comportements problématiques des policiers : « Plusieurs policiers ont une attitude arrogante envers l'ensemble des citoyens du quartier. Plusieurs éléments entrent en jeu dans cette attitude : la formation inadéquate des policiers pour aborder la population, surtout au niveau des communautés culturelles, la peur des jeunes policiers qui connaissent le quartier de "réputation" et les préjugés des citoyens à l'égard de la police. Plusieurs citoyens affirment que la présence policière est désirée, car elle procure un certain sentiment de sécurité, mais que l'attitude des policiers est parfois déplacée. Certains citoyens nuancent que cette attitude est présente envers les québécois de souche, qu'elle s'intensifie auprès des arabes, latinos, et qu'elle est omniprésente auprès des personnes d'origines antillaises. La plupart des citoyens ne se sentent pas respectés par la police. Ils mentionnent le tutoiement de ceux-ci lorsqu'ils s'adressent aux citoyens. Pour les gens, c'est un manque de respect. » (78) Face à l'avalanche de témoignages les plus accablants les uns que les autres à l’égard des policiers, l'éditorialiste de La Presse André Pratte dut lui-même se rendre à l'évidence. « Les travailleurs communautaires et les citoyens interrogés par les médias ont déploré l'attitude agressive des policiers dans leurs rapports quotidiens avec les jeunes du quartier de même que la pratique, apparemment répandue, du profilage racial. Ces propos ont été exprimés par trop de personnes pour être dénués de tout fondement », écrivit-il. (79) Et les têtes dirigeantes des milieux policiers et politiques, qu'avaient-elles à dire pour leur défense ? « Il n'y a pas de profilage racial systémique, assura Yvan Delorme, directeur du SPVM. Il y a des situations qui peuvent être perçues, analysées, jugées comme étant à caractère de profilage racial. Mais il y a des systèmes de déontologie qui sont là pour en juger ». (80) « Oui, je crois que le programme Éclipse fonctionne, affirma à qui voulait l'entendre la députée libérale du comté Bourassa-Sauvé, Line Beauchamp. « Si on n'avait pas accordé de sommes supplémentaires, d'importantes arrestations n'auraient pas eu lieu ». Mais ce fut sans doute Marcel Parent, le maire de l'arrondissement, qui fit le commentaire le plus révélateur quant à la profondeur du fossé séparant les élus du vrai monde. « Montréal-Nord est un endroit où il fait bon vivre, prétendit le maire Parent avec le plus grand sérieux du monde. Il faut être conscient que Montréal-Nord, c'est 85 000 habitants. Il ne faut pas juger Montréal-Nord par un coin chaud ». (81) Une zone de non-droit en devenir ? L'intérêt des médias pour le phénomène du profilage racial fut de très courte durée. Pour plusieurs journalistes, l'affaire Villanueva devint un prétexte pour parler du phénomène des gangs de rue, ce sujet d'intérêt par excellence pour l'industrie de l'information, cet arbre qui cache si merveilleusement bien cette dense forêt de problèmes sociaux que les élus ont si peu envie de voir. Après tout, Montréal-Nord n'est-il pas lui-même synonyme de gangs de rue ? Ainsi, le Journal de Montréal rapporta que l'agent Jean-Loup Lapointe se spécialisait dans les gangs de rue. (82) Bien entendu, cela ne faisait pas passer pour plus légitimes les coups de feu mortels que l'agent Lapointe tira sur Fredy Villanueva. Mais qu'à cela ne tienne, à défaut de pouvoir trouver quelque chose de négatif à dire sur Fredy, les médias décidèrent de se concentrer sur son frère aîné, Dany, dont ils fouillèrent le passé. Ils découvrirent alors que ce dernier avait été arrêté, deux ans et demi plus tôt, en compagnie de quatre autres individus lourdement armés. Tous sauf Dany Villanueva portaient un masque rouge. « Dans le quartier où il habite - et c'est presque impossible de ne pas le faire -, il a frayé au cours des derniers mois avec des gens qui font partie des Rouges », avait alors déclaré son avocat, Me Rodrigue Beauchesne. Notons que le tribunal avait tout de même reconnut que Dany Villanueva n'était pas lui-même un Rouge ou un Blood. « Vous n'êtes pas membre de gang de rue, mais le tribunal comprend qu'en vous y acoquinant, en vous y associant dans des agirs criminels, ça devient un facteur aggravant », affirma le juge Louis Legault avant de lui imposer une sentence de 11 mois d'emprisonnement. (83) Pour Yves Francoeur, le président de la Fraternité, l'affaire Villanueva est somme toute assez simple. « Le soir du 9 août, les policiers sont intervenus dans un endroit criminogène reconnu comme étant fréquenté par les gangs de rue. L'intervention des policiers était justifiée », trancha-t-il lors d’un entretien avec un journaliste du blogue Rue Frontenac. (84) Pour ceux qui ne le sauraient pas, le terme criminogène désigne tout ce qui peut inciter à commettre des actes criminels. Résider dans un « endroit criminogène », ce serait donc vivre dans un secteur susceptible d'amener ses habitants à basculer dans l'illégalité. Lorsqu'une telle étiquette est étampée sur un quartier au complet, la réputation de l'endroit finit alors par déteindre sur ceux qui y vivent, ceux-ci devenant tous des criminels potentiels aux yeux des policiers - pour ceux qui ne le sont pas déjà évidemment. De leur côté, les policiers ont tout le loisir de se servir de la mauvaise réputation de l'endroit ainsi désigné pour justifier toutes leurs interventions musclées, incluant celle qui causa la mort d'un jeune non armé connu de tous comme étant pacifique et timide. Fait rare, certains se mirent à parler ouvertement du sentiment d'insécurité qu'éprouvent les policiers dans l'arrondissement. Robert Poëti, qui travailla à la Sûreté du Québec pendant 28 ans, fut le premier à évoquer les craintes des policiers patrouillant dans des secteurs réputés difficiles de Montréal-Nord. « Les policiers ont peur de s'y aventurer », déclara Poëti, qui offre aujourd'hui son opinion à titre d'« expert » en sécurité. (85) Pour le criminologue André Normandeau, il ne fait aucun doute que les policiers ont peur à Montréal-Nord. « Et quand tu as peur, tu n'entres pas en relation avec les jeunes de la même façon, ajouta-t-il. La politesse larguée, les tensions vives apparaissent ». (86) « Quand ils répondent à des appels de service dans certains secteurs de l'arrondissement, les policiers admettent craindre de voir dans quel état ils retrouveront leur véhicule une fois leur intervention terminée », déclara Yves Francoeur. (87) « Avant, quand on patrouillait dans une zone chaude, on était dans un climat de confiance parce qu'on savait qu'on pouvait avoir des renforts. Maintenant, les policiers sont plus craintifs parce qu'on manque d'effectifs », confia-t-il également à La Presse. (88) « Les jeunes ont davantage une attitude de défi et d'attaque envers les policiers, notamment dans ce secteur, estimait pour sa part le criminologue Jean-Paul Brodeur. La règle élémentaire de notre société qui veut que la population consente à être policée est remise en question. » En fait, il existerait même au sein de certains milieux policiers une croyance voulant qu'une organisation chercherait carrément à prendre le contrôle du « Bronx » de Montréal-Nord. C'est à tout le moins l'opinion de Jacques Duchesneau, directeur du SPVM de 1994 à 1998. « Il y a un groupe qui veut prendre le contrôle du secteur, prétendit-il à une journaliste de La Presse. Et le jour où on identifiera que ce secteur, c'est une zone où comme policier on ne doit pas aller, on les laisse prendre le contrôle ». Selon Duchesneau, c'est le danger qui guetterait Montréal-Nord et « d'autres zones problématiques aussi ». (89) Chose certaine, plusieurs policiers se sentaient comme des « intrus » depuis belle lurette dans ce secteur de Montréal-Nord. « Les policiers trouvaient de plus en plus difficile de travailler là », indiqua-t-il. Duchesneau affirma aussi que l'émeute était parfaitement prévisible tout en ajoutant qu'il n'était « pas sûr qu'on a toujours entendu les messages ». « Si, comme on m'a raconté, un policier va acheter quelque chose et qu'on lui dit : "Moi, je ne te sers pas parce que tu es un policier", ça, c'est annonciateur de quelque chose de plus grave qui s'en vient », déclara l'ancien chef de police. D'ailleurs, il n'y a pas que les policiers qui ont le sentiment de ne pas être les bienvenus à Montréal-Nord. Le criminologue André Robert a en effet pris l'habitude d'enlever la vignette du Centre jeunesse de Montréal suspendue à son rétroviseur lorsqu'il se rend au domicile de ses jeunes clients vivant dans cet arrondissement. (90) Il faut dire que les cinq automobiles du Bureau nord de la Direction de la protection de la jeunesse, boulevard Henri-Bourassa, furent toutes vandalisées, en juin 2008. Tous les pneus furent crevés, de même que les vitres furent fracassées. L'incident le convainquit qu'il valait mieux d'être parfaitement anonyme pour circuler dans les rues de Montréal-Nord. Aussi paranoïaques peuvent-ils paraître, les propos de Duchesneau demeuraient néanmoins symptomatiques d'un sentiment d'insécurité chez les policiers ayant affaire aux secteurs de Montréal-Nord qui ont si mauvaise réputation. Cela étant, c'est une chose que de dire que les policiers se sentent dans leurs petits souliers, c'en est une autre que d'avancer que certains secteurs pourraient éventuellement se transformer en sorte de zones de non-droit, comme semblait le suggérer Duchesneau... Le commandant du PDQ 39, Roger Bélair, se montrait d'ailleurs beaucoup moins alarmiste dans son évaluation de la situation. Le problème de criminalité dans le « Bronx » de Montréal-Nord se résumerait à des jeunes gravitant autour des gangs et traînant dans les rues, expliqua-t-il au Journal de Montréal. (91) Selon Bélair, les « vétérans » des Bo-Gars seraient bien moins présents qu'avant dans le quartier. « Certains se servent encore de ce nom qui vient de la culture du passé, ils s'appuient sur ça, mais nous sommes plutôt confrontés à des jeunes en émergence », affirma-t-il. Des « jeunes en émergence » ? Est-ce bien à eux que Duchesneau faisait allusion lorsqu'il parlait d'un « groupe qui veut prendre le contrôle du secteur » ? Ironiquement, ces mêmes résidents qui avaient exprimés leur ras-le-bol face au harcèlement policier se retrouvèrent avec une présence policière accrue, pour ne pas dire carrément envahissante, dans les rues de leur quartier. Ainsi, une semaine après l'émeute, un total de 135 policiers additionnels, incluant des membres de l'escouade Éclipse, furent assignés au PDQ 39 et affectés aux secteurs réputés « chauds » de Montréal-Nord et de Rivière-des-Prairies. (92) Après tout, c'est toujours moins épeurant de « faire la loi » dans un soi-disant « endroit criminogène » quand on se tient en gang, pas vrai ? Or, en misant sur une présence intimidante basée délibérément sur la force du nombre, les flics semblaient avoir décidés qu'ils tiendraient le haut du pavé en s'inspirant de certaines des méthodes de ces mêmes gangs de rue qu'ils prétendaient combattre. C'est ainsi que les flics s'imposèrent dans l'environnement visuel des résidents de Montréal-Nord de façon à faire parti du décor, comme si le paysage urbain du secteur nord-est n'était pas assez déprimant comme ça. « Quand on se promène dans les rues de Montréal-Nord, on peut sentir la présence policière », observa Marie-Josée Chouinard, journaliste au Guide de Montréal-Nord. (93) « Il y a tellement de policiers qu'on dirait qu'on est en guerre », commenta une dame âgée. Bien entendu, l'omniprésence policière eut pour effet de rendre le harcèlement policier pire que jamais. Ainsi, le journaliste du Journal de Montréal Michel Larose rapporta que les policiers multiplièrent les « vérifications de routine ». Le journaliste fut témoin de l'interpellation d'un jeune homme de couleur sur un trottoir alors qu'il était accompagné de son amie de coeur. « En quelques minutes, une dizaine de policiers en vélo l'avaient encerclé, en plus de quatre autopatrouilles, gyrophares actionnés », écrivit-il. (94) « Je marchais avec ma blonde, c'est tout », expliqua le jeune homme après avoir été relâché sans accusations. « Le policer m'a dit de fermer ma gueule lorsque j'ai demandé pourquoi ils arrêtaient mon ami », raconta sa copine. Le harcèlement policier fut dénoncé lors d'une conférence de presse tenue par quatre jeunes, âgés de 19 à 31 ans, fréquentant le Café-Jeunesse multiculturel, le 18 septembre. « Ce n'est pas normal de toujours se faire interpeller. Ici, tu peux avoir un "ticket" pour avoir traversé la rue au mauvais endroit ou pour avoir dit " ta..." », commenta Dave Augustin. (95) « C'est normal de se faire arrêter si l'on fait une infraction, mais les coups et l'arrogance n'ont pas leur place ». Ces jeunes critiquèrent également l'insistance des médias à associer Montréal-Nord aux gangs de rue. « À force d'en parler, tout le monde pense que tout le monde ici fait partie d'un gang de rue », commenta l'un des jeunes. Ce n'était sûrement pas le ministre de la Sécurité publique Jacques Dupuis qui allait s'objecter à une telle approche, lui qui disait au Journal de Montréal qu'il était nécessaire que « les malfaiteurs aient peur de la police ». (96) Ainsi, pour le ministre responsable de la police, il était devenu impératif que la peur change de camp, qu'elle passe des policiers pour aller du côté des « hors-la-loi », quitte à ce qu'il en coûte une véritable petite fortune en fonds publics. Ainsi, grâce à des documents obtenus en vertu de la Loi sur l'accès à l'information, Radio-Canada révéla que les policiers avaient effectués 13 841 heures supplémentaires à Montréal-Nord, au coût de 839 854 $, durant le mois qui a suivi l'émeute. (97) Cela étant, un an après l'émeute du 10 août 2008, une question continuait à hanter bien des esprits : et si cette partie de dés qui donna lieu à une intervention policière aux conséquences tragiques s'était déroulée dans un tout autre quartier de Montréal, c'est-à-dire dans un secteur qui ne souffre pas de la réputation d'être un « endroit criminogène », le jeune Fredy Villanueva serait-il encore en vie aujourd'hui ? Alexandre Popovic, Sources : (1) « Données sociodémographiques de Montréal-Nord », Convercité 15 septembre 2008, p. 2.
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