Lettre ouverte de l'AEELI* aux anarchistes de Montréal
*Association des espèces d'espaces libres et imaginaires
Nous avons décidé de publier une lettre ouverte à tout individu ou groupe qui s’intéresse au petit milieu de la diffusion des idées anarchistes parce que nous, membres de l'AEELI, qui sommes impliqués dans un OBNL (Organisme à But Non Lucratif) dédié à cette cause, croyons qu’il est fondamental que non seulement nos idées, mais aussi nos actes, soient connus et débattus. Nous espérons alors qu’ils ne soient pas mal interprétés et que ces interprétations n’aboutissent pas à une désolidarisation de la part de certain-e-s. Nous ne pouvons ici traiter de manière exhaustive de l’histoire de notre association. Cependant, il nous faut vous dire que nous avons traversé des années difficiles, mais fécondes, et nous espérons que les années futures seront plus stables pour nous éloigner de notre précarité.
L’année 2008 a confronté l’AEELI à des tensions qui auraient pu avoir de graves conséquences. Des locataires qui partent sans payer plusieurs mois de loyers et qui refusent toute reconnaissance de dettes antérieurs ou de dommages à leur local en laissant l'Association financièrement précaire, et des militantEs avec la responsabilité de réparer les pots cassés. Voilà, sans vouloir ici entrer dans les détails, ce qui a provoqué des conflits et qui a soulevé d’importantes questions éthiques. C’est parce que nous avons constaté un manque de solidarité envers l’Association, voir même une opposition contre les gestes posés par celles et ceux qui luttent pour sa survie, que nous avons décidé de faire un peu le bilan historique de la nouvelle administration mise en place au printemps 2004. Ceci nous a permis de mettre en perspective les récents événements, d’exposer plus en détail notre situation financière et de défendre nos gestes pour susciter une réflexion ou un débat plus large.
Un peu d’histoire
La fondation de l’AEELI en 1982 et l’achat du bâtiment se sont réalisés dans l'objectif d’assurer la pérennité du projet libraire en lui offrant un local et une source de financement par la location de locaux commerciaux. La mission première de l’AEELI est d’assurer l’existence d’une librairie anarchiste; elle n’a pas pour objectif de simplement garder en état un bâtiment pour louer des locaux à des projets libertaires. Avec la fermeture de la librairie Alternative et les importants changements administratifs en 2004, l’AEELI s’est dotée d'une mission où nous soutenons des projets libertaires autre que la librairie:
« l'AEELI a depuis ces débuts voulu que tous les locaux soient utilisés par des projets libertaires, pour ainsi réaliser un centre de diffusion anarchiste ayant comme premier projet une librairie. Pour y arriver, les projets libertaires abrités dans les locaux de l'AEELI sont appelés à contribuer selon leurs moyens aux dépenses communes de l'Association. »
-extrait de la Mission adoptée le 2 août 2004
Cependant, cette nouvelle mission n’a jamais mis en veilleuse la mission première de l’AEELI, mais a plutôt servie de complément à cette mission qui pourra se réaliser si nous arrivons non seulement à maintenir l’Association, mais surtout à la faire prospérer.
C’est aussi avec la nouvelle administration que la librairie (L'Insoumise) est devenue directement liée à l’assemblée de l’AEELI de la même manière qu’un comité de travail lié à une assemblée fonctionnant sur les principes de l'autogestion. Ce faisant, la nouvelle librairie, par son comité libraire permanent, s’est dotée d’un fonctionnement transparent et redevable qui a permis une importante implication de diverses tendances libertaires. C’est grâce à cette implication de qualité que la librairie a pu, entre autre, générer un revenu lui permettant, pour la première fois de l’histoire de l’AEELI, de contribuer mensuellement et de façon significative aux revenus de l’AEELI. Il est important ici de spécifier que la librairie n’est pas un locataire de l’AEELI, mais un projet de celle-ci, qui contribue selon ses moyens. La librairie est mise à contribution par l’AEELI et l’AEELI peut aussi contribuer à financer la librairie.
La nouvelle administration croit bon de privilégier la location des locaux aux projets libertaires ou qui sont considérés sympathiques à la cause anarchiste. Au lieu de privilégier des locataires commerciaux capables de payer le prix du marché, l'AEELI refondue en 2004 a cherché à offrir ses locaux en subventionnant une réduction significative des loyers relativement au prix du marché. Cette nouvelle condition économique de l’AEELI n'a cependant pas amélioré le sort de ses finances précaires. De sorte que l’AEELI n’a pas été en mesure depuis les quatre dernières années de se bâtir une réserve substantielle et de procéder à d’importantes rénovations. C’est aussi pour cette raison que les locataires n’ont pu compter sur l’AEELI pour financer leurs rénovations mineures qui ont pu être réalisées dans les locaux. Il est donc inadmissible de prétendre que le manque d’investissement de l’AEELI est de sa responsabilité, car c’est aux locataires « amis » que revient cette responsabilité étant donné leur loyer fortement subventionné. Quant aux rénovations majeures ou aux améliorations locatives, tel que l’aménagement de la cour arrière du bâtiment, l’AEELI considère aussi qu’il est du devoir de ses locataires membres de contribuer bénévolement à la gestion et à l'entretien du projet.
Un peu d’économie
La situation financière et légale de l’AEELI vaut la peine qu’on s’y attarde, car c’est à partir d’elle que nous pouvons juger du bien fondé des actions que pose son administration. L’AEELI est un OBNL qui ne fait pas de profit par obligation légale, qui ne paie pas ses administrateurs-trices, qui pratique une administration transparente et redevable et qui n’a donc rien à voir avec un propriétaire privé habituel. Les loyers payés par les locataires et la contribution de la librairie ne servent qu’à payer les comptes nécessaires à sa survie (taxes, électricité de tous les locaux, assurances). Depuis les dernières rénovations majeures en 1984, il y a eu très peu d'investissements pour maintenir ou accroître la valeur de l'édifice. L’AEELI doit donc mettre de l’argent de côté pour pouvoir se créer une réserve si nous voulons, entre autre, obtenir une hypothèque pour procéder à des rénovations majeures ou urgentes. Aucune banque ou caisse n’accepte de prêter à une association qui dilapide ses avoirs ou qui n'a aucune mise de fonds et qui n'a pas de revenus suffisants et prévisibles pour payer les mensualités hypothécaires. Avec des loyers aussi bas, l’AEELI ne peut se permettre d’avoir des locataires qui ne paient pas. Ajoutons à ce devoir de réserve (semblable au paiement d'hypothèque qu'avait l'AEELI de 1985 à 2005) que l’AEELI doit aussi avoir un budget pour procéder à des réparations ponctuelles. Enfin, l’AEELI n’est pas une association secrète et quiconque voudrait rencontrer le conseil d’administration pour obtenir les chiffres exacts est bienvenue.
En regard de cette situation, les locataires libertaires ou sympathisants qui abdiquent leurs responsabilités par manque d’organisation, manque de sérieux ou manque de sympathie se trouve fautif tant au niveau légal, car ils ont signé un bail, mais aussi au niveau de leur éthique, car ils nuisent à la pérennité du projet libraire et libertaire. Les locataires ont le devoir, lorsqu’ils décident de devenir locataires, d’avoir les reins suffisamment solides pour ne pas causer de problème, de mettre de l’argent de côté en cas de pépin et d’avoir des membres qui se portent garants des engagements que les groupes locataires prennent. L’AEELI ne peut pas non plus assumer des problèmes imprévus que peuvent avoir les locataires, mais elle est prête à prendre les arrangements nécessaires pour étaler le paiement d’une dette quand une telle situation se présente. Ce n’est que lorsqu’il y a rupture de confiance ou bris des engagements que l’AEELI n’a d’autres choix que de prendre de mesures légales pour exiger qu'un ancien locataire rembourse sa dette. L’AEELI peut difficilement se permettre de créer un précédent où un ancien locataire puisse fuir ses responsabilités. L’AEELI ne se rendra pas encore plus précaire en cultivant une réputation de laisser-faire. Nous prônons la solidarité, mais aussi la valeur de la responsabilité.
Un peu de droit
Certaines personnes pensent que nous ne devrions pas légalement obliger les anciens locataires de payer pour leurs dettes et leurs dégâts. Ces mêmes personnes sont aussi souvent d'accord pour dire que l'Association est responsable de fournir des locaux en bon état aux nouveaux locataires. De se voir obliger de payer pour les dommages, mais de se faire refuser que les responsables des dommages assument les coûts, est une recette certaine pour la faillite. Les nouveaux locataires préféraient-ils renoncer à tenir l'Association responsable des dommages et de négocier eux-mêmes avec les anciens locataires à l'origine de ces dommages?
Malgré que ce soit toujours une décision difficile, car notre association n’est pas monolithique, le débat s’est fait pendant longtemps et n’a pas fait l’unanimité. Si l'AEELI considère comme admissible le recours à des mises en demeure et la cour de petites créances, c'est que depuis la fondation de l'Association nous opérons dans un minimum de logique légaliste. Si l'AEELI ne paye pas ses comptes de taxes ou d'électricité, la Ville, le comité des taxes scolaires et Hydro-Québec ne se priveront pas de nous poursuivre, et en fin de ligne, si nous persistons, l'édifice serait saisi pour payer ces créances. Si l'AEELI se priverait par principe du recours à la loi pour obtenir des paiements, il serait alors mieux que l'AEELI se départisse de sa propriété avant que cette situation soit forcée sur l'Association. C'est seulement dans un monde où nos obligations légales ou monétaires auront disparu que nous pourrons offrir ces mêmes conditions. De refuser un tel réalisme libertaire reviens à se désolidariser d'avance et de conserver pour soi les valeurs dominantes d'irresponsabilité et de profiteurs-victimes (petits ou grands).
Enfin, des locataires soucieux d'avoir un bail détaillé, équitable et qui protège leurs droits en bout de ligne sont mal placés de se plaindre si l'AEELI consent à utiliser la cour. Sans la possibilité d'arbitrage par la cour, un bail n’est rien qu'un bout de papier qui met par écrit des pratiques et ententes mutuelles et volontaires. Dans ce cas, dès qu'une partie voudrait unilatéralement changer les termes de l'entente, rien ne l'empêcherait de le faire. L'engagement et la responsabilité, ainsi que les droits et la protection deviendraient des mots creux. L'AEELI ne s'attend pas à ce que ses locataires renoncent à leurs droits légaux dès qu'ils entrent en relation avec elle, ce qui serait une exigence impossible et immorale. Les locataires ou leurs ami-e-s ne devraient donc pas s'attendre à ce que l'AEELI renonce à ses droits légaux qui consistent à exiger le respect de nos ententes.
Un peu de politique
Bien au delà de nos obligations légales, les membres de l'AEELI ont tenté à plusieurs reprises de dialoguer et de résoudre nos différents avec les ex-locataires. Cela a résolue en partie nos différends, mais un des ex-locataires ne voulait franchement rien entendre. Après échec de toutes tentatives de négociation, les membres, en assemblée, ont décidé de procéder par une mise en demeure qui aurait pu aboutir devant la cour des petites créances. Nous n'acceptons pas de se faire dire que la responsabilité demeure toujours la nôtre d'essayer et d’essayer à nouveau de dialoguer. Lorsqu’on nous met au défi d'aller en cour pour mieux se désolidariser de nous, c’est une preuve de cette mauvaise foi qui explique cette absence de volonté de négocier. Par conséquent, les irresponsables qui entretiennent cette culture anti-solidaire, tout en voulant conserver leurs droits dans le cadre étatique, démontrent une attitude typique dans le cadre des relations capitalistes.
Le fait que nous ayons pris le risque de louer nos locaux à des groupes politiques, qui ne sont pas des entités lucratives comme des entreprises typiquement capitalistes auxquelles nous pourrions demander des références financières et d’important dépôt en argent pour garanti, ne rend pas ces groupes moins responsables. Au contraire, nous devrions nous attendre à une plus grande solidarité de leur part. Pourtant, certain-e-s favorables à la location de nos locaux à ces groupes, nous font porter la faute d’utiliser les procédures judiciaires en prétextant que nous aurions dû prévoir leur instabilité et ne pas leur louer nos locaux. Dans ce cas, si nous appliquons la même précaution à tout les groupes politiques, nous devrions les exclure d’emblée.
Notre association a la responsabilité de déterminer quel groupes d'éventuels locataires manifestent le sérieux nécessaire, mais cette clairvoyance a ses limites: tant que les projets locataires demeurent actifs et leurs membres motivé-e-s, ils ont évidemment intérêt a rester responsables face à leurs engagements. Qu'il soit plutôt un club social, un groupe politique ou un petit commerce, ce ne sont pas des indices fiables de qui sera plus responsable que l'autre, a priori. L'AEELI ne peut pas prédire le succès ou prévoir l'effritement d'un projet logé dans l'édifice, mais nous comptons nous prémunir contre de tels événements. Les locataires auront l’obligation de payer d'avance quelques mois de loyers en guise de sûreté et des individus dans le groupe devront se porter personnellement garants du bail.
Dans la mesure où les tensions de 2008 ont dégénéré en agressions et menaces, cela a aussi montré les limites de la négociation, et l'abandon d'une praxis libertaire des ex-locataires. Nos membres qui travaillent bénévolement font un travail ingrat. Il est complètement inacceptable que leur travail les expose à la violence. Il est également inacceptable de recourir à des méthodes extra légales de violence dans un cadre associatif ce qui est non seulement autoritaire, mais qui est aussi à haut risque d'attirer les foudres de la police.
Bien que composée de libertaires, l’AEELI n’en est pas moins une association légale qui est propriétaire d’un immeuble et nous n’évoluons toujours pas dans un système communal des biens. Dans ce contexte, il serait impossible de jouir des locaux de ce bâtiment sans se soumettre à bon nombre de règles du système légal. Cependant, certain-e-s anarchistes prétendent que ce système étatique nous permettrait de jouir d’une marge de manœuvre nécessaire pour se soustraire à certaines de ses règles tout en mettant en place un système parallèle de règlements de nos différents. Il faudra bien un jour que ces anarchistes aillent au-delà de la prétention de principe et en fasse la démonstration.
Nous reconnaissons que l'Association, ses membres et ses locataires devront toujours mettre plus d'efforts pour élaborer et approfondir d'avantage un cadre positif et alternatif aux habitudes typiques de recours aux droits et obligations dans une optique de gestion « d'intérêts opposés » qui caractérise les relations capitalistes. Cette élaboration d'une praxis proprement libertaire et communiste n'est pas uniquement de notre responsabilité, elle est un défi commun.
Adoptée par les membres en Assemblée générale le 22 avril 2009
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