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La Turquie, les États-Unis et les Kurdes

Eric Smith, Sunday, November 4, 2007 - 15:57

A World To Win News Service

(A World To Win News Service) L'offensive de la Turquie, qui menace d'envahir le Kurdistan irakien, a été officiellement mise sur la glace pour quelques jours, d'ici à ce que le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, rencontre George Bush lundi à Washington. La menace, qui demeure tout de même sérieuse, révèle le caractère extrêmement volatile de la situation qui prévaut dans la région.

Rappelons que le 28 octobre, Ankara a massé pas moins de 8 000 soldats supplémentaires et des hélicoptères d'assaut dans la province de Tunceli, située dans l'est de la Turquie, à quelques centaines de kilomètres de la frontière irakienne, où une centaine de milliers de militaires sont déjà positionnés et l'artillerie lourde déployée. Vraisemblablement, l'armée turque a effectué des tirs de barrage et mené plusieurs incursions en territoire irakien au cours des derniers jours.

Nous disons «vraisemblablement» parce que les autorités américaines, qui contrôlent l'espace aérien et surveillent la région du haut des airs, refusent de confirmer si tel est le cas. Les États-Unis tolèrent depuis déjà longtemps la présence de l'armée turque du côté irakien de la frontière.

Jusqu'à maintenant, les autorités américaines ont rejeté les requêtes du gouvernement turc qui leur ont demandé d'agir contre les camps du PKK [le Parti des travailleurs du Kurdistan] situés dans le nord de l'Irak. Les États-Unis prétendent ne pas savoir exactement où se trouvent ces camps -- bien que le quartier général du PKK soit identifié par un gigantesque portrait de son chef Abdullah Öcalan, réalisé avec des pierres peintes (ce portrait est tellement immense qu'on dit que les astronautes peuvent l'apercevoir lorsqu'ils sont en orbite!). Dans une déclaration recueillie le 27 octobre par l'agence Associated Press, le commandant en chef de l'armée américaine dans le nord de l'Irak, le général Benjamin Mixon, a déclaré que les États-Unis ne feraient «absolument rien» contre les troupes du PKK stationnées en Irak.

Le refus de la part des États-Unis d'agir contre l'une ou l'autre des deux parties engagées dans l'actuel bras de fer témoigne du fait qu'ils les appuient toutes les deux, bien qu'à des degrés divers (il est évident qu'ils n'accordent pas le même poids aux quelques milliers de guérilleros du PKK qu'à l'État turc et son armée d'un million d'hommes). La correspondante du quotidien The New York Times, Sabrina Tavernise, qui a interviewé plusieurs responsables kurdes en Irak, de même que des responsables américains dans la région, résume ainsi la situation qui prévaut: «La situation actuelle constitue un véritable casse-tête pour les États-Unis, qui se voient forcés de choisir entre deux alliés tout aussi fiables: la Turquie, d'une part -- un État membre de l'OTAN dont le territoire sert de zone de transit pour l'essentiel du transport aérien de marchandises et de matériel à destination de l'Irak; et les Kurdes, d'autre part, qui demeurent leurs principaux partenaires en Irak.» (27/10/2007) Pour appuyer son propos, elle citait une source anonyme: «Les États-Unis sont comme un homme qui vit avec deux épouses. Ils se disputent avec elles, mais souhaitent néanmoins les garder toutes les deux!» Cette métaphore recèle sans doute une part de vérité, mais il reste qu'elle néglige un élément fondamental de la situation actuelle: à savoir que les États-Unis sont déterminés à les maintenir toutes les deux sous leur joug et à transformer la situation à leur avantage, autant que faire se peut.

La classe dominante turque n'a pas manqué d'utiliser la mort de quelques conscrits envoyés sur le champ de bataille pour répandre un torrent de chauvinisme et de racisme à l'endroit de la population kurde. Les médias ont présenté à répétition les témoignages larmoyants des proches des soldats ayant perdu la vie. Les grands quotidiens ont réclamé «du sang». Les personnes qui assistent aux matchs de football se voient remettre un drapeau turc à leur arrivée au stade. Les funérailles des soldats ont été transformées en d'immenses rassemblements politiques où des organisations nationalistes de droite ont pu prendre le crachoir; leurs porte-parole ont été entendus sur toutes les tribunes, encourageant la population turque à attaquer les bureaux des partis politiques kurdes, à détruire les symboles kurdes et à s'en prendre physiquement à quiconque oserait leur résister. La télé a présenté des images de femmes turques faisant la queue devant des centres de recrutement de l'armée afin de s'y enrôler. Les quelques voix qui ont osé s'élever contre ce déferlement réactionnaire et hystérique ont été rapidement disqualifiées comme «traîtresses».

L'armée turque a réagi à la lutte armée dirigée par le PKK, qui s'est déroulé sur une vingtaine d'années, en menant une «sale guerre» pendant laquelle elle a littéralement rayé de la carte plus de 2 000 villages kurdes. Des dizaines de milliers de Kurdes ont été faits prisonniers. Le conflit armé a ensuite cessé pendant un certain temps suite à l'arrestation du président du PKK, Abdullah Öcalan, en 1999. Après son arrestation, Öcalan s'est écrasé devant les militaires turcs, appelant à un règlement politique de la question kurde dans le cadre du régime et de l'État turc actuels. Le chef du PKK avait alors précisé que les aspirations du peuple kurde pouvaient et devaient correspondre aux intérêts des États-Unis, en se référant nommément à la doctrine de «remodelage du Grand Moyen-Orient» mise de l'avant par l'administration Bush. Ce tournant avait mené à la désillusion et la démoralisation parmi les militantEs de base du PKK, et au-delà. Depuis lors, et spécialement depuis l'invasion de l'Irak par les États-Unis, le PKK a tenté d'atteindre ses objectifs en coopérant avec les États-Unis et le régime turc, tout en se plaignant que ses efforts en ce sens ne furent jamais suffisamment récompensés. Le PKK a présenté des candidates et candidats lors des élections locales dans le Kurdistan turc; il s'est tellement bien intégré au système politique dominant que lorsque des escarmouches ont eu lieu entre des combattants du PKK et des soldats de l'armée turque, les responsables des partis politiques légaux soutenus par le PKK n'ont pas hésité à utiliser l'expression «nos martyrs» en parlant des militaires turcs exécutés par la guérilla kurde! Néanmoins, tout cela ne signifie pas que le PKK ait rendu les armes ou abandonné l'idée de les utiliser pour atteindre ses objectifs.

Le nationalisme kurde pose un problème existentiel au régime turc. La subjugation du peuple kurde est inscrite dans les fondations même de l'État turc moderne. Ce dernier fut forgé en 1923 sur les ruines de l'empire ottoman, suite aux efforts de Kemal Atatürk, qui a réussi à faire échec aux tentatives des impérialistes européens de s'emparer d'une partie de l'Arménie et du Kurdistan. Dès lors, pendant des décennies, la Turquie a dénié l'existence même du peuple kurde. Les quelque 12 ou 13 millions de Kurdes vivant en Turquie furent raillés avec dédain et qualifiés simplement de «Turcs montagnards et arriérés». Jusqu'en 1991, leur culture fut carrément supprimée, au point où il était interdit d'utiliser la langue kurde dans les institutions publiques. L'enseignement de la langue kurde et son usage à la télé demeurent strictement réglementés; il est clair que les Kurdes subissent l'oppression et la discrimination nationales, à la fois aux plans politique, économique et social, au Kurdistan et ailleurs en Turquie. La population kurde n'est en effet plus confinée à quelques municipalités et petits villages éloignés des grands centres; on la retrouve désormais en grand nombre, par millions, dans les bidonvilles qui entourent Istanbul, et partout ailleurs au pays.

La menace de gains par les nationalistes kurdes, tout près de la frontière, préoccupe les dirigeants turcs. Pour eux, la question kurde est une marmite en pleine ébullition, susceptible de déborder à n'importe quel moment. Quand les États-Unis ont envahi l'Irak, les dirigeants turcs avaient reçu l'assurance que les occupants ne permettraient pas l'installation d'un État kurde dans la région. Mais comme la situation est devenue hors de contrôle, le gouvernement régional kurde s'est vite avéré l'allié le plus fiable des États-Unis. Il s'est vu attribuer un rôle beaucoup plus important que celui que les stratèges américains avaient envisagé au départ. L'évolution de la situation a fait en sorte que les craintes exprimées par les dirigeants turcs se sont matérialisées. En outre, la région autonome du Kurdistan détient une bonne part des riches ressources irakiennes en pétrole et elle maintient sa propre armée composée de 60 000 hommes, ce qui est bien plus que celle du PKK. Ankara craint que l'exemple du Kurdistan irakien agisse comme un aimant pour attirer les sympathies de la population kurde vivant en Turquie.

Par crainte d'un soulèvement interne, la Turquie avait refusé de prendre part à l'invasion américaine en Irak. Éventuellement, elle y collabora tout de même mais de manière indirecte, en permettant à l'armée américaine d'y bénéficier de voies d'approvisionnement aériennes et terrestres. Entre-temps, les dernières élections ont permis à la classe dominante turque de renforcer sa cohésion interne et surtout, de tromper de larges sections des masses, au point où si la Turquie envahit l'Irak, elle le fera avec l'appui du parlement et d'une bonne partie de la société civile. Les soi-disant «réformateurs» du parti du Premier ministre Erdogan (le Parti de la justice et du développement), qui avaient pourtant spécialement courtisé l'électorat kurde, se sont impliqués à plein dans les récents assauts contre des cibles kurdes, dévoilant ainsi le véritable contenu de cette fameuse «synthèse entre la Turquie et l'islam» dont ils se sont fait les promoteurs. Les dirigeants turcs considèrent vraisemblablement qu'ils sont maintenant en bonne position pour jeter leur poids dans la balance et étendre leur pouvoir et leur influence sur les populations kurdes des pays voisins, voire au-delà.

Il y a de bonnes raisons de croire qu'en franchissant la frontière irakienne et en infligeant de sérieux coups à la guérilla du PKK, le gouvernement turc souhaite accessoirement écorcher le Gouvernement régional du Kurdistan irakien, de façon à s'affirmer encore plus comme un interlocuteur incontournable dans la région. Cela lui apparaît d'autant plus important dans le contexte où les États-Unis accentuent leurs menaces contre l'Iran. En établissant une présence continue dans le nord de l'Irak, les troupes turques pourront se déployer sur une partie encore plus grande de la frontière iranienne, ce qui pourrait les amener à jouer un rôle de tout premier plan en cas d'attaque américaine contre l'Iran.

C'est sans doute de ça dont Bush et Erdogan vont discuter lorsqu'ils vont se rencontrer demain lundi; en fait, on peut imaginer sans peine que tout cela a déjà fait l'objet de nombreuses discussions -- voire même d'accords -- entre les autorités turques et américaines.

Chacune de ces contradictions est animée par sa propre dynamique; néanmoins, il faut les situer dans le contexte plus large de la situation régionale et internationale -- en particulier de la menace de plus en plus imminente d'une attaque contre l'Iran. Au Liban, en Irak, en Iran, au Pakistan, en Afghanistan et dans tout le Moyen-Orient, les rivets sautent dans ce qui apparaissait jusqu'à maintenant comme des structures indestructibles. Des alliances, des régimes et des frontières apparemment immuables chancèlent sous la pression de l'unique superpuissance mondiale qui avance tête baissée pour assurer ses intérêts, semant le chaos là où elle passe. La classe dominante turque est contrainte d'agir rapidement, au risque de se retrouver à son tour dans la tourmente.

L'une des manières avec lesquelles les États-Unis tenteront de concilier leurs propres intérêts contradictoires dans la région pourrait être de laisser la Turquie infliger de sérieux coups au PKK, tout en se gardant de l'éliminer totalement -- ce qui, de toute façon, n'est pas nécessairement à sa portée sur le plan militaire.

Peu importe la forme que cela pourrait prendre -- du déploiement des tanks turcs dans le Kurdistan irakien jusqu'à l'octroi de «carottes» à certaines forces politiques kurdes -- une présence turque accrue en Irak pourrait s'avérer une option intéressante pour les États-Unis. Il s'agirait d'un moyen, pour les Américains, de maintenir leur contrôle sur l'Irak tout en redéployant une partie de leurs troupes vers un autre théâtre d'opérations. En même temps, cela pourrait faire en sorte de cristalliser la position de la Turquie contre la République islamique d'Iran. Jusqu'à maintenant, l'Iran a réussi à maintenir des rapports relativement avantageux avec la Turquie, qui lui ont permis d'alléger l'impact de l'embargo économique décrété par les États-Unis.

Si les États-Unis sont persuadés qu'une intervention turque servirait leurs intérêts, ils n'hésiteront pas à fermer les yeux lorsque cela se produira -- cela, en dépit de l'énorme soutien dont ils ont bénéficié de la part des deux grands partis qui gouvernent le Kurdistan irakien. L'expérience historique prouve que les États-Unis n'hésiteront jamais à trahir la population kurde, si cela sert leurs intérêts; tout comme elle montre que les deux principaux partis kurdes n'ont jamais eu aucun scrupule à trahir une partie de la population kurde, ou à se tirer dans le dos mutuellement. Les stratèges américains pensent peut-être qu'ils pourront poignarder leurs alliés kurdes, tout en les gardant de leur côté: après tout, cela s'est produit plus d'une fois dans le passé. À cet égard, il est bon de noter que tandis qu'il a placé le PKK sur sa liste des «organisations terroristes», le gouvernement américain soutient néanmoins la branche du PKK présente dans le Kurdistan iranien -- le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PEJAK), dont le chef, Rahman Haj-Ahmad, a séjourné à Washington l'été dernier. L'utilisation des Kurdes contre le régime iranien a toujours fait partie des plans des États-Unis.

Les intérêts des classes dominantes turque et américaine ne sont pas identiques: c'est d'ailleurs ce pourquoi la situation demeure si imprévisible. Mais ils se chevauchent très certainement. Chaque partie tente d'inciter l'autre à prendre des risques, dans ce qui apparaît de plus en plus comme un jeu de «vas-y ou crève». Dans ce cadre, les bains de sang -- et surtout le sang du peuple -- ne sont que le stimulant dont chacune a besoin pour se préparer aux bains de sang encore plus grands que l'avenir nous réserve.

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Article paru dans Le Drapeau rouge-express, nº 159, le 4 novembre 2007.
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