|
Pages d’Histoire Socialiste, I : Doctrines et actes de la social-démocratieAnarkhia Webmaster, Monday, October 29, 2007 - 11:06
Warlam TCHERKESOFF
Publications des « Temps Nouveaux » - N°3 - 1896 I Deux dates historiques (A propos du congrès de Zurich) Le monde socialiste fut bien surpris par l'attitude de la majorité légalitaire du congrès soi-disant de l'Internationale en 1893. Mais personne n'a soulevé depuis une question intéressante à résoudre : - la conduite de la majorité fut-elle une simple bévue, commise par les délégués, ou fut-elle le résultat logique de tout ce qu'on prêche depuis des années sous le nom de socialisme «scientifique», une conséquence éclatante d'une tactique de légalisme, de réformes mesquines et de groupements purement politico-électoraux ? Heureusement pour nous, Engels lui-même nous a donné la réponse : «Il y a juste cinquante ans, disait-il à la dernière séance du congrès, que Marx et moi avons fait nos premières armes. C'était à Paris, en 1843, dans une revue qui s'appelait les Annales franco-allemandes. A ce moment, le socialisme n'était représenté que par de petites sectes... Cette année-ci marque encore un autre anniversaire : celui du congrès socialiste tenu il y a vingt ans et dans lequel nous avons arrêté le plan de campagne poursuivi jusqu'ici sans changement et sans défaillance. C'était en 1873 (1). Nous nous sommes recueillis, nous avons arrêté un plan de conduite, et vous voyez où nous en sommes aujourd'hui... Restons fermement unis dans notre ligne de conduite générale, et la victoire sera à nous (2).» C'est bien clair, n'est-ce pas ? Il est évident que le monde socialiste ne fut surpris que grâce à son ignorance de la ligne de conduite de la majorité, et que le chef du «socialisme scientifique» se glorifie justement de cette attitude prévue depuis cinquante ans et arrêtée il y a vingt ans. Alors, voyons ce que Marx et Engels ont apporté de nouveau dans la conception socialiste et quel fut le caractère du congrès de 1872. Avant tout, je tiens beaucoup à établir que Marx, révolutionnaire et défenseur du prolétariat, Marx, polémiste incomparable, qui mit toute sa science économique au service du peuple, reste une grande figure dans l'histoire du développement du socialisme moderne. Et ce n'est pas pour diminuer les services rendus par lui à l'émancipation de la classe ouvrière que je tiens à donner un bref aperçu de ses idées socialistes en 1843-48. Non, je veux tout simplement voir si les prétentions monstrueuses d'Engels ont quelque confirmation dans le passé et quel était l'ensemble de leur doctrine à l'époque indiquée. Nous savons que, de 1839 à 1848, il existait en France un large mouvement révolutionnaire avec tendance nettement socialiste. Ses publications inondaient le pays. Proudhon, P. Leroux, V. Considérant, G. Sand, Auguste Comte, Lammenais, Barbès, Blanqui, et L. Blanc, prêchaient des doctrines socialistes souvent différentes les uns des autres, mais qui toutes étaient goûtées par la masse ouvrière. Louis Blanc surtout était populaire. C'est pour son projet d'Organisation du travail que le peuple le porta en triomphe comme membre du gouvernement provisoire du 24 février 1848. Dans son journal Revue du Progrès, fondé en 1839, Louis Blanc commença la publication de son système de socialisme d'Etat, doctrine toute neuve à cette époque. Il disait que la question sociale serait résolue par un Etat démocratique seulement ; que le peuple doit, avant tout, conquérir le pouvoir politique, prendre dans ses propres mains le pouvoir législatif, mais que la lutte politique doit être subordonnée à l'émancipation économique et sociale du peuple. La dernière est le but, la première un simple moyen. Une fois l'Etat conquis, on doit abolir tout privilège, toute organisation sociale capitaliste, et les remplacer par une organisation d'ateliers nationaux, et par le crédit gratuit aux associations autonomes. Les ateliers constitués, le «crédit aux pauvres» mis en pratique, l'Etat n'avait pas le droit de s'immiscer dans la vie propre des associations, qui devaient s'organiser sur la base communiste avec la devise : De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. C'est en quelques mots la doctrine de Louis Blanc. On voit que la social-démocratie de nos jours... mais laissons Engels lui-même nous faire connaître ce qu'avec Marx, il prêchèrent après Louis Blanc. Quelques mois avant la révolution du 24 février 1848, la Ligue communiste allemande publia le fameux «Manifeste Communiste» rédigé par Marx et Engels. Les moyens pratiques recommandés au peuple étaient formulés comme suit
C'est avec ce programme que Marx et Engels commencèrent leur propagande socialiste et révolutionnaire. Que les gens impartiaux jugent chez qui les idées humanitaires et sociales ont été conçues plus largement : ou chez Louis Blanc, avec sa devise : «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins», et avec les associations autonomes, ou chez Marx et Engels, avec leur «monopole exclusif», la «culture de la terre d'après un plan général», et l'«organisation d'une armée du travail spécialement pour l'agriculture» ? De quoi se vante donc Engels ? Je comprends que l'on fête l'anniversaire de la publication du Manifeste de Robert Owen en 1813, parce qu'il proclamait des idées socialistes réellement larges et humanitaires. Mais glorifier la date d'apparition sur l'horizon politique d'Engels, avec ses idées rétrogrades et sa tactique maintes fois néfaste !... Excusez du peu. Etudions à présent l'autre date glorieuse, celle de 1872-73, l'époque à laquelle on «arrêta un plan de conduite» qui aboutit à Zurich aux déclarations que l'on sait et dont le seul résultat possible est de soutenir le système gouvernemental actuel, basé qu'il est sur l'exploitation capitaliste et sur un militarisme inconnu dans le passé. Il faut dire que nous sommes un peu surpris qu'Engels trouve matière à féliciter Marx et lui-même au sujet des derniers congrès de l'Internationale. La gloire réelle de Marx, c'est la réduction des considérants et des statuts généraux de la grande Association ; elle correspond à la période qui s'écoule, de 1864 à 1869, jusqu'au congrès de Bâle - l'apogée de Marx. Autant que l'on sait, les congrès de 1872 et 1873 laissèrent des souvenirs amers chez Marx, qui vit bien que leur résultat était une condamnation à mort de sa fraction centraliste-étatique. En vérité, depuis cette époque, la fraction marxiste de l'Internationale cessa d'exister et les congrès tenus jusqu'en 1882 le furent exclusivement par les fédéraliste bakounistes connus sous le nom d'anarchistes. Mais si Marx ne fut pas content du résultat du congrès de 1872, Engels, au contraire, triompha, car depuis longtemps il méditait de provoquer une scission dans l'Internationale. Imbu des idées rétrogrades que nous avons citées plus haut, Engels avait voué une haine implacable au parti fédéraliste-anarchiste, surtout aux membres de l'«Alliance socialiste internationale». Les fédéralistes dominaient dans l'Internationale en Suisse, en Belgique, en Espagne, en Italie. Engels, en sa qualité de membre du Conseil général de l'Internationale et comme membre correspondant pour l'Espagne, écrivait, le 24 juillet 1872, au conseil fédéral espagnol une lettre incroyable, dans laquelle il réclamait «une liste de tous les membres de l'Alliance» et qui se terminait par cette phrase : «A moins de recevoir une réponse catégorique et satisfaisante par retour du courrier, le Conseil général se verra dans la nécessité de vous dénoncer publiquement...» etc. (Voir Mémoire de la Fédération Jurassienne, page 250). Engels écrivit cette lettre sans demander l'opinion des autres membres du Conseil. Le Conseil, sur l'avis de Jung et de Marx, ne donna pas suite à cette lettre, fameuse désormais. La place me manque pour donner les détails des intrigues menées par Engels, Lafargue, Outine et tant d'autres contre les fédéralistes et contre Bakounine et James Guillaume spécialement. Disons seulement que ces intrigues amenèrent la scission de l'Internationale qui eut lieu au congrès de triste mémoire de 1872. En général, on ne connaît pas beaucoup la manière dont ce congrès fut convoqué. Il suffit de dire que Marx et Engels donnèrent l'ordre au délégué Sorge, de la section allemande de New York, de ramasser des mandats en blanc en aussi grande quantité qu'il pourrait. Sorge en apporta réellement beaucoup. Ils furent distribués à droite et à gauche aux partisans de Marx et d'Engels. Mais ce qui fut un comble, c'est que ces messieurs amenèrent avec eux comme membres du Conseil général de l'Internationale des hommes qui n'avaient jamais fait partie d'aucune section, et même le fameux ami intime d'Engels, Multman Barry, le correspondant du Standardet l'agent des conservateurs anglais. Avec une majorité composée de la sorte, ils exclurent Bakounine, Guillaume et avec eux les fédérations jurassienne, espagnole, italienne, belge, anglaise. Avec Marx, Engels, M. Barry et autres restèrent seulement les Allemands et quelques groupes isolés dans les différents pays. Tous les éléments actifs et révolutionnaires se rallièrent aux fédéralistes-anarchistes et ce sont eux qui continuèrent jusqu'en 1882 à convoquer les congrès de l'Internationale (4). Quelles dates évoqua Engels ! Qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'une majorité légalitaire, issu de bases aussi glorieuses, pactisât à Zurich avec les gouvernements, battît les indépendants et prêchât la guerre ?...
Pour avoir une idée plus nette de la conduite de Marx et d'Engels comme inspirateurs du Conseil général de l'Internationale, il faut voir quelle fut leur attitude pendant la Commune de Paris. Le 3 avril 1871, le Conseil général de l'Internationale de Londres écrivait à Paris : Les citoyens,membres du bureau de Paris, sont invités, vu l'état des choses, à adresser au bureau central à Londres des rapports journaliers. Demander des rapports à des gens qui se battent ! Mais pourquoi des rapports ? Du 9 avril : Nous attendons le résultat pour vous donner nos instructions. Au moins Bismark et l'empereur Guillaume, qui prétendaient commander, étaient présents sur le champ de bataille ! Mais le Comité Général, dirigé par Marx et Engels, aimait mieux rester en sécurité, les pieds sur les chenets, et donner des instructions. Et quelles instructions ! Du 4 avril : Ne créez pas d'agitations inutiles en province. Du 9 avril : D'ici là, laissez agir les républicains et ne vous compromettez en rien. Ou bien : La lutte est définitiement engagée. Nous comptons sur vous pour la soutenir. Mais le comble de l'absurdité, c'est que ces gens, avides de pouvoir, voulaient aussi contrôler le mouvement de chaque combattant socialiste. Ainsi : Du 23 mars : Gardez Gobert à Lyon, Henriet avec vous et envoyez Estein à Marseille. Du 24 mars : Envoyez Cluseret à Paris (beau cadeau, ma foi ! qu'ils lui faisaient). Du 20 mars : En présence des difficultés qui entravent le départ pour Lyon des citoyens Assi et Mortier, le citoyen Landeck est délégué à Marseille et à Lyon avec PLEINS POUVOIRS (5). Suivant les statuts de l'Internationale, son Comité général n'avait que des fonctions purement administratives et ne devait servir que comme bureau central pour la correspondance des différentes organisations nationales. Le Conseil n'avait en rien à intervenir dans les affaires intérieures de chaque pays. Pourtant, sous la direction de Marx et d'Engels, il s'arrogea peu à peu d'autres droits, comme de guider les organisations ouvrières et il en arriva en folie de dictature à envoyer des ordres comme ceux que nous venons de lire : Pleins pouvoirs sur Marseille et Lyon à un illustre inconnu ! (et quel tact ! Deux Allemands déléguant un bonhomme à nom allemand pour diriger les socialistes français, tandis que l'empereur, les princes allemands et Bismark étaient à Versailles !) Dès 1870, des membres intelligents de l'Internationale, comme Guillaume et Bakounine, avaient déjà vu percer cette tendance dangereuse et ridicule à vouloir s'ériger en dictateurs internationaux. Ils formèrent un courant contraire qui peu à peu se dessina ; les protestations s'élevèrent de plus en plus nombreuses et violentes ; de là date la haine que la coterie marxiste voua aux fédéralistes, surtout à Guillaume et à Bakounine. Cette coterie employa toute son énergie et toute l'autorité dont elle put se saisir ; elle ne s'en tint pas aux menaces. Nous avons vu comment elle s'assura la majorité au Congrès de 1872, à la Haye, et leur pamphlet : L'Alliance internationale, paru à cette époque, est un exemple unique de calomnies et d'absurdités. Après la scission au congrès de la Haye de l'Internationale, les deux fractions suivirent deux tactiques bien différentes. Tandis que les fédéralistes accentuaient de plus en plus la lutte sur le terrain économique et révolutionnaire, les partisans d'un Etat centralisé, qui en 1873 avaient arrêté un programme d'action légale et parlementaire, étaient entraînés par les événements politiques et par la lutte électorale dans la voie de modération et de compromissions que l'on connaît. On sait jusqu'à quel point, au congrès de Gotha, la social-démocratie allemande poussa l'esprit de conciliation entre les revendications socialistes et l'ordre social actuel et l'Etat (6) ; aussi n'y a-t-il rien d'étonnant à ce que l'ancienne qualification de «socialiste révolutionnaire» fût devenue gênante pour tous ces messieurs, députés et conseillers. Il fallut trouver un autre qualificatif, mieux adapté à leur nouvelle conception du socialisme, à leur récente et si distinguée situation de législateurs. Le mot voulu se trouva : au lieu de «socialisme révolutionnaire», on commença à employer l'expression «socialisme scientifique», tout comme s'il existait un socialisme des ignorants : probablement celui de Saint-Simon, d'Owen, de Proudhon et de Tchernychevsky. Malheureusement, l'adjectif «scientifique» se prête à un malentendu, car ce sont justement les défenseurs des iniquités de l'organisation capitaliste qui ont toujours le mot «science» à la bouche ; d'un autre côté, depuis longtemps en Allemagne une certaine classe de réformateurs à l'eau de rose, endormeurs patentés, se sont fait connaître sous le nom de socialistes de la chaire - Katheder Sozialist. Il fallait absolument se distinguer de ces savants officiels. Alors commença la création d'une légende sur leur science à eux, exclusivement à eux, et basée sur les découvertes spéciales dues aux fondateurs de la social-démocratie. Au lieu de dire tout simplement que le développement colossal de la culture intellectuelle nous oblige à accomplir un changement radical dans l'organisation capitaliste et étatiste, et que la science tout entière, dans les recherches des hommes indépendants, condamne le mode de production et de consommation individuelle, ils voulurent s'attribuer tout le mérite d'une science spéciale : la science de la social-démocratie. L'affirmation est outrecuidante, elle ne tient pas debout dès qu'on est assez audacieux pour la regarder de près : la science réelle se rattache à toutes les vérités connues, et agit dans toutes les branches du savoir humain en entraînant par une pression irrésistible tous les esprits indépendants... Nous allons voir si leur science a ce caractère. Ecoutez les affirmations des «penseurs» et des publicistes officiels du parti : «Les lois de la production capitaliste découvertes par Marx, lisons-nous dans la biographie d'Engels (Neue Zeit., IX° année, n°8) sont aussi stables que celles de Newton et de Kepler pour le mouvement du système solaire.» «C'est à Marx, dit Engels, que nous sommes redevables de deux grandes découvertes :
En 1885, nous avons (Marx et Engels) décidé de nous adonner aux recherches nécessaires pour élaborer l'explication matérialiste de l'histoire, découverte par Marx (Préface de Ludwig Feuerbach, par Engels).» Dans une polémique contre Dühring, nous trouvons chez Engels : «... Si Dühring entend dire que tout le sytème économique... de nos jours... est le résultat de l'antogonisme entre les classes, de l'oppression... alors il répète des vérités devenues lieux communs depuis l'apparition du «Manifeste Communiste» (rédigé par Marx et Engels).» Racontant l'histoire de l'évolution de leur jeunesse, Engels dit naïvement : «Ce qui est bien remarquable, c'est que nous ne fûmes pas les seuls à découvrir la dialectique matérialiste. L'ouvrier Joseph Dietzgen a fait pareille découverte... (L. Feuerbach).» Après une pareille outrecuidance, il semble que l'on puisse tirer l'échelle. Mais non, les adeptes de ces deux penseurs vont beaucoup plus loin. Ils affirment que leurs maîtres furent les premiers à appliquer la méthode dialectique aux recherches et études historiques, économiques et sociologiques, grâce... à quoi ils ont trouvé la loi de concentration capitaliste, - une sorte de fatalisme économique. C'est encore eux qui «ont créé un parti socialiste, le plus révolutionnaire que l'histoire ait jamais connu» (la social-démocratie). «Il faut étudier la brochure d'Engels : L. Feuerbach, parce qu'elle est le plus complet exposé de la philosophie de ces deux penseurs» (Plekhanoff, préface) ; il faut que l'humanité s'occupe sérieusement des moindres faits et gestes de leur jeunesse, car «elles sont les premiers pas du soclialisme scientifique» (Neue Zeit., biographie d'Engels). Ces citations sont assez claires, mais il y a mieux. Nous savons à présent que ce furent Engels et Marx qui découvrirent les lois éternelles de la vie sociale. Et personne avant eux ne soupçonnaient même l'existence de ces lois ? - Personne, répondent les social-démocrates. «L'Allemagne, dit Bebel, a entrepris le rôle d'un guide dans la lutte gigantesque de l'avenir. Elle est même prédestinée à ce rôle par son développement et sa position géographique... Ce n'est pas un simple hasard que ce soient des Allemands qui aient découvert la dynamique du développement de la société actuelle, et aient jeté les bases scientifiques du socialisme. Parmi ces Allemands, la première place appartient à Marx et à Engels ; après eux vient Lassalle, comme organisateur de la masse ouvrière .» (La Femme, conclusion.) Cette admirable citation d'un caractère complètement social-démocratique par sa vantardise nous apprend enfin sur quoi Marx et Engels fondaient leur prétention à une dictature universelle : l'Allemagne est à la tête de l'humanité, eux sont deux gloires de leur pays, par conséquent ils étaient au-dessus de l'humanité toute ignorante...
Mais est-ce vrai que l'humanité ignorât, soit la méthode dialectique, soit l'idée de la plus-value ? Vico, Volney et les Encyclopédistes, Augustin Thierry, Buckle, A. Blanqui, Quételet et tant d'autres n'ont-ils pas eu quelque idée de l'influence des facteurs économiques sur l'histoire de l'humanité ? Est-ce que T. Rogers n'a pas écrit son grand ouvrage : Six siècles de travail et de salaire, et comme résumé n'a-t-il pas publié son volume: L'interprétation économique de l'histoire? Et si les vérités poursuivies par les hommes indépendants, si la science des penseurs qui n'aspirent ni à la dictature, ni à la papauté, si cette science existait réellement avant l'arrivée en scène de Marx et d'Engels, alors comment faut-il qualifier les auteurs de toutes ces citations ? Tous ces Bebel, Bernstein, Kautsky, Plekhanoff, Engels, etc., ont-ils écrit les passages cités par simple ignorance, ou sous l'influence de moteurs complètement étrangers aux recherches scientiques ? Par les citations précédentes, nous savons que l'humanité est redevable à Marx et à son ami Engels de :
Avant tout, je demande pardon aux ouvriers, surtout aux socialistes-internationalistes, de mon excursion involontaire et peu attrayante dans le domaine des légendes et des prétentions soi-disant «scientifiques». Mais la tâche s'impose à nous. Quand, au nom du socialisme scientique, on prêche de nos jours l'adoration de l'Etat tout-puisant, l'autorité, l'ordre, la discipline, la subordination et autres qualités en honneur dans les casernes ; quand on ridiculise l'idée d'émancipation, d'affranchissement et de solidarité par l'étiquette d'utopie, et que chaque exposé sur des idées humanitaires et socialistes est taxé d'ignorance, il faut bien se rendre compte et chercher où se trouve la vérité... La science, cette grande science des naturalistes avec ses systèmes d'évolution, de transformisme et de matérialisme monistique qui répugnent tant à Engels (7), fut créée et se développe d'après la méthode inductive, et tous les grands esprits scientifiques ignorèrent et même condamnèrent la méthode dialectique. Je défie les social-démocrates de me nommer un seul savant de notre siècle qui se soit servi de la métode dialectique dans les recherches scientiques, à moins que ce ne fût dans la métaphysique allemande. Est-ce que Lamarck, Geoffroy-Saint-Hilaire, Lyell, Darwin, Haeckel, Helmholtz, Huxley et autres ont élaboré la grande philosophie évolutionniste d'après la méthode dialectique ? Quételet et J.S. Mill, Morgan et Buckle, Main et Taylor, H. Spencer, Guyau et Bain ont-ils fait leur généralisations de sociologie, de logique, d'éthique et de philosophie moderne autrement que d'après la méthode inductive? Qui connaît un peu l'histoire du développement de la science moderne doit reconnaître que tous les grands esprits ont répudié la méthode dialectique. «La méthode de généralisation dialectique de ces philosophes (métaphysiciens) - dit le professeur W. Wund (8) - sur laquelle ils basèrent l'infaillibilité de leur doctrine, nous apparaît comme une enveloppe artificielle et répulsive qui dénature toute idée.» Une autre autorité, une vraie gloire de l'Allemagne et de l'humanité, Goethe n'était pas favorable non plus à la méthode si chère à Engels et à ses disciples (9). L'esprit scientifique de Goethe ne pouvait évidemment admettre cette fameuse méthode avec laquelle le pour et le contre sont prouvés avec une égale facilité. Il comprenait qu'il n'y avait qu'une méthode de recherche : la méthode scientifique. Une hypothèse est faite, elle est vérifiée par la méthode inductive et devient théorie lorsque la cause rationnelle des rapports établis par induction a été démontrée par la méthode déductive. Pour comble, cette méthode de raisonnement n'est pas neuve. Engels lui-même dit quelque part que Descartes et Spinoza, Rousseau et Diderot, et que le contemporain de Hegel, Charles Fourier, s'en servaient admirablement bien. tous ces philosophes, surtout le dernier, ont sacrifié leurs travaux à des recherches dans les domaines de la philosophie sociale et du socialisme. Comment donc est-il arrivé que Marx, Zngels et l'ouvrier allemand Dietzgen ont été obligés de la découvrir à nouveau ? Que les députés, philosophes et publicistes du socialisme scientique l'expliquent aux ignorants...
Qu'est-ce que la plus-value ? «Il nous fut - dit Engels, démontré (par Marx) que la forme fondamentale de la production capitaliste et de l'exploitation de l'ouvrier est l'appropriation de travail non payé ; c'est-à-dire, l'ouvrier reçoit pour son travail moins que le patron ne reçoit en vendant le produit.» Voyons s'il est vrai que les socialistes et l'économie politique aient ignoré, avant l'apparition du Capital en 1867, que la richesse de la bourgeoisie est due au travail non rétribué. Déjà au siècle dernier, nous trouvons des dénitions très exactes de cette part retenue par le patron sur le salaire du travailleur. «Les physiocrates, dit H. Denis (Histoire des systèmes socialistes), désignaient bien nettement la partie retenue par le patron, le propriétaire et tous les exploiteurs. Ils l'appelaient, comme Adam Smith, le produit net. Ce grand fondateur de l'économie politique démontre incomparablement mieux que Marx que toute la richesse est le produit du travail, et jamais il n'a approuvé, au point de vue moral, que le producteur fût ainsi privé de son prduit net.» Au commencement de ce siècle, S. de Sismondi, dans son ouvrage célèbre : Nouveaux Principes d'économie politique, a démontré que si l'on déduit les frais de production de la valeur d'échange d'un produit, il en restera un excédent approprié par le capitaliste. Cet excédent du travail, Simondi l'appelle le surplus-value.Traduit en allemand, ce sera le mehr-werth de Marx, c'est-à-dire la plus-value du texte français du Capital. L'ouvrage de Sismondi apparut en 1819, c'est-à-dire un an avant la naissance d'Engels. Sismondi, quoique homme d'opinion avancée et libérale, n'était pas socialiste, et cette définition de la surplus-value fut faite par lui comme le résultat de recherches simplement scientifiques. Mais combien fut supérieure la conception de la plus-value et de la vraie cause de la misère du peuple chez les socialistes à l'époque de Sismondi ! Et surtout chez Robert Owen et son ami Wiliam Thompson... Les blagueurs du socialisme scientifique répètent d'après Engels que Robert Owen était un utopiste, une sorte de rêveur illuminé. C'est complètement faux. D'abord chez Thomas More lui-même, chez cet utopiste classique et auteur de l'Utopie, il n'y a pas de place pour la fantaisie. un des plus remarquables savants de son époque, ami intime d'Erasme de Rotterdam ; homme de génie positif, T. More indiqua le premier que dans la société, basée sur le principe d'exploitation et de la propriété individuelle, il y a à peine un cinquième de la population qui travaille utilement, et que si l'humanité savait s'organiser sur le principe de la solidarité, - un travail de six heures par jour serait plus que suffisant pour créer le bien-être et l'abondance. Les gens de bonne foi ont reconnu depuis longtemps que son ouvrage est «le premier monument du socialisme moderne.» Moins rêveur, si c'est possible, fut le fondateur du socialisme et du mouvement ouvrier de notre siècle, Robert Owen (1771-1858). Le premier, il conçut et établit que puisque le savoir humain est le résultat des impressions du milieu extérieur sur les nerfs (11) et qu'il n'y a pas d'idées innées ou préconçues, le caractère de l'homme doit être aussi le résultat des influences du milieu et des conditions sociales dans lesquels l'individu naît et vit. «Alors, dit-il, ce n'est pas l'homme qui est responsable, mais la société et les conditions extérieures. Il faut changer l'ordre social actuel pour alléger les souffrances de l'humanité.» Et pendant toute sa longue vie, il travailla à ce changement des conditions économiques. Dans son usine de New-Lanark, il organisa pour les ouvriers une existence qui, de nos jours encore, serait considérée comme heureuse ; il fonda les premiers jardins d'enfants et soutint Belle et Lancaster dans leurs premiers pas, ainsi que Fulton et son bateau à vapeur ; il attira l'attention, éveilla la compassion de Ricardo, de Bentham et de beaucoup d'autres sur l'esclavage des enfants et des femmes dans les fabriques et provoqua en 1802 la première loi de législation du travail. En 1843, alors que l'ouvrier travaillait 14, 16 et 18 heures par jour, il organisa le comité des 10 heures, lequel, aidé des hommes de coeur comme Oastler, lord Ashley et autres, finit par aboutir, en 1847, au vote de la loi des 10 heures. (Cette loi n'est pas encore votée en Allemagne où fleurit le socialisme scientifique.) Athée, communiste et fédéraliste, R. Owen propageait l'idée que la société elle-même doit organiser la production, la consommation et l'éducation intégrale. Ce fut lui qui, en 1836, fut le fondateur de sa «Société de toutes les classes et de toutes les nations» - devenue l'Internationale - dans les séances de laquelle le mot socialisme (mais non «scientifique») fut employé pour la première fois. En même temps, comme moyen de propagande, il organisa des sociétés coopératives et des marchés libres d'échange avec bons de travail. «Le travail, disait-il aux ouvriers, le 5 décembre 1833, est la source de la richesse et elle pourra rester dans les mains de l'ouvrier lorsque ceux-ci s'entendront à cet effet.» Il déploya une activité surhumaine pour créer cette entente, surtout dans les Trade's Unions. En 1833, il réclamait «8 heures de travail et la fixation d'un minimum de salaire.» La même année, il organisa l'«Union générale des classes productives.» en quelques semaines, on compta plus de 500.000 membres, parmi lesquels il y avait des ouvriers des campagneset des groupes de femmes. Ceci lui permit de créer en 1834 la fédération de tous les métiers avec le titre «Grand National Trade-Union». Et réellement grand fut le mouvement. «L'expansion du mouvement trade-unioniste en 1830 et 1834, autant qu'il est à notre connaissance (12), surpassait même le mouvement de 1871-75.» Cet organisateur, homme incomparable en modestie, en dévouement à l'émancipation des déshérités, cet esprit positif, on voulut le faire passer pour un rêveur !... et qui ? - les gens qui se disent socialistes, qui répètent quelques formules, quelques revendications isolées, des fragments insignifiants de ses larges conceptions socialistes, de sa noble carrière d'agitateur... Un autre «utopiste» connu de Marx, un «owenist», W. Thompson, dans son ouvrage : Social Science, Inquiry, etc. (1824), développa la plus-value (surplus en anglais) d'une manière saisissante. Après avoir établi que «la richesse est créée par le travail de l'ouvrier» (p. 3-4), il demande : «Pourquoi alors l'ouvrier ne possède-t-il pas le produit tout entier sans aucune réduction (p. 32) ? - Parce que, répond-il, sous la forme du «rent»,profit, etc., on lui enlève son surplus.» Ensuite il pose la question : «Cette spoliation est-elle acceptée volontairement ou imposée par la force ? - La force brutale, répond-il, a toujours été employée pour arracher aux pauvres le produit de leur travail, toute l'histoire nous démontre cette vérité ; on remplirait d'exemples des milliers de pages... Si on admet cette retenue d'une part du produit du travail (surplus) sans le consentement du producteur... on sera disposé à justifier la retenue de n'importe quelle autre part (p. 34-35).» «Sans l'emploi de la force, le monopole ne pourrait pas exister (p. 106).» «aussi longtemps qu'existera le capitalisme, la société restera dans son état pathologique (p. 449).» Dans son ouvrage : Travail récompensé (1826), Thompson énumère différentes réformes proposées, et dit qu'elles sont toutes des palliatifs, y compris l'assurance et la pension pour les travailleurs ; même le trade-unionisme n'est pas, selon lui, une solution au problème social. Comme ami et disciple d'Owen, il prêche le communisme autonome. «Travail libre, jouissance absolue du produit de son travail, et échange volontaire», formule Thompson à la page 253. Découvrir en 1845 le «surplus», si clairement exposé par Thompson en 1824, n'était pas chose bien difficile, surtout quand on connaissait l'ouvrage de Thompson, que Marx cite dans son Capital. De cette façon, ma foi ! je me charge de découvrir la loi de la gravitation ou la loi périodique de la chimie, ou l'équivalent mécanique de la chaleur. Et après, toujours en imitant Marx et Engels, je réclamerai mes droits à la dictature universelle... Pourvu que Charcot, ou Maudsley, ne m'invite pas à pratiquer ma dictature à Charenton ou à Bedlam ! Pour finir, je dois citer l'opinion de Proudhon, qui est traité par Marx et par ses très scientifiques disciples de sophiste ignorant. Tant pis pour Marx si cet «ignorant» formula lui-même, en 1845, avec sa franchise habituelle, «l'excédent» ou la plus-value de production. Dans les Contradictions économiques, nous lisons : «Dans la science économique, nous l'avons dit après Adam Smith, le point de vue sous lequel toutes les valeurs se comparent - est le travail (p. 86)... dans le sens de l'économie politique, le principe que tout travail doit laisser un excédent n'est autre que la consécration du droit constitutionnel que nous avons tous conquis par la révolution de voler le prochain.(p. 91)» Proudhon a bien raison de dire qu'au fond des choses, c'est le droit de voler le prochain, car mieux-value, plus-value, excédent du travail, surplus, mehr-werth signifient la même chose : la part de la valeur du produit du travail approprié par la bourgeoisie. Quelle dénomination que l'on donne à cette part de la valeur, source de l'accumulation capitaliste, son accaparement est toujours en réalité un vol. Toute la sagesse, toutes les lois prétendues du capitalisme se résument comme suit :
De longue date, le peuple a compris la nature du commerce et du capitalisme, car, dès l'antiquité, les sages grecs avaient choisi le dieu des voleurs, Mercure, comme patron du commerce. Ces deux chapitres sont peut-être longs et ennuyeux à lire. Mais, je le répète, il est obligatoire pour nous, les anarchistes, de se rendre compte de la prétendue science de ceux qui aspirent à la dictature universelle. Nous savons, à présent, à quoi se réduit la valeur de la découverte de la plus-value. Quant à la méthode dialectique, si admirablement cultivée par les sophistes au temps de Socrate (voir Gorgiasde Platon), nous reconnaissons volontiers que Marx et Engels s'en servaient dans toutes leurs spéculations métaphysiques. Et c'est justement parce qu'ils s'en servaient que leurs recherches ont abouti, ainsi que nous allons le montrer, à des erreurs formidables.
Chaque époque historique, chaque parti politique a été entiché de telle ou telle idée fausse et souvent nuisible, admise pourtant par tout le monde comme une évidence. Des hommes de grande capacité et de grand talent subirent l'influence de pareilles idées, aussi bien que les esprits de second ordre qui acceptent les opinions d'autrui sans s'inquiéter de leur valeur. Et si, par hasard, l'une de ces fausses appréciations vient à être, après discussion, formulée sous une forme scientifique et philosophique, sa domination néfaste s'étend alors sur plusieurs générations. Il est une formule, une loi erronnée, en laquelle nous tous, les socialistes sans distinction d'écoles ni de fractions, avons eu jusqu'à présent une foi aveugle. Je parle de la loi de concentration du capital formulée par Marx et admise par tous les écrivains et orateurs socialistes. Entrez dans une réunion publique, prenez la première publication socialiste, - vous y entendrez ou lirez, que, d'après la loi spécifique du capital, ce dernier se concentre entre les mains d'un nombre de capitalistes de plus en plus restreint, que les grandes fortunes se créent au dépens des petites, et que le gros capital s'accroît par l'expropriation des petits capitaux. Cette formule si répandue est la base fondamentale de la tactique parlementaire des socialistes d'Etat. Avec elle, la solution de la question sociale, conçue par les grands fondateurs du socialisme moderne comme une complète régénération de l'individu ainsi que de la société au point de vue économique et moral, devenait si simple et si facile... Pas besoin d'une lutte économique de chaque jour entre l'exploiteur et l'exploité, nulle nécessité de pratiquer dès aujourd'hui la solidarité entre les hommes... rien de semblable. Il suffit que les ouvriers votent pour les députés qui se disent socialistes, que le nombre des derniers augmente jusqu'à devenir une majorité au Parlement, et alors on décrètera un collectivisme ou communisme d'Etat, et tous les exploiteurs se soumettront paisiblement au vote du Parlement. Ils ne tenteront pas la moindre résistance, car leur nombre, selon la loi de concentration capitaliste, aura infiniment diminué. Quelle belle et facile perspective ! Pensez donc ! sans effort, sans souffrance, une loi fatale nous prépare un avenir de bonheur. Il est si attrayant d'envisager les difficultés d'un problème ardu au travers de couleurs riantes, surtout quand on est illusionné au point d'avoir la profonde conviction que la science elle-même, la philosophie moderne nous enseignent cette vérité si consolante. Et justement cette prétendue loi présente, dans l'exposé de Marx, tous les attributs d'une vérité absolue de la science et de la philosophie modernes. «L'appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n'est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C'est la négation de la négation...» (triade absurde de la dialectique métaphysique !). L'expropriation s'accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste, lesquelles aboutissent à la concentration des capitaux. Corrélativement à cette concentration, à L'EXPROPRIATION DU GRAND NOMBRE DE CAPITALISTES PAR LE PETIT, etc. (13)... A mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d'évolution sociale, s'accroît la misère.» (Capital, p. 342, édition française.) Oui, la misère s'accroît, mais non chez la bourgeoisie, non chez les petits capitalistes, mais bien chez les ouvriers, chez les producteurs. Depuis la publication du Capital, il s'est écoulé trente ans ; depuis que Marx formula cette loi qui doit agir «avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature», cinquante ans pleins se sont écoulés. Selon toute probabilité, la loi devrait être justifiée au moins par quelque phénomène économique. Durant ce temps-là, la production et l'échange ont pris un élan inouï, les immenses fortunes privées, des milliards ont surgi, des compagnies colossales se développèrent... Selon cette loi, il faudrait que le nombre des petits capitalistes ait diminué. En tout cas, aucun accroissement dans leur nombre ne devrait avoir eu lieu... n'est-ce pas ? Essayons de voir ce que nous dit la statistique d'Angleterre. Je me borne à ce pays, parce qu'il est renommé pour un pays de production capitaliste par excellence, et parce que Marx lui-même basait toutes ses spéculations dialectiques sur l'analyse de la vie économique d'Angleterre, sans tenir compte du restant de la terre. D'abord quelques chiffres sur l'enrichissement général. Les richesses nationales de l'Angleterre se sont accrues depuis le commencement de ce siècle comme il suit :
Ces chiffres nous indiquent bien clairement la véritable origine de la formation des grandes fortunes. En prenant la somme totale des richesses, sans compter la valeur des maisons, nous voyons que la somme modeste de 4.875 millions de 1812 s'est élevé en 1888 à 63.875 millions, autrement dit a été multiplié par TREIZE. Le même progrès dans l'accroissement des richesses s'observe dans tous les pays civilisés. Pour la France, d'après les tableaux de Founier de Fleix et Yves Guyot, les chiffres correspondants sont les suivants :
Pour mieux en connaître le mode de distribution, il faut consulter les chiffres d'impôt de testaments, d'héritages et de successions. D'après les rapports officiels pour les années 1886-1889, il y avait en Angleterre à cette époque :
Que ces chiffres sont instructifs : 882.100 familles possédant 217 milliards ! tandis que les deux millions de familles à 8.500 francs ont seulement 14 milliards. Voyons de combien ont varié les chiffres depuis 1845-1850, époque à laquelle la loi de Marx a été formulée.
En évaluant la moyenne d'accroissement à 125 francs par an, nous trouvons que, cette année (1896), chaque sujet de Sa Majesté britannique pourrait disposer d'une fortune moyenne de 8.000 francs, ou chaque famille ouvrière de plus de 40.000 francs. Et l'on voudrait nous persuader qu'en Angleterre, de nos jours, il ne serait pas possible de réaliser le bien-être pour tous !... Mais revenons à nos chiffres. D'après le rendement de l'impôt sur les successions, nous avons les chiffres suivants :
A partir de 1887, l'accroissement de l'impôt sur les successions ainsi que celui sur le revenu progressent comme il suit :
Il ne faut pas oublier que les fortunes au-dessous de 100 livres sterling (2500 fr.) sont libérées d'impôts de succession. En 1840, il y avait seulement 5,4 % de toute la population payant 500 francs et plus d'impôts par an ; en 1880, ce rapport monte à 14,5 %. Depuis 1850, l'accroissement du nombre des contribuables gagnant plus de 5.000 francs par an suivit la progression suivante :
On voit qu'en trente-six ans, le nombre des contribuables ayant un revenu supérieur à 5.000 a quadruplé et relativement à la population a triplé. Tous les chiffres précédents nous montrent l'énorme enrichissement de la bourgeoisie, mais pour revenir à notre sujet, il nous reste à voir si cet accroissement ne s'est pas accompli au profit des gros par la ruine des petits capitalistes. Pour éviter de donner la moindre prise aux objections, je me bornerai exclusivement aux données fournies par les tableaux de l'impôt sur le revenu, sur l'industrie, le commerce et les banques. Comparons les chiffres à vingt ans de distance pour que l'influence de la prétendue loi puisse mieux se manifester. Prenons le nombre des contribuables en 1868-1869, et celui de 1889.
Ni le nombre des «potentats» du capital, ni celui des petits capitalistes n'a diminué. Le nombre des derniers a augmenté beaucoup plus vite que celui des premiers. Tandis que chez les riches nous trouvons un accroissement de 30 %, chez la petite bourgeoisie l'accroissement est de 77 %. Cela veut dire que pendant que les endormeurs bernaient le peuple en lui chantant que le nombre de ces exploiteurs diminuait, en réalité ce nombreaugmentait si bien qu'il a triplé de 1850 à nos jours. On s'est trompé, alors, sur l'effet de cette loi de la métaphysique allemande ? cette loi «d'expropriation du grand nombre des capitalistes par le petit ?» Comment s'est-il fait qu'une loi qui agit «avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature» se manifeste dans la vie réelle par des résultats tout contraires à ces prescriptions ? Mais tout simplement parce que jamais une loi pareille n'exista ! L'erreur provient de l'influence néfaste exercée par la métaphysique hégélienne avec l'aide de la méthode dialectique patronisée par Marx et Engels. Et cette influence a pénétré aussi bien en morale et en art que dans le socialisme. Et dire que, pendant quarante ans, on a répété aux ouvriers du monde civilisé ce néo-fatalisme métaphysique aussi beau que celui des musulmans !... non seulement les ambitieux ignorants composant le parti marxiste français ainsi que la nouvelle couche d'aristocratie européenne, connue sous le nom de «députés socialistes», mais encore des hommes de grande valeur et de grand courage, de large instruction et de haut talent, répètent la même erreur... Si seulement on savait quel tort cette loi fataliste porta au socialisme moderne ! C'est grâce à elle que dans le «Manifeste du parti communiste» Marx et Engels formulèrent que l'émancipation de la classe ouvrière doit se faire par une lutte des classes et que la lutte des classes est toujours une LUTTE POLITIQUE; c'est elle qui fait la base de la tactique social-démocratique ; c'est à elle que nous sommes redevables du non-sens qui fait de la question sociale une simple question de réformes politiques ; enfin, c'est elle qui a donné aux ignorants de la nouvelle aristocratie allemande l'audace de présenter au Congrès socialiste international de Zurich, en 1893, une résolution socialiste ainsi conçue : «La lutte contre la domination et l'exploitation de la classe dirigeante doit être politiqueet avoir pour but la conquête du pouvoir politique.» Cette formule est la négation même du socialisme. La puissance des classes dirigeantes s'appuie sur les richesses produites par le peuple et détenues par elles. Par conséquent, pour s'émanciper de leur domination, il faut que le peuple cesse de se laisser dépouiller par ces classes du produit de son travail. Il faut, comme disaient Owen et Thompson, que l'ouvrier retienne pour lui la plus-value. C'est non par une lutte politique qu'on la retiendra, mais par la lutte économique ; non par le bulletin de vote, mais par les grèves ; non par une comédie parlementaire, mais par une grève générale bien organisée et triomphante que le peuple pourra inaugurer une ère nouvelle, - l'ère de l'égalité économique et sociale, de solidarité éclairée par la lumière de l'instruction intégrale réellement scientifique et non métaphysique.
Nous avons vu qu'en dépit de la loi imaginaire de la métaphysique allemande le nombre des exploiteurs augmente. Le nombre des défenseurs de l'ordre actuel, au lieu de se réduire à un «nombre décroissant de potentats du capital», a triplé de 1850 à 1889, par rapport à la population. Telle est la constatation qui résulte de l'examen des chiffres officiels fournis par les «livres bleus». Mais si nous consultons les ouvrages de spécialistes célèbres, tels que MM. Mulhall et Giffen, qui prennent une période de temps un peu plus longue, nous obtenons des résultats tout aussi frappants. Dans leurs «ouvrages classiques», ces auteurs donnent des chiffres précisément à partir de l'époque à laquelle Engels et Marx ont commencé à prêcher le fatalisme économique, l'émancipation sociale par la toute-puissance de l'Etat et le légalisme politique dans la vie économique (14). D'après Mulhall (15) et R. Giffen (16), l'accroissement du nombre de propriétaires, de 1833 à 1882, donne le tableau suivant :
«Nous voyons, dit R. Giffen (p. 396), que le nombre des capitalistes augmente ; ils forment pourtant une minorité dans la nation. 55.000 propriétés héritées par an représentent de 1 million et demi à 2 millions d'individus qui possèdent une propriété soumise à l'impôt» (celles d'une valeur supérieure à 2.500 francs). Payaient en impôt sur le revenu :
A partir de 1840, l'accroissement des classes possédantes, selon M Mulhall (op. cit.,p.24) fut quatre fois plus rapide que celui de la population en général. On constate qu'en 1840 sont morts 97.675 individus possédant moins de 2.500 francs, tandis qu'en 1877 ce nombre tombait à 92.447 ; cependant la population augmentait dans un rapport supérieur à 26%. Le nombre des magasins et des boutiques (Mulhall, Dictionary, etc.) augmentait comme suit :
Il paraît donc que les grands magasins anglais analogues au Bon Marché et au Louvre n'ont pas décimé ces marchands parasites, ces petits capitalistes sur le sort desquels les orateurs marxistes pleurent si souvent, pauvres victimes dévorées, d'après leur prétendue loi, par les grands magasins (17). Dans le nombre des établissements capitalistes par excellence, les banques, nous voyons le même accroissement. «Il y avait en Angleterre (1886) 140 banques en société avec un capital de 2 milliards 500 millions de francs et appartenant à 90.000 actionnaires. Nous ne comptons pas les 47 banques des colonies (Mulhall, op. cit., p.66) De n'importe quel côté que nous envisagions la question, toujours et partout le nombre des exploiteurs augmente. Il faut être plus que naïf pour répéter l'absurdité que, le nombre de possesseurs du capital étant réduit par la loi fataliste à une minorité infime, la bourgeoisie se soumettra gentiment à l'expropriation votée par un parlement. Si en 1848 ils ont ensanglanté Paris en combattant les revendications socialistes du peuple, nous pouvons être certains d'avance de leur conduite future, car depuis leur nombre a triplé, et leur férocité n'a point diminué. La semaine sanglante de 1871 est d'un augure assez peu favorable pour les optimistes et les parlementaires...
Si la loi de la concentration capitaliste détourna beaucoup de socialistes de la lutte économique et poussa les masses exclusivement vers l'agitation électorale, ce fut un mal, mais un mal partiel. En Allemagne, par exemple, où le parti social-démocrate se vante d'un succès inouï, les conditions de travail sont très inférieures, non seulement à celles de l'Angleterre, où la masse lutte toujours sur le terrain économique, mais à celles de la France (18). Et pourtant le mal reste partiel, car la majorité des travailleurs, instinctivement, s'en tient à la lutte économique par les grèves. Mais si nous assistons de nos jours à un développement néfaste de la toute-puissance de l'Etat qui centralise tout, paralyse les forces productives et la vie intellectuelle, enchaîne la population européenne et dévore les peuples par ses millions de fonctionnaires et ses armées permanentes, et si surtout la masse populaire se soumet au despotisme de n'importe quelle autorité, la responsabilité en incombe en grande partie à l'école social-métaphysico-autoritaire et démocratique allemande. Avant que la doctrine social-démocratique ne prît un développement important, tous les esprits indépendants, tant dans la bourgeoisie que dans le peuple, tâchaient d'amoindrir l'influence de l'Etat dans la vie sociale, de réduire le nombre de ses fonctionnaires et d'alléger sa responsabilité financière. Sous l'influence de la révolution dans l'Amérique du Nord et de la fondation des Etats-Unis, les idées d'autonomie et de fédéralisme commencèrent à gagner les sympathies des masses. Les libéraux-politiciens aussi bien que les socialistes avant 1848 étaient tous partisans de la pleine autonomie des groupes productifs. Louis Blanc, lui-même, cet admirateur des Jacobins de la Convention et de leur devise : «République une et indivisible», reconnaît dans son projet d'«organisation du travail», au sujet des «ateliers nationaux», que «le crédit aux pauvres étant organisé, l'Etat n'aurait plus aucun droit de s'immiscer dans la vie autonome des associations.» Mais la social-démocratie s'étant mise à prêcher qu'il faut laisser l'Etat tout absorber, tout centraliser, et qu'un beau jour, au lieu des Hohenzollern et de Bismark, ce seront des Liebknecht, des Engels et des Bebel qui, appuyés sur l'armée du travail (19), nous organiseront un paradis terrestre, toute idée d'autonomie est tournée en ridicule, le fédéralisme fut poursuivi dans l'Internationale, et Liebknecht déclara avec un orgueil bien risible; «Je suis l'adversaire de toute république fédérative (20).» Nous connaissons déjà suffisamment leur théorie fondamentale en économie. Voyons un peu si leur amour pour l'Etat est mieux justifié que leur fatalisme économique. Dans l'analyse qui suit, je me bornerai exclusivement à la France, avec son Etat centralisé et tout-puissant. Tout le monde sait que chaque événement de la vie sociale et organique est accompagné d'une dépense de force. Si les dépenses d'une entreprise en surpassent les profits, les hommes l'abandonnent. Il en est de même dans la vie sociale : une institution nuisible finit toujours par être rejetée. Du temps de nos pères, quand la métaphysique allemande avec ses lois et ses hypothèses fantaisistes n'avaient pas encore envahi le socialisme, tout le monde se révoltait contre les dépenses inutiles de l'Etat, contre la charge écrasante de l'impôt. Et que prenait-il alors ? Le tableau suivant nous l'indique :
Ils étaient donc bien niais les gens de la grande Révolution, en se soulevant contre les charges d'Etat ! Le socialisme «scientifique» enseigne aux peuples qu'il faut supporter avec joie des dépenses 22, 48 et 55 fois plus fortes qu'autrefois. Mais moi, anarchiste ignorant, j'approuve la révolte de nos grands-pères et je signale l'état de ruine complète du peuple en Russie, où les charges sont 55 fois plus lourdes qu'autrefois, la misère de l'Italie avec une augmentation de charges analogue, et l'Allemagne où fleurit la social-démocratie et où les ouvriers travaillent jusqu'à 13 et 18 heures pour un salaire de 2 francs. Mais, dira-t-on, si les dépenses d'Etat sont augmentées, c'est le peuple qui en profite. Vraiment ? Essayons de voir cela de plus près. Le budget de la France en 1892 demandait 3.780.077.692 francs.
... pour l'instruction, les postes et les travaux publics, sur lesquels la bourgeoisie gratte bien une bonne part. Au budget de l'Etat, il faut ajouter 500 millions de budgets municipaux dont un tiers est distribué aussi entre gouvernants et exploiteurs... Nous constatons que l'Etat, si adulé et si prôné par les métaphysiciens allemands, dépouille, chaque année, le peuple français, au profit de la bourgeoisie, de trois milliards et demi ! C'est une jolie somme à distribuer. Elle représente un tiers de tout ce dont la bourgeoisie tout entière spolie le peuple par l'exploitation directe. Car, d'après les calculs de Leroy-Beaulieu, le revenu annuel de toute la France est égal à 25 milliards de francs, lesquels sont partagés à peu près comme suit :
Trois milliards et demi sont donnés par l'Etat, plus de huit milliards arrachés sous la protection du même Etat, soit près de douze milliards que les exploiteurs de France peuvent partager entre eux chaque année. A présent, lecteurs, comprenez-vous pourquoi le nombre de capitalistes augmente sans que les millionnaires dévorent la petite bourgeoisie ? Avec cette énorme somme, on peut créer en France par an 11.742 fonctionnaires, 23.124 fortunes de 500.000 francs ; ou plutôt, cette somme se répartit dans la bourgeoisie tout entière : elle nous gouverne, fait les lois à son profit, prospère et se multiplie. D'ordinaire, on déclame beaucoup contre l'exploitation accomplie par les plus petits entrepreneurs privés et en même temps on chante la gloire et les bienfaits de l'Etat, ce Moloch des temps modernes ; on lui sacrifie l'individu, le bien-être, la liberté et l'honneur de tous. Mais ce fétiche impose ses propres conditions, ses besoins aux masses subjuguées. Et, quelle que soit la forme du gouvernement, il épuise les forces productives et la vie sociale d'une nation. Un des besoins les plus immoraux de l'Etat - soit la monarchie despotique, constitutionnelle, ou sous la République - est d'augmenter le nombre de ses fonctionnaires, c'est-à-dire d'augmenter le nombre de parasites vivant sur l'ouvrier. La statistique française est bien éloquente à ce sujet. En 1855, quand les idées du «Manifeste communiste» n'étaient pas répandues dans les masses, tout le monde traitait de bandits et de gaspilleurs les Napoléon, Morny, Persigny et autres héros du coup d'Etat de 1852. Quelles étaient les sommes dépensées pour les fonctionnaires à cette époque ? Elles étaient énormes : 241 millions pour le traitement, et 30 millions pour les pensions. Depuis lors jusqu'en 1870, l'augmentation pour les besoins du parasitisme national fut toujours en accroissement, et les hommes et les partis de progrès ne cessaient de protester. Mais voici que l'empire est tombé. Le peuple espérait que la République, cette Marianne si chère, le soulagerait de ces charges écrasantes, diminuerait le parasitisme national. En vain il se berçait de pareilles espérances. L'Etat républicain se montra encore plus gaspilleur. Qu'on en juge par ce tableau :
Et le nombre de fonctionnaires a monté jusqu'à 806.000 individus ! Il ne faut pas croire que ce soit une maladie spéciale aux républicains français. En Russie, en Allemagne, en Italie, partout, l'accroissement du parasitisme est aussi rapide. Il en est de même aux Etats-Unis, où les pensions aux fonctionnaires sont la plus grande charge publique et vont en progression. Si on examine les dépenses d'administration, de la dette nationale et des pensions, on aura pour l'année 1892 :
Le budget tout entier est de 409 millions de dollars; autrement dit, plus de la moitié des dépenses est employée directement pour ceux qui ne produisent rien. Et on prône l'Etat, qu'on croit pouvoir conquérir ! (Kinder Glauben !) Mais avez-vous observé que l'Etat joue non seulement le rôle de protecteur de l'exploitation capitaliste, mais que lui-même et directement contribue pour un tiers à cette exploitation ? Et l'on prêche au peuple qu'il faut laisser à l'Etat le monopole absolu dans la vie économique !... Que diriez-vous, lecteurs, si je vous conseillais, pour la solution de la question sociale, de laisser aux capitalistes la pleine liberté de ruiner le peuple, de vous soumettre avec joie à cette misère et au déshonneur qu'ils lui imposent ? Que penseriez-vous de ma sincérité, si je vous prêchais la soumission et l'esclavage sous prétexte qu'un beau jour toutes les richesses accumulées et gaspillées par vos oppresseurs pourront, grâce au miracle d'une loi fantaisiste, devenir la possession de vos arrières-petits-enfants ?... Tel est justement le cas de ces beaux messieurs qui vous chantent la bienfaisance de l'Etat, sans vouloir se rendre compte de son exploitation dans l'économie de la vie sociale.
Nous connaissons déjà la valeur des «grandes découvertes» qu'Engels attribua à Marx et à lui-même indirectement ; nous connaissons aussi le rôle d'exploiteur et d'oppresseur dévolu à l'Etat si cher aux disciples d'Engels. Il nous reste à étudier la troisième découverte, celle de «l'explication matérialiste de l'histoire». Ecoutons la définition qui en est faite par Engels (21) : «La conception matérialiste de l'histoire se base sur cette idée : que la production et l'échange des produits, valeurs, etc., forment le fondement de toute organisation sociale ; dans chaque société humaine, la répartition des richesses et la formation des classes ou des états dans la société sont le résultat du mode de production et d'échange pratiqué par la société.» L'idée elle-même, sauf quelque exagération dans l'affirmation, est juste : le mode de production nous indique l'état de la culture et de la civilisation de telle société, de telle période historique. Mais cela était connu bien avant 1845 et même avant le 28 novembre 1828, jour de naissance de F. Engels (22). Seulement, on appelait cela le rôle, l'influence des facteurs économiques dans l'histoire. Mais l'ensemble des facteurs économiques, que nous appelons économisme, n'est pas encore le matérialisme. Le mode de production est seulement un facteur, ou plutôt un élément parmi beaucoup d'autres qui servent aux généralisations évolutionnistes, connues sous le nom des doctrines matérialistes. La partie ne peut contenir le tout ; l'économisme ne constitue pas la doctrine matérialiste. Nous connaissons beaucoup d'auteurs qui admettaient l'influence des conditions et des relations économiques sur le développement de l'humanité, et qui, en même temps, étaient non seulement idéalistes et métaphysiciens, mais déistes accomplis, chrétiens fervents. Voici Guizot, qui traçait l'histoire de l'antagonisme des classes en Angleterre au dix-septième siècle et qui était bigot comme un trappiste. Voici Niebuhr, le grand fondateur de l'école historique allemande, dont Mommsen est un des plus brillants représentants. Niebuhhr, encore au commencement de ce siècle, déclara que la légende de Tite-Live sur l'origine de Rome doit être rejetée et qu'il faut étudier l'histoire d'après les conditions et les institutions économiques et sociales du peuple romain. De là datent les études classiques sur la législation agraire de Licinius Stolon et des Gracchus ; de là les recherches minutieuses de Mommsen... Mais Niebuhr, Mommsen et toute l'école allemande était bien loin du matérialisme... Même si nous remontons jusqu'au premier historien qui ait indiqué l'influence des conditions cosmiques et économiques sur le progrès et le développement de l'humanité, si nous allons consulter Vico (1668-1744) et son traducteur français Michelet, qui à son tour, dans ses recherches sur l'origine du droit français, insistait sur l'état économique de la nation, nous trouvons qu'ils ne font aucune mention du matérialisme. Adam Smith, autre homme de génie, fondateur de l'économie politique, celui qui donna en 1776 les deux formules fondamentales : a) le travail est la seule source de richesse sociale, b) et l'augmentation des richesses dépend des conditions économiques et sociales du travail et du rapport entre le nombre des producteurs et celui des non-producteurs, - eh bien, ce modeste philosophe n'a jamais prétendu au matérialisme. - Un autre économiste, A. Blanqui, moins profond et moins original que A. Smith, formulait en 1825 comme il suit le rôle des éléments économiques dans l'histoire : «... Je ne tardai pas à m'apercevoir qu'il existait entre ces deux sciences (l'histoire et l'économie politique) des rapports tellement intimes qu'on ne pouvait les étudier l'une sans l'autre, ni les approfondir séparément... La première fournit les faits ; la seconde en explique les causes... Je suivis pas à pas les grands événements... Il n'y a jamais eu que deux partis en présence : celui des gens qui veulent vivre de leur travail et celui des gens qui veulent vivre du travail d'autrui... Patriciens et plébéiens, esclaves et affranchis, guelfes et gibelins, roses rouges et roses blanches, cavaliers et têtes rondes, libéraux et serviles - ne sont que la variété de la même espèce.» L'économie politique explique les causes des événements historiques, dit Blanqui ; ses contemporains Mignet, Augustin Thierry, etc., disent de même. En Angleterre, J.S. Mill, dans son analyse du premier volume de l'Histoire de France par Michelet, en faisant la classification des écoles historiques, définit, avec sa lucidité habituelle, que l'histoire, comme science moderne, s'occupe des causes et des lois sociales et cosmiques qui régissent le développement de l'humanité (Dissertations et Discussions). - H.T. Buckle, dans la belle tentative qu'il fit de retracer l'influence des lois cosmiques, des conditions sociales et même de la nourriture dans l'histoire, dit que «l'accumulation de la richesse est un des premiers facteurs, et, sous beaucoup de rapports, un des plus importants» (p.38. Voir aussi pages 48, 50 à 53). Un contemporain de Marx et Engels, mais qui les ignorait complètement, T. Rogers, l'auteur du grand ouvrage : Six siècles de travail et de salaire, publia son volume de l'Interprétation économique de l'histoire, où il analyse toute l'histoire de l'Angleterre au point de vue économique. - Peut-on appliquer l'épithète de matérialiste à aucun de ces savants de nationalités différentes ? Certainement, non. Ils furent des savants, des chercheurs de la vérité ; ils appliquèrent la méthode des recherches scientifiques à l'étude de l'histoire et ne purent donner aux résultats de leurs travaux que le nom d'explication économique de l'histoire. Comment est-il arrivé qu'Engels, écrivant spécialement pour les ouvriers qu'écrase un travail incessant et qui n'ont ni le temps ni les moyens de vérifier ses assertions, comment se fait-il qu'Engels appelât «matérialisme» ce que les savants appelaient économisme ? Pourquoi, au lieu de dire aux ouvriers :«Mes amis, la science tout entière démontre que le bien-être et le développement du genre humain est créé par votre travail, que l'avenir de l'humanité dépend de notre bonheur et des conditions favorables à notre activité productive (A. Smith), que, par conséquent, il est obligatoire pour la classe ouvrière de détruire au plus tôtl'organisation de l'Etat et des classes exploitrices et oppressives...» pourquoi, je le demande, au lieu de faire un exposé scientifique, a-t-il raconté de telles histoires aux braves et honnêtes gens qui le croient sur parole ? Et quel résultat obtient-on par cette méthode plus qu'étrange ? C'est ainsi que des politiciens, hommes sans scrupule, que leur ignorance complète rend incapable du moindre travail intellectuel, apprennent par coeur deux petites brochures d'Engels et une vulgarisation de Marx, puis se posent comme hommes de science. Une fois envoyés au Parlement par les ouvriers abusés dans leur bonne foi, ils déclarent que jamais avant eux le socialisme n'a été représenté au Parlement... Comme si jamais L. Blanc, Proudhon et autres n'avaient existé ! Mais quelle déception pour les gens honnêtes d'apprendre plus tard la mystification dont ils ont été victimes ! Je me souviens d'une discussion avec un social-démocrate, jeune homme possédant une bonne instruction et ayant beaucoup lu, mais malheureusement, depuis quelques années complètement plongé dans les brochures et publications médiocres du parti, publications censuréespar Engels ou par Auer. Mon interlocuteur m'avait lu sur un air triomphant, comme une chose toute nouvelle et complètement «matérialiste», un passage de la polémique d'Engels contre le professeur Dühring. «Issu d'une origine animale, l'humanité est apparue dans l'histoire en un état semi-animal : sauvages impuissants devant la nature, sans aucune idée de leur propre force et de leurs capacités, les hommes étaient pauvres et misérables comme les animaux, et ne produisaient pas plus que ces derniers.» Au lieu de répondre, je pris les Ruines de Volney et je lus : «Dans l'origine, l'homme formé nu de corps et d'esprit se trouva jeté au hasard sur la terre confuse et sauvage : semblable aux autres animaux, sans expérience du passé, sans prévoyance de l'avenir, il erra au sein des forêts, guidé seulement et gouverné par les affections de sa nature ; par la douleur de la faim, il fut conduit aux aliments;... par les intempéries de l'air, il désira couvrir son corps, et il se fit des vêtements ; par l'attrait d'un plaisir puissant, il s'approcha d'un être semblable à lui et il perpétua son espèce.» (Les Ruines, Paris, l'an VII de la République). Il fallait voir la déception du jeune homme. Si chez Volney, il manque les deux mots «issu d'animal», c'est que l'ouvrage de Darwin apparut en 1859, et Engels, quoique, ainsi que nous le verrons plus loin, opposé au matérialisme des naturalistes, pour se faire lire, admet la descendance de l'homme, prouvée par eux. A part cela, on croirait qu'Engels ait copié Volney... Mais est-ce que Volney fut l'initiateur des idées citées ? Pas du tout. Esprit éclairé et d'un talent littéraire hors ligne, il propagea les idées de son temps et, si je cite Volney et A. Blanqui, c'est bien pour prouver que l'explication économique n'était pas, depuis le commencement du siècle dernier, une conception connue seulement des hommes d'un génie exceptionnel, mais qu'au contraire elle était une doctrine adoptée par tous les gens éclairés, et en en changeant le nom, il devenait un bienfaiteur de l'humanité, il se trompa étrangement. Et la gloire de la découverte n'en reste pas moins à Vico et aux Encyclopédistes, à Adam Smith et aux philosophes anglais, à Niebuhr et à la brillante école historique allemande... La science n'est pas coupable si Engels a fait un méli-mélo de toutes choses, s'il a amalgamé la métaphysique avec la science, le matérialisme avec l'économisme, et si ce prétentieux personnage se prononce contre le matérialisme des naturalistes, le seul que la science affirme... Car aussi invraisemblable que ce soit, le fait existe, et les ouvriers allemands qui ont eu le malheur de lire les brochures d'Engels, sont persuadés que la métaphysique de Hegel, c'est la science avec ses systèmes de transformisme, d'évolution et de monisme, tandis que la science inductive de Bacon, de Locke, de Lamarck, de Darwin et de Helmholtz n'est que de la métaphysique. La science désignait sous le nom de métaphysique une vieillerie scolastique qui prêcha cette absurdité que la nature et tout ce qui nous entoure n'est rien d'autre qu'un reflet de nos idées innées, et que, pour connaître le monde physique, il faut étudier non la nature, mais les faits et les phénomènes surnaturels de l'esprit ; de là dériva le mot métaphysique (meta physika, au-dessus de la physique, de la nature - ceci à l'adresse des scientistes.) Le coup mortel à cette stupidité théologique et supernaturelle fut donnée par Bacon et Locke, par Voltaire et les Encyclopédistes, par toute la philosophie anglaise. Ces glorieux précurseurs de la science de notre temps ont établi que notre savoir, nos idées sont le résultat de l'observation et de l'étude de la nature et que, par conséquent, il faut étudier la nature et ses phénomènes dans leurs manifestations et leur origine d'après la méthode inductive... Savez-vous ce qu'enseigna Engels aux ouvriers ? «Transportée dans la philosophie par Bacon et Locke, cette méthode ( conception inductive de la nature) produisit l'étroitesse intellectuelle bien caractéristique des siècles derniers (?) et créa la méthode de raisonnement métaphysique.» Cette affirmation d'Engels, plus cette autre également de lui que les doctrines évolutionnistes et transformistes, c'est-à-dire la science des naturalistes, dérivent de la philosophie de Hegel, ne sont ni plus ni moins qu'erreurs flagrantes et contraires à toute terminologie scientifique. C'est Marx lui-même qui lui donne un démenti solennel : «Dénoncée et renversée par le matérialisme français, la métaphysique du dix-septième sicècle a eu sa revanche et sa restauration dans la philosophie allemande du dix-neuvième siècle. Depuis que Hegel a fondé son empire métaphysique universel, les attaques contre la théologie, analogues à celles du dix-huitième siècle, se sont renouvelées et sont dirigées en général contre toute la philosophie spéculative, contre toute la métaphysique.» (K. Marx, Sur le matérialisme français au dix-huitième siècle.) La science n'est pas non plus coupable si Engels, plongé dans les absurdités métaphysiques, crut, jusqu'en 1842, que le monde, que la nature, cette belle nature vivante et vivifiante, était une expression de ses idées baroques. Car c'est à cette croyance métaphysique, que tout ce qu'il voyait ou lisait devait être un reflet de ses propres idées, qu'il faut attribuer son étrange manie de revendiquer la paternité des idées et systèmes élaborés par la science longtemps avant sa naissance. Nous ne pourrions pas autrement expliquer ses prétentions ridicules, ses exposés fort peu scientifiques. Faut-il supposer qu'il ne soupçonnait même pas l'existence de toute cette littérature historique ? Dans ce cas... quel étrange «chef» de la science d'un parti scientifique !... Un exemple montrera la façon d'agir : il ignorait complètement que l'idée principale de la doctrine athéiste de Feuerbach - que l'homme divinisa sa propre nature humaine dans ses dieux - était un lieu commun chez les philosophes et les publicistes français plus d'un demi-siècle avant la publication de l'ouvrage de Feuerbach. Dans les Ruinesde Volney, nous lisons : «... Ainsi que le monde dont il fait partie, l'homme est régi par des lois naturelles, régulières dans leur cours, conséquentes dans leurs effets, immuables dans leur essence (page 39)... Ce n'est point Dieu qui a fait l'homme à son image ; c'est l'homme qui a figuré Dieu sur la sienne ; il lui a prêté son esprit, l'a revêtu de ses penchants, lui a prêté ses jugements.» (page 85.) Engels savait tout ça, dira-t-on. Soit ! mais, dans ce cas, pourquoi a-t-il déployé tant de mauvaise foi et s'est-il efforcé de créer une confusion plus que déplorable dans la conscience du prolétariat ? Et dans quel but détournait-il l'opinion du lecteur ? Certainement pas au profit du socialisme.
Engels et ses très scientistes disciples ont dénoncé comme vulgaire le matérialisme des naturalistes, c'est-à-dire toute la science inductive elle-même. Existe-t-il donc une autre sorte de matérialisme à l'usage des élus et des privilégiés ? - Oui, déclarent-ils, il existe un matérialisme dialectique inventé par nous, et ce matérialisme n'a rien de commun avec celui des naturalistes. Matérialisme dialectique ! quelle monstruosité et à quoi ne peut-on pas s'attendre après un pareil mélange ?... Le matérialisme, à notre époque, est la science inductive elle-même. C'est la base générale de tout le savoir positif, de toute la philosophie évolutionniste de notre temps, et il n'existe aucune science, sauf le mélange sophistique, connu sous le nom de social-démocratie, qui ne soit basée sur le matérialisme vulgaire des naturalistes. Je rappellerai aux sophistes de l'école d'Engels ce qu'en 1845 Marx disait à ce sujet : «Le matérialisme (23) est l'enfant de l'Angleterre... Le vrai fondateur du matérialisme et de la science inductive des temps modernes est Bacon. Pour lui, la science se compose seulement des sciences naturelles... La science, c'est l'expérience... Induction, analyse, observation sont les éléments principaux de la méthode rationnelle. Le mouvement est la propriété inséparable de la matière... et la force qui crée même les êtres animés... On ne peut séparer l'idée de mouvement de la matière qui l'engendre... L'homme est soumis aux mêmes lois que la nature.» Parlant de l'influence de la philosophie matérialiste et sensualiste anglaise en France, Marx dit : « On sentait dans ce pays la nécessité d'un système positif et antimétaphysique... L'ouvrage de Locke apparut juste à propos.» Comment s'est-il fait, demanderai-je encore aux disciples d'Engels, que Bacon et Locke, les fondateurs «du matérialisme, de la science inductive et du système antimétaphysique», soient qualifiés par Engels de fondateurs de la métaphysique ? Et comment osent-ils dire aux ouvriers qu'il existe un autre matérialisme que celui des sciences naturelles ? Et de quel droit eux, élevés à l'école réactionnaire et métaphysique de Hegel, s'attribuent-ils l'invention du matérialisme, en combattant le vrai matérialisme des naturalistes ? Comment peuvent-ils dire aux ouvriers que l'explication économique de l'histoire, élaborée par toute la science, fut découverte par eux et que justement cette découverte est le vrai matérialisme ? Malgré leur prétention scientifique, je crois qu'Engels et ses disciples ont surtout agi ainsi par ignorance. Qu'ils écoutent alors ce que dit un grand naturaliste allemand sur le matérialisme «vulgaire» des sciences inductives. Peut-être apprendront-ils que les idées de Bacon et de Locke, adoptées par Marx, alors que ni lui ni Engels n'aspiraient à une dictature internationale, que ces idées, dis-je, enrichies et développées, forment la base de toute la science et de la philosophie contemporaine. «Notre conception du monisme, ou philosophie unitaire, - dit Haeckel (24) - est excessivement claire et ne comporte pas la moindre équivoque. Pour nous sont également inadmissibles et l'esprit vivant hors de la matière, et la matière morte ; ils sont combinés inséparablement dans chaque atome... Les éléments simples de la chimie analytique... sont les résultats de différentes combinaisons d'un nombre variable d'atomes primitifs... L'atome de carbone (le vrai créateur du monde organique) est, d'après toute probabilité, la combinaison en tétraèdre de quatre atomes primitifs... Dès que notre globe se refroidit (d'après l'hypothèse de Laplace) et que la vapeur se condensa en eau, les atomes de carbone commencèrent leur activité créatrice, s'unirent avec les autres éléments en combinaisons plasmodiques et capables de développement et pendant une longue période notre globe fut habité seulement par les Protozoaires ou organismes composés d'une seule cellule... L'histoire de la descendance animale nous mène pas à pas depuis les êtres les plus primitifs, à travers les Métazoaires, jusqu'à l'homme... Notre corps humain fut bâti très lentement, peu à peu, par une longue série d'ancêtres vertébraux ; le même procédé construisit notre âme... L'âme humaine est tout simplement la somme de nos sensations, volitions, pensées, de ces fonctions physiologiques qui ont pour organe élémentaire les microscopiques cellules-ganglions de notre cerveau... Chaque homme de science est persuadé positivement que les Protozoaires possèdent aussi une âme, et que cette âme-cellule se compose aussi de sensations, de perceptions et de volitions, les sensations, les pensées et les volitions humaines ne différant que par la quantité de celles des Protozoaires... A présent, nous savons définitivement que la vie organique se développa aussi en harmonie avec des «lois éternelles», les mêmes que celles de l'évolution du monde inorganique, formulées par Lyell en 1830.» Parlant de la morale humaine, Haeckel dit : «Fais aux autres ce que tu veux qu'ils te fassent. Cette prescription morale, la plus élevée qu'on connaisse, fut enseignée et adoptée durant des milliers d'années avant le Christ... Nous en héritâmes sous le nom d'instinct, les mammifères, nos ancêtres, vivant en société, l'ayant pratiquée entre eux.» L'homme-animal, l'homme produit d'évolution organique au point de vue physiologique et moral, voilà la base de la science de notre temps. Tous les savants, même catholiques fervents, comme Secchi et l'abbé Moigno, ont adopté la doctrine à peu près en les mêmes termes que Haeckel... En fait, à notre époque, personne ne parle du matérialisme comme d'une doctrine à part. Je le répète, matérialisme est devenu synonyme de science. Au temps des Encyclopédistes, alors que la science était envahie par la théologie et la métaphysique, ou au commencement de notre siècle, quand la doctrine des cataclysmes dominait la géologie et que Cuvier combattait la doctrine de Lamarck et de Geoffroy-Saint-Hilaire, à cette époque, la controverse sur le matérialisme avait grande importance. Mais depuis cinquante ans, se dire matérialiste signifie tout simplement ne pas être un ignorant qui nie la science, ne pas être un théologien, talmudiste, métaphysicien ou social-démocrate. Pour Engels qui commençait à s'émanciper de l'absurdité métaphysique sous l'influence de Feuerbach, les doctrines scientifiques durent lui apparaître comme une sorte de révélation. Mais il n'avait aucune raison pour attribuer à Marx et à lui-même l'invention de ces vérités élémentaires de la science moderne. Et même je doute fort qu'Engels se soit jamais complètement émancipé de la domination de la métaphysique. Il ne se révèle ni matérialiste ni scientifique quand, dans sa polémique avec Dürhring, il nie toute influence de la force dans l'histoire, ou quand il glorifie l'esclavage comme bienfait pour l'humanité. «En général, lisons-nous chez Engels, la propriété ne fut pas dans l'histoire le résultat du pillage ou de la violence... Elle provient de causes économiques. La violence n'a aucune part dans sa création... Toute l'histoire des origines de la propriété privée est basée sur sur des causes exclusivement économiques, et pas une fois il n'est besoin pour l'expliquer de recourir à la violence, au pillage, à l'Etat (25) ou à n'importe quelle autre intervention politique... La propriété doit être créée par le travail avant que l'on puisse l'approprier par la force... avant que l'esclavage devint possible, il faut que la production et l'inégalité de la distribution aient déjà existé.» Pas de violence, pas d'intervention de la force ni de l'Etat... C'est la production elle-même qui engendre l'inégalité, l'oppression, l'esclavage... Dans ce cas, quelle abomination, quelle malédiction pour l'humanité que la production et le travail, qui sont les seules sources de toutes les iniquités sociales ! Mais, demanderai-je alors, sur quelles théories s'appuyaient les hommes primitifs, quel capital leur était nécesaaire quand ils se tuaient les uns les autres, pour se régaler de chair humaine ? Engels, en vrai sophiste, triomphalement enseigne à Dühring que Robinson captura Vendredi parce que le premier était un représentant de la haute culture et était mieux armé que ce dernier. «Les producteurs des armes plus perfectionnées triomphèrent toujours des producteurs inférieurs», ajoute-t-il. Mais Robinson sauvait Vendredi de la peu agréable perspective d'être mangé par ses nobles concitoyens. Ces derniers avaient tromphé de Vendredi avant Robinson. Avaient-il triomphé par leur éducation supérieure ou par la force ? Ménélik et les abyssins ont-ils été battu par les Italiens parce qu'ils sont plus avancés en civilisation et en forme de production, ou parce qu'ils ont été les plus forts ? Et les barbares ont-ils détruit la civilisation gréco-romaine parce ce qu'ils étaient plus développés, plus industrieux et plus civilisés ? Non, c'est la force, la brutalité, la violence, qui triomphaient avec eux. Où Engels a-t-il trouvé sa doctrine néfaste qui légalise l'oppression et l'esclavage ? Il a dit maintes fois qu'il exprimait les idées de Marx. Mais ce dernier n'a jamais nié le rôle de la force et de la violence, ni dans la vie économique, ni dans la politique. «... L'unité des grandes nations a été créée par la violence, et de nos jours elle est devenue un facteur puissant de la production sociale» Marx, (Guerre civile en France en 1870-71.) Qui a raison, Marx admettant, conformément à l'histoire, le rôle de la violence, ou Engels, prêchant aux ouvriers qu'ils sont exploités, opprimés, d'après leur bonne volonté d'esclaves ? Et puis, sur quoi se base-t-il quand il enseigne que, «sans l'esclavage, la Grèce antique n'aurait pu se développer, ni elle, ni son art, ni sa science...» ou que «l'esclavage à cette époque était un grand pas progressif» ? Si l'esclavage fut un facteur progressif dans l'histoire, pourquoi la même Grèce tomba-t-elle dans un état barbare sous la domination turque ? L'esclavage fleurit par là jusqu'au commencement de notre siècle. Comment est-il arrivé que, durant vingt siècles, la même Grèce, le même peuple avec le même esclavage, au lieu de continuer son incomparable civilisation, tomba de plus en plus dans un état sauvage ? Je ne connais d'exemple pareil dans aucune littérature, sauf parmi les défenseurs de l'esclavage. Les apologistes du despotisme et de l'esclavage disent au moins qu'ils sont les représentants du pouvoir armé et que le peuple, la «canaille», doit leur obéir. Mais voici le chef du socialisme scientifique qui raconte aux ouvriers que leurs pères se soumettaient volontairement aux riches, que la force n'a point été nécessaire pour les amener à se vendre, eux et leurs enfants, et même qu'ils poussèrent la lâcheté jusqu'à volontairement céder aux riches le droit de la première nuit de noces ! Jamais personne n'a outragé le prolétariat de la sorte. Pour avancer pareille assertion, il faut être un falsificateur avéré dans le domaine scientifique. Pauvre science, que de stupidités et de monstruosités prêcha Engels en ton nom ! Et l'on veut imposer aux ouvriers allemands tout ce ramassis d'obscurantisme et d'abrutissement comme un socialisme scientifique... Mais l'ouvrier allemand est trop intelligent, trop solidaire et trop cordial pour rester longtemps sous l'empire d'une doctrine pareille. Et l'on sent déjà les signes de révolte prochaine. Seulement, les pygmées qui se posent en élèves scientistes de ce grand maître de la falsification des idées vont lui rester fidèles ; ils sont trop ignorants pour comprendre et aimer la vérité. Eux aussi, comme leur maître, appartiennent à cette catégorie d'hommes condamnés par Dante à errer en enfer en dehors de l'humanité souffrante comme ayant été trop égoïstes sur terre.
L'État centralisé et tout-puissant ; les droits, les besoins des individus soumis à la discipline, subordonnés aux ordres des fonctionnaires d'Etat, la production organisée par l'Etat, les citoyens enrégimentés dans l'armée du travail, spécialement pour l'agriculture (Manifeste Communiste)..., tel se révèle l'idéal baroque de ce socialisme répulsif qu'on tâche d'imposer aux ouvriers sous le nom de «socialisme scientifique». Nous connaissons déjà la philosophie métaphysique et réactionnaire de cette école. Examinons à présent ses conceptions socialistes, ses revendications d'aujourd'hui. Peut-être que de nos jours, sous l'influence du progrès général des sciences et de la culture intellectuelle, la social-démocratie modifie la conception soldatesque du Manifeste daté de 1848. Prenons l'ouvrage contenant le progamme le programme officiel de la social-démocratie scientifique, l'ouvrage de K. Kautsky : Les Bases de la social-démocratie. Que professe aujourd'hui le parti au sujet de la production socialiste et sur le droit individuel dans la société future ? Dans le chapitre X sur «le socialisme et la liberté», nous lisons : «La production socialiste n'est pas compatible avec la liberté du travail, c'est-à-dire avec la liberté pour l'ouvrier de travailler quand, où et comment il l'entend... C'est vrai, sous le régime du capitalisme, l'ouvrier jouit encore de la liberté jusqu'à un certain degré. S'il ne se plait pas dans un atelier, il peut chercher du travail ailleurs. Dans la société socialiste (social-démocratique), tous les moyens de production seront concentrés par l'Etat et ce dernier sera le seul entrepreneur ; il n'y aura pas de choix. L'ouvrier de nos jours jouit de plus de liberté qu'il n'en possédera dans la société socialiste (social-démocratique). Ce n'est pas la social-démocratie qui élimine le droit de choisir le travail et le temps, mais le développement (?) de la production même.» La production, mais non la violence, créa toutes les iniquités, et l'oppression dans le passé, nous disait Engels ; la même production créera l'esclavage dans la société social-démocratique, nous assure l'ouvrage officiel du parti. S'il en est ainsi, pourquoi la même production créa-t-elle dans le passé comme aujourd'hui deux catégories d'hommes : les uns prêchant la discipline, la subordination, la soumission et l'esclavage ; les autres la liberté, l'affranchissement, la révolte et la solidarité ? Pourquoi la social-démocratie prêche-t-elle toujours les doctrines de ceux de la première catégorie, que l'histoire stigmatise des noms de réaction, d'obscurantisme, d'oppression ? Bien que ces deux catégories fussent le résultat du mode de production, néanmoins l'humanité accomplissait son évolution progressive en combattant toujours les hommes et les institutions de la première catégorie et en acclamant les hommes et les institutions de la seconde. Je n'insiste pas sur la conception complètement erronée de l'influence exclusive de la forme de production dans l'histoire. Mais admettons qu'elle soit exacte. Je n'en vois pas davantage pourquoi la social-démocratie prêche aux opprimés, aux exploités les doctrines de subordination et d'obscurantisme, et s'attache à ridiculiser les idées d'amancipation et se solidarité prêchées par R. Owen et autres amis ou bienfaiteurs de l'humanité. Les théoriciens et les chefs de parti trouvent-ils le peuple insuffisamment abruti par l'Eglise, l'Etat, l'exploitation, la magistrature, le militarisme, etc. ?... Il ne faudrait pas croire que les passages plus haut cités expriment les idées personnelles de Kautsky, écrivain assez médiocre en lui-même : cet idéal d'une société subjuguée par l'Etat est la base fondamentale de la social-démocratie en tous pays. Un autre social-démocrate, un Anglais et de beaucoup supérieur au précédent, S. Webb, dans sa brochure Le Socialisme vrai et faux, affirme à ses lecteurs que «rêver d'un atelier autonome dans l'avenir, d'une production sans règles ou discipline... n'est pas du socialisme» (26). Un troisième, un Russe cette fois-ci, très estimé des démocrates, est si scandalisé par l'idée que l'humanité pourra vivre dans une société solidaire, n'ayant d'autre guide que l'entente libre, qu'il ne trouve rien de mieux que de ridiculiser nos principes de solidarité en disant : «Dans la société future des anarchistes, on guillotinera par libre entente.» Pauvre homme ! ton cerveau est si encombré des notions de discipline, d'ordre, de subordination, d'exécution et autres beautés de la société esclavagiste et militaire, qu'il ne peut pas imaginer la peine de mort abolie par l'humanité éclairée. Au nom de quel bien-être ces rêveurs de caserne, d'armée du travail, de discipline et de la subordination veulent-ils priver l'humanité social-démocratique de liberté, d'initiative et de solidarité ? Peut-être pensent-ils réaliser un système communiste si parfait que l'individu se soumettrait volontiers à tous les ordres et à tous les commandements des fonctionnaires de l'Etat. Voyons comment les législateurs de la social-démocratie prétendent organiser la distribution des produits du travail ainsi discipliné. Le même Kautsky, dans le chapitre IX du même ouvrage : «distribution des produits dans l'Etat futur», répondant aux objections des adversaires du socialisme, déclare : «Nos adversaires devraient démontrer que l'égale rétribution est une conséquence inévitable du socialisme.» Je crois que les adversaires peuvent démontrer bien facilement à cet auteur et aux démocrates allemands que, hors l'égalité ou équivalence économique, il n'y a pas de socialisme et que le communisme, sous le drapeau duquel les élèves d'Engels prétendent se ranger, accepte comme principe fondamental : «De chacun sa volonté, à chacun selon ses besoins.» Mais Kautsky continue, au nom de la démocratie allemande à enseigner aux ouvriers que dans leur Etat soclail-démocratique : «Toutes les formes de salaire contemporain : rétribution à l'heure ou aux pièces ; primes spéciales pour un travail au-dessus de la rétribution générale ; salaires différents pour les genres différents de travail... toutes ces formes de salaire contemporain, un peu modifiées, sont parfaitement praticables dans une société socialiste.» Ici, il est nécessaire de ramener à la vérité ce philosophe du «socialisme scientifique». Le système du salaire pourra fonctionner dans leur Etat social-démocratique, comme il fonctionne dans l'Etat exploiteur et capitaliste actuel, mais jamais dans une société socialiste. L'auteur et ses amis se trompent du tout au tout en croyant que leur Etat démocratique, militairement organisé avec le système de rétribution par salaire, l'appelât-on encore SALAIRE qualificatif, a quelque rapport avec le socialisme. Ce dernier, d'après la conception des premiers préconisateurs du socialisme, affirme les droits des individus à la liberté sans restriction, au développement complet et harmonieux ; il nie l'exploitation de l'homme par l'homme, par la société, par l'Etat ; il nie justement le système - si cher aux démocrates allemands - du salariat. Le salariat est la base du capitalisme ; en l'admettant pour votre Etat, vous confirmez, messieurs, ce que les gens de bien disaient depuis longtemps à votre adresse : Vous avez dénaturé l'idée fondamentale du socialisme ; vous avez substitué à l'émancipation la discipline et la subordination, à la solidarité l'ordre et l'obligation de la caserne, à l'égalité économique le privilège, et en cela vous avez trahi la cause du peuple, les revendications de l'humanité souffrante. C'est avec raison que notre ami Domela Nieuwenhuis, en parlant de vous, poussait ce cri : «Le socialisme en danger !» C'est pour cela aussi que vous avez mérité des éloges de la bourgeoisie éclairée. A vrai dire, la bourgeoisie radicale pourrait non seulement adopter une pareille profession de foi, prétendue socialiste, avec le système du salaire qualificatif, mais encore observer que les revendications du parti social-démocratique, formulées par le chef et fondateur du parti, Liebknecht, sont plutôt modérées. Dans son article : Le Programme du socialisme allemand (27), Liebnecht pose la question : «Qu'est-ce que nous demandons ?», puis il déclare: «Liberté absolue de la presse, liberté de conscience absolue, suffrage universel pour tous les corps représentatifs, pour tous les services publics, soit nationaux, soit communaux ; éducation nationale (?), les écoles ouvertes à tous, l'éducation et l'instruction accessible à tous avec la même facilité ; l'abolition de l'armée permanente et l'organisation d'une milice nationale ; de sorte que chaque citoyen soit soldat, et chaque soldat, citoyen ; une cour d'arbitrage international ; l'égalité des sexes ; les mesures de protection pour la classe ouvrière (limitation des heures de travail, règlements sanitaires, etc.). Pour qu'il n'y ait pas de doute, Liebknecht ajoute : «Ce sont des réformes déjà accomplies ou en train d'être réalisées dans les pays avancés, et elles s'accordent pleinement avec la démocratie.» Avec la démocratie, oui, mais pas avec le socialisme. Et puis, la démocratie et les libéraux des pays avancés ont déjà réalisé ou sont disposés à réaliser immédiatement le fédéralisme, le referendum, la législation directe, l'autonomie communale - institutions niées et combattues par les social-démocrates. Nous savons déjà que Marx et Engels avec Multman Barry (l'agent des conservateurs anglais) ont exclu les fédéralistes de l'Internationale, que Liebknecht se déclara en 1872 (alors qu'il était encore révolutionnaire, ce qu'il n'est plus aujourd'hui) «l'adversaire de toute république fédérative» ; que les social-démocrates anglais - heureusement leur nombre est insignifiant et, sauf Hyndman, tous sont des médiocrités - ont combattu le referendum et votèrent aux dernières élections pour les conservateurs, contre le ministère gladstonien qui, lui au moins, avait introduit la journée de travail de huit heures dans tous les établissements et ateliers du gouvernement, avait obtenu l'autonomie communale, et luttait en faveur du «home-rule» et pour l'abolition de la Chambre des lords. Même en France, où la tradition de la Commune est si forte, les social-démocrates, sans soupçonner qu'ils font le jeu de l'école réactionnaire de Hegel, évitent d'employer les mots fédéralisme, fédération. Ils n'osent pas prêcher l'organisation de «l'armée du travail spécialement pour l'agriculture» ; ils n'osent pas non plus, malgré leurs aspirations les plus chères, abolir des fédérations locales, mais ils évitent le mot détesté par Hegel, Bismark, Engels, Liebknecht et autres et appellent leurs fédérations «agglomérations». Ces savants du «socialisme scientifique» ignorent que le terme géologique agglomérat signifie amoncellement, entassement de divers minéraux et que les hommes et les sociétés solidaires s'unissent, pactisent, s'allient, se fédèrent, mais ne s'agglomèrent point. En parlant de leur groupe parlementaire, ils peuvent dire que ce groupe et ses doctrines forment un agglomérat bizarre des idées réactionnaires, qui permet à Millerand de se déclarer pour la sainte propriété individuelle, Guesde pour le collectivisme allemand, que nous venons d'analyser, G. Deville contre la révolution, et que tous ensemble constituent un agglomérat archaïque, également bon pour un musée minéralogique et pour un parlement de panamistes.
En terminant, je devrais esquisser leur tactique d'agitation, leur mode de propagande et leur polémique contre les socialistes en général et spécialement contre nous, les anarchistes. Mais le courage me manque pour entreprendre un travail aussi désagréable. Et puis, à quoi nous servira-t-il de savoir comment peu à peu leur tactique d'action et d'agitation légale les amena vers cette étrange conception du socialisme qui les fait plus réactionnaires dans leurs revendications que les radicaux-socialistes français ou les simples libéraux et radicaux anglais ? De même, je ne crois pas très utile de raconter en détail comment Liebknecht et ses amis tentèrent de faire passer Bakounine pour un agent du gouvernement russe ; comment le même Liebknecht calomniait Domela Nieuwenhuis, traitait de charlatans ou d'agents provocateurs des hommes d'une pureté de caractère notoire, comme le noble et généreux Cafiero ; comment enfin le même Liebknecht publia dans son journal que Werner, arrêté à Berlin pour tenue d'une imprimerie clandestine, était «le même avec qui se consultait Hoedel» !... Non, je ne veux pas, je ne peux pas m'occuper des exploits de tous ces nobles législateurs ; en ce qui concerne spécialement Liebknecht, les épithètes de «calomniateur de profession» et d'«anarchisten-fresser» (mangeur d'anarchistes), que lui ont decernées nos amis d'Allemagne, lui suffisent. Mais deux procédés de leur tactique sont trop caractéristiques pour que je ne les mentionne pas ici. L'un, c'est leur éthique individuelle ; l'autre, leur conduite envers les révolutionnaires d'autres nationalités. Fidèles à la métaphysique réactionnaire de Hegel, qui prêchait que l'individu doit se soumettre complètement à l'autorité de l'Etat et qu'il n'y a pas de question de droit et de besoins individuels, les publicistes et les orateurs du parti prêchent aux ouvriers que l'individu n'a aucune signification dans l'histoire et dans la société, et que tous ceux qui pensent que la liberté individuelle et la satisfaction complète des besoins physiques et moraux de l'individu seront garanties dans la société future, sont des utopistes. Par conséquent, l'ouvrier doit savoir qu'il n'a qu'à se soumettre aux ordres... de qui ? - Ah ! de ces deux hommes exceptionnels, fondateurs du socialisme «scientifique», qui ont découvert la loi de la concentration du capital, la plus-value, la méthode dialectique, le matérialisme, le monisme, l'explication matérialiste de l'histoire, la tactique révolutionnaire par les voies légales, le communisme avec une «armée du travail spécialement dans l'agriculture», etc., etc.... L'individu en général n'a aucune signification, mais Marx et Engels sont les deux exceptions du genre humain. Font aussi exception leurs héritiers : les Aveling et les Lafargue, ainsi que leurs héritiers d'adoption, Liebknecht, Bebel, Auer, Guesde, Plekhanoff et autres. L'ouvrier ignorant, le troupeau humain, composé d'insignifiantes nullités, doivent se soumettre et obéir à tous ces «übermenschen», ces êtres supra-humains... C'est ce qu'on appelle l'égalité social-démocratique et scientifique... Et dire que de pareilles monstruosités sont débitées devant la société européenne, qui possède déjà l'ouvrage de J.S. Mill: Sur la Liberté, celui de Guyau : La Morale sans sanction ni obligation ; quand la philosophie moderne, d'après le professeur Wundt, demande à l'individu, non pas la soumission, mais bien la bonne volonté. Le comble est leur conduite en face des actes révolutionnaires dans les autres pays. Leur «manifeste Communiste» disait que «les communistes agissent partout d'accord avec les révolutionnaires». Nous connaissons leur «agissements d'accord» avec les révolutionnaires de la Commune de Paris. Voyons comment ils agirent avec les autres révolutionnaires. En 1875-76, pendant la révolution serbo-bulgare, quand tout le monde sympathisait avec les insurgés, quand Gladstone et les hommes honnêtes de la bourgeoisie anglaise organisaient des meetings et des souscriptions au profit des insurgés, seuls les organes social-démocratiques firent une propagande nuisible à ceux qui combattaient pour leur liberté, en assurant aux ouvriers que la révolution était provoquée par le despotisme russe et au profit de ce dernier. La même infamie, ils l'ont lancée contre la malheureuse nation arménienne, massacrée par l'armée turque, laquelle est organisée et commandée par des officiers allemands (28). Quand nos amis italiens ont organisé, en 1877, l'insurrection de Benevento, les social-démocrates à Berlin crièrent que Cafiero, Malatesta et leurs amis - parmi ces derniers se trouvait le héros de la révolution russe, Stepniak - étaient tous des agents provocateurs. La conduite de ces policiers amateurs de Berlin fut si révoltante, qu'un journal bourgeois observait que Liebknecht et Cie pourraient désapprouver l'acte, mais qu'il n'était guère honnête de traiter de malfaiteur et de provocateur Cafiero, qui, renonçant à une carrière brillante, sacrifia son immense fortune pour la cause de l'affranchissement social du peuple. Ce fut surtout envers nous, les révolutionnaires russes, que leur conduite fut révoltante. De 1876 à 1881, à chaque attentat révolutionnaire, à chaque manifestation du parti de cette jeunesse héroïque, qui faisait l'admiration du monde civilisé, ces calomniateurs internationaux, avec une rage réactionnaire, vomissaient les plus stupides, les plus grossières injures. Au commencement, nous, les proscrits russes, évadés de Sibérie et des prisons, nous protestions contre leurs attaques dans la presse socialiste ; mais, bientôt nous comprîmes que ce qui pouvait nuire au mouvement révolutionnaire russe n'était pas leurs attaques, mais au contraire leur sympathie et leur concours. Ceux d'entre nous, les socialistes russes, qui adoptaient les doctrines social-démocratiques et avaient les sympathies d'Engels, de Liebknecht et Cie, devenaient immédiatement les adversaires de la révolution et combattaient les révolutionnaires. Un de ces Russes, très estimé et protégé par la coterie d'Engels, Outine, se distingua par ses exploits contre les révolutionnaires et finit par implorer le pardon du tsar. Un autre, protégé des social-démocrates, Plekhanoff, qui continua la «triste besogne»d'Outine, se vanta, dans son rapport au congrès social-démocratique de 1891, à Bruxelles, d'avoir eu, lui et ses amis, «à lutter pendant des années entières contre les différentes fractions des doctrines bakounistes» (page 4). A proprement parler, le rapport comprend, sous le nom de «bakounistes», les communistes-fédéralistes russes, qui furent les instigateurs du grand mouvement de propagande parmi les ouvriers et chez les paysans (1873-1878), inaugurèrent la lutte héroïque du Comité exécutif, et fondèrent le fameux parti socialiste révolutionnaire «Zemlia i Volia» (Terre et Liberté). Plekhanoff et ses amis, continuateurs d'Outine, combattaient toutes les fractions révolutionnaires. «Remarquez bien, citoyens, écrit ainsi Plekhanoff, que ce ne sont pas les anarchistes seuls que nous entendons sous le nom de bakounistes». Feu P. Tkatcheff se croyait partisan de Blanqui (il l'était). Il combattait les anarchistes et polémisait avec Bakounine lui-même» (page 5). Il en est de même pour le parti de «la Volonté du Peuple» dirigé par le célèbre «Comité exécutif» (page 5). Autrement dit, les social-démocrates russes, élèves imitateurs et fidèles d'Engels, de Liebknecht et Cie, combattirent toutes les fractions du parti révolutionnaire russe. Cela est parfaitement vrai : ils les combattirent ! Et quand ? Alors que la stupidité et la cruauté proverbiale régnaient en Russie, sous le nom d'Alexandre III, alors que Pobodonostzeff, ce Torquemada russe, les mouchards, les gendarmes et les bourreaux pendaient, étranglaient, déportaient dans les mines de Sibérie des femmes sublimes de dévouement, des hommes héroïques dans leur lutte pour l'émancipation sociale du peuple russe, alors que la bourgeoisie éclairée et paisible admirait et glorifiait les martyrs du despotisme russe ; c'est à ce moment que ces disciples de la caserne, de l'armée, du travail spécialement pour l'agriculture, les combattaient. Tandis que notre grand romancier Tourgueniev écrivait l'apologie de la modestie, du dévouement des jeunes filles révolutionnaires, - Plekhanoff les combattait ; tandis que le même Tourgueniev, sur son lit de mort, reconnaissait «les terroristes russes (Comité exécutif) pour des hommes de grand caractère» ; tandis que l'écrivain américain George Kennan publiait son admiration pour les victimes d'Alexandre III, Plekhanoff les combattait ; tandis que la Russie souterraine - cette galerie de portraits si vivants et si attrayants des révolutionnaires russes due à la plume du valeureux Stepniak - faisait le tour du monde en toutes langues, que les honnêtes gens de toute condition sociale sympathisaient avec eux, que les femmes du monde entier s'attendrissaient devant ces portraits, Plekhanoff les combattait ; il combattait toujours, ce courageux social-démocratique... Mais ce qu'il y a de plus révoltant, de plus honteux, c'est qu'un pareil rapport pût être présenté, lu et approuvé dans un congrès d'hommes se disant socialistes et révolutionnaires. Voilà jusqu'à quel point la propagande de légalisme, de discipline, de subordination, dut démoraliser la social-démocratie, pour que fût approuvée pareille malpropreté ! Pas une voix indignée ne s'éleva pour rappeler à la pudeur cet étrange révolutionnaire. Au contraire, le rapporteur est devenu un homme populaire chez les social-démocrates, justement grâce à ce rapport. Comme jadis Outine un peu avant qu'il n'implorât son pardon auprès du tsar, Plekhanoff, depuis son apparition sur la scène social-démocratique en Occident, est devenue persona grata auprès d'Engels, de Liebknecht et Cie. Ce digne homme déclare encore dans le même rapport : «Nous, (Plekhanoff et consorts) pouvons nous féliciter maintenant d'avoir déblayé le terrain pour le socialisme scientifique.» (Rapport, page 4.) Non, ce ne fut pas Plekhanoff qui «déblaya le terrain» de toutes les fractions révolutionnaires en Russie. Si ce déblaiement du terrain eut vraiment lieu - ce qui n'est pas prouvé, - la gloire tout entière en revient au grand fétiche des patriotes français, à Alexandre III, à ses ministres pendeurs, à ses mouchards innombrables... Je crois même que le rapporteur eut tort de triompher si tôt : d'après les articles nombreux publiés dans les journaux et les revues russes, d'après les sifflets que la jeunesse russe octroya à Plekhanoff lui-même, quand cette jeunesse honnête et généreuse connut le contenu de son rapport ; - il semble, en somme, que, dans la Russie proprement dite, le terrain n'est pas déblayé pour le «socialisme scientifique» et que le monde socialiste russe a plus d'estime pour les «utopistes» comme Tchernychevsky et ses disciples... que pour Engels et Plekhanoff. Faut-il blâmer le peuple russe de cette préférence ? Selon la définition des social-démocrates, chaque socialiste convaincu, tout ami éclairé de l'humanité peut revendiquer hautement le titre d'utopiste accompli. dans une brochure : Anarchism and Socialism, chaleureusement recommandée par Mme Marx-Aveling, nous lisons en caractère italiques : «Utopiste est celui qui s'appuie sur un principe abstrait, dans la recherche d'une organisation sociale parfaite (29).» Lisez attentivement cette phrase et vous y découvrirez que les utopistes sont des hommes de principes et qu'ils veulent réorganiser la société actuelle, basée sur l'exploitation, l'ignorance et l'oppression, pour en faire une société solidaire et communiste, où l'individu aura liberté, instruction et bonheur, au milieu de ses semblables libres aussi, éclairés et heureux. J'avoue nettement que je suis utopiste, j'ai même peur de ne pas l'être assez, car on pourrait me soupçonner d'être un homme sans principes, comme Engels et des disciples, et d'être comme eux capable de dénaturer la terminologie scientifique, la conception du socialisme, et enfin, au lieu de prêcher l'affranchissement, l'émancipation et la solidarité, de me déshonorer au point de prêcher «l'organisation de l'armée du travail spécialement pour l'agriculture», la discipline la subordination, en un mot, la social-démocratie... A vous aussi, ami lecteur, je souhaite de tout mon coeur que vous soyez toujours un homme de principes. Cette qualité est le propre des utopistes, alors soyez utopiste. Dites hautement et répétez sans cesse que les grands utopistes, - Saint-Simon, Fourier, R. Owen, Tchernychevsky - étant des hommes de principes, furent en même temps les grands amis de l'humanité ; qu'ils sacrifièrent leur fortune et leur vie à l'émancipation de cette humanité souffrante, tandis que les hommes sans principes, Engels, Singer (30) et autres multiplièrent leur fortune en exploitant les ouvriers (31)... Ajoutez encore à cela qu'en qualité d'homme de principes socialistes, vous ne propagerez jamais l'exploitation et le salaire qualitatif, que vous ne calomnierez jamais les hommes, les partis et les nations qui luttent pour la liberté ; qu'au contraire, vous soutiendrez toujours et partout les efforts des déhérités pour secouer le joug d'oppression et d'esclavage, et que, quand les événements réclameront l'action et le dévouement pour nos principes, vous saurez supporter, comme les autres, de longues années de persécution et d'emprisonnement, et vous serez même capable de monter à l'échafaud, aussi courageux, aussi tranquille que Jean Huss, Thomas Morus, Giordano Bruno, Varlin et Sophie Perovsky (32).
(1) - Le congrès de 1873 fut sans signification aucune pour le mouvement socialiste. Mais celui de la Haye de 1872, où Marx et Engels triomphèrent, fut réellement d'une grande importance historique. Ces messieurs chassèrent les fédéralistes de l'Internationale et, par le même acte, tuèrent la grande Association. Par conséquent, nous parlerons ici seulement du congrès de 1872 qui a sa place marquée dans l'histoire. (2) - Nous citons d'après le Journal des Economistes, page 328, n°9, 1839. (3) - Je cite d'après le texte de la première édition de 1848. (4) - Il n'est pas inutile de rappeler que Jung avait refusé de se rendre à ce congrès. «Marx et Engels me pressèrent de venir... Je refusai... Le jour suivant, ils revinrent... Engels me dit même : «Vous êtes le seul homme qui puisse sauver l'Association.» Je lui répondis que je ne pouvais aller à la Haye qu'à une seule condition, c'était que Marx et lui n'y allassent pas.» - On voit que, même parmi leurs adhérents, on considérait leur influence comme néfaste. (5) - Voir Histoire de l'Internationale par un bourgeois républicain (Fiaux). (6) - Au congrès de Francfort en 1894, un délégué dit : «La médecine du socialisme doit être administrée à petites doses.» (7) - Dans sa brochure L. Feuerbach, il traite le matérialisme des sciences naturelles de «vulgaire», par opposition au sien. (8) - W. Wund : «Relation de la philosophie de notre siècle et de la vie», discours prononcé à l'université de Leipzig, 1889. (Nous citons d'après une traduction russe.) (9) - Voir Conversations d'Eckermann, 3° partie. (10) - Que le lecteur se souvienne de la définition immortelle de la métaphysique faite par Voltaire. En ce qui concerne Hegel, M. Wundt, plus haut cité, dit : «Hegel est un vrai philosophe de la Restauration. Il est plein de la conviction que l'individu doit servir... l'Etat avec une soumission absolue à une volonté unique. Dans une forme absolue, il glorifie le constitutionnalisme bureaucratique... L'idée générale de sa philosophie de l'histoire est subordonnée et sert en même temps à la tendance philosophique de l'époque de la Restauration.» (Voir le même discours.) (11) - Locke, Condillac, les Encyclopédistes, Bichat, Magendi, Claude Bernard et autres. (12) - S. Webb, History of Trade-Unionism, 1804, p. 314. (13) - Dans le texte anglais publié par Engels après la mort de Marx, il y a la phrase : «Un capitaliste tue beaucoup de capitalistes.» (14) - Les marxistes prétendent que c'est leur maître qui donna le premier l'explication matérialiste de l'histoire. Nous verrons plus loin comment les idées de Vico, de Locke, de Saint-Simon, de Quételet, de Buckle, de Hodgers furent attribuées à Marx. Je veux seulement indiquer ici la contradiction de ceux qui affirment la prédominance de la lutte et du développement économique dans l'humanité, et qui veulent, en conséquence, astreindre les ouvriers à adopter avant tout, en vue de leur émancipation économique et sociale, la lutte... politique et légale. (15) - Dictionnary of statistics, 50 years of national progress. (16) - Essays on finance. (17) - Il n'est pas douteux que le fait n'existe, mais il n'est qu'un aspect d'un phénomène général de va-et-vient. (18) - Il serait intéressant de comparer les résultats du mouvement socialiste (ou plutôt ouvrier) dans les différents pays. Le camarade qui voudra faire un travail là-dessus trouvera des renseignements dans les Blue-Books (livres bleus) de 1893 et dans les rapports consulaires. (19) - Il paraît que ces messieurs se proposent sérieusement pour le commandement de l'armée du travail. Bebel assistait au dernier congrès des social-démocrates à Vienne, non comme un simple délégué, mais comme un général, une tête couronnée, venant faire une revue, selon ses propres expressions. (20) - ... dass Ich Gegener jeder Foederativ-Republick bin. Volkstaat, March 1872, p.2 (Mémoire de la Fédération juracienne, p. 28?. (21) - Tous les compilateurs social-démocrates de tous pays déclarent que l'exposé de ce matérialisme dans l'histoire a appartenu à Engels, et que Marx en formula seulement le principe. Nous verrons plus bas que l'auteur de cet exposé quelque peu étrange est en pleine contradiction avec Marx. Ce dernier, révolutionnaire de conviction, n'a jamais nié le rôle de la force et de la lutte dans l'histoire ; jamais non plus n'affirma-t-il que les sciences inductives «sont connues sous le nom de métaphysique». (22) - M. Kerkup, dans son History of socialism indique aussi que cette espèce de matérialisme était connue bien avant Marx. (23) - Voir son article sur le matérialisme français (1845), reproduit par Die Neue Zeit. (24) - Le Monisme, conférence tenue le 9 octobre 1892 à Altenburg, devant la Société d'Histoire naturelle de l'Est. (25) - Pourquoi, alors, vouloir conquérir l'Etat ? (26) - S. Webb dit que c'est de l'anarchie. Je suis bien reconnaissant de cette constatation à l'auteur de l'Histoire du Trade-Unionisme. Oui, c'est nous qui prêchons l'autonomie et la solidarité. (27) - The programme of German Socialism, Forum Library, New-York, avril 1895, page 28. (28) - Le «grand» Moltke fut l'organisateur ; Holz-Pacha et autres en sont les commandants. (29) - The utopian is one who, starting from an abstract principle, seeks for a perfect social organisation (page 4). (30) - Parmi les députés social-démocrates, on compte 7 fabricants, 2 rentiers, 2 négociants, etc. (31) - D'après les journaux, Engels laissa une énorme fortune gagnée par son association à une fabrique de Manchester. (32) - Liebknecht, qui nie le fédéralisme, calomnie Bakounine, Domela Nieuwenhuis, Cafiero et autres, encourage la police à l'oppression des révolutionnaires et des anarchistes dans tous les pays, et dénonça Werner, le même triste sire déclarait, en 1892, pendant les désordres des affamés de Berlin, qu'aucun social-démocrate ne devait secourir les malheureux fusillés et sabrés par la police et par l'armée. «Un social-démocrate, disait-il, déshonore le parti en sympathisant avec les victimes de Guillaume II» ; et il appelait ces affamés fusillés «lumpen proletariat» - en français, «la canaille». La bourgeoisie de la Cité de Londres, pendant les grandes émeutes populaires, en 1886, non seulement ne défendait pas de secourir les malheureux révoltés, mais avait souscrit une somme énorme au profit des émeutiers. Quelle ¡eçon pour la social-démocratie !
Bibliothèque du collectif Anarkhia
|
|
||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Ceci est un média alternatif de publication ouverte. Le collectif CMAQ, qui gère la validation des contributions sur le Indymedia-Québec, n'endosse aucunement les propos et ne juge pas de la véracité des informations. Ce sont les commentaires des Internautes, comme vous, qui servent à évaluer la qualité de l'information. Nous avons néanmoins une
Politique éditoriale
, qui essentiellement demande que les contributions portent sur une question d'émancipation et ne proviennent pas de médias commerciaux.
|