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Civilisation et Barbarie

Anonyme, Wednesday, August 23, 2006 - 09:41

Jorge Majfud

Est-ce que nos valeurs incluent l’imposition de nos valeurs? Comment présenter notre propre horreur comme un événement dû aux autres.

Dans un discours devant le World Affairs Councils de Los Angeles, le premier ministre Anglais Tony Blair a dit que toutes les luttes que livrent les pays libres autour du monde le sont afin de défendre nos valeurs. '' Ce n'est pas uniquement une question de sécurité, a dit le premier ministre, ou de tactiques militaires; il s'agit de mentalités et de cœurs. Il s'agit de rassurer les gens et de les persuader de l'intégrité de nos valeurs. Il s'agit de leurs démontrer que notre système de valeurs est robuste, vrai et vainquera sur les leurs ‘‘. (CNN, 1er août 2006)

Comme tout discours aussi, celui-ci va être dirigé vers une masse préalablement modelée. Il suffirait d’observer que différencier ‘‘tactiques militaires’’ d’avec ‘‘mentalités et cœurs’’ n’est pas plus qu’un nouveau et faux dilemme fait à la mesure du consommateur. Que seraient les armées du monde ultramoderne si elles ne comptaient pas avec l’appui complice des ‘‘mentalités et des cœurs’’ des peuples ? Mais il suffit que le Ministre trace une autre ligne sur le sol pour imposer une nouvelle dichotomie : il ne s’agit pas seulement de tirer des bombes; il s’agit de conquérir les cœurs. Le public doit assumer que notre conquête des cœurs se réalise avec Amour, tandis que la conquête du fanatisme étranger se réalise par la Haine. Déjà, dans un autre essai, je me suis occupé de ce point, de la culture de la haine, qui est le principal instrument de domination que partagent à ce jour les supposés adversaires, les supposées civilisations en conflit. Voyons maintenant brièvement le problème de ‘‘nos valeurs’’. Il est logique et naturel que tous nous considérions nos valeurs comme supérieures aux valeurs étrangères; s’il n’en était pas ainsi nous adopterions d’autres valeurs. Le problème surgit lorsque au nom de quelques valeurs se matérialisent des réalités opposées. Comme par exemple : au nom de la tolérance on supprime la différence; au nom de la compassion on bombarde des villes; au nom de la vie on arrose les champs de mort. Au nom de la ‘‘défense de nos valeurs’’, quoiqu’elle inclue l’acceptation de l’autre, on envahit des pays étrangers afin de leurs ‘‘imposer nos valeurs’’. Je crois que la question centrale ici serait : ‘‘ Nos valeurs incluent-elles l’imposition de nos valeurs ‘‘ ? Le Ministre a parlé de persuasion ( It's about inspiring people, persuading them ). Mais il faudra reconnaître que la guerre comme façon de persuasion est un antique sophisme qui survit seulement grâce à l’inépuisable stupidité humaine qui se renouvelle avec chaque génération. N’avons-nous pas ici un dilemme qui exige le principe de la non-contradiction ?: ou on persuade ou on impose. La persuasion n’est pas le premier recours mais l’aimable complément pour ceux qui survivent à la sacrée imposition. J’ai ici un exemple de ce que j’ai appelé « la colonisation du langage ». Pourquoi appelle-t-on ‘conquête’ l’usurpation, le vol, l’esclavagisme et le massacre de peuples entiers en Amérique ? Ou il y a deux formes de conquête ( l’une par séduction; l’autre par imposition ) et ils ne nous éclaireront sur quelle acceptation il s’agit; ou bien il y a une parole colonisée : si un asiatique conquiert cela est barbarie; si un occidental conquiert cela est séduction. Et nous pouvons sûrement dire la même chose à partir de l’autre perspective. Manuel Gonzalez Prada observait en 1908 la coutume des théoriciens européens de spéculer sur les races. Beaucoup d’entre eux disait l’intellectuel péruvien se réfèrent à la ‘ solidarité entre les hommes civilisés de la race européenne face à la Nature et à la barbarie humaine. Où on lit barbarie humaine cela se traduit par homme sans peau blanche’. Ce n’est pas dans mon intention de séparer de façon absolue le discours ( le récit idéologique ) de la réalité des faits. Cependant, dire et faire continuent encore d’être deux choses. Voyons alors certains faits historiques. Dans l’Antiquité, les peuples « barbares » étaient ceux qui avaient l’habitude d’envahir les civilisations plus avancées. Cependant, depuis les invasions musulmanes en Espagne et les invasions turques dans l’est de l’Europe, le procédé a été de manière accablante le contraire. Quand, dans les derniers cinq cent ans, une tribu africaine, un peuple sud-américain ou un pays asiatique a t-il envahit l’Europe ou les États-Unis, c’est-à-dire, les centres « civilisés » du monde ? Tout au plus, ‘l’invasion’ a été pacifique, sous forme d’immigration productive, par nécessité et non par ambition démesurée. Mais jamais militaire, ni même idéologique. Les invasions de « défense » ont toujours procédé à partir du centre vers la périphérie, du monde « civilisé » vers les peuples « barbares ». Ainsi ont procédé tous les empires orgueilleusement appelés ‘‘occidentaux’’. L’empire romain ( pour ne pas commencer avec Alexandre ), l’empire espagnol, la France impérialiste, l’empire britannique et l’empire nord-américain. Toujours au nom de Dieu, de la Liberté, de la Démocratie et de la Civilisation. Tout cela se résume sous une unique bannière: la défense des meilleures valeurs : les nôtres. Ce qui signifie que ces ‘‘valeurs’’ ont été, principalement, les valeurs de l’invasion de territoires étrangers par la force des armes et de l’argent. Par conséquent, ne pas envahir un pays plus faible est compris comme une forme de trahison envers ces ‘‘valeurs occidentales’’, autant que les critiquer. De nos jours, le fait qu’existe la doctrine de la singularité des États-Unis n’a rien de singulier. La ( arbitraire ) singularité justifie l’imposition de leurs valeurs propres. Ont pensé de la même façon tous les peuples du monde primitif, ou presque, spécialement ceux qui, pour quelque raison matérielle, ont prédominé sur d’autres plus faibles. La force est le plus grand légitimateur de la barbarie parce que le ‘‘succès’’ procède toujours de ‘‘dieu’’. L’idée de singularité habilite à éviter les mêmes lois qu’on impose aux autres. Je domine, par la suite je fus élu pour ma haute morale. Même les pygmées, qui ne font pas allusion à la taille physique, se considèrent les ‘‘vrais hommes’’. Il n’y a rien de particulier alors qu’aux États-Unis, les leaders religieux les considèrent comme le nouveau ‘‘peuple élu’’. Si cent pays à l’ONU votent ‘‘non’’ et qu’un ou deux pays votent ‘’oui’’, cela n’est pas compris comme une défaite écrasante par ces derniers. Au contraire, c’est une preuve que le monde est mauvais et encore qu’il est sauvé par un ou deux de ces peuples élus de Dieu. Parce que Dieu ne peut favoriser tous les peuples de manière égale, et appeler tous les peuples ‘‘ ses élus’’. Cela est la raison logique de la singularité. La raison pratique est démontrée par la supériorité militaire d’un ou de deux sur cent ou deux cent, ce qui fait de quelconque vote la preuve irréfutable de l’impuissance de cent ou de deux cent sur la volonté de Dieu. Lorsqu’un peuple élu subit une catastrophe (naturelle, économique ou militaire) que tant est grande sa singularité ou son exceptionnalité, que jamais la tragédie n’est attribuée à Dieu mais aux phénomènes naturels ou à la méchanceté humaine. C’est le seul moment où les fanatiques religieux s’accordent avec la Nature. Non plus n’a rien de singulier ni de nouveau pour l’histoire le fait que les États-Unis aujourd’hui soit le pays qui possède le plus d’influence sur le monde, pour le bien ou pour le mal, et que ses habitants soient ceux qui ignorent les plus ce qui se passe au-delà de leurs frontières. D’autre part, tous ces paradoxes, toute cette singularité, n’est pas le propre d’un peuple ou d’une race en particulier, ou d’une religion : c’est le propre du vainqueur. Angel Gravinet notait, à la fin du XIX è siècle : ‘‘Je voudrais voir, a écrit Cobdeno, une carte du monde selon la projection de Mercator, avec des points rouges sur tous les lieux où les Anglais ont livré quelque bataille; il sauterait à la vue qu’au contraire de tous les autres peuples que le peuple anglais lutte depuis sept siècles contre des ennemis étrangers dans toutes les parties du monde, moins en Angleterre. Faut-il dire une parole de plus pour démontrer que nous sommes le peuple le plus agressif du monde’’ ? Des années auparavant, en 1866, l’équatorien Juan Montalvo écrivait : ‘‘Les peuples les plus civilisés, ceux dont l’intelligence s’était élevée jusqu’au ciel même et dont les pratiques cheminaient de concert avec la morale, ne renonçaient pas à la guerre : leurs poitrines brûlaient toujours, leur cœur jaloux sautait avec des élans d’extermination’’. Et plus avant : ‘‘La paix de l’Europe n’est pas la paix de Jésus-Christ, non : la paix de l’Europe est la paix de la France et de l’Angleterre, la méfiance, la peur réciproque, la menace; l’une possède des armées pour dominer le monde, et ainsi seulement on croit en la paix; l’autre s’étend par les mers, s’empare de tous les détroits, domine les forteresses les plus importantes de la terre, et ainsi seulement on croit en la paix. Les zouaves, les huasares, les chasseurs de Vincennes sont la paix de la France; les bateaux cuirassés, Gibraltar, Malte sont la paix de l’Angleterre. La Russie étouffant la Pologne, l’abandonnant, la fouettant, l’envoyant aux steppes de Sibérie, c’est la paix de l’Europe. La Grande Porte détruisant, exilant, annihilant en toute tranquillité les monténégrins, c’est la paix de l’Europe. La Prusse défendant le droit divin, opprimant le Danemark.�? En 1942, Alfonso Reyes, rappelait au premier essayiste français : ‘‘Il est certain, disait Montagne, que ces indigènes (de l’Amazonie) sont des cannibales, mais n’est-il pas pire de manger ses semblables en les rendant esclaves et en les détruisant, comme le fait l’Europe au neuf dixièmes de l’humanité ? L’Amérique torture ses prisonniers de guerre; mais l’Europe, pense Montagne, se permet de plus grandes tortures au nom de la religion et de la justice’’. Le même Juan Montalvo avait observé : ‘‘Le tigre dévore le chevreuil, mais a-t-on jamais vu le tigre dévorer le tigre, ni l’ours dévorer l’ours et le vautour dévorer le vautour’ ? Seul l’homme dévore l’homme et en cela il en vient à être en pire condition que la bête même’’. Maintenant, si les différences religieuses furent si importantes comme le promeut l’idéologie de The Clash of Civilizations , les différentes communautés dans un même pays vivraient en guerre permanente. La raison des conflits mondiaux réside dans les intérêts du pouvoir, et ces derniers génèrent les idéologies et les discours moralisants qui les soutiennent. La culture de la haine est un instrument démocratique dont se sert le calcul de l’intérêt, qui est le fin aristocratique. La logique nous dit que la répétée et saturée invocation à Dieu de la part des fanatiques d’un côté, devrait faire réfléchir les fanatiques de l’autre bande qui recourent à la même invocation divine avec la même insistance. La folie d’autrui devrait illuminer notre propre folie : séquestrer Dieu est une prétention arbitraire et criminelle. Cependant, nous observons que l’effet est strictement le contraire : les fanatiques , d’un côté et de l’autre, approfondissent le même discours sans voir la paille dans leur propre oeil. Ce qui suffirait afin de démontrer que ce qui les guide ne sont ni la raison, ni la sagesse, mais le même fanatisme. Mais comment expliquer cela à un fanatique qui se croit élu par Dieu ? Je nourris encore la croyance dans le progrès de l’histoire. Mais lorsque je regarde la répétée horreur du cerveau humain, commise au nom de la Véritable Religion et des Meilleures Valeurs, tout ce que je demande à Dieu, c’est qu’il existe. (1) Le Choc des Civilisations, de Samuel Huntington. [ N. du T. ] Jorge Majfud Université de Géorgie Août 2006 (*) Jorge Majfud. Écrivain uruguayen (1969). Il étudia l’architecture à l’Université de la République où il gradua. A l’heure actuelle, il se dédie intégralement à la littérature et à ses articles dans différents médias. Il enseigne la littérature latino-américaine à l’Université de Géorgie, aux États-Unis. Il a publié « Hacia qué patrias del silencio » (roman, 1996), « Crìtica de la pasiòn pura » (essai, 1998), « La reina de America » (roman, 2001), « El tiempo que me tòco vivir (essai, 2004). Il est collaborateur à La Repùblica, à La Venguardia, à Rebellion, à Resource Center of The Americas, à Revista Iberoamericana, à Eco Latino, au Centre des Médias Alternatifs du Québec, etc. Il est membre du Comité Scientifique de la revue Araucaria de Espana. Ses essais et articles ont été traduits en anglais, français, portugais et en allemand. 1)Vers quelles patries du silence 2)Critique de la passion pure 3)La reine de l’Amérique 4)Le temps qu’il m’échoit de vivre
Traduit de l’espagnol par : Pierre Trottier, août 2006 Trois-Rivières, Québec, Canada
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