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éléments de réflexion sur notre régime politiqueTof, Saturday, August 19, 2006 - 09:35 (Analyses | Democratie)
Christophe Hamelin
Où un petit cycle de conférences associatives en Ardèche, dans le Sud de la France, amène quelques personnes à se poser des questions qui font mal et qui les entraînent à découvrir qu’ils ne vivaient pas dans un régime démocratique mais dans une tragédie de grande ampleur... Petites réflexions sur la démocratie, l’oligarchie, le droit de vote et la gouvernance... L’association « Les Amis de Tournico-Sol » vient de terminer un cycle de trois conférences sur le devenir du territoire ardéchois. La volonté sous-jacente à cette action était de tenter, autant que faire se peut, de prendre en compte la complexité de l’époque en partant d’une réflexion globale qui, progressivement, allait se centrer sur le local. Il s’agissait d’inviter des chercheurs et des professionnels à disserter et débattre en compagnie du public ardéchois. Dans ce cadre eut lieu, dans la commune de Jaujac, une première conférence sur l’AGCS avec Raoul-Marc Jennar, pour présenter les enjeux liés à la mondialisation et à la mise en place de l’AGCS. Cette démarche se poursuivit à Banne avec la conférence sur la gouvernance de l’hôpital, de René Caillet, c’est-à-dire avec un exemple national des implications de la mondialisation. Ce cycle prit fin avec une conférence dans le village de Saint-Privat, en compagnie d’Alain Marchand, centrée sur un enjeu local : le Pays. Le présent texte n’a pas prétention a être pédagogique, du moins pas dans le sens généralement attribué à cet adjectif c’est-à-dire celui d’une simplification. Ce texte constitue une tentative de mobilisation de savoir, en tout cas d’un certain savoir. Le fait qu’il restera comme un texte considéré difficile par la grande majorité des lecteurs est en soi un indicateur. Il y a actuellement peu de savoirs susceptibles d’être aussi peu compris que le savoir ici employé. Un texte technique sur l’aménagement du territoire pourra être compris par les techniciens, par certains militants associatifs et certains élus. Un texte technique sur l’emploi dans un secteur donné du marché du travail pourra être compris par de nombreuses personnes également. Etc. Un texte d’obédience philosophique traitant de la vie éclatée va, lui, laisser indifférent la grande majorité des lecteurs. Il va faire naître chez les uns une moue dubitative quand il ne fera pas apparaître chez les autres tout simplement du dédain pour un sujet, la tragédie de notre époque, considéré comme futile, ridicule, inutile, voire vide et inexistant. Si tel n’est pas le cas, son aspect philosophique suffira à convaincre les plus récalcitrants de son inutilité de par le soi-disant décalage, proclamé par notre époque, entre la théorie et la pratique ; comme s’il existait des individus, les philosophes ou autres penseurs, qui n’étaient pas de ce monde et qui en parlaient comme s’ils en faisaient partie. 1. les grands absents du territoire : une hypothèse Le point de départ de notre réflexion est que les acteurs du territoire qui se sont fait remarquer par leur absence ne se sont pas déplacés parce qu’ils avaient mieux à faire. En d’autres termes, l’idée de base de laquelle nous partirons est celle de l’éclatement de la vie en domaines qui ne sont plus reliés les uns aux autres. Une telle idée est difficile à porter tant elle va à l’encontre de ce qu’il est de bon ton d’affirmer aujourd’hui. Peut-être convient-il à présent de présenter plus précisément ce que nous entendons par le terme de professionnalisme. En fin de compte, le professionnalisme n’est rien d’autre que la capacité à intégrer et à mener à son terme des procédures en vue d’accomplir une tâche. Le professionnalisme est l’introduction des catégories de fin et de moyen dans la mise en place d’une activité, sachant que toute activité est dorénavant systématiquement située dans le schème global de la division du travail. Les implications philosophiques de cette démarche sont gigantesques, nous y reviendrons plus bas, mais la conséquence première que nous souhaiterions mettre en évidence dans ce texte est celle de l’inexistence d’espaces publics. Si les élus et les techniciens ne sont pas venus aux conférences-débats de Tournico-Sol, c’est parce que ce que nous nommons, par habitude, espace public est séparé des espaces de décision. Les lieux de paroles et de débats, nombreux dans notre Occident bavard, ne sont pas des lieux d’actions. Il s’agit d’un point important au vu de cette habitude actuelle qui consiste à répéter sempiternellement que nous vivons libre. Notre capacité à nous soumettre devant ce que Cornélius Castoriadis nommait l’institué nous mène à accepter la colonisation de nos modes de vie par les catégories de fin et de moyen. Mis devant le fait accompli de la division du travail, nous, qui avons été transformé en main d’œuvre voilà 150 ans, en acceptons le principe et, comme pour nous protéger psychologiquement de notre défaite face à la domination, de notre renoncement à toute forme d’autonomie, nous reprenons à notre compte ses préceptes pour les étendre à la vie entière. Notre vie personnelle même est maintenant devenue un enchaînement de procédures. Comme l’avait annoncé en son temps Theodor W. Adorno, le seul moyen, désormais, d’échapper aux rythmes des procédures de travail est de s’y adapter pendant les heures de loisirs. C’est cela, désormais, la liberté : nous acceptons des idées par pur conformisme de peur d’être lâché par le grand mouvement de l’Histoire. Cette vie éclatée, divisée en mille et une parties, est celle, morne, triste et solitaire, de l’individu moderne. 2. la dichotomie pensée-action Comment relier cette réflexion à notre propos ? Quel rapport avec l’absence des élus et des techniciens à des conférences-débats ? 2.1. naissance de la Polis Il faut remonter jusqu’à l’Antiquité, en fait à Socrate, pour dater et comprendre la provenance de la séparation entre pensée et action dans la sphère publique. À l’origine, cette distinction provient du foyer grec. Composé d’esclaves, de femmes et de maîtres, il était le lieu où la vie se reproduisait et se maintenait, le lieu de la nécessité, des fonctions naturelles. Le foyer était la condition nécessaire à la vie publique, il libérait les hommes du règne de la nécessité : une fois les fonctions vitales accomplies, l’animal humain devenait le citoyen grec et pouvait se consacrer à l’action, c’est-à-dire à la politique. Le foyer, en tant qu’espace privé de visibilité (d’où l’expression de vie privée) était la condition sine qua non de la vie publique. Ce n’est qu’une fois libéré de la nécessité devant laquelle tout les êtres humains sont égaux, que l’homme grec pouvait se distinguer publiquement par de belles paroles et de belles actions. Car tel était le sens de l’assemblée des citoyens grecs, la Polis : être un lieu d’actions et de paroles. Au passage, indiquons que l’activité pratiquée au sein du foyer était le travail. Le travail est l’activité qui répond à la nécessité. Il produit les biens qui vont être consommés. Or la consommation détruit tout ce qui lui est destiné. Par conséquent, le travail ne produit rien qui puisse construire un monde, il ne produit aucune œuvre et n’est en aucun cas facteur de stabilité. Ses produits sont, par définition, éphémères. Il y a là une clé du mépris dans lequel toutes les époques, exceptée la nôtre, ont tenu le travail (2). Celui qui passait sa vie au travail, donc qui était asservi à la nécessité, appartenait au règne animal et non à celui de l’humanité. Pour résumer, le foyer était donc le lieu de l’indifférencié, le lieu où il fallait faire face, comme n’importe quel animal, aux exigences de la Nature. À l’inverse de la Polis, lieu où l’on convainquait par de belles paroles, le foyer était un endroit de contrainte et c’est pour répondre à cette contrainte qu’il était fondé. Par conséquent, il était un lieu de violence car les réquisits de la nécessité ne laissent aucune alternative aux affaires humaines : la violence est l’acte pré-politique par lequel l’être humain va s’extirper de la sphère de la nécessité. La violence se caractérise par la position du maître qui sait et qui donne des ordres à l’esclave qui fait. Voilà donc la base de la séparation de la pensée et de l’action : une violence fondée sur les contraintes de la nécessité. Or, nous l’avons vu, ce n’est qu’une fois accomplies les tâches du foyer que l’homme antique pouvait se consacrer à la Polis. En elle, le convaincre prenait la place de la contrainte. Il est important de comprendre l’idée de l’humanité sous-jacente à la Polis. Il s’agit d’une conception pré-socratique qui considère que ce pourquoi il vaut la peine que les hommes vivent ensemble est la mise en commun des paroles et des actes. Cette idée émergea du problème de l’intangibilité de l’action qui se posa à la communauté des hommes d’alors, problème majeur puisque de sa résolution dépendait la capacité de la société à faire vivre les hommes ensemble. Comment fonder une humanité, c’est-à-dire comment sortir du règne animal et de l’indifférencié, si les actions sont aussitôt perdues pour la mémoire ? Comment fonder une humanité sans belles actions passées pour créer une référence ancestrale ? Comment être au sein d’une communauté si la mémoire de ce qu’on est, c’est-à-dire de ce qu’on a fait, se perd irrémédiablement (3) ? C’est par la parole et l’action que l’être humain se révèle en tant qu’humain. L’action va révéler la nature de l’humain qui en est à l’origine et la parole va signifier cet acte à ses congénères. Ainsi, c’est bien contre ce que Hannah Arendt nomme la futilité de l’action, que va se fonder la Polis. Cette dernière va être, pour les grecs, le lieu des exploits permanents, là où ils se disent et donc, là où chacun va se distinguer en vue de devenir humain. La nécessité y est abolie au profit de la liberté. 2.2. les problèmes de l’action : instabilité et infinitude Mais si la Polis, en tant qu’espace fondateur d’humanité, réglait le problème de l’intangibilité de l’action, elle ne résolvait pas en soi un autre problème, celui de l’action qui, en tant qu’acte libre, porte en elle un facteur d’instabilité fondamental. L’action ne se satisfait pas des contraintes instituées qu’elle questionne et défie sans cesse. Les limites que pose la société sont donc susceptibles d’être détruites à l’arrivée de chaque nouvelle génération. Mais il y a plus : le sens même que prend l’histoire à la suite d’une action ne se révèle pleinement que lorsqu’elle est achevée : « Faire et subir sont comme les deux faces d’une médaille, et l’histoire que commence un acte se compose des faits et souffrances qui le suivent. Ces conséquences sont infinies, car l’action, bien qu’elle puisse, pour ainsi dire, venir de nul part, agit dans un médium où toute réaction devient réaction en chaîne et où tout processus est cause de processus nouveaux. » (4) Avec l’action, l’infinitude contenue dans les relations humaines réciproques se conjugue avec l’instabilité. L’aspect explosif de ce pan de la vie humaine devait donner naissance à une dialectique puissante qui allait être la base de la dynamique de l’Occident. Ce problème dirigea la pensée de la philosophie politique depuis Platon. Sous quelque angle que ce soit, la quête principale de cette pensée à été tournée vers la recherche de stabilité. La méthode de l’école socratique est particulièrement intéressante dans la mesure où elle fit, en quelque sorte, un choix pré-politique qui semble au final s’être imposé jusque dans notre modernité : elle a étendu les réquisits du foyer à toute la société. L’obsession de Platon a été d’assurer le contrôle de l’action de son commencement à sa fin. C’est à cet effet que la dichotomie maître-esclave se retrouve étendue à la société en instaurant le clivage entre pensée et action politique. Ainsi, celui qui exécute peut être davantage assujetti à la discipline car, éloigné en un sens de l’objet sur lequel il travaille, il n’est pas, ou peu, sujet aux émotions. Adorno et Horkheimer écrivent : « La distance entre le sujet et l’objet, qui conditionne l’abstraction, se fonde sur la distance par rapport à la chose que le dominateur acquiert par l’intermédiaire du dominé. » (5) L’action devient un processus de fabrication : perception de l’image du produit futur, puis organisation des moyens et début de l’exécution. Nous avons là la base de tout système de domination. L’action n’a plus de sens pour ceux qui l’exécutent dans la mesure où elle ne révèle plus rien et sa seule raison d’être est de faire entrer les exécutants dans le grand mouvement de l’histoire fonctionnalisée. Aristote écrivait : « Or la vie est action et non production, c’est pourquoi l’esclave est un exécutant parmi ceux qui sont destinés à l’action. » (6) 3. un monde sans liberté À partir de ce court historique, nous pouvons affirmer que la tradition de la philosophie politique, toute entière tournée vers cette pensée socratique, a eu l’obsession de mettre fin à la politique. Cette généalogie est intéressante dans la mesure où elle indique qu’il n’y a pas d’espace public dans un régime, tel que le nôtre (7), issu de cette tradition philosophique. Par espace public, nous entendons un lieu ouvert à tous qui est à la fois un lieu de débat mais également un lieu de décision. Il n’existe plus de tels lieux à notre époque, époque qui se targue pourtant d’être démocratique ! Étrange paradoxe d’une population dominée qui se croit plus éduquée que ses ancêtres sans en connaître l’histoire et qui s’avère incapable de regarder les évidences de sa propre époque en face. En fait, c’est l’obsession de la Modernité tout entière que de mettre un terme aux espaces publics. Progressivement, c’est la conception même de l’action et, au final, de la liberté, qui se fane. Toute action est désormais issue d’un schéma où ceux qui agissent ne sont plus ceux qui décident. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la notion même de gouvernement, qui nous est aujourd’hui tellement familière et qui semble avoir toujours existé, est en fait issue du foyer (9). L’action ne révèle plus rien de son auteur qui se retrouve perdu dans toute une chaîne de procédures et dont la responsabilité est, au final, limitée. Il n’y a plus d’initiative autonome dans la sphère publique, sphère enserrée dans un faisceau de contraintes ne laissant plus de place à la spontanéité. La destruction de l’action comme acte libre et révélateur de personnalité donne naissance à une nouvelle espèce d’humains, jamais certains de leur responsabilité au sein des actes qui meublent leur existence et donc capable d’obéir aux ordres les plus durs, voir les plus odieux. À l’heure de la division généralisée du travail et de chaque activité, le seul moyen d’exister est de se faire oublier dans une fonctionnalisation déresponsabilisante. 4. critique de notre régime politique En un sens, certains pourraient se réjouir de la fin de la politique, privilégier les valeurs de stabilité et de sécurité au détriment de l’action. Mais alors, nous ne pouvons faire l’économie de nous poser la question de la nature du régime politique dans lequel nous vivons. Si nous en croyons les termes de la propagande officielle, nous serions dans un régime politique de type démocratique doté d’une constitution républicaine. Cette seule affirmation d’une république démocratique est, en elle-même, un oxymoron. Nous nageons là en plein n’importe quoi. Pour la petite histoire, dans l’ordre de dégénérescence des régimes politiques qu’énonce Platon, la démocratie représente le stade précédent la tyrannie. La République est la cité parfaite, une sorte d’oligarchie aristocratique à l’opposée de la démocratie. République signifie chose publique en latin, c’est-à-dire un objet sur lequel il est possible de travailler. La chose publique est donc susceptible d’être organisée, planifiée. Nous sommes clairement dans le champ de la réification de la politique : on organise en vue de l’action politique. Or, la démocratie est exactement l’inverse de cela. Personne n’organise en vue de préparer le terrain politique à qui que ce soit. À l’image de la Polis, la démocratie est le régime politique dans lequel la population s’exprime de manière autonome : les règles de débat sont décidées collectivement et non par un ou des experts, comme c’est le cas dans la République. Alors qu’est donc le régime dans lequel nous vivons ? Quand les mots d’une époque ne veulent plus rien dire, comme c’est le cas actuellement (nous venons de le voir), il est intéressant de revenir aux anciens écrits, à leur franchise et à leur bon sens. « - de quel système politique parles-tu quand tu parles d’oligarchie ? - c’est, répondis-je, la constitution politique fondée sur la valeur de la propriété, où les riches commandent et où les pauvres n’ont aucune part au pouvoir. » (10) Il n’est pas nécessaire de s’appesantir sur le pouvoir des pauvres à l’époque moderne, ils n’ont tout simplement jamais eu part au pouvoir. Dans un second temps, il faut nous rappeler que la constitution de la Vème république française du 04/10/1958 inscrit en préambule : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 » Pour mémoire, rappelons les deux premiers articles de cette fameuse déclaration des droits de l’homme de 1789 : « Article premier - Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. Article 2 - Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. » Indiquons également l’article 17 de la déclaration des droits de l’homme de 1948 : « Article 17 : Aristote aussi, dans son temps, avait tenté de recenser les différentes constitutions et, sur la base d’une critique de La République, de les analyser en vue d’en trouver le meilleur assemblage. Maintes de ses affirmations nous mettent sur la voie du régime dans lequel nous vivons : « Mieux vaut donc dire qu’il y a régime populaire quand les hommes libres sont souverains, et oligarchie quand ce sont les riches »(11) Et plus loin : « Mais il y aura démocratie quand une majorité de gens libres mais modestes seront les maîtres du pouvoir, et oligarchie quand ce sera les gens riches et mieux nés en petit nombre. » (12) Auquel des ces deux cas notre régime semble-t-il appartenir ? « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n'y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle; ce n'est point une loi. Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement ; sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde. » (13) « L’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde », quel usage avons-nous fait, nous qui nous prenons pour des citoyens, de ce droit de vote que certains chérissent tant ? Regardons la valeur de nos « représentants », députés, présidents et autres gouvernants que nous mettons au pouvoir depuis 150 ans… Continuons avec Aristote sur le droit de vote : « […] il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort et comme oligarchique qu’elles soient électives […] » (14) Évidemment : la démocratie est une école de confiance où chacun est capable d’être investi d’un pouvoir. Nous sommes bien loin du gouvernement des meilleurs, qu’en référence à La République de Platon, le MEDEF mentionnait par la voix de Denis Kessler pour justifier sa Refondation Sociale et les salaires des dirigeants d’entreprises. La démocratie explique que tout le monde, du clochard au plus riche, peut être dirigeant. Notre régime politique est actuellement loin du compte à ce niveau. Il faut préciser cependant qu’un régime politique purement démocratique ou purement oligarchique n’existe qu’en théorie. Des éléments démocratiques, rares il faut bien l’avouer, existe dans notre régime. Ainsi, tout le monde, officiellement, peut être élu (en réalité tout le monde sait bien que cela est faux). Mais même ici, des sécurités ont été prévues par la loi de manière à affirmer clairement que notre régime est oligarchique. Ainsi, pour les élections présidentielles, il est nécessaire d’obtenir 500 signatures de maires pour avoir le droit d’être candidat. Voici ce qu’Aristote pense d’une telle pratique : « Là où certains seulement nomment parmi tous pour certaines magistratures par élection, pour d’autres par tirage au sort, ou par les deux procédés (les unes par tirage au sort, les autres par élection), la situation est oligarchique ; et plus oligarchique encore quand on a recours au deux procédés. » (15) Il faut bien avouer que même nos mentalités sont loin du compte : qui, de nos jours, accepterai de voir un pauvre ou pire, un clochard, diriger une cité, par exemple ? À ceux qui nous contredisent en disant que chacun peut parvenir au statut d’élu local, nous répondrons que même les élections locales sont dominées par les partis et que, de toute manière, l’alliance de la propagande et des élections permet de mettre en place, à de notables exceptions, le contingent le plus conformiste des citoyens. Nous vivons donc dans un régime de type oligarchique et notre mentalité elle-même est façonnée à son image. Nous sommes fondamentalement antidémocratiques. « Si la richesse est honorée dans une cité, et aussi les riches, la vertu y sera moins honorée, de même que les gens de bien » et plus loin : « Ils [les hommes oligarchiques] font l’éloge de l’homme riche, ils l’admirent et le portent au pouvoir. Quant au pauvre, ils le méprisent. » (16) et encore : « - Telle est bien en tout cas, la transformation de l’homme qui ressemble à cette constitution politique dont provient l’oligarchie. À partir de là, écoutons les politiciens locaux coller à la mentalité oligarchique de leur époque. L’exemple de la constitution du Pays de l’Ardèche Méridionale est éloquent. L’économie est toujours située au centre du projet de constitution de cette nouvelle strate administrative comme l’a annoncé une élue, présidente du syndicat mixte « Monts et Val d’Ardèche » en expliquant, en introduction de la séance de travail du 29/09/2003, que « l’économie est au cœur du territoire ardéchois. » Écoutons les hommes et femmes politiques locaux qui détruisent actuellement les territoires de ce que l’on nomme l’Occident (car la catastrophe oligarchique actuelle concerne l’Occident dans son ensemble). Relisons les discours actuels sur « l’entrepreneur » ou encore ceux sur « l’insécurité » et la constitution, par les outils de la propagande officielle, d’une nouvelle classe dangereuse dans l’imaginaire collectif. Il faut également relier de tels propos aux actions que mènent les différents lobbies industriels sur la Commission Européenne ou encore sur les institutions internationales ; observons également dans ce contexte la formation d’institutions telles que l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) qui privatisent les services publics et les mettent dans les mains d’une petite minorité qui acquiert ainsi un pouvoir gigantesque, de la santé à la retraite, de l’école à la vieillesse. Par son obsession chrématistique, cette minorité, à travers les entreprises, se trouve désormais en position d’accumuler du capital sur tous les secteurs de la vie, et de les contrôler. Certes, le régime oligarchique que nous subissons ne date pas d’hier. Platon écrit : « Et il n’y a certes rien de bien dans le trait suivant, quand ils se trouvent paralysés au moment de faire la guerre à une autre cité, parce qu’ils seraient forcés de recourir au peuple qu’ils ont armé et qu’ils le craignent plus que les ennemis, […] » (18) Comment ici ne pas penser à la vilenie d’un Adolphe Thiers préférant s’allier à son supposé ennemi, Bismark, qui accepta de lui fournir des armes pour qu’il s’oppose à la Commune en 1871 ? Bismark, aux portes de Paris, fournit des armes à son ennemi français pour combattre leur ennemi commun : le peuple. Comme l’histoire est riche d’enseignement sur la nature même de notre régime ! Fascinants écrivains antiques qui, à la manière de la Pythie proférant des oracles, nous offrent, par leur seule lucidité, une lecture du monde incroyablement actuelle. Et l’on n’en finit plus de vouloir les citer tant leur pensée, vieille de presque 2500 ans, semble nous guérir de notre cécité par sa jeunesse et son dynamisme. Platon, s’il a théorisé une cité guerrière, une oligarchie de type aristocratique qui inquiète et annonce avec deux millénaires d’avance l’expérience totalitaire, a été un observateur remarquable des mœurs de la société de son époque : « Pourrais-tu trouver meilleur indice d’une éducation médiocre et déshonorante dans une cité que le besoin de médecins et de juges, à qui on fait honneur non seulement chez les gens ordinaires et les travailleurs manuels, mais aussi chez ceux qui se vantent d’avoir été formés dans un esprit libéral ? Ne trouves tu pas que c’est une honte et l’indice sérieux d’un manque d’éducation que de se trouver contraint de recourir à une justice empruntée à d’autres, qu’on regarde comme des maîtres et des arbitres, en raison de l’impossibilité d’en trouver chez soi ? » (19) Ainsi, pour le théoricien de la République, le régime dans lequel nous vivons est un régime malade, comme le montre le symptôme qu’est la juridiciarisation de notre société. Nul n’est besoin ici d’avoir vraiment recours aux textes anciens pour se rendre compte de cet état de fait. Notre époque, même si elle essaie désespérément de se prouver le contraire, sait bien qu’elle est malade. 5. la gouvernance : ultime étape vers un régime nouveau ? D’aucuns diront que nous nous éloignons de notre sujet. Cependant, ce long détour nous apparaît essentiel pour mieux se saisir de l’expérience vécue par Tournico-Sol. Nous avons d’abord montré qu’il n’existe pas d’espace public dans notre régime politique. Nous avons ensuite expliqué que nous sommes privés d’espace public parce que notre régime est une oligarchie. Nous allons à présent essayer de démontrer comment le professionnalisme finit de vider de sens le terme de démocratie, que notre époque utilise à tord et à travers sans en comprendre le sens, et comment un système de domination politique nouveau, la gouvernance, s’appuie sur ce mode professionnel. Peut être alors comprendrons-nous de manière plus profonde l’absence de certains acteurs lors des conférences-débats de Tournico-Sol. 5.1. le professionnalisme dans la procédure de décision politique : élément de la catastrophe oligarchique Il est difficile de commencer une telle analyse car les imbrications sont si nombreuses que toute tentative analytique se solde par une simplification en apparence outrancière. Nous avons donc décider d’observer l’actuel système d’aide à la décision sous un certain angle, en partant d’une figure évoquée plus haut : celle du technicien. Nous avons vu que ce poste était une fonction qui préparait la décision politique en séparant pensée et action. Revenons encore aux textes antiques pour retrouver ce que les anciens pensaient de la fonction de technicien dans le domaine politique, ce que les grecs antiques nommaient les « préparateurs ». Aristote considérait que cette fonction était de nature oligarchique. Il écrit : « Dans les oligarchies, d’autre part, il y a avantage pour les gens au pouvoir soit à instituer une magistrature, comme celle qui existe dans certaines cités, et qu’on appelle celle des préparateurs et gardiens des lois, et à ne s’occuper que des affaires dont ces magistrats auront délibéré au préalable, car de cette façon le peuple participera à l’instance délibérative et ne pourra rien détruire dans la constitution. Il y a aussi avantage à ce que soit le peuple vote ce qu’on lui propose, soit ne puisse rien décider qui soit contraire à ces propositions, soit que tous donnent leur avis dans la délibération, mais que la décision appartienne aux magistrats. » (20) Comme il est intéressant de réfléchir à l’actuelle prolifération d’un terme comme « démocratie participative » à la lumière de cet écrit. Observons le mode de création d’une nouvelle structure administrative, le Pays, qu’instaure la Loi d’Orientation sur l’Aménagement et le Développement Durable des Territoires (LOADDT), dite Loi Voynet du 25/06/1999. La constitution, dans ce cadre, d’une structure comme le Conseil Local de Développement (CLD), a été l’occasion d’un déballage sans précédent du terme de « démocratie participative ». Cette structure, foncièrement anti-démocratique mais mobilisant un grand nombre d’acteurs institutionnalisés du territoire (y compris les associations qui font cependant l’objet d’une suspicion particulière, comme c’est le cas dans le CLD du Pays de l’Ardèche Méridionale), est l’occasion d’une sorte de grand-messe du territoire dans laquelle les citoyens sont exclus. Seuls sont convoqués ceux qui participent déjà à des actions sur le territoire. Le CLD n’est que consultatif car au final, seul le collège des élus est habilité à prendre des décisions (21). Les débats au sein de cette structure sont orientés par les études de type « géographie humaine » qui constituent la base des réflexions. Ce socle d’études, réalisées par des cabinets d’études aux méthodologies plus que douteuses et très chères, est toujours orienté dans la même direction : constitution de pôles urbains en vue d’augmenter les externalités positives de manière à « voler » l’activité à d’autres territoires. De plus, la « géographie humaine » est une matière à fort contenu idéologique qui a la particularité d’être capable d’étudier un territoire sans en aborder les enjeux sociaux et politiques. Elle ne considère que l’immédiateté en évacuant la médiation intrinsèque à tout phénomène humain. L’idéologie dominante, le néo-libéralisme ou plus exactement, le « tout économie », s’impose donc dans les débats sur le mode de la neutralité. Pris dans ce système où l’aide à la décision induit les réponses qui vont mener à la décision, les élus eux-mêmes sont, en quelques sortes, professionnalisés (22). Acceptant d’être situés à une place précise du processus de décision, les élus sont dépossédés de la plupart des tâches qui le constituent pour ne s’atteler qu’à la plus importante : la tâche finale de décision. Étant éloignés des tâches de production de savoirs, ils ne se trouvent le plus souvent qu’en position d’entériner les postulats énoncés, au travers des bureaux d’études, par la géographie humaine ; matière qui, nous l’avons déjà écrit, sous l’apparence de la neutralité, n’aborde le territoire que sous l’angle de l’utilité et de l’efficacité, dissimulant mal son obsession chrématistique et son adhésion à la cause de l’élite. 5.2. le professionnalisme comme élément déstabilisateur du sens commun : une exigence pour l’actuel régime politique Le professionnalisme, en tant que posture de mobilisation des catégories de fin et de moyen, s’avère finalement incapable de fonder un système de valeurs, en même temps qu’il sape celui qui lui préexiste. Issu d’une idéologie du fonctionnement, le professionnalisme dégrade les rapports humains dans le sens où les enjeux de catégories et de positions professionnelles l’emportent sur tous les autres, et ce au point de rendre plausible la méthode d’analyse stratégique d’un Michel Crozier. Dans le professionnalisme, les êtres humains se prennent pour leur fonction. La procédure d’aide à la décision politique se noie alors dans des postures de soumission et de domination dans lesquelles le prestige électoral et les perspectives de carrières jouent des rôles plus importants que le bien être collectif. En ce sens, l’actuel discours de ceux qui constatent la perte des repères et des valeurs dans notre société et qui veulent restaurer les valeurs du travail et de l’ordre est un non-sens (23). Comment l’introduction d’un individu dans le procès de production pourrait-il fonder les valeurs du bien et du mal alors que le monde de la production est organisé selon les catégories de fin et de moyen ? Notre ignorance moderne croit en cette utopie platonicienne d’un monde juste et pacifié par l’hétéronomie. Quel principe d’action, pour reprendre Montesquieu (24), dirige notre société ? L’apologie du mouvement pour lui-même n’est il pas la seule justification de la perpétuelle promotion du « développement » que nous subissons actuellement et qui est contenu dans la fameuse expression : « qui n’avance pas recule » ? Notre société dispose-t-elle d’une autre source de sens que cette auto-justification permanente du mouvement ? Il est vrai que même l’exploitation contenue dans l’expérience quotidienne du travail n’a désormais plus de consistance, vidée qu’elle est de son sens par l’industrie culturelle et les médias. Le professionnalisme est la posture naturelle de l’individu dans un système qui devient fou, de par le fait qu’il n’a plus de sens. Le professionnalisme tord les corps dans le sens de la procédure, discipline les esprits dans l’enchaînement insignifiant des fins et des moyens. Les termes de « développement », y compris durable, ou de « rentabilité » ne signifient pas un souci de bien-être. C’est en effet sous l’égide du développement durable que les territoires sont urbanisés, la diversité biologique détruite et la poésie ruinée. Les termes comme « développement » ou « rentabilité » ne font référence qu’à des satisfactions reportées à plus tard. La « rentabilité » est une promesse qui ne tient qu’à l’idée qu’un processus complexe et mystérieux, l’économie, en a besoin. « La logique dialectique, avec son cheminement de la thèse à l’antithèse puis à la synthèse, laquelle devient à son tour la thèse du prochain mouvement dialectique, n’est pas différente dans le principe, une fois qu’une idéologie a jeté sur elle son dévolu ; la première thèse devient la prémisse et l’avantage de ce procédé dialectique pour l’explication idéologique est qu’il permet de rendre compte des contradictions entre les faits comme de moments d’un mouvement unique, identique et cohérent. » (25) Ce mouvement mériterait d’être décrit plus en détail au cours de l’étude d’un document produit par un bureau d’étude ou d’un des autres vecteurs de cette idéologie. Ce qu’il est important de saisir ici, c’est que ce mode logique s’affranchit de toute expérience. Les débats que l’auteur de ces lignes a suivit lors des « chantiers » (ici encore, les mots sont importants) de préparation de la charte du Pays de l’Ardèche Méridionale (c’est-à-dire les espaces de débats créés dans le cadre du CLD) ont été particulièrement explicitent. Ainsi le chantier « énergie-eau-déchets », qui s’est tenu au lycée agricole Olivier de Serre d’Aubenas le 23/09/2004, a-t-il été l’occasion d’une présentation de l’état de l’eau dans le département par le président du syndicat Ardèche Claire, également président de la Commission Locale sur l’Eau. Cette présentation faite, donc, sous l’égide d’une parole professionnelle, a été l’occasion d’affirmer que le syndicat mixte faisait bien son travail, que, par conséquent, l’eau de la rivière Ardèche était propre et qu’il était nécessaire de poursuivre dans cette voie. Ceci était évidemment un mensonge mais les débats qui ont suivi se sont organisés à partir de cette affirmation : l’eau de l’Ardèche est propre. Peu de participants auraient pourtant acceptés de se baigner dans l’Ardèche mais le fait est que tous ont agréé ce postulat comme base de discussion : l’expérience est annulée au profit du discours de protection de l’espace professionnel. Quand nous avons prit la parole pour dire que l’eau de l’Ardèche était polluée, il nous a été rétorqué que les analyses de la DDASS (26) étaient généralement sans appel et prouvaient que l’eau n’était pas polluée : une réalité plus vraie infirmait l’expérience autonome. Le discours professionnel augmente la cohérence du monde tel qu’il est décrit par l’idéologie dominante. Dans ce cas précis, il est impossible que le « développement » ait pollué l’Ardèche car une action professionnelle prévient ses effets néfastes. Nous voyons donc que le monde, tel qu’il est organisé par l’utilitarisme (c’est-à-dire par les catégories de fin et de moyen), peut être soigné par une posture, le professionnalisme, qui n’est rien d’autre, nous l’avons vu plus haut, que la mise en place de procédures : il s’agit donc d’éteindre l’incendie avec le feu. La gouvernance n’est pas une nouvelle forme de régime politique, elle est un nouveau mode de gestion du pouvoir. Elle a en partage avec les modes précédents la volonté de masquer la réalité en renouvelant la mythologie d’une démocratie qui serait l’actuel régime politique. Dans ce cadre, la déception de ceux qui organisent des espaces de débats lors de l’absence des décideurs et des techniciens n’est due qu’au décalage entre la mythologie démocratique que le système met en place de manière à empêcher une prise de conscience collective et la réalité d’un régime politique dur qui relègue le monde des idées au statut de bavardages. Si les élus ardéchois ne sont pas venus au cycle de conférence des Amis de Tournico-Sol, c’est parce qu’ils avaient mieux à faire. Le fonctionnement de la procédure de décision politique rend inutile la réflexion des élus et des techniciens parce que la réflexion, dans cette procédure, se produit en amont de la décision. En aucun cas le savoir n’est produit collectivement. Comme l’a expliqué René Caillet, directeur de l’hôpital de Lens, en prenant l’exemple de la réforme « hôpital 2007 » lors de la conférence Tournico-Sol du 17/04/2004 : « nous ne savons pas où se prennent les décisions. » Comprenons : la procédure dilue l’action politique au point de rendre invisible les diverses responsabilités, au point qu’il n’est plus possible d’en identifier clairement les acteurs. L’éclatement du moment de la prise de décision en procédures préfigure en fait le destin de la vie dans l’Occident moderne, une vie brisée en de multiples facettes qui tombe dans l’insignifiance car l’éclatement en procédure que subit toute action fait perdre de vue les enjeux de fond de notre époque. 6. conclusion Chacun l’aura compris, le thème de départ de ce texte, l’absence de certains acteurs aux conférences-débats des Amis de Tournico-Sol, était une bonne excuse. Il s’agissait malgré tout d’un événement suffisamment emblématique de notre époque pour provoquer une réflexion de fond. « Le concept de professionnalisation définit les processus et dispositifs complexes visant à garantir pour les associations et les individus, l’élaboration des compétences nécessaires. On considère que la professionnalisation est cette dynamique visant à assurer une transformation continue des individus en accompagnement d’une transformation continue des contextes. » Nous pourrions nous amuser de la novlangue pseudo-intellectuelle de ce passage (27) si le projet qui transparaissait derrière ces lignes n’était pas des plus inquiétants. L’individu doit être en perpétuelle transformation de manière à suivre la déstabilisation organisée des structures de la société. Ce projet s’apparente typiquement au projet de création d’un « homme nouveau » des communistes aux heures les plus noires du totalitarisme. « Dans l’interprétation totalitaire, toutes les lois sont devenues des lois de mouvement. Que les nazis parlent de la loi de la Nature ou que les Bolcheviks parlent de celle de l’Histoire, ni la Nature ni l’Histoire ne sont plus la source d’autorité qui donne stabilité aux actions des mortels ; elles sont en elles-mêmes des mouvements. » (28) La promotion perpétuelle du mouvement à laquelle participe le professionnalisme est, en elle-même, le signe que quelque chose d’anormal est en train de se produire dans la société. Le fait que le professionnalisme soit désormais accepté par la majorité de la population ne doit pas nous rendre aveugle du mouvement fondamental qu’il constitue. La critique du professionnalisme ne doit pas être ressentie par tout un chacun comme une remise en cause de sa propre biographie. Elle doit, au contraire, constituer un élément émancipateur. Acceptons l’idée que nous ne sommes peut-être pas autant éduqués que nous nous le faisons croire et que nous sommes soumis à un contrôle social très strict qui nous fait acquiescer à l’inacceptable en une œuvre de servitude volontaire peut-être sans équivalent dans l’histoire. Alors se posera à nouveau l’obsédante question de la nature de notre régime politique et de notre société toute entière. « Il se peut même que les véritables difficultés de notre époque ne revêtent leur forme authentique – sinon nécessairement la plus cruelle – qu’une fois le totalitarisme devenu chose du passé. » (30) S’il est bien difficile de déterminer l’essence de notre régime et de notre époque, un effort de lucidité s’avère nécessaire pour chacun d’entre nous. Si nous n’avons jamais été citoyens, nous devons cependant poursuivre une lutte, entamée voilà bien longtemps, vers l’émancipation. Christophe Hamelin – Août 2004 NOTES: 3/Notons qu’il serait très intéressant de se poser la question actuellement à l’heure où, par exemple, l’école ne fait qu’enseigner une version officielle de l’histoire, celle des « grands hommes », et ne permet pas aux enfants de se souvenir des luttes sociales locales passées. Par là, l’école déstructure toute tentative de fonder un sentiment local d’appartenance en créant une appartenance à une communauté nationale fondée sur des mensonges et des oublis historiques. 8/Nous aurions souhaiter utiliser ici le terme de « classe sociale » mais existe-t-il encore des classes sociales à part une classe moyenne obésifiée qui est devenue un vrai fourre-tout suite à la mise en pièce du système de classe à laquelle nous assistons depuis maintenant plusieurs décennies ? 10/Platon, La République, VII, 550d.
Christophe Hamelin
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