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La Lutte contre le fascisme commence par la lutte contre le bolchévisme

Anarkhia Webmaster, Tuesday, August 8, 2006 - 15:07

Otto RÜHLE

I

Il faut placer la Russie au premier rang des nouveaux États totalitaires. Elle a été la première à adopter le nouveau principe d’État. C’est elle qui a pousse le plus loin son application. Elle a été la première à établir une dictature constitutionnelle, avec le système de terreur politique et administrative qui l’accompagne. Adoptant toutes les caractéristiques de l’État totalitaire, elle devint ainsi le modèle pour tous les pays contraints à renoncer au système démocratique pour se tourner vers la dictature. La Russie a servi d’exemple au fascisme.

Il ne s’agit là nullement d’un accident ni d’une mauvaise plaisanterie de l’histoire. La similitude des systèmes, loin de n’être qu’apparente, est ici réelle. Tout montre que nous avons affaire à des expressions et des conséquences de principes identiques appliqués à des niveaux différents de développement histonque et politique. Que cela plaise ou non aux partis « communistes », le fait est que l’État, comme la manière de gouverner en Russie, ne diffèrent en rien de ceux de l’Italie et de l’Allemagne. Ils sont fondamentalement similaires. On peut parler d’un « État soviétique » rouge, noir ou brun, aussi bien que d’un fascisme rouge, noir ou brun. Même s’il existe entre ces pays certaines différences idéologiques, l’idéologie ne joue jamais un rôle déterminant. De plus, les idéologies sont changeantes et de tels changements ne revêtent pas forcement le caractère et les fonctions de l’appareil d’État. En outre, le maintien de la propriété privée en Allemagne et en Italie n’est qu’une modification secondaire. L’abolition de la propriété privée à elle seule ne garantit pas le socialisme. La propriété privée peut aussi être abolie dans le cadre du capitalisme. Ce qui détermine en fait une société socialiste, c’est, outre l’abolition de la propriété privée des moyens de production, la gestion par les ouvriers des produits de leur travail et la fin du salariat. Pas plus en Russie qu’en Italie ou en Allemagne ces deux conditions ne sont remplies. Bien que, d’après certains, la Russie soit plus proche du socialisme que les autres pays, il ne s’ensuit pas que son « État soviétique » ait aidé le prolétariat international à se rapprocher de ses objectifs de classe. Au contraire, parce que la Russie se fait appeler un État socialiste, elle trompe les travailleurs du monde entier. L’ouvrier conscient sait ce qu’est le fascisme, et il le combat ; mais en ce qui concerne la Russie, il est trop souvent enclin à accepter le mythe de sa nature socialiste. Cette illusion retarde la rupture complète et résolue avec le fascisme, parce qu’elle entrave la lutte principale contre les causes, les conditions et les circonstances qui - en Russie comme en Allemagne ou en Italie-ont conduit au même système d’État et de gouvernement. Ainsi le mythe russe se transforme en arme idéologique de la contre-révolution.

Personne ne peut servir deux maîtres. Un État totalitaire non plus. Si le fascisme sert les intérêts du capitalisme et de l’impérialisme, il ne peut pas satisfaire les besoins des travailleurs. Si, en dépit de cela, deux classes opposées en apparence soutiennent le même système d’État, il est évident que quelque chose ne va pas et qu’une des deux classes se trompe. Personne ne peut, en réduisant le problème à une simple question de forme, prétendre qu’il soit sans importance et que, quoique les formes politiques soient identiques, leurs contenus puissent varier considérablement. Ceci reviendrait à une auto-mystification. Pour un marxiste, les choses ne se passent pas ainsi, la forme et le contenu sont indissociables. Donc, si l’État soviétique sert de modèle au fascisme, il doit avoir avec lui des caractéristiques structurelles et fonctionnelles commumes. Pour déterminer lesquelles, il nous faut revenir à l’analyse du « système soviétique », tel qu’il fut instauré par le léninisme, qui est l’application des principes bolcheviques aux conditions russes. Et si l’on peut établir une identité entre le bolchevisme et le fascisme, alors le prolétariat ne peut pas à la fois combattre le fascisme et soutenir le « système soviétique » russe. Au contraire, le combat contre le fascisme doit commencer par le combat contre le bolchevisme.

II

Dès le début Lénine concevait le bolchevisme comme un phénomène purement russe. Au cours de ses nombreuses années d’activité politique, il ne tenta jamais de hisser le système bolchevique au niveau des formes de lutte utilisées dans les autres pays. C’était un social-démocrate, pour qui Bebel et Kautsky restaient les leaders géniaux de la classe ouvrière, et il ignorait l’ aile gauche du mouvement socialiste allemand qui s’opposait précisément aux héros de Lénine et à tous les opportunistes. Ignorant cette gauche, il resta donc isolé, entouré par un petit groupe d’émigrés russes, et il demeura sous l’influence de Kautsky alors même que la « gauche » allemande, dirigée par Rosa Luxembourg, était déjà engagée dans la lutte ouverte contre le kautskysme.

La Russie était la seule préoccupation de Lénine. Son objectif était de mettre fin au système féodal tsariste et de conquérir le maximum d’influence politique pour son parti social-démocrate dans le cadre de la société bourgeoise. Cependant, la force de la Révolution de 1917 mena Lénine bien au-delà de ses objectifs présumés et le parti bolchevique accéda au pouvoir sur toute la Russie. Cependant, ce parti savait qu’il ne pouvait rester au pouvoir et faire avancer le processus de socialisation qu’à la condition d’arriver à déclencher la révolution prolétarienne mondiale. Mais son activité dans ce domaine eut des résultats plutôt malheureux. En contribuant à renvoyer les ouvriers allemands dans les partis, les syndicats, le parlement, et à détruire le mouvement des conseils allemands, les bolcheviks prêtèrent main forte à l’écrasement de la révolution européenne naissante.

Le parti bolchevique, formé de révolutionnaires professionnels et de larges masses arriérées, restait isolé. Il ne pouvait pas développer un véritable système soviétique pendant les années de guerre civile, d’interventions étrangères, de déclin économique, d’échecs dans les tentatives de socialisation, et de mise sur pied d’une Armée Rouge improvisée. Quoique les soviets, développés par les mencheviks, soient étrangers au schéma bolchevique, c’est pourtant grâce à eux que les bolcheviks arrivèrent au pouvoir. Une fois la stabilisation du pouvoir assurée et le processus de reconstruction économique entamé, le parti bolchevique ne savait plus comment coordonner le système des soviets, qui n’était pas le sien, avec ses propres activités et ses décisions. Toutefois, réaliser le socialisme était aussi le désir des bolcheviks, et cela nécessitait l’intervention du prolétariat mondial.

Pour Lénine, il était essentiel de gagner les prolétaires du monde aux méthodes bolcheviques. Il était donc très gênant de constater que les ouvriers des autres pays, en dépit du grand triomphe obtenu par le bolchevisme, montraient peu d’inclination pour sa théorie et sa pratique, mais étaient plutôt attirés par le mouvement des conseils, qui apparaissaient alors dans plusieurs pays et particulièrement en Allemagne.

Ce mouvement des conseils ne pouvait plus être d’aucune utilité à Lénine en Russie. Dans les autres pays européens, il manifestait une tendance marquée à s’opposer aux soulèvements de type bolchevique. En dépit de l’énorme propagande entretenue par Moscou dans tous les pays, l’agitation menée par ce qu’on appelle l’ultra-gauche pour une révolution fondée sur le mouvement des conseils éveilla, ainsi que Lénine lui-même l’a souligné, un écho bien plus large que ne le firent tous les propagandistes envoyés par le parti bolchevique. Le parti communiste allemand, suivant l’exemple du bolchevisme, restait un petit groupe hystérique et bruyant, formé principalement d’éléments prolétarisés de la bourgeoisie, alors que le mouvement des conseils attirait à lui les éléments les plus déterminés de la classe ouvrière. Pour faire face à cette situation, il fallait renforcer la propagande bolchevique, il fallait attaquer « l’ultra-gauche » et renverser son influence en faveur du bolchevisme.

Puisque le système des soviets avait échoué en Russie, comment la « concurrence » radicale osait-elle essayer de prouver au monde que là où le bolchevisme lui même avait échoué en Russie, on pouvait réussir ailleurs en se passant de lui ? Pour se défendre, Lénine écrivit son pamphlet Le gauchisme, maladie infantile du communisme, dicté par la peur de perdre le pouvoir et par l’indignation devant le succès des hérétiques. Le pamphlet parut tout d’abord avec le sous-titre « Essai d’exposé populaire de la stratégie et de la tactique marxistes », mais ultérieurement cette phrase ambitieuse et idiote fut supprimée. C’en était trop. Cette bulle papale agressive, grossière et odieuse était une véritable aubaine pour tout contre-révolutionnaire. De toutes les déclarations programmatiques du bolchevisme, c’est celle qui révèle le mieux son caractère réel. C’est le bolchevisme mis à nu. Lorsqu’en 1935 Hitler supprima en Allemagne toute littérature communiste et socialiste, la publication et la diffusion du pamphlet de Lénine restèrent autorisées.

En ce qui concerne le contenu du pamphlet, nous ne nous intéressons pas ici à ce qu’il dit sur la Révolution russe, l’histoire du bolchevisme, la polémique entre le bolchevisme et les autres courants du mouvement ouvrier, ou les circonstances qui ont permis la victoire bolchevique. Notre seul propos sera d’analyser les arguments principaux qui, à l’époque de la controverse entre Lénine et « L’ultra-gauche », illustraient les différences décisives entre les deux adversaires.

III

Le parti bolchevique, originellement section social-démocrate Russe de la IIe Internationale, se constitua non en Russie, mais dans l’émigration. Après la scission de Londres en 1903, l’aile bolchevique de la social-démocratie russe se réduisait à une secte confidentielle. Les « masses » qui l’appuyaient n’existaient que dans le cerveau de ses chefs. Toutefois, cette petite avant-garde était une organisation strictement disciplinée, toujours prête pour les luttes militantes et soumise à des purges continuelles pour maintenir son intégrité. Le Parti était considéré comme l’académie militaire des révolutionnaires professionnels. Ses principes pédagogiques marquants étaient l’autorité indiscutée du chef, un centralisme rigide, une discipline de fer, le conformisme, le militarisme et le sacrifice de la personnalité aux intérêts du Parti. Ce que Lénine développait en réalité, c’était une élite d’intellectuels, un noyau qui, jeté dans la révolution, s’emparerait de la direction et se chargerait du pouvoir. Il est inutile de chercher à déterminer logiquement et abstraitement si une telle préparation à la révolution est juste ou erronée. Le problème doit se résoudre dialectiquement. Il faut soulever d’abord d’autres questions : quelle sorte de révolution était en gestation ? quel en était le but ?

Le Parti de Lénine travaillait, dans le cadre de la révolution bourgeoise tardive en Russie, au renversement du régime féodal tsariste. Dams ce type de révolution, plus la volonté du parti dirigeant est centralisée et orientée vers un seul but, plus aussi le processus de formation de l’État bourgeois a des chances de succès, plus aussi la position du prolétariat dans le cadre du nouvel État sera prometteuse. Toutefois ce qu’on peut considérer comme une heureuse solution des problèmes révolutionnaires dans une révolution bourgeoise ne peut pas passer en même temps pour la solution des problèmes de la révolution prolétarienne. La différence structurelle fondamentale entre la société bourgeoise et la nouvelle société socialiste exclut une telle ambivalence.

Selon la méthode révolutionnaire de Lénine, les chefs sont le cerveau des masses. Possédant l’éducation révolutionnaire appropriée, ils sont à même d’apprécier les situations et de commander les forces combattantes. Ils sont des révolutionnaires professionnels, les généraux de la grande armée civile. Cette distinction entre le cerveau et le corps, entre les intellectuels et les masses, les officiers et les simples soldats, correspond à la dualité de la société, de classe, à l’ordre social bourgeois. Une classe est dressée à commander, l’autre à obéir. C’est de cette vieille formule de classe que sortit la conception léniniste du Parti. Son organisation n’est qu’une simple réplique de la réalité bourgeoise. Sa révolution est objectivennent déterminée par les mêmes forces qui créent l’ordre social bourgeois, abstraction faite des buts subjectifs qui accompagnent ce processus.

Quiconque cherche à établir un régime bourgeois, trouvera dans le principe de la séparation entre le chef et les masses, entre l’avant-garde et la classe ouvrière, la préparation stratégique à une telle révolution. Plus la direction est intelligente, instruite et supérieure, plus les masses sont disciplinées et obéissantes, et plus aussi une telle révolution a de chances de réussir. En cherchant à accomplir la révolution bourgeoise en Russie, le parti de Lénine était donc tout à fait adapté à son objectif. Quand, toutefois, la révolution russe changea de nature, quand ses caractéristiques prolétariennes devinrent évidentes, les méthodes tactiques et stratégiques de Lénine perdirent leur valeur. S’il l’emporta en fin de compte, ce ne fut pas à cause de son avant-garde, mais bien du mouvement des soviets, qu’il n’avait pas du tout inclus dans ses plans révolutionnaires. Et quand Lénine une fois le triomphe de la révolution assuré par les soviets, décida une fois de plus de s’en passer, avec eux tout caractère prolétarien disparut de la révolution russe. Le caractère bourgeois de la révolution occupa à nouveau la scène, trouvant son aboutissement naturel dans le stalinisme. En dépit de son souci de la dialectique marxiste, Lénine était incapable de concevoir dialectiquement l’évolution historique des processus sociaux. Sa pensée restait mécaniste, suivant des schémas rigides. Pour lui, il n’existait qu’un seul parti révolutionnaire - le sien ; qu’une seule révolution - la révolution russe ; qu’une seule méthode - le bolchevisme. Et ce qui avait réussi en Russie devait réussir aussi en Allemagne, en France, en Amérique, en Chine et en Australie. Ce qui était correct pour la révolution bourgeoise russe, l’était aussi pour la révolution prolétarienne mondiale. L’application monotone d’une formule découverte une fois pour toutes évoluant dans un cercle égocentrique où n’entraient en considération ni l’époque ni les circonstances, ni les niveaux de développement, ni les réalités culturelles, ni les idées ni les hommes. Avec Lénine, c’était l’avènement du machinisme en politique [1] : il était le « technicien », « l’inventeur » de la révolution, le représentant de la volonté toute-puissante du chef. Toutes les caractéristiques fondamentales du fascisme existaient dans sa doctrine, sa stratégie, sa « planification sociale » et son art de manier les hommes. Il ne pouvait pas saisir la profonde signification révolutionnaire du rejet par la gauche de la politique traditionnelle de parti. Il ne pouvait pas comprendre la véritable importance du mouvement des soviets pour l’orientation socialiste de la société. Il ignorait les conditions requises pour la libération des ouvriers. Autorité, direction, force, exercées d’un côté, organisation, encadrement, subordination de l’autre - telle était sa manière de raisonner. Discipline et dictature sont les mots qui reviennent le plus souvent dans ses écrits. On comprend donc aisément pourquoi il ne pouvait ni accepter ni apprécier les idées et les actions de « l’ultra-gauche », qui refusait sa stratégie et réclamait ce qui, de toute évidence, était indispensable à la lutte révolutionnaire pour le socialisme - à savoir que les ouvriers prennent une fois pour toutes leur sort en main.

IV

La prise en mains par les ouvriers de leur propre libération - problème central du socialisme, - tel était l’objet fondamental de toutes les polémiques entre les ultra-gauches et les bolcheviks. Le désaccord sur la question du parti trouvait son parallèle dans le désaccord sur les syndicats. L’ultra-gauche estimait qu’il n’y avait désormais plus de place pour les révolutionnaires au sein des syndicats, qu’il était au contraire nécessaire pour eux de construire leurs propres cadres organisationnels à l’intérieur des usines, des lieux de travail communs [2]. Pourtant, grâce à leur autorité usurpée, les bolcheviks avaient réussi dès les premières semaines de la révolution allemande à convaincre les ouvriers de retourner dans les syndicats capitalistes réactionnaires. Pour attaquer les ultra-gauches, pour les dénoncer comme contre-révolutionnaires, Lénine utilise une fois de plus dans son pamphlet ses formules mécanistes. Son argumentation contre la position de la gauche ne se réfère pas aux syndicats allemands, mais aux expériences syndicales des bolcheviks en Russie. Il est généralement admis qu’à leurs débats les syndicats jouèrent un rôle important dans la lutte de classe prolétarienne. Les syndicats en Russie étaient tout jeunes et ils justifiaient l’enthousiasme de Lénine. Toutefois, la situation était différente dans les autres pays. D’utiles et progressistes qu’ils étaient à leurs débuts, les syndicats s’étaient transfomés dans les vieux pays capitalistes en obstacles à la libération des ouvriers. Ils étaient devenus des instruments de la contre-révolution, et la gauche allemande avait tiré les conclusions de cette évolution.

Lénine lui-même se vit obligé de constater qu’avec le temps s’était constituée une couche « d’aristocratie ouvrière exclusivement corporatiste, arrogante, suppôt de l’impérialisme, petite-bourgeoise, corrompue et dégénérée » C’est cette guilde de la corruption, cette direction de gangsters qui est aujourd’hui à la tête du mouvement syndicaliste dans le monde et vit sur le dos des travailleurs. C’était à ce mouvement syndical que se référait l’ultra-gauche lorsqu’elle demandait aux ouvriers de le déserter. Lénine, cependant, avançait démagogiquement l’exemple du jeune mouvement syndical russe qui, lui, ne partageait pas les caractéristiques des vieux syndicats des autres pays. A partir d’une expérience spécifique, correspondant à une période donnée et à des circonstances particulières, il estimait possible de tirer des conclusions applicables à l’échelle mondiale. D’après son argumentation, le révolutionnaire doit toujours être là où se trouvent les masses. Mais où sont-elles réellement ? Dans les bureaux du syndicat ? Aux réunions d’adhérents ? Aux rencontres secrètes entre dirigeants syndicaux et représentants du Capital ? Non, les masses sont dans les usines, sur leurs lieux de travail, et c’est là qu’il est nécessaire de rendre efficace leur coopération et de renforcer leur solidarité. L’organisation d’usine, le système des conseils, telle est l’organisation authentique de la révolution, qui doit remplacer tous les partis et tous les syndicats.

Dans les organisations d’usine, il n’y a pas de place pour les professionnels de la direction ; il n’y a plus de séparation entre chefs et subordonnés, de distinction entre intellectuels et simples militants. C’est un cadre qui décourage les manifestations d’égoïsme, l’esprit de rivalité, la corruption et le philistinisme. Là, les ouvriers doivent prendre en main leurs propres affaires.

Mais pour Lénine, il en allait autrement. Il voulait maintenir les syndicats ; les transformer de l’intérieur, remplacer les permanents social-démocrates par des permanents bolcheviques, substituer une bonne à une mauvaise bureaucratie. La mauvaise s’épanouit dans la social-démocratie, la bonne dans le bolchevisme. Entre temps, vingt ans d’expérience ont démontré l’inanité d’une telle conception. Suivant les conseils de Lénine, les communistes ont essayé toutes les méthodes possibles pour réformer les syndicats. Le résultat fut nul. Nulle également leur tentative pour constituer leurs propres syndicats. La concurrence syndicale entre social-démocrates et bolcheviks était une concurrence dans la corruption. Dans ce processus même, les énergies révolutionnaires des ouvriers se sont consumées. Au lieu de concentrer leurs forces pour lutter contre le fascisme, les ouvriers ont fait les frais d’une expérience absurde et vaine au profit de diverses bureaucraties. Les masses ont perdu confiance en elles-mêmes et en « leurs » organisations. Elles se sont senties trompées. Les méthodes propres au fascisme : dicter chaque pas aux ouvriers, empêcher l’éveil de l’initiative, saboter tout embryon de conscience de classe, démoraliser les masses par des défaites répétées, et les rendre impuissantes, toutes ces méthodes avaient déjà été éprouvées au cours des vingt années de travail accomplies dans les syndicats selon les principes bolcheviques. La victoire du fascisme fut d’autant plus facile que les dirigeants ouvriers dans les syndicats et les partis avaient déjà modelé pour lui le matériau humain capable de se couler dans son moule.

V

Sur la question du parlementarisme également, Lénine apparaît comme le défenseur d’une illusion politique dépassée, devenue un obstacle à l’évolution politique et un danger pour l’émancipation prolétarienne. Les ultra-gauches combattaient le parlementarisme sous toutes ses formes. Ils refusaient de participer aux élections et ne respectaient pas les décisions parlementaires. Lénine, toutefois, consacrait beaucoup d’énergie aux activités parlementaires et y accordait une grande importance. L’ultra-gauche déclarait le parlementarisme historiquement dépassé, même comme simple tribune d’agitation, et n’y voyait qu’une perpétuelle source de corruption tant pour les parlementaires que pour les ouvriers. Le parlementarisme endormait la conscience révolutionnaire et la détermination des masses, en entretenant l’illusion de réformes légales. Dans les moments critiques, le parlement se transformait en arme de la contre-révolution. Il fallait le détruire ou bien, au pire, le saboter. Il fallait combattre la tradition parlementaire dans la mesure où elle jouait encore un rôle dans la prise de conscience prolétarienne. Pour prouver le contraire, Lénine créa une astucieuse distinction entre institutions dépassées historiquement et institutions dépassées politiquement. Assurément, arguait-il, le parlementarisme est dépassé histonquement, mais non pas politiquement, et c’est un fait avec lequel il faut compter. Il faut participer au parlement parce qu’il joue encore un rôle politique. Quel argument ! Le capitalisme, lui aussi, n’est dépassé qu’historiquement. Selon la logique de Lénine, il n’est donc pas possible de le combattre d’une manière révolutionnaire. Il conviendrait plutôt de trouver un compromis. L’opportunisme, le marchandage, le maquignonnage politique - telles seraient les conséquences de la tactique de Lénine. La monarchie, elle aussi, joue encore un rôle politique. D’après Lénine, les ouvriers n’auraient pas le droit de la supprimer mais devraient élaborer une solution de compromis. Il en irait de même pour l’Église à laquelle de plus, appartiennent de larges couches du peuple. Un révolutionnaire, insistait Lenine, doit être là ou sont les masses. La cohérence l’obligerait donc à dire : « Entrez dans l’Église, c’est votre devoir révolutionnaire. » Et enfin, il y a le fascisme. Un jour viendra où le fascisme lui aussi, sera un anachronisme historique mais non politique. Que faire alors ? Accepter l’évidence et conclure un compromis avec le fascisme. Suivant le raisonnement de Lénine, un pacte entre Staline et Hitler prouverait seulement que Staline est en réalité le meilleur disciple de Lénine. Et il ne serait pas du tout surprenant que dans le proche futur, les agents bolcheviques glorifient le pacte entre Moscou et Berlin comme la seule tactique révolutionnaire.

La position de Lénine sur la question du parlementarisme n’est qu’une preuve supplémentaire de son incapacité à comprendre les nécessités et les caractéristiques fondamentales de la révolution prolétarienne. Sa révolution est entièrement bourgeoise ; c’est une lutte pour conquérir la majorité, pour s’assurer les positions gouvernementales et mettre la main sur l’appareil législatif. Il estimait réellement important de gagner autant de votes que possible lors des campagnes électorales, d’avoir une puissante fraction bolchevique dans les parlements, de contribuer à déterminer la forme et le contenu de la législation, de participer à la direction politique. Il ne remarquait pas du tout que de nos jours le parlementarisme n’est qu’un simple bluff, un trompe-l’œil, et que le véritable pouvoir de la société bourgeoise se situe dans des sphères tout à fait différentes ; que, malgré toutes les défaites parlementaires possibles, la bourgeoisie détiendrait encore des moyens suffisants d’imposer sa volonté et ses intérêts dans les secteurs non parlementaires. Lénine ne voyait pas les effets démoralisants du parlementarisme sur les masses, il ne remarquait pas l’effet débilitant de la corruption parlementaire sur la morale publique. Les politiciens parlementaires corrompus craignaient pour leur revenu. Il y eut une époque, dans l’Allemagne préfasciste, où les réactionnaires pouvaient faire passer au parlement n’importe quelle loi en menaçant simplement de provoquer sa dissolution.

Quoi de plus terrible pour les parlementaires qu’une telle menace qui impliquait la fin de leurs revenus faciles ! Pour éviter cela, ils étaient prêts à tout. Et en va-t-il autrement aujourd’hui en Allemagne, en Russie, en Italie ? Les pantins parlementaires n’ont aucune opinion, aucune volonté, ils ne sont rien de plus que les serviteurs de leurs maîtres fascistes.

Il n’y a aucun doute que le parlementarisme est entièrement dégénéré et corrompu. Mais pourquoi le prolétariat n’a-t-il pas mis un terme à la détérioration d’un instrument politique qu’il avait autrefois utilisé à ses fins ? Supprimer le parlementarisme par un acte d’héroisme révolutionnaire aurait été beaucoup plus utile et instructif pour la prise de conscience prolétarienne que ne l’est la misérable comédie à laquelle a abouti le parlementarisme dans la société fasciste. Mais une telle attitude était foncièrement étrangère à Lénine comme elle l’est aujourd’hui à Staline. Le souci de Lénine n’était pas de libérer les ouvriers de leur esclavage mental et physique. Il n’était pas préoccupé par la fausse conscience des masses ni par leur auto-aliénation en tant qu’êtres humains. Le problème, pour lui, se ramenait à un problème de pouvoir. Comme un bourgeois, il pensait en termes de gains et pertes, de plus et de moins, de crédit et de débit ; et toutes ses évaluations d’homme d’affaires ne concernent que des phénomènes externes : nombres d’adhérents, nombre de votes, sièges au parlement, postes de direction. Son matérialisme est un matérialisme bourgeois, raisonnant sur des mécanismes et non sur des êtres humains. Lénine n’est pas capable de penser réellement en termes socio-historiques. Pour lui, le parlement est le parlement : un concept abstrait dans le vide, revêtant la même signification dans tous les pays, à toutes les époques. Certes, il reconnaît que le parlementarisme traverse diverses phases évolutives, et il le signale dans son argumentation, mais il n’applique cette constatation ni dans sa théorie ni dans sa pratique. Dans ses polémiques en faveur du parlement, il brandit l’exemple des premiers parlements de la période ascendante du capitalisme, pour ne pas rester à court d’arguments. Et s’il attaque les parlements dégénérés, c’est du point de vue des parlements de création récente, pourtant dépassés depuis longtemps. En bref, il décide que la politique est l’art du possible, alors que pour les ouvriers la politique est l’art de la révolution.

VI

Il reste à analyser la position de Lénine sur la question des compromis. Pendant la [1ère] Guerre mondiale, la social-démocratie allemande se vendit à la bourgeoisie. Cependant, bien malgré elle, elle hérita de la révolution allemande. Cela fut possible dans une large mesure grâce à la Russie qui eut sa part de responsabilité dans l’élimination du mouvement allemand des conseils. Le pouvoir qui était tombé dans les bras de la social-démocratie fut gaspillé en pure perte. La social-démocratie se contenta de renouer avec sa vieille politique de collaboration de classes, satisfaite de partager le pouvoir avec la bourgeoisie sur le dos des travailleurs pendant la période de reconstruction du capitalisme. Les ouvriers radicaux allemands opposèrent à cette trahison le slogan : « Pas de compromis avec la contre-révolution. » Il s’agissait là d’un cas concret, d’une situation spécifique, qui appelait une décision tranchée. Lénine, incapable de reconnaître les enjeux véritables, fit de cette question concrète un problème abstrait. Avec des airs de général et l’infaillibilité d’un cardinal, il tenta de convaincre les ultra-gauches que les compromis avec les adversaires politiques sont, en toutes circonstances, un devoir révolutionnaire. En lisant aujourd’hui les passages du pamphlet de Lénine qui traitent des compromis, on ne peut s’empêcher de rapprocher les remarques faites par Lénine en 1920 et l’actuelle politique de compromis menée par Staline. Il n’y a pas un des défauts mortels de la théorie bolchevique qui ne soit devenu une réalité sous Staline.

D’après Lénine, les ultra-gauches auraient dû être prêts à signer le Traité de Versailles. Pourtant le parti communiste, toujours en accord avec Lénine, conclut un compromis avec les hitlériens et protesta avec eux contre ce même traité. Le « national-bolchevisme », prôné en 1919 en Allemagne par l’oppositionnel de gauche Laufenberg, fut critiqué par Lénine comme une « absurdité criante » [3]. Mais Radek et le parti communiste, suivant toujours les principes de Lénine, conclurent un compromis avec le nationalisme allemand, protestèrent contre l’occupation du bassin de la Ruhr et célébrèrent le héros national Schlageter [4]. La S. D. N. était, pour reprendre les termes de Lénine, « une bande de voleurs capitalistes et de bandits » que les ouvriers devaient combattre avec la dernière énergie. Pourtant, Staline, suivant la tactique de Lénine, élabora un compromis avec ces mêmes bandits et l’U. R. S. S. entra à la S. D. N. Le concept de « peuples » (Folk) est pour Lénine une concession criminelle faite à l’idéologie contre-révolutionnaire de la petite-bourgeoisie. Cela n’empêcha pas les léninistes Staline et Dimitrov de réaliser un compromis avec la petite bourgeoisie pour lancer le mouvement loufoque des « Fronts populaires ». Aux yeux de Lénine, l’impérialisme était le plus grand ennemi du prolétariat mondial, et contre lui il fallait mobiliser toutes les forces. Mais Staline, en parfait léniniste, une fois de plus, est très occupé à mijoter une alliance avec l’impérialisme hitlérien. Est-il besoin d’exemples supplémentaires ? L’expérience historique nous apprend que tous les compromis conclus entre la révolution et la contre-révolution ne peuvent profiter qu’à cette dernière. Toute politique de compromis est une politique de banqueroute pour le mouvement révolutionnaire. Ce qui avait débuté comme un simple compromis avec la social-démocratie allemande, a abouti à Hitler. Ce que Lénine justifiait comme un compromis nécessaire a abouti à Staline. En diagnostiquant comme « maladie infantile du communisme » le refus révolutionnaire des compromis, Lénine souffrait de la maladie sénile de l’opportunisme, du pseudo-communisme.

VII

Analysée d’un point de vue critique, la description du bolchevisme tracée dans le pamphlet de Lénine présente les principales caractéristiques suivantes : Le bolchevisme est une doctrine nationaliste. Conçue à l’origine essentiellement pour résoudre un problème national, elle se vit plus tard élevée au rang d’une théorie et d’une pratique de portée internationale, et d’une doctrine générale. Son caractère nationaliste est aussi mis en évidence par son soutien aux luttes d’indépendance nationale menées par les peuples assujettis.

2. Le bolchevisme est un système autoritaire. Le sommet de la pyramide sociale est le centre de décision déterminant. L’autorité est incarnée dans la personne toute-puissante. Dans le mythe du leader, l’idéal bourgeois de la personnalité trouve sa plus parfaite expression.

3. Organisationnellement, le bolchevisme est hautement centralisé. Le comité central détient la responsabilité de toute initiative, instruction ou ordre. Les dirigeants de l’organisation jouent le rôle de la bourgeoisie ; l’unique rôle des ouvriers est d’obéir aux ordres.

4. Le bolchevisme est une conception activiste du pouvoir. Concerné exclusivement par la conquête du pouvoir politique, il ne se différencie pas des formes de domination bourgeoises traditionnelles. Au sein même de l’organisation, les membres ne jouissent pas de l’autodétermination. L’armée sert au Parti de modèle d’organisation.

5. Le bolchevisme est une dictature. Utilisant la force brutale et des méthodes terroristes, il oriente toutes ses fonctions vers l’élimination des institutions et des courants d’opinion non bolcheviques. Sa « dictature du prolétariat » est la dictature d’une bureaucratie ou d’une seule personne.

6. Le bolchevisme est une méthode mécaniste. L’ordre social qu’il vise est fondé sur la coordination automatique, la conformité obtenue par la technique et le totalitarisme le plus efficace. L’économie centralement « planifiée » réduit sciemment les questions socio-économiques à des problèmes technico-organisationnels.

7. La structure sociale du bolchevisme est de nature bourgeoise. Il n’abolit nullement le système du salariat et il refuse l’appropriation par le prolétariat des produits de son travail. Ce faisant, il reste fondamentalement dans le cadre des relations de classes bourgeoises, et perpétue le capitalisme.

8. Le bolchevisme n’est un élément révolutionnaire que dans le cadre de la révolution bourgeoise. Incapable de réaliser le système des soviets, il est par là même incapable de transformer radicalement la structure de la société bourgeoise et de son économie. Ce n’est pas le socialisme qu’il instaure, mais le capitalisme d’État.

9. Le bolchevisme n’est pas une étape de transition qui déboucherait ultérieurement sur la société socialiste. Dans le système des soviets, sans la révolution radicale et totale des hommes et des choses, il ne peut remplir l’exigence socialiste primordiale, qui est de mettre fin à l’aliénation humaine engendrée par le capitalisme. Il représente la derniere étape de la société bourgeoise, et non le premier pas vers une nouvelle société.

Ces neuf points fondent une opposition irréconciliable entre le bolchevisme et le socialisme. Ils illustrent avec toute la clarté nécessaire le caractère bourgeois du mouvement bolchevique et sa proche parenté avec le fascisme. Nationalisme, autoritarisme, centralisme, direction du chef, politique de pouvoir, règne de la terreur, dynamiques mécanistes, incapacité à socialiser - tous ces traits fondamentaux du fascisme existaient et existent dans le bolchevisme. Le fascisme n’est qu’une simple copie du bolchevisme. Pour cette raison, la lutte contre le fascisme doit commencer par la lutte contre le bolchevisme.

[1] Staline proclamait Lénine « le génial mécanicien de la locomotive de l’histoire ». On trouve de multiples exemples de cette conception mécaniste dans la prose bolchevique, et ce dans tous les domaines. Citons ainsi cet extrait d’un poème publié par un jeune poète bolchevique dans la revue du comité central du Komsomol « La Jeune Garde » n° 10, 1926, p. 47 : « Ne va pas chez la vierge /son innocence est chargée d’une trop langoureuse tristesse/trop de doutes assoupis gonflent sa poitrine : tu trouveras chez la prostituée la précision et l’éclat d’une machine... C’est la voix des siècles futurs/le chant triomphal de l’industrie/annonçant la chute des chaînes de l’amour/brisées par le puissant génie de la technique... »

[2] Sur la politique des "ultra-gauches » vis-à-vis des syndicats et du parlement, voir : Réponse à Lénine de H. GORTER, Librairie Ouvriere, 1930 et Serge Bricianer. Pannekoek et les conseils ouvriers, E.D.I, 1969.

[3] Laufenberg (1872-1932). Un des organisateurs de l’opposition ultra-gauche à Hambourg. Laufenberg et Wolffheim avaient prôné dès octobre 1918 « la thèse de la nécessaire transformation de la révolution en guerre populaire révolutionnaire contre les impérialistes de l’Entente, en alliance avec la Russie soviétique ». cf. Pierre Brou, Révolution en Allemagne Éd. de Minuit, 1971, p. 317.

[4] Le nationaliste Schlageter avait été fusillé par les troupes française lors de l’occupahon de la Ruhr. Il donna son nom à la campagne menée par le K. P. D. pour atirer les éléments nationalistes petits-bourgeois influences par la propagande fasciste. C’est dans cette optique que Radek prononça un discours fameux, dans lequel il déclarait notamment : « La cause du peuple devenue la cause de la nation celle-ci à son tour devient la cause du peuple. » (in Ossip Flechtheim, Le parti communiste allemand sous la république de Weimar, Maspero, Paris 1972. p 118).

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