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[Palestine] Le désespoir de la haine face aux passeurs d'espoir

Anonyme, Wednesday, June 7, 2006 - 03:28

Par RUBY BIRD -

ENTRETIEN POSTHUME
DE L’INTELLECTEL/MILITANT SAMIR KASSIR
Revue d’Etudes Palestiniennes – Revue trimestrielle publié par l’Institut des Etudes Palestiniennes.

Entretien effectué à l’origine par Joumana Haddad le 12 juin 2005, elle est responsable des pages culturelles du quotidien An-Nahar à Beyrouth. Traduit de l’Arabe par Farouk Mardam-Bey.
Samir Kassir est né en 1960 et est mort le 2 juin 2005 assassiné. Il fut de 1986 à 1994 membre de la rédaction de la Revue des Etudes Palestiniennes. Intellectuel engagé, esprit brillant, écrivain et fin analyste.

Suit de courts extraits le l’interview, que j’ai choisis.

- « Ce que j’appelle « malheur » arabe n’est pas seulement une impasse du développement. Il a ceci de particulier qu’il tient davantage dans les perceptions et les sentiments que dans les chiffres. A commencer par l’idée, largement répandue et profondément ancrée, que l’avenir est obstrué. Devant le mal qui rongerait ce monde, il n’y aurait pas de rémission possible. L’emblème de ce « malheur » est incontestablement l’impuissance. Impuissance à être ce qu’on pense devoir être, à agir pour affirmer la volonté d’être, ne serait-ce que comme une possibilité, face à l’Autre qui vous nie, vous méprise et maintenant, de nouveau, vous domine. Et ce « malheur » n’a pas toujours été. Il y a seulement 3 ou 4 décennies, les Arabes pouvaient encore se projeter avec optimisme dans l'avenir, avec le sentiment d’être redevenus acteurs de leur histoire… »

- « Cela dit, de tout le monde colonial, les Arabes sont bien les seuls à n’avoir cessé, tout au long du 20ème siècle, de subir les stratégies de puissance que leur géographie semble en permanence appeler sur eux leur indépendance n’était pas encore acquise quand ils ont subi l’installation parmi eux d’un Etat étranger qui se présente comme le relais de l’Occident. Tel est au fond le sens de la Nakba de Palestine. Catastrophe, elle l’est d’abord, évidemment, pour son peuple, mais elle l’est aussi pour tous les Arabes parce qu’elle leur signifie que la domination étrangère, qui semblait devoir s’estomper à la suite de la seconde guerre mondiale, reste à demeure chez eux et que, face à cette menace, ils restent désarmés comme ils l’avaient été au sortir de la Grande Guerre. »

- « Et qui peut imaginer que Hoda Sha’râwî a ôté son voile en public au Caire, en 1922 ? C’était l’aboutissement d’un long processus dans lequel le livre de Qâsim Amîn, publié à la fin du 19ème siècle, a joué un rôle considérable. La bataille du voile s’est soldé par la victoire du dévoilement. A l’inverse de la Turquie, le recul du voile n’était pas le résultat d’une politique autoritaire, et c’est bien cela qui en a fait une révolution. Dans les années 60, le voile était devenu suffisamment rare pour être remarqué. Mais 10 ans plus tard, on est malheureusement revenu au monde d’avant Hoda Sha’râwî, et ce n’est pas un hasard si cela a coïncidé avec l’avènement du « temps du malheur ».

- « Les Libanais n’ont pas totalement réalisé que ce qu’ils venaient de réussir en recouvrant leur indépendance ne leur appartenait pas exclusivement. L’Intifada de l’Indépendance, en dépit de son importance capitale dans l’histoire des mouvements populaires arabes, ne trouvera la place qu’elle mérite dans la conscience arabe qu’une fois clarifiée sa finalité démocratique. Cette image éclatante du Liban et des Libanais, celle des immenses rassemblements au cœur de Beyrouth, disparaîtra ou du moins se ternira si elle n’est pas confirmée par une pratique politique réellement novatrice. »

- « Le seul objectif commun était la libération de la tutelle syrienne. Et même si l’on parlait souvent de changement et de réformes, on est resté très évasif sur le contenu de ces réformes. La fidélité à l’esprit du 14 mars consiste à considérer ce jour comme le point de départ d’un long processus politique. La tutelle du régime syrien sur le Liban n’a pas été abolie en un seul jour de manifestation en février ou mars 2005, mais par de longues luttes et beaucoup de sacrifices. La politique ne doit pas rester l’apanage des politiciens. Et nous devons bannir l’abattement, la frustration et le désespoir par la fidélité justement au 14 mars. »

- « Il est en tout cas honteux qu’on pense toujours, après le 14 mars, à attribuer tel ou tel poste de commande à des hommes pour leur soumission aux dictateurs du régime syrien. Il est de même honteux que tout homme politique maronite, pour la seule raison qu’il est né dans cette communauté, se propose d’être candidat à la candidature pour le poste de président de la République. Il est honteux de promouvoir des opposants du dernier quart d’heure ou ceux dont la candidature même constitue une provocation. »

- « C’est pourquoi j’ai dit que l’opposition ne peut vaincre que si elle adopte cette idée qu’après la fin de la tutelle baasiste, le Liban est à inventer, et non à restaurer. J’ajoute que ceux qui, dans l’opposition, mettent en doute de l’arabité du Liban nuisent considérablement à la cause de leur pays au moment où l’opinion publique arabe a les yeux braqués sur le Liban, avec l’espoir qu’un changement démocratique chez nous soit suivi d’effets chez eux. Et évitons de prendre cet air de supériorité sur les autres Arabes : n’oublions pas que l’opposition a longtemps compté sur les chaînes satellitaires arabes pour briser le silence imposé par le système sécuritaire à nos propres télévisions. »

- « Certes, Arafat n’a pas réussi à établir l’indépendance nationale, il n’a pas su jeter les fondements de l’Etat auquel aspirent les Palestiniens. On est loin aussi, très loin, du droit au retour des réfugiés palestiniens. Mais peut-on honnêtement reprocher ces échecs à Arafat alors que la responsabilité incombe aux Etats arabes qui n’ont pas été dans cette affaire des Etats dignes de ce nom, et encore moins arabes. Ce qu’on doit reconnaître à Arafat c’est d’avoir affronté avec ténacité, jusqu’aux portes de Jérusalem, dans des conditions toujours très difficiles, et en restant toujours au milieu de son peuple, une puissance redoutable qui dispose de moyens sans bornes, y compris nucléaires. Et malgré les déboires militaires de la résistance palestinienne, malgré les tares de l’Autorité Nationale, malgré le désordre actuel, Arafat aura été le principal facteur du retour de la Palestine sur la carte du monde, et d’abord sur la carte du monde arabe. »

- « Le rôle des pays occidentaux est capital. Il n’y a pas de sécurité sans libertés, mais pour que le libéralisme politique gagne la partie, ce que je souhaite de tout mon être, il faut que l’Occident ne soit pas libéral uniquement à l’intérieur de ses frontières, mais à l’extérieur aussi, c’est-à-dire au Proche-Orient. Il doit cesser de soutenir ouvertement ou dans les coulisses nos régimes dictatoriaux, même ceux qu’il considère comme « modérés » et comme « alliés » contre le terrorisme. L’importance géostratégique du Moyen-Orient ne saurait justifier en aucun cas le refus opposé aux peuples de jouir de tous leurs droits, y compris le droit à l’autodétermination. Je pense là en particulier aux Palestiniens. »

- « Dès sa genèse et jusqu’aux années 50, l’affaire de Palestine a été perçue à Paris à travers le prisme colonial. Comme la Grande-Bretagne, ce fut en fonction de ses appétits sur cette terre qu’elle croyait à elle promise, avec le reste de la Syrie, que la France se détermina face au projet sioniste. Hostile d’abord, accommodante ensuite, de nouveau réservée, enfin ralliée dans l’enthousiasme de son personnel politique au front des partisans du nouvel Etat d’Israël, son attitude fut constamment en fonction de ses rapports avec le domaine colonial qu’elle avait investi. L’obsession de l’Afrique du Nord atteindra son paroxysme dans les années 50 pour porter la crise de l’empire colonial français à son point de rupture et aboutir à l’ouverture de Suez, puis à la fourniture à Israël, quasiment clé en main, de la technologie de la bombe atomique. Mais ce fut aussi le souci du Maghreb qui, une fois refermée la page de l’empire, commanda l’inversion des signes entreprise par le Général de Gaulle et la cristallisation d’une « politique arabe ». »

- « La décision prise par le gouvernement israélien de se retirer du Liban n’a suscité dans les milieux officiels en Syrie et au Liban que confusion et désarroi. La réussite de la résistance s’est traduite par un désappointement géopolitique car la fin de l’occupation israélienne privait la Syrie de son arme la plus efficace dans l’arène régionale. D’autant plus que le retrait israélien rendait plus crédible la revendication libanaise d’un retrait syrien. La mort de Hafez El-Assad deux semaines après la libération du sud, reposait en même temps avec acuité la question de l’avenir de son régime. »

- « Ce que Beyrouth a fait de plus important, c’est d’avoir réinventé l’avenir arabe. Beyrouth a prouvé que le visage de l’arabité n’est pas forcément renfrogné. Les jeunes, garçons et filles, qui ont fait tomber le Gouvernement sont les mêmes qu’on critique parce qu’ils fréquentent les cafés et les boîtes de nuit de la rue Monod… La liberté, qui signifie entre autres une ouverture sur le monde extérieur, est ce qui fera toujours de Beyrouth un intermédiaire entre un monde qui bouge et se transforme et des pays arabes qui semblaient, il y a peu, totalement immobiles. C’est la plus belle résurrection que pouvait connaître cette capitale longtemps ravagée par la guerre. »

- « En 1976, le Liban était apparu méconnaissable par rapport à ce qu’il avait été avant la guerre. Il l’était encore plus au début de 1982. Les apparences de normalité retrouvées, loin de consolider les tendances centripètes, confirmaient les transformations de la géographie urbaine du Liban central. Chez les Chrétiens, l’existence d’une configuration quasi institutionnelle, l’Etat-dans-l’Etat développé par Béchir Gémayel, confortait la tendance de la population à se percevoir comme une société à part entière, définie par sa seule identité communautaire, et qui se traduisit par la généralisation de l’expression « société chrétienne ». En revanche, chez les musulmans, et surtout chez les chiites, l’identité communautaire, qui bénéficiait de l’effacement de la gauche, se reformulait dans le sens d’un ralliement à l’Etat. Cependant, avec la compartimentation du territoire, l’idée d’une vie nationale commune devenait une abstraction, au mieux une espérance. »

- « Je rêve d’un pays qui s’enrichit de ses différences, un pays libéré des contraintes confessionnelles et claniques, d’un Etat qui appartienne à tous les citoyens, et à eux seuls. Je rêve d’une justice indépendante, d’une assemblée vraiment représentative du peuple. Je rêve d’en Etat qui échappe aux allégeances et cloisonnements confessionnels, d’une société libre qui évolue dans le respect du principe d’égalité, transgressant les allégeances imposées ; rejetant les divisions alimentées par les services de renseignement. Je rêve d’une profonde réforme de l’université libanaise et plus généralement, de l’école publique. Je rêve d’un gouvernement attentif aux doléances des citoyens, doté à la fois d’une morale républicaine au-dessus de tout soupçon et d’une efficacité administrative moderne. Je rêve d’une culture démocratique qui renouvelle la pensée arabe, qui s’engage pour la libération de la Palestine, qui n’a pas peur de militer pour la liberté en Syrie et en Irak. »

JEAN-JACQUES ROUSSEAU
-L’HOMME QUI CROYAIT EN L’HOMME
Marc-Vincent Howlett (Découvertes Gallimard)
Suit quelques courts extraits de l’extraordinaire vie d’un humaniste avant son heure.

« En 1737, Jean-Jacques aborde sa majorité… Cette majorité, il la repousse, il ne veut pas la voir… Il rédige son testament, mais la mort lui échappe… Il se plaint : sa correspondance est truffée de griefs et de propos acerbes. Il se sait délaissé par Maman ; sans argent, il lui en réclame à tout propos… Jean-Jacques lit avec passion, aussi bien des traités mathématiques… que des essais philosophiques… et des livres d’éducateurs… Les romans ne sont pas délaissés… pour se distraire des rigueurs de l’étude, il court la campagne et commence à s’intéresser aux plantes et aux fleurs. En 1740, Rousseau a 28 ans, il n’est, à ses yeux, qu’un « honnête homme maltraité de la fortune »… Résolument moderniste, il construit une « pédagogie » autour de trois principes : former le cœur, former le jugement, former l’esprit ; chacun de ces termes impliquant les autres. C’est en conservant l’excellence du cœur de l’enfant que l’on peut espérer édifier un jugement de raison et un esprit bien formé. Des pans entiers de l’Emile sont déjà ébauché… Durant cette année 1742, Jean-Jacques fait feu de tout bois. Il a des idées sur tout et veut les exprimer au plus vite. A l’oisiveté qui cachait sa lente initiation s’est substituée l’exigence d’une œuvre à faire… Il demande à Marivaux de corriger et d’annoter son « Narcisse », il sollicite auprès de M. de Fontenelle quelques conseils pour bien gouverner sa vie… de l’atmosphère fiévreuse du Paris de l’intelligence, tous les rêves sont possibles… Il a 30 ans. « Je connais trop la triste fatalité qui me poursuit pour compter sur un bien capable de me rendre heureux. »… On lui trouve une place de secrétaire auprès de M. de Montaigu – ambassadeur de France à Venise. Après l’Académie, la diplomatie : des lieux bien officiels pour un esprit déchiré entre la soif de reconnaissance sociale et l’incapacité à lier des relations seulement mondaines… Jean-Jacques vit de plus en plus mal dans un univers qui se résume au décodage des courriers diplomatiques et à la rédaction des missives de l’ambassadeur, écritures qui vont à l’encontre de son désir de communication immédiate… Paris ne l’attend guère. On évite cet austère et rigide orgueilleux. Jean-Jacques ne demande plus rien par peur de devoir, à présent, quémander... La musique le sort de ce silence hostile… Jean-Jacques se trouve livré à deux célébrités de cette dernière moitié du siècle : l’occasion est bonne de frayer avec les meilleurs. Il écrit à Voltaire, implore qu’il s’intéresse à son travail… La gloire n’est décidément pas pour lui… En cette année 1745, l’homme aux multiples émois amoureux et aux conquêtes féminines incertaines… lie son sort à Thérèse Levasseur, une jeune femme de 23 ans que chacun s’entend et s’entendra à mépriser. Jean-jacques a 33 ans. Il lui en reste autant à vivre : il les passera avec Thérèse… Jean-Jacques avoue une certaine timidité devant ces êtres de fièvre et de conquête. Diderot l’incite à prendre la parole, à la délivrer de cette inhibition qui sied à tous les orgueilleux, à la traduire en actes d’écriture jusqu’à l’excès… Diderot, Condillac et Rousseau se réunissant une fois par semaine… L’idée est lancée d’écrire, à tour de rôle, dans un périodique, Le Persifleur, afin d’engager la lutte philosophique… On lui propose de discourir sur les ouvrages de son temps…

Rien ne sera étranger à sa verve dévastatrice et il maniera la singularité et la sincérité jusqu’à la « folie »… Diderot, qui a en charge l’Encyclopédie depuis 1747, lui propose de rédiger tous les articles concernant la musique… Le ressentiment grandit : il a pour femme la pauvre Thérèse ; les dames et les hautes figures du pouvoir se jouent de lui, l’intérêt qu’on lui porte est à la mesure des tâches qu’on lui propose : jamais plus qu’une modeste responsabilité ne couvrant que les besognes dont les autres se déchargent… Le 24 juillet 1749, son ami Diderot est enfermé à Vincennes, après la publication de la Lettre sur les aveugles. Rousseau accourt auprès de son frère d’âme. Comme lui, il s’est enrôlé dans le combat contre les faux pouvoirs… En proie à un délire de vérité, il rédige dans la hâte son « Discours sur les Sciences et les arts ». Le réquisitoire est implacable… pas un mot de ce texte qui n’échappe à la flamme de la passion. Plus crié que pensé, il n’évite pas les dérapages de la contradiction, de l’ellipse et de la rhétorique… Le 9 juillet 1750, le discours sur les Sciences et les Arts est primé puis, fin décembre, publié chez Parisot… un jeune home, Grimm, soutient Rousseau dans toutes ses entreprises…. Tout semble, avec les succès, confirmer Rousseau dans la voie de la reconnaissance… Dans « Le Devin du Village » (un opéra composé en quelques jours), il chante l’amour et la vertu de la femme aimante, vilipende la fatuité de l’homme, exalte les valeurs de la nature et rejette le mensonge fascinant de la ville… On l’adule. On le presse de se présenter au roi qui le mande ;.. Il se met en tête de faire représenter, en taisant son nom d’auteur, dans la mouvance du succès du Devin, son Narcisse. L’œuvre est joué le 18 décembre 1752 au Français. Cette fois, l’échec de Narcisse le rassure tout autant que le triomphe du Devin du Village l’avait inquiété… La voie est tracée. Toute fausseté sera châtiée. Les amis de Rousseau reprennent la querelle contre la musique française, l’alimentant de pamphlets d’une extrême violence, et somment amicalement Rousseau de condamner définitivement le parti pris esthétique et politique de celle-ci… quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ? Telle est la question mise au concourt par l’Académie de Dijon, en novembre 1753. On ne pouvait en trouver de meilleure : tout l’esprit philosophique et contestataire du siècle tendait à affronter ce problème… La différence naturelle des hommes n’est pas pertinente (selon Rousseau) pour comprendre leur inégalité et condition sociale : cette dernière est tout entière dans le cours de l’histoire. Cet ouvrage, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes… lui permet de renouer avec les valeurs morales, civiques et républicaines de son enfance. C’est un acte de naissance ; il le dédie à la république de Genève et réaffirme son titre : citoyen de Genève. Il s’installe près de Genève, à Eaux-Vives, où il abjure le catholicisme et obtient sa réintégration dans l’Eglise de Genève… Diderot lui avait demandé un article sur l’économie politique pour l’Encyclopédie : il se met au travail dès l’été 1754 et approfondit les thèmes de souveraineté, de gouvernement et la notion de volonté générale. Il propose un modèle d’économie fondé, en grande partie, sur l’agriculture et le rejet de l’industrie et du commerce, lesquels engendrent un transfert de l’argent dans les villes, constituant les conditions du luxe, du vice et de l’oisiveté… La ville le reçoit sans excès de chaleur, Jean-Jacques s’en émeut… les visites de ses amis se font de plus en plus espacées ; les uns et les autres ne savent plus très bien qui est Rousseau….

La voie ouverte par Rousseau en matière philosophique est trop radicale : elle s’avère pour les uns et les autres trop contraignante et ne peut déboucher que sur une impasse. On excuse ses excès, mais on le les partage pas. : il est de plus en plus seul… Jean-Jacques s’enferme dans sa sombre et douloureuse solitude. Tout l’irrite : la suffisance de ses amis, leur promptitude à accepter les compromis, le ton sectaire de leur entreprise : autant de qualités ou de défauts contradictoires qui invalident leur capacité à dire la vérité. Il leur reproche violemment leur manque de respect à l’égard de Dieu et leur mépris des hommes… « Adieu donc Paris, ville célèbre, ville de bruit, de fumée et de boue, où les femmes ne croient plus à l’honneur ni les hommes à la vertu. Adieu Paris, nous cherchons l’amour, le bonheur, l’innocence : nous ne serons jamais assez loin de toi. »

EINSTEIN
– LA JOIE DE LA PENSEE
Françoise Balibar ( Découvertes Gallimard)
Suit quelques court extraits du physicien qui est à l’origine du E = MC2.

« Pour un homme de mon genre, il se produit un tournant décisif dans son évolution lorsqu’il cesse graduellement de s’intéresser exclusivement à ce qui n’est que personnel et momentanée pour consacrer tous ses efforts à l’appréhension intellectuelle des choses. Ce qui est essentiel dans l’existence d’un homme comme moi, c’est « c » qu’il pense et « comment » il le pense, et non ce qu’il éprouve. »

Albert Einstein est né en 1879, dans la décennie où se réalisa l’unification de l’Allemagne sous l’égide de la Prusse. Néanmoins, persistaient les clivages religieux et régionaux auxquels s’ajoutaient des conflits sociaux de plus en plus aigus liés à la croissance industrielle. Seul le développement du nationalisme et du militarisme pouvaient masquer ces faiblesses et faire passer l’unification dans les faits. L’atmosphère était un mélange de force et de glorification de la culture allemande traditionnelle, philosophique, littéraire et musicale. Les Gymnasien étaient des établissements d’enseignement secondaire où était formée l’élite du pays et reflétaient l’état d’esprit du pays. Ces écoles étaient un mélange d’autoritarisme et de « bourrage de crâne encyclopédique » qu’Einstein ne pouvait pas supporter.

Einstein dira plus tard « C’est une vrai miracle, que l’entreprise éducative moderne n’ait pas encore complètement étouffé la curiosité sacrée de la recherche. Car cette petite plante fragile a besoin d’encouragements et surtout de liberté, sinon elle dépérit. C’est une grave erreur de croire que le plaisir d’observation et de recherche puisse être induit par la contrainte ou par le sentiment du devoir. Je pense que l’on peut même priver une bête de proie en bonne santé de sa voracité en la forçant à manger sous la menace perpétuelle d’un fouet alors qu’elle n’a pas faim. »

Einstein ne veut pas de ce genre d’éducation où veulent l’envoyer ses parents. Il part début 1895 pour l’Italie. De plus, il voulait éviter de faire le service militaire. Il veut obtenir la nationalité suisse pour éviter d’être considéré comme déserteur. « Si quelqu’un peut prendre plaisir à marcher en rang aux sons d’une musique, cela suffit pour que je le méprise ; c’est par erreur qu’il a reçu un cerveau, puisque sa moelle épinière lui suffirait amplement. »

L’émancipation des Juifs, leur formidable ascension sociale dans l’Allemagne de Bismarck constituent en effet l’un des faits majeurs de l’histoire de l’Europe à cette époque. Parallèlement, la croissance du capitalisme prenait en Allemagne, du fait de l’unification politique, une allure spectaculaire. L’ascension sociale des Juifs fut souvent marquée par une volonté d’assimilation. Einstein a un père homme d’affaires et un oncle inventeur. Dans les années 1880, ce sont les années du boom économique en Allemagne, l’électrification battait son plein ; la lampe à incandescence, inventée par Edition en 1879, entrait dans tous les foyers et l’industrie devenait grande consommatrice d’électricité.

Le destin de son père, dont les entreprises se trouvaient liées à l’électrification, a joué un rôle essentiel dans la vie d’Albert qui entra dans une grande école d’ingénieurs. C’était le meilleur endroit pour lui « de développer ses aptitudes et son goût pour les mathématiques et de satisfaire le désir de carrière de ses parents. » Cette école suivait une politique de développement de l’enseignement des filles très en avance sur son temps. Einstein fit la connaissance de Milava Maric, étudiante en mathématiques et physique, ils envisagèrent vite de fonder un foyer. Ses parents étaient contre cette union, Einstein céda et la quitta.

En juillet 1900, il fut diplômé d’une des écoles les plus prestigieuses d’Europe. Pendant deux ans, il dut accomplir divers petits métiers, néanmoins. En juin 1902, il réussit à trouver un emploi stable d’expert auprès du Bureau des Brevets de Berne. Il trouvait dans l’exercice de la pensée la force de supporter les difficultés de son existence. Il eut dès l’enfance le sentiment que le monde était cruel et hypocrite. « Il trouva un temps refuge dans la religion et la piété scrupuleuse, qu’il abandonna bien vite… Toute sa vie, semble-t-il, Einstein n’a cessé de chercher à se protéger à la fois contre l’insupportable cruauté du monde et l’étroitesse d’une vie entière gouvernée par des sentiments qu’il qualifiait de primitif… A d’autres moments, il soutient que seul le plaisir de penser permet de trouver. »

« Le 6 novembre 1919, quatre ans après l’achèvement de la théorie de la relativité générale,, eut lieu à Londres une réunion conjointe de la Royal Anstronomical Society et de la Royal Society… L’événement qui en d’autres temps serait passé inaperçu, connu immédiatement une couverture médiatique sans précédent. » L’astronome royale avait confirmé que la nouvelle théorie d’Einstein corrigeait celle de Newton, fondateur de la savante société. « En une nuit, Einstein, qui n’était jusqu’alors qu’un obscur professeur d’université, devint une légende vivante ». En fait, « Einstein avait prévu dès 1911, bien avant l’achèvement de la théorie de la relativité générale, que celle-ci devrait avoir pour conséquence que les rayons de lumière, au lieu de traverser l’espace en ligne droite comme on l’apprend à l’école… devaient ressentir, eux aussi, la modification de l’espace… produite par les masses qui s’y trouvent et suivre une trajectoire incurvée… ».

Pour comprendre un tel succès de Einstein, « L’Europe sortait d’une boucherie fratricide de plus de quatre ans. Le fait que des astronomes anglais aient vérifié une théorie allemande fut immédiatement perçu, et présenté par un certain nombre de journalistes pacifistes et internationalistes, comme un symbole de paix retrouvée, comme promesse que la science était capable de transgresser les nationalismes, était même un facteur de paix. » Einstein ne partageait pas complètement cette illusion, il n’avait pas attendu la fin de la guerre pour manifester ses convictions pacifistes. Il écrivait dès 1922 « Quand cet état de fait sera ancré dans la conscience des hommes ils trouveront assez de bonne volonté pour créer des organisations capables d’empêcher les guerres. »

La fin de la guerre lui apparut comme une occasion de manifester ses convictions politiques. Il voulait se servir de sa célébrité pour faire avancer les causes qui lui tenaient à cœur. Entre 1919 et 1933, il intervint sur plusieurs fronts, notamment au sein de la Commission de Coopération Intellectuelle de la Société des Nations. Il soutenait aussi les objecteurs de conscience, alors poursuivis par la justice. En 1931, il écrivit « A la suite des déceptions causées par les conférences sur le désarmement, j’en suis arrivé à la conviction que le monde ne pourra être délivré progressivement du fléau de la guerre que par les hommes qui ont eu le courage de se sacrifier en refusant tout service militaire. »

« Tout autant que la défense de la paix, la cause du peuple juif a été un des thèmes d’intervention les plus fréquentes d’Einstein. Il était né dans une famille athée qui rêvait d’intégration. C’est lors de son séjour à Prague, en 1911, que semble-t-il, il prend conscience de ce que signifie le fait d’être juif. ». Il dit « Parler de foi est une manière de masque de ce qui caractérise un Juif. Ce n’est pas sa foi, mais son appartenance à la nationalité juive. Nous devons réapprendre à être fiers de notre histoire, et nous devons réassumer comme peuple des tâches culturelles de nature à renforcer notre sentiment communautaire ». Il accueille avec espoir la « déclaration Balfour », le 2 novembre 1917, quand l’Angleterre s’engage à créer un Foyer National Juif en Palestine. « Einstein ne pouvait ignorer que les colons juifs, dont il admirait par ailleurs l’ardeur au travail et les réalisations, s’installeraient sur des terres appartenant à des propriétés arabes… Dans les années 30, sa conviction de la nécessité d’un Foyer juif fut évidemment renforcée par la montée de l’antisémitisme en Allemagne. »

Le mouvement, dès 1920, dans l’université allemande, connu sous le nom de « science allemande », voulait nettoyer la science de toute trace non aryenne : la théorie de la relativité et la théorie quantique étaient leurs cibles préférées. « Après la prise du pouvoir par Hitler, en 1933, les savants juifs furent très rapidement rayés des cadres de l’université et il fut interdit de prononcer ne serait-ce que le nom d’Einstein. » Einstein quitta l’Allemagne en 1933. « Devant l’aggravation de la situation en Allemagne, il accepta l’offre qui lui était faite par l’Institute for Advanced Study de Princeton. » Il prendra la nationalité américaine en 1940. Il refusa toute relation avec les universitaires restés en Allemagne et développa même à la fin de sa vie une haine véritablement primitive des Allemands… Einstein a vécu 22 ans aux Etats-Unis sans presque jamais quitter Princeton… Il fut cependant constamment sollicité sur tous les sujets. Il ne se déroba jamais…. La lettre qu’il envoya au Président Roosevelt, le 2 août 1939, pour l’inciter à lancer un programme de fabrication d’une bombe nucléaire avant les Allemands n’y parviennent… De 1945 à sa mort, en 1955, Einstein soutint de son autorité morale le Comité d’Urgence des savants atomistes, organisation créée par certains de ceux qui avaient participé à l’entreprise de Los Alamos et que la mainmise de l’Etat et de l’armée sur la recherche scientifique inquiétait. Il prit également une part active à la résistance des intellectuels américains à l’hystérie anticommuniste qui se développa durant la période du « maccarthysme ».

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