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Contre la paix - Contre la démocratie

Anonyme, Tuesday, January 17, 2006 - 15:20

Agustín García Calvo

La première, parce que l’effondrement idéologique, politique et économique du « marxisme réel » et la mondialisation de la « société de marché » ont éteint l’aspiration émancipatrice, même dans les rangs des anarchistes. En effet, malgré le fiasco moral du libéralisme, qui continue à générer et à développer partout la misère et l’exclusion sociale, il ne semble plus possible de concevoir un autre horizon que celui de la démocratie, immanquablement imprégnée de méthodes insidieusement inquisitrices et subtilement pernicieuses. Donc, pour faire renaître le désir d’émancipation, il est absolument nécessaire de démonter les artifices dialectiques qui ont conduit à cette impasse et de mettre à nu - en même temps - les contradictions de notre discours et de notre pratique révolutionnaires.

Agustín García Calvo
Contre la paix - Contre la démocratie
Atelier de création libertaire, Lyon 1994
jeudi 1er décembre 2005.
INTRODUCTION de Octavio Alberola

Dans une intéressante et très complète présentation de l’auteur de la brochure Qu’est-ce que l’État ?, éditée par l’Atelier de création libertaire, Fernando Aguirre se demandait si Agustín García Calvo n’était pas « une assemblée générale où s’entrecroisent mille voix ? » Mais, après avoir ajouté qu’Agustín García était plutôt l’équivalent d’une expression espagnole « dont le suffixe diminutif signale le fait d’être ou de se trouver à la fois avec plaisir et à l’aise : estar a gustín », Aguirre concluait que toute autre tentative de description biographique risquerait de rencontrer rapidement la phrase de Michel Foucault : « Je ne sais pas qui je suis, je ne connais même pas la date de ma mort... »

L’important n’est donc pas de savoir qui est Agustín García Calvo, mais de s’intéresser à une pensée qui, je le crois, peut nous être utile pour approfondir notre réflexion sur la poursuite du combat contre la domination sous toutes ses formes. Et cela pour plusieurs raisons.

La première, parce que l’effondrement idéologique, politique et économique du « marxisme réel » et la mondialisation de la « société de marché » ont éteint l’aspiration émancipatrice, même dans les rangs des anarchistes. En effet, malgré le fiasco moral du libéralisme, qui continue à générer et à développer partout la misère et l’exclusion sociale, il ne semble plus possible de concevoir un autre horizon que celui de la démocratie, immanquablement imprégnée de méthodes insidieusement inquisitrices et subtilement pernicieuses. Donc, pour faire renaître le désir d’émancipation, il est absolument nécessaire de démonter les artifices dialectiques qui ont conduit à cette impasse et de mettre à nu - en même temps - les contradictions de notre discours et de notre pratique révolutionnaires.

La deuxième, parce que la fin de la foi dans les idéologies émancipatrices peut nous mener à rechercher la « bonne idéologie » et, en conséquence, nous enfoncer encore plus dans l’actuelle impuissance révolutionnaire : soit par entêtement nostalgique dans notre ancienne Foi, soit par besoin militant de nous en inventer une nouvelle. De là l’importance d’être enfin conscients et de reconnaître nos contradictions idéologiques et notre intégration sociale (malgré nos états d’âme), afin d’adopter des attitudes plus conséquentes : tant en ce qui concerne nos aspirations anti-autoritaires qu’en ce qui concerne la réalité sociale actuelle.

La troisième, parce que de toutes les critiques du Pouvoir faites jusqu’à nos jours, celle de García Calvo me semble la plus radicale et la plus profonde. Non seulement par sa volonté d’annuler - sur le plan théorique et pratique - l’antithèse entre action et pensée, mais aussi de définir/désigner l’Ennemi sous ses divers noms : État, Capital, etc. Sa critique nous pousse également à développer une attitude de négation conséquente. C’est-à-dire : non pas en faveur des opprimés, mais contre les oppresseurs. Donc, « contre le Pouvoir, contre les Idées, contre l’État, contre l’Argent, contre le Seigneur éternel, et par conséquent contre son actualité : contre le Futur, contre le Progrès, contre la Mort ».

Et quelle est la seule organisation du Pouvoir que nous avons à subir et à combattre aujourd’hui sinon la démocratie la plus avancée, la Démotechnocratie ? Oui, la Technodémocratie, « c’est la seule chose qui existe, la seule chose que l’on voit, dans le sens où toute autre forme d’organisation du pouvoir est, d’une façon ou d’une autre, destinée à se concevoir comme une approximation de celle que nous subissons ici, aujourd’hui. »

Voilà, entre autres, les trois raisons essentielles qui m’ont amené à encourager et à participer à la traduction/édition de quelques transcriptions des « charlas » (causeries/débats) animées par Agustín García Calvo ces dernières années en Espagne.

Octavio Alberola
CONTRE LA PAIX

Nous parlerons contre la paix [1]. Bien entendu, cela veut dire que je compte sur vous, ou sur le plus profond qui est en vous, sur quelque chose qui ne s’accommode pas de ce qu’on nous vend comme étant la paix. Si j’avais voulu être moins scandaleux avec le titre, au lieu de « Contre la paix », j’aurais dit : « Contre cette paix ». Mais il n’y avait pas à tourner autour du pot ; car, après tout, l’actualité est l’unique forme de l’éternité que nous connaissons, et cette paix est simplement « la paix », la seule que nous ayons, la seule sur laquelle nous pouvons parler. De telle sorte que nous allons parler contre la paix dans ce sens précis. Lorsque vos compagnons m’ont appelé pour la première fois, les moyens d’information, les moyens de formation de masses - comme ils s’appellent eux-mêmes, même si ce n’est pas le nom qu’ils emploient - ces moyens étaient encore occupés par la question du golfe Persique et par tout ce qu’ils ont prétendu appeler « guerre » pendant longtemps.

Aujourd’hui, le cours même des événements vous a déjà montré le caractère de farce, le caractère mensonger de ce montage : en vérité ce n’était pas une guerre, c’était en fait une invention et un sanglant bricolage mal foutu, dont la finalité essentielle était d’occuper et de divertir les gens. Les divertir et leur faire croire, par ce faux contraste, qu’effectivement ce que nous avons ici, dans le monde développé, est une paix qui devient désormais précieuse, car elle a été menacée (disent-Ils) par la guerre. Comme il y a toujours une menace de guerre dans le futur, alors cette paix doit devenir précieuse. Sans ce renforcement des contrastes, sans ce maintien de l’idée de guerre d’une façon constante, comment nous faire gober la paix ?

Ce n’est pas la première fois que vous subissez ce montage, cette falsification. Depuis que vous êtes tout petits, essentiellement par la télévision, mais aussi par les canaux de l’éducation plus sérieuse, on vous a constamment remis en mémoire grande quantité de films de guerre sur les nazis allemands et sur les Japonais de la dernière guerre. On vous a rappelé cette guerre, on vous l’a fait vivre, en quelque sorte, du moins à travers le petit écran, et ce n’était pas une simple coïncidence. Que vos têtes soient remplies d’avions japonais ou d’avions allemands dansant dans le ciel et assombrissant le ciel des Alliés, ce n’était pas une coïncidence, il y avait là de bonnes raisons.

D’une autre manière, on a entretenu l’idée de guerre en allumant de petites guerres aux marges du monde développé, dans ces endroits qu’Eux, Ceux d’en haut, disent être « en voie de développement », en déclarant de la sorte qu’Ils ont une conviction, une idée qui est, en définitive, une fatalité : il n’y a pas d’autre chemin que le nôtre, tous sont condamnés au même destin.

APPRENDRE A ATTAQUER IN ABSTRACTO

Il n’y a que ce monde développé qui m’intéresse, car Ils disent que tous les autres sont des transitions vers celui-ci, ils sont condamnés à venir dans ce monde. Ainsi, il est inutile d’avoir cette conversation avec des gens marginalisés, clairement opprimés, avec des immigrés et des gens de ces pays-là, car eux, beaucoup plus que vous, sont prisonniers de cet idéal qu’On leur a inculqué.

Tout ce qu’ils peuvent appeler « révolution » serait condamné à n’être qu’un moyen pour atteindre la glorieuse démocratie dont vous jouissez intégralement, la démocratie et la technologie de ce monde. Il serait inutile de parler comme je suis obligé de le faire parfois avec des gens comme ça, car je parlerais d’une autre manière ; mais en parlant avec vous, qui faites comme moi partie de ce monde développé, je peux tranquillement parler contre la paix et supposer - comme je vous le disais - qu’il y a en vous une sourde protestation contre cette imposition et ce mensonge ensanglanté. C’est pour ça que je vous invite, avec cette voix qui sourd d’en bas, à parler et dire aussi les difficultés rencontrées pour formuler avec précision ce mécontentement, cette protestation.

En premier lieu, comme vous avez vu, il s’agit de vous sortir de la tête que ce avec quoi on vous a menacé, occupé et diverti pendant des mois, c’était une vraie guerre. Tout ceci, de même que les téléfilms de la dernière guerre et les petites guerres marginales, c’est des procédés pour garder vivante en vous l’idée de guerre, procédés pour vous faire prendre ça pour une paix. Ainsi vous ne pouvez pas percevoir directement les horreurs du monde développé où vous êtes placés, dont vous faites partie, qui vous constitue. Voilà la première chose : il n’y a pas, il n’y a eu ni guerre ni menace de guerre. Il ne peut pas y en avoir. Cela fait longtemps déjà que le monde développé a cessé de savoir même comment on en fait une. La dernière déjà, ils l’ont faite très mal, très salement.

Rappelez-vous quand les États-Unis sont intervenus dans les affaires de Corée et du Vietnam. Mais cette dernière occasion a été comme la crème, comme la crème de tout le processus. Les envoyés spéciaux avaient du mal à tirer du moindre cadavre d’un gars tombé là-bas, de n’importe quelle phrase imbécile dite par un imbécile au pouvoir, quelque chose qui ressemble à un titre apportant une nouvelle, et qui permette jour après jour d’alimenter l’idée que quelque chose était en train de se passer. Je fais allusion à cette misère et au fait que les informations sur la guerre ne sont que le miroir de la misère générale que vous devez savoir reconnaître sous l’abondance apparente, ou plutôt le gâchis qui définit ce monde développé. Ne vous y trompez pas, et ne croyez pas un seul instant que j’exalte ici la guerre, même si j’ai l’Iliade comme livre de chevet et si je vis celle de Troie tous les jours.

Guerre est un mot trop gros, un grand mot qui comprend nécessairement quelque chose de grandiose, et voilà la source du piège. Beaucoup d’entre vous ont clamé, et même sont sortis avec des pancartes ces mois derniers en disant : « Non à la guerre ». Bien entendu, avec le « Non », vous ne vous trompiez pas. « Non » est la voix même de la « raison populaire », la voix de la protestation ; mais en disant le reste du texte, « Non à la guerre », vous vous trompiez.

Quand on dit « non » à un nom qui est en lui-même faux, malgré la négation on contribue à maintenir la falsification, qui est la forme même de la domination. C’est comme quand on vous passe devant les yeux les visages et les noms de personnages insignifiants qui pensent être et qui veulent se faire prendre pour ceux qui tirent les ficelles de l’Histoire. Tous ces visages et ces noms ne sont qu’un élément de divertissement ou de distraction. Quand vous les insultez en disant : « Untel, salaud ! », tout va bien avec « salaud », mais, en rajoutant « Untel », ça ne va plus : car, du fait même de dire « Untel », vous augmentez l’importance du petit personnage, lequel n’était qu’un masque insignifiant du pouvoir.

Il n’y a personne pour tirer les ficelles de l’Histoire. Dans la pyramide des cadres à laquelle l’administration est condamnée, plus on monte, et plus imbécile doit être le cadre correspondant. Quand on atteint le niveau de la présidence des États-Unis, je ne vous dis pas : on touche à la crème de la culmination.

De telle sorte qu’il faut apprendre, même si c’est plus dur, à attaquer in abstracto. Justement, ce qu’il peut y avoir de plus passionné, ce qui vous fait bouillir, doit se dresser contre les choses les plus abstraites. Le pouvoir est abstrait, le pouvoir est idéal, le pouvoir c’est la Banque, l’État, le Capital. Voilà le pouvoir du monde développé, et peu importent les visages sous lesquels il se présente, ils sont parfaitement interchangeables. L’un ou l’autre : c’est pareil. Changer de têtes ne sert qu’à vous tromper en déviant l’attention.

Notez bien que quand on a voulu faire passer ce dernier bricolage mal foutu comme étant une guerre, même ce pauvre cheikh qui a servi de prétexte collabo au monde développé pour maintenir le mensonge, on a voulu l’élever au niveau de Hitler, à des niveaux mythiques. Cela aussi doit vous paraître significatif. Tout était dirigé dans le même sens : attribuer à ce bricolage mal foutu une grandeur qu’il n’avait pas, parce que l’important était de vous faire croire que quelque chose de grand était en train de se passer. Pour quoi faire ? Pour ne pas voir que pendant ce temps-là il se passait quelque chose d’important dans vos vies quotidiennes, qu’il y avait cette paix, cette fausse paix qui se maintient avec de fausses guerres, cette paix contre laquelle nous parlons ici.

LES NATIONS, UN VIEIL INSTRUMENT

Celui qui vous parle des visages et des noms des personnages vous parle aussi des nations. Cela fait longtemps que, dans le monde développé, les États, les nations, sont passés de mode, comme la guerre elle-même. Il n’y a plus d’États-Unis. Celui qui se montre anti-yankee, même dans ces occasions, se trompe : cela pouvait servir au lendemain de la dernière guerre, quand dominait cette fausse dualité avec laquelle vous avez grandi : il y avait deux moyens ou modes de domination. Disons l’État-Capital et le Capital-État. Cela pouvait encore avoir un sens quand ces deux grandes puissances, d’un côté les États-Unis et l’URSS de l’autre, représentaient ces deux manières de dominer. Depuis la reddition de la Russie et des autres, le modèle est désormais unique.

Ce mensonge est terminé. Il n’y a plus la moindre raison de continuer à croire en ces choses. Il n’y a plus d’États-Unis. Ce monde développé dont nous parlons, et celui qui vous a trompés il y a peu encore, ce n’était pas les États-Unis, c’était le monde développé. Indifféremment, le monde développé signifie les États-Unis, le Japon, l’Allemagne, la France et aussi l’Italie et l’Espagne. C’est la seule forme dominante où sont confondus l’État et le Capital réunis dans ce progrès. C’est ainsi que les noms des États sont aussi un mensonge. Remarquez bien que si je vais le plus loin possible et que je vous parle du mensonge des États-Unis, que devrais-je vous dire après à propos du mensonge de l’Espagne, et du mensonge de l’Irak, et du mensonge du Koweit, et ainsi de suite. Bien évidemment des endroits comme les petits États africains, récemment formés de manière géométrique, ont coûté plus de vies humaines que lors de cette dernière farce. Quand nous nous souvenons de ces endroits créés d’en haut, avec un tracé géométrique, le mensonge de l’État éclate de la manière la plus flagrante, mais les autres, ceux tracés depuis plus longtemps, n’échappent pas pour autant à la loi. Il n’y a pas d’Espagne non plus. Cela fait longtemps qu’il n’y a plus d’Espagne. C’est un mensonge.

Il n’y a pas d’Espagne, ni d’Allemagne, ni d’États-Unis. Il y a ce monde développé qui est uniforme, qui est unique et qui est le même où que nous soyons. Vous vous souvenez du temps où l’on prétendait que « l’Espagne, c’est différent » ? C’était un slogan lancé par l’ancien ministère de l’Information et du Tourisme, et ils l’ont sorti justement à la fin des années cinquante, c’est-à-dire au moment où ça commencait à être un mensonge évident. Déjà, sous la dictature, l’Espagne commençait à disparaître.

Aussi vous pouvez vous imaginer la suite quand la presse vous divertit en mesurant la participation de ce pays nommé Espagne à cette toute dernière farce. Participation grande ou restreinte ? Le pays a-t-il été bien ou mal payé pour cette participation ? Imaginez combien est ridicule ce avec quoi on vous divertit. Il n’y a là qu’une partie du monde développé, et sa contribution, celle qui correspond à chaque partie, - ni plus ni moins -, est prévue dans une comptabilité où les divisions nationales n’ont rien à faire, si ce n’est pour laisser à quelques figurants l’illusion qu’ils sont en train de faire quelque chose.

Voilà la première présentation. Je vais en rajouter une autre où l’on commence la description plus détaillée des horreurs de cette paix, contre laquelle nous parlons, pour tout de suite après vous donner la parole. Il ne vous est pas facile de laisser parler ce que je dis qu’il y a en vous, ce que j’appelle à présent votre coeur, quelque part au-dessous de vos idées. Des idées qui sont celles de vos livres et de vos téléviseurs. Il n’est pas facile de laisser parler ce qui se trouve là, en-bas, mais il n’y a rien de plus urgent que d’essayer de le laisser parler. C’est la première forme d’action qui s’offre à vous.

Les horreurs de ce monde sont autre chose que la guerre. La guerre n’est plus le processus qui correspond à ces phases du développement. Le processus « guerre » correspondait aux temps de Napoléon, dernièrement à ceux d’Hitler, c’est-à-dire quand l’idée de nation et d’État national avaient un autre sens. Maintenant, quand ils s’essayent à quelque chose de similaire, ils font du bricolage bâclé ; et ce n’est pas parce qu’ils sont devenus innocents comme des agneaux. Pas un instant, avec le Progrès, l’État et le Capital, les nouvelles figures de Dieu, les seules véritables incarnations car ce sont les actuelles, pas un instant Ils n’ont cessé d’être contre les gens, contre le peuple. Leur fonction est toujours la même pour toute l’éternité. C’est la fonction d’administrer la mort.

Parfois la mort est administrée sous forme de guerre : par le moyen de la conscription militaire obligatoire, ou par la formation de milices mercenaires, autrement dit par le fait d’accaparer au tout début de la jeunesse une partie importante de la population qui ne servira désormais plus à rien. Une fois effectué le service militaire, comme vous le savez tous, chacun devient un homme. Le service militaire est là pour ça.

Parfois on le fait à l’aide de ces procédés, mais bien sûr ce ne sont pas les seuls. Vous reconnaissez aujourd’hui qu’ils sont démodés. Bien sûr, je ne veux pas dire par-là que je suis contre les insoumis qui manifestent en disant qu’ils sont des insoumis. Attaquer le pouvoir, c’est toujours bien, peu importe la manière. C’est dommage qu’ils le fassent parfois à contre-temps, par exemple avec le motif de cette dernière farce. En tout cas le ministère de la Défense, dans le monde développé, a une moindre importance, secondaire, relative ; il est d’autres ministères qui ont une importance principale, ceux qui régissent et qui sont destinés à l’administration de la mort. Le ministère de la Culture est l’un des plus importants, et n’oubliez pas que c’est là où l’État et le Capital investissent ce qu’ils appellent l’argent, et qu’ils veulent vous faire croire que c’est la même chose que celui que vous avez dans vos poches pour payer le café.

Il n’y a pas d’investissement dans le monde développé comparable aux investisements consacrés à l’éducation et à la culture, il n’y a rien qui s’en rapproche même de loin. Ainsi cela vous donne une idée sur la manière dont les choses ont un peu changé de place, et beaucoup plus directement qu’avec les casernes, vous êtes ici même en train de subir et de souffrir cette paix contre laquelle je parle.

Remarquez bien que les casernes abandonnées se transforment en institutions culturelles. Remarquez comment, il y a quelque temps déjà, les églises en décadence d’une religion dépassée, le catholicisme et le reste, en grande partie abandonnées, se sont transformées en institutions culturelles. Tout ceci doit être révélateur. Ce n’est pas que l’église ait cessé d’être aussi terrible, ni l’armée aussi horrible. Non, non. C’est simplement que l’église et l’armée sont là où elles étaient, c’est-à-dire dans ces lieux, dans ces églises et dans ces casernes rénovées pour les nouvelles fonctions de la vraie religion développée et de l’armée dans sa forme développée. Administrer la mort veut dire ne pas l’inventer, parce que je ne vais quand même pas dire que ce sont Eux qui ont inventé la mort. Ce serait leur attribuer une grandeur qu’Ils ne méritent pas. Mais c’est là une autre question qu’aujourd’hui je dois laisser de côté, même si j’aimerais bien en parler.

UNE NOUVELLE MILITANCE
L’IDÉE DE FUTUR

Tournons-nous de l’autre côté. Il ne s’agit pas de l’inventer, mais de l’administrer. Et administrer la mort signifie changer les possibles de la vie, de la jouissance, de l’intelligence. Le tour de passe-passe est facile. Il est mélodramatique d’appeller « mort » la mort. En revanche, en l’appelant « futur », on ne perd rien au change, bien que ce soit toujours la mort. Ce dont vous êtes tous convaincus, comme moi, c’est qu’il n’y a d’autre mort que future. Oui, nos parents meurent, et ces malheureux, comme les bidasses américains, comme les ménagères à Bagdad, sont morts, mais ce sont des morts en mensonge, pas pour de vrai, ce sont des morts du dehors. La seule mort, la vraie, la mienne, est nécessairement future, il n’y en a pas d’autre, il n’y a de mort que future. La mort est nécessairement une condition idéale future et alors cet axiome se retourne à l’envers sans aucune falsification. Tout ce qu’on appelle futur est la mort. « Futur » ne scandalise personne, mais « mort », oui.

Imaginez ce qu’on vous fait à vous, jeunes gens de vingt et quelques années, quand on vous dit que vous avez le futur devant vous. Une fois que vous avez compris ce que veut dire le mot, je suppose que le tour de passe-passe devient tout à fait clair. Vous avez beaucoup de futur, en effet, vous avez une telle quantité de futur qu’il n’y a pas de temps pour vivre. Voici grosso modo la description de l’administration de la mort. Il n’y a pas de temps pour vivre, parce que ce temps où une telle chose pourrait arriver, comme par exemple « vivre », est entièrement occupé par la préparation du « futur ». Entièrement occupé par la préparation du futur de toutes les manières que vous connaissez déjà, depuis les plus triviales, depuis le moment où on vous fait attendre les examens de fin d’année, à partir de ce moment vous voyez déjà comment l’administration de la mort s’effectue (En effet, elle tue).

C’est sans importance de passer (ou pas) l’examen, c’est égal, et cela vous le vérifiez toujours. L’Appareil, Lui, s’en fout. S’il existe un professeur intéressé par les choses qu’il traite, c’est une exception. Ce qui est important, c’est que vous ayez un programme, un projet, un plan dont la date est fixée. Ils veulent vous faire croire que vous vous préparez à acquérir une formation qui vous permettra dûment de vous intégrer dans cet ordre-là. En attente d’un futur et, en effet, arrive la fin des études et l’examen ; bref, le système par lequel vous vous placez ; d’autres restent sans place mais ce n’est pas important car le chômage fait aussi partie du travail, c’est une partie de l’institution, de telle sorte que le chômeur continue à aspirer à une place où se caser ; il n’a même pas l’idée de jouir de sa condition de déplacé. Ainsi sont-ils tous préparés comme ça.

Et puis viennent d’autres futurs : il semble que vous devez vous marier, personne et pas même Dieu ne sait pourquoi, mais c’est là, dans le futur, c’est une condition, il arrive un moment où il faut vous marier, et peu importe que vous ne croyiez ni en ceci ni en cela, et qu’il vous semble que le mariage n’est qu’une cérémonie, peu importe, c’est pareil. Ce qui est important c’est qu’il s’agit d’une chose de plus à faire, et que cela se trouve dans le futur. Ensuite il faut se préoccuper de quelques enfants et alors penser aux déménagements et à un changemet de travail, toutes choses qui divertissent beaucoup. Et ensuite encore, penser aux plans de retraite que la banque vous suggère pour vous assurer une tranquille dernière partie du chemin, et pouvoir ainsi jouir de futurs successifs qui cachent en même temps qu’ils dévoilent la vraie condition du futur : cette mort véritable dont je suis en train de parler.

Le monde développé aspire à ce que les populations deviennent des masses d’individus. Chaque individu intégralement réactionnaire, autrement dit : en conformité avec l’État et le Capital qui le régissent. Du moins, en haut, souhaite-t-On que chacun soit nécessairement réactionnaire, c’est-à-dire ayant peur de son futur, préparant son futur. Par malheur et de manière fondée, On espère qu’au moins la partie supérieure de chacun, celle qui est visible, ait cette condition. Grâce à cela, les votes des majorités seront toujours réactionnaires et conformistes. Ils le mettent en pratique encore et encore ; Ils sont sûrs que le procédé apportera ce qu’Ils en attendaient. Et ça fonctionne comme ça, c’est comme ça qu’Ils modèlent ces « masses » ; quand ce n’est pas directement à travers les institutions d’éducation, c’est par les autres moyens culturels, la télévision en tête. Ainsi arrive-t-On à ce que rien ne se passe, et que cette paix se fasse, s’effectue et se perpétue. Cette paix qui consiste en l’immobilité, l’immobilité masquée par un mouvement accéléré. Ils bougent mais ils sont immobiles, c’est comme la flèche de Zénon : justement elle réussit à ne jamais partir, en bougeant constamment et en trébuchant contre l’impossibilité du mouvement.

C’est la condition métaphysique ; cette conversion de la vie en histoire implique en même temps la conversion des gens en pures « masses » d’individus. Je ne peux pas vous expliquer longuement comment l’une implique l’autre ; arrangez-vous pour relier les deux choses, mais je ne crois pas qu’il soit difficile de le découvrir, l’une va avec l’autre. Être un individu signifie être vendu ou donné ou rendu entièrement à son futur, parfaitement constitué par sa mort. Ceci implique beaucoup de choses : On lui montre des falsifications individuelles qui correspondent à celles du pouvoir. On lui apprend à croire que ce qui est une aspiration vers le futur, est en fait un désir. Que ce qui est un remplissage du temps vide, est un plaisir. Que cette histoire par laquelle On le fait passer est une vie.

Par malheur la tromperie est efficace au niveau individuel. Rares sont ceux qui peuvent prendre la parole et dire : « Je fais la distinction entre tuer le temps ou me divertir, et passer vraiment du bon temps. Je ne suis pas près de dire que j’ai passé du bon temps trois heures de suite devant le petit écran, ni que j’ai passé du bon temps à attendre en boîte jusqu’à quatre ou cinq heures du matin dans cette compétition pour voir qui tient le plus en buvant du coca avec du gin. Je ne peux pas, je ne consens pas une fois encore à dire que j’ai passé du bon temps. J’ai tué le temps, j’ai éliminé une nuit avec du travail, et péniblement. J’ai souffert devant le petit écran aussi. Je me suis ennuyé avec ce conditionnement, je me suis ennuyé sans me rendre compte que je m’ennuyais. La forme la plus tragique et la plus terrible de l’ennui. S’ennuyer sans s’en rendre compte. » Il est rare que quelqu’un puisse, d’en bas, lancer cette distinction, et dire : « Moi je sais encore, je pense que je sais, je sens du moins ce que c’est que vivre, et je sais que ce n’est pas ça ». C’est rare et, parfois, du fait que nous ne sommes pas tout à fait bien Constitués, chacun en tant qu’individu, quelque chose comme ça éclate et se fait sentir.

C’est à cette mauvaise Constitution de chacun d’entre vous que je fais appel ici [2]. Je ne sais pas si vous vous en êtes rendu compte : c’est seulement à votre mauvaise Constitution. Si je pensais que vous êtes parfaitement Constitués, comme à chaque fois les cadres sont mieux Constitués, en grimpant en haut de la pyramide, si je pensais cela je ne me serais pas dérangé pour venir ici parler avec vous. J’ai confiance en votre relative mauvaise Constitution, vous n’êtes pas encore convaincus de ces pièges et de ces mensonges, vous n’êtes pas convaincus que le « plaisir » ce soit ça, vous n’êtes pas convaincus que la « vie » c’est ce qu’on vous vend comme étant cette chose. Par conséquent, vous n’êtes pas convaincus que cette paix mérite la peine de se nommer « paix ». Vous êtes disposés à percevoir, peut-être d’une manière que d’aucuns appelleraient intuitive, mais disposés donc à le formuler après y avoir réfléchi, que celle-ci est la « guerre ». Que ce que je suis en train de décrire est la « guerre ». Qu’elle se déroule ici même.

LA MORT A BESOIN DE GACHIS

En dehors du futur de chacun, je veux vous parler du futur de l’Humanité. Ils vous font croire que l’Humanité va quelque part où les choses vont fonctionner chaque fois mieux. En ayant vécu seulement vingt ans, on voit déjà que non, que ce n’est pas vrai. Au contraire, on voit que les choses fonctionnent moins bien, on voit que les artifices supposés servir à faciliter la vie, en fait ne font que la rendre plus difficile. Depuis votre jeune âge jusqu’à maintenant vous avez perçu ici, à Barcelone même, que nous sommes chaque fois plus en chantiers, en travaux. « Veuillez excuser les dérangements ». Des travaux pour demain, « Barcelone 92 », « Barcelone 2035 », aucune importance. Mais la Barcelone d’aujourd’hui est une Barcelone en travaux. « Et pour votre bien, nous rénovons le restaurant afin de profiter demain d’un meilleur service ». Pour l’instant ils me remplissent le restaurant avec de la chaux et du ciment à travers les fissures des tables ; voilà la situation réelle, celle que je sens et que je touche. Ceci est progressif et obéit à une loi économique. La nécessité de fabriquer des choses inutiles est essentielle pour la forme développée de l’État et du Capital, c’est l’un des procédés primordiaux de cette guerre qu’ils appellent « paix ». C’est avec cette description que je vais terminer, en montrant comment ceci est lié à la progressive et perpétuelle détérioration de la vie.

Ils doivent produire des choses inutiles. Le Capital dans sa forme avancée n’a d’autre loi que celle du gâchis. On vous le cache, on veut vous faire croire que l’argent dans les hautes sphères est transféré pour telle ou telle chose, il se déplace et, voyez-vous, peu importe si c’est pour préparer l’Exposition universelle de Séville ou pour résoudre la crise du golfe Persique. C’est absurde, ce qui importe c’est de le dépenser. La seule condition du gâchis qui est le mouvement du Capital, tout d’abord et bien entendu c’est qu’il ne s’agit pas de cet argent qu’Ils vous laissent à vous, un argent de quelques centaines de francs avec lequel prendre un verre et, au plus, payer le loyer de l’appartement. Celui qui compte, c’est l’argent sérieux, l’argent qui dépasse les milliers de millions de dollars. S’il n’est pas à ce niveau, il ne sert pas : voilà la première condition. Cela doit être un argent comme ça et cet argent n’a pas de rapport avec celui que l’on vous laisse à vous. Non ! Cet argent n’a qu’un lien indirect pour vous tromper, pour le divertissement de la vie, pour aspirer à gagner davantage, cinq cents francs de plus l’année prochaine, et ainsi créer des petits futurs pour chacun.

Les lois de l’argent véritable, celui des milliers de millions de dollars, c’est une autre affaire. Et là l’unique loi est celle-ci : le Capital doit se déplacer, et cela signifie nécessairement du gâchis. La seule condition est d’être vraiment un « gâchis », c’est-à-dire que la chose qui sert de prétexte pour le mouvement du Capital ne puisse servir à rien pour les gens, que ce soit parfaitement inutile. S’il y a le moindre danger que la chose puisse servir à quelque chose, alors le Capital fait marche arrière, cela ne lui plaît pas. Le Capital se lance furieux dans la promotion enthousiaste, dans la promotion de toute chose proposée avec cette seule condition : que ce soit inutile. Aussi si on propose au Capital de remettre un tramway pour se déplacer jusqu’à la Cité universitaire de Madrid, et ainsi en finir avec les embouteillages - que vous ne pouvez même pas imaginer aujourd’hui là-bas
- , et maintenant qu’ils ont forcé les étudiants à avoir des voitures, ainsi que les agents de service et tous ceux qui vont là-bas pour suivre des cours de littérature hypertextuelle pour-naviguer-en-multimédiathèque, quand une proposition comme celle-ci est lancée, alors le Capital freine et met la marche arrière : « Vais-je bouger pour poser les rails des tramways et résoudre ce problème ? Et qui va vendre après ça des voitures aux jeunes gens ? Et comment les vendre encore si le problème de circulation est résolu ? En arrière, toute ! Inutile d’essayer, il y a un risque d’utilité ».

En revanche, Ils disent : « On va construire une tour de 92 mètres pour commémorer 1492 » ; Ils croient que le mètre, c’est le mètre, Ils pensent savoir combien mesure un mètre. Personne ne sait combien mesure un mètre, mais Eux pensent le savoir et alors 92 ça fait 92. Une tour de 92 mètres commémore l’année 92, les chiffres sont les chiffres. On va construire une tour de 92 mètres aux portes de Madrid pour, entre autres, surveiller le trafic et contrôler les embouteillages de la Cité universitaire du haut du 28e étage ; en même temps, on la remplira avec d’autres bureaux, des bureaux de production de rien, bien sûr, car sinon ils ne serviraient pas. Des bureaux de production de rien dans tous les autres étages et, tout en haut, nous plaçons une petite terrasse à titre de motivation culturelle : nous construirons une petite terrasse pour qu’on puise voir de là le mont Guadarrama, pour que les gens puissent monter et voir le Guadarrama. Je propose une chose comme celle-ci et, alors, le Capital, les caisses d’épargne, le fonds monétaire des ministères se lancent avec assurance et disent : « Allons-y, c’est pour ça que nous sommes faits ». En effet, à moins qu’elle ne leur glisse des mains, ils construisent la tour de 92 mètres.

Pas la peine d’insister. Sans quitter la politique des transports, la Compagnie de chemins de fer espagnole, la Renfe, ferme des lignes partout sous prétexte de rentabilité, car ils disent que peut-être ça va coûter dix millions par an pour les entretenir. Mais on leur dit : « Nous allons construire un TGV entre Paris et Séville pour aller de l’une à l’autre en cinq heures » (on ne sait pas qui a vraiment besoin d’aller de Paris à Séville en 5 heures !) « mais nous allons construire un Paris-Séville qui nous coûte des milliards de millions de pesetas. Des milliards de millions de pesetas ? » C’est autre chose, ça. Et alors le Capital fonce.

Mais pourquoi rajouter d’autres exemples ? Vous en avez tous les jours, et il conviendrait de les chercher dans votre vie quotidienne. Le gâchis est une nécessité, en effet, on ne déplace l’argent que pour ça. Oui, maintenant je me souviens vous avoir promis de relier ceci avec une avant-dernière question, que j’avais formulée et qui vous aura échappé ou que vous aurez oubliée. Oui, parce que j’avais pensé relier cette nécessité essentielle avec la question traitée. En effet, cette nécessité conditionne les vies privées, il n’y a rien qui échappe à ce conditionnement, et ces mouvements d’argent, qui semblent se dérouler dans les hautes sphères, en fait conditionnent l’ensemble. Ici celui qui compte, celui qui est habitué à compter de cette façon les millions de dollars et les mètres et les choses de ce genre, celui-là compte les vies de la même manière.

Les vies sont comptées selon le même procédé, et aussi le gâchis des vies, et c’est pourquoi ceci est littéralement une guerre. Il faut gâcher des vies, et voici une autre façon de gloser sur ce que je vous disais à propos de l’administration de la mort comme étant une fonction essentielle de l’État-Capital. Il faut les gâcher, bien évidemment en tuant des gens, rien qu’en Espagne six milliers d’automobilistes par an sur les routes. Si vous considérez les mois qu’a duré la farce, en Europe il y a eu dix mille fois plus de morts que dans le golfe Persique. Et quand on montre ces formes de guerre, cet assassinat au sens propre de sujets et de clients chiffrés en nombres, l’on répond : « Mais bien sûr, il y a une différence, parce que ces pauvres gens de Bagdad sont tués tandis que l’automobiliste qui prend l’autoroute le week-end sait d’avance ce qu’il fait ». Cette prétention de différence est la dernière chose par laquelle je voudrais conclure cette présentation. Elle est mensongère. Personne ne sait ce qu’il fait. On leur a dit qu’ils avaient une probabilité de 997/1000, voilà tout ce à quoi se réduit le « savoir ».

Ceci est tout à fait le contraire de ce que je vous présente ici. Littéralement, ils ne savent pas ce qu’ils font. Il obéit celui qui s’achète une voiture qui ne sert à rien et aussi celui qui, une fois achetée, se voit obligé de la sortir le week-end, car sinon il aurait honte de l’avoir achetée. Bien sûr, il faut qu’il se montre avec elle, sinon il devient aussi ignorant que le bidasse américain, mercenaire ou non, envoyé à la guerre du Golfe. Ils en savent aussi peu l’un que l’autre, et avec la même absence d’intelligence et avec la même soumission meurent-ils tous deux. De telle sorte qu’il n’y a pas la moindre différence entre les choses que l’on vend comme étant de la guerre et cette paix que je vous présente.

Mais je vous préviens que bien évidemment le plus terrible ce ne sont pas les morts sur l’autoroute le week-end. Le plus terrible c’est l’autre mort que je vous ai présentée auparavant. Cette administration qui consiste en la conversion de la vie courante en futur. Celle qui comprend et concerne beaucoup plus de millions de personnes, et qui s’effectue quotidiennement. C’est celle-là la vraie forme de la guerre. Voilà où il faut apprendre à reconnaître la condition de guerre de cette paix, et voilà où à votre tour je vous invite à tourner et à retourner encore la question.

Université de Barcelone, 8 mars 1991. Publié dans la revue Archipiélago n° 10-11, Barcelone, 1992 (texte transcrit par Ernesto Sánchez-Pascuala de Haro), et dans Contra la Paz - Contra la Democracia, Virus (Barcelona), Orates (Madrid), Luna (Bilbao), janvier 1993.
CONTRE LA DÉMOCRATIE

Parlons contre la Démocratie, car c’est la seule chose qui existe, la seule chose que l’on voit, dans ce sens où toute autre forme d’organisation du pouvoir est, d’une façon ou d’une autre, destinée à se concevoir comme une approche de celle que nous souffrons ici, aujourd’hui. De telle sorte que toutes les autres n’en sont que des préfigurations ou des approximations. C’est la seule et unique, triomphante et véritable. Celle-là, c’est-à-dire non seulement la démocratie, mais la démocratie la plus développée : la Démotechnocratie, la Technodémocratie ou comme vous voudrez appeler ce que nous endurons dans tous les pays qui, pour cette raison, se disent « développés ».

On dit donc que c’est la seule forme de pouvoir qui nous concerne et, par conséquent, la seule forme qui vaille la peine d’en parler. Parler, c’est- à-dire faire, autrement dit : agir.

Il n’y a qu’une forme de pouvoir : c’est celle-là, la plus actuelle et la plus parfaite. Les gens des pays qui n’y sont pas encore parvenus, les gens des pays qu’Ils appelent d’une façon insultante « le tiers-monde » (même si en ce moment on ne sait pas où se trouvent le premier ni le second d’ailleurs), ces gens ne peuvent, sont condamnés à ne pas pouvoir aspirer à autre chose qu’à cela même. Donc il est inutile de compter sur les citoyens, les populations, les gens de ces pays, car leurs aspirations se limiteront à arriver jusqu’à nous. Concernant les étudiants chinois, pour ne citer qu’un cas extrême, les représentants du Capital et de l’État développés sont bien contents de voir que, eux aussi, se révoltent contre la forme de pouvoir qui leur correspond (car, naturellement, contre qui va se révolter le peuple si ce n’est contre la forme de pouvoir qui lui correspond ?), les représentants se réjouissent et se frottent les mains en voyant qu’en se révoltant contre cela ils tombent immédiatement dans le piège : ce qu’ils veulent, leur aspiration c’est ce qu’on appelle par ici la liberté, la démocratie.

C’est triste, mais il faut le dire clairement, au cas où on ne le comprendrait pas au travers des nouvelles que les Moyens de Formation de Masses vous offrent. Et c’est comme ça dans tous les pays. Dans ce sens, il est donc vrai que celui-ci est le pouvoir réel. C’est l’unique Constitution, l’organisation du pouvoir qui nous concerne. Entre autres, ces pays que nous appelons « développés » comptent aussi sur l’invasion des immigrés des pays d’ailleurs, du non-développement ; des immigrés, des secteurs particulièrement en crise ou désespérés de ces populations qui se précipitent par ici, tout droit, pour participer au plus tôt à cette merveille du développement et de l’économie d’une Technodémocratie. Cela provoque les conflits que vous connaissez tous à propos de l’immigration, et qui ne sont pas accidentels : selon la description que j’en fais, ils font partie du système lui-même, y compris ces conflits d’immigration et autres qui nous touchent de si près.

Si quelqu’un, il y a seulement cinq ans, pouvait rester suffisamment aveugle pour penser qu’il y avait deux formes de domination, maintenant, même avec beaucoup de retard, il peut vérifier que c’était aussi un mensonge. Que l’État-Capital que l’on vendait dans ce que l’on appelait alors « les pays de l’Est » était vraiment, depuis bien longtemps déjà, la même chose que le Capital-État que l’on vend dans les pays de l’Ouest (même si en ce moment, tout en nous rappelant du Japon, personne, même pas Dieu Lui-même, ne peut dire ce que c’est que l’Est et ce que c’est que l’Ouest ; ce qui est très significatif : la chose est unique et globale). Evidemment, il fallait être bien aveugle pour ne pas s’être rendu compte, il y a vingt ans déjà, quand les voitures personnelles sont entrées en Russie, que les histoires de guerre froide et de coexistence pacifique n’étaient que des mensonges. En bref, que l’idée de deux formes de pouvoir était fausse. Mais bon, pour l’instant la reddition déclarée de ces dernières années a laissé les choses plus claires. Il n’y a plus qu’une chose : l’État-Capital, c’est la même chose que le Capital-État, et c’était ainsi depuis bien longtemps. C’est pour cela que nous pouvons parler sans distinctions contre la Démocratie, la seule forme de pouvoir qui nous concerne.

Notez bien que, quand je pense que c’est là l’unique réalité, je fais implicitement une critique à toute autre forme de rébellion, de dénonciation, d’opposition à d’autres formes de pouvoir archaïque passées. Cette critique est tout à fait fondée, et même dans les cercles dits « anarchistes ». C’est un malheur, lui aussi endémique, que nous traînons depuis toujours : nous nous (re)trouvons toujours en train de lutter contre des fantômes du pouvoir du passé, fantômes du pouvoir d’il y a 20, 40 ou 60 ans.

Ce n’est pas seulement une erreur que de continuer à parler contre les dictatures, contre les formes d’oppression de la liberté personnelle. Ce n’est pas seulement une erreur, mais surtout une erreur sanglante. Dans un certain sens, c’est un crime contre le peuple. Quiconque s’amuse à parler de ces fantômes d’un pouvoir qui n’est déjà plus le pouvoir véritable, celui-là ne rend pas service au peuple. Il contribue au mensonge, car celui qui parle des dictatures du passé ou du tiers-monde, à propos de formes de domination encore plus arriérées, celui-là suggère de façon sous-jacente que la nôtre ici est désirable, que cette histoire de la démocratie est la bonne, « ma liberté finit là où commence celle d’autrui » et toutes les autres bêtises énumérées depuis la Révolution française jusqu’à nos jours. Voilà ce qui mérite d’être soutenu et pour quoi lutter, non seulement pour nous-mêmes mais aussi pour les Noirs, les Chinois et les Indiens.

On contribue constamment à ce mensonge et, en ce sens, je dis, sans trop exagérer, que cette erreur est d’une certaine façon un crime contre le peuple. Il n’y a qu’un pouvoir contre lequel on doit parler. C’est celui d’ici et de maintenant, celui que nous endurons. L’éternité de la malédiction du pouvoir se manifeste seulement dans ses formes les plus actuelles, celles dont on souffre directement dans sa chair, et ce sont celles que nous subissons ici de différentes manières ; naturellement, il y en a qui comme nous sont très privilégiés, il y en a qui sont très misérables, il y en a qui sont en prison, il y en a qui sont condamnés à la prostitution, il y en a qui vivent dans ce qu’on appelle « la marginalité », il y en a qui sont des immigrés, il y en a qui sont... ce que vous voudrez, mais nous souffrons tous, chacun à sa manière et à sa place, de cette unique forme de pouvoir. Cette Démotechnocratie, cette Technodémocratie.

Bien entendu, je suis davantage intéressé par la forme de souffrance des plus privilégiés. Il est clair que trop penser aux malheureux, à ceux qui sont vraiment malheureux et aux marginaux, c’est aussi une forme de tromperie. Bien sûr, qui va nous enlever cette volonté, chrétienne dans le meilleur sens, d’aider notre prochain défavorisé ? Tout ce qu’on peut faire en participant aux mouvements de solidarité, pour sauver les prostituées, les voleurs, les marginaux, les immigrés, tout cela est très bien ; mais cela n’a rien à voir avec la politique à laquelle croient se consacrer beaucoup d’entre vous qui êtes venus parler avec moi ici : c’est une chose qui, sans trop de mérite, se fait par charité chrétienne ; car vraiment, quand tu trouves un malheureux dans la rue qui te demande de l’argent, le plus immédiat et je n’ai rien à y redire, c’est de lui en donner, si tu en as, sans plus ; et bien sûr en sachant que tu ne fais rien, ni de bon ni de mauvais, que tu es en train de régler le problème de la manière qui te semble la plus rapide et la plus pratique.

Dans ce sens, je dis que tous ces actes qui sont faits au nom des marginaux ou des gens qui sont particulièrement opprimés, particulièrement malheureux, malades du sida, emprisonnés et autres enfermés, ce sont des actes qui doivent être faits à condition de savoir que par-là on ne fait rien. Ce sont des choses qui se font parce-que-c’est comme ça, parce que c’est comme si c’était « naturel » - entre guillemets. Je dis « entre guillemets » parce qu’il n’y a pas de nature humaine, mais bon, il y a quelque chose qui remplace la nature en nous, n’est-ce pas ?

Et ensuite il y a la politique. La politique du peuple, qui n’a rien à voir avec ça. Et dans la politique du peuple, l’attaque se fait toujours là où chacun, privilégié ou pas, est atteint par le Système. Celui-ci non seulement l’atteint, l’agresse, l’opprime, mais aussi Il le constitue en tant que personne, ceci étant le point central du discours que je vais faire dans un instant.

ADMINISTRER LA MORT

Parce que, en effet, personne ne se sauve, et si l’on n’apprend pas à reconnaître que ses propres blessures sont les mêmes que celles des défavorisés et des malheureux, on ne rend pas grand service au peuple, on se trompe. Ce dont je souffre c’est la même chose que ce dont souffrent le dernier des drogués et des prisonniers et la dernière des prostituées. C’est la même chose. Naturellement, chacun à sa manière et à sa place.

Qu’est-ce qu’on endure, où que l’on soit, à cause de cette dernière forme avancée de démocratie ? Ce que l’on souffre c’est tout simplement l’administration de ce qu’ils administrent, et ce qu’ils administrent - en un mot - c’est la mort. Ce que le Pouvoir administre, c’est la mort. Notez bien, pour ne pas nous égarer dans des images sanglantes : je ne dis pas que le Capital ni l’État consacrent leur temps à tailler en pièces les gens du peuple, ni même à les mettre à mort. Parfois Ils le font, mais ce n’est pas le plus important. Je ne dis pas qu’Ils donnent la mort : je dis qu’Ils l’administrent. Et voici le point que j’estime essentiel pour comprendre la forme du pouvoir que nous souffrons.

Administrer la mort signifie transformer en temps notre vie, celle de chacun et celle de tous. Un temps qui peut être compté, avec ses chiffres ; temps que j’appelle « la mort ». Car la seule vie qui mériterait de ne pas être traitée de « mort » serait une vie qui ne serait pas du temps, une vie qui ne serait pas comptée ni en heures ni en jours, ni en semaines ni en années. Ainsi la fonction essentielle de l’État et du Capital, c’est que la vie demeure transformée, absolument et totalement, en temps.

Un temps qui, selon le tour de passe-passe que vous subissez et que vous connaissez bien, se divise en temps de travail et en temps de loisirs (ou de distraction, ou de divertissement). Les deux sont la même chose. Voilà le piège dans lequel plus personne ne devrait tomber. Le temps de travail, dans la forme la plus avancée de Démocratie, est littéralement un temps de travail pour rien. Il faut bien comprendre ceci. Parce qu’Ils nous font croire qu’il est nécessaire de travailler. C’est évident (et des tas de gens le disent depuis un siècle ou un siècle et demi), depuis que les machines ont été inventées, qu’il n’est plus nécessaire de travailler. Il n’y a aucune vraie nécessité de travailler ; mais avec le progrès, avec Leur progrès tant vanté et chanté, est-ce que dans les pays les plus développés, dans les couches les plus hautes et les plus privilégiées, la soumission au Travail a diminué ?

Bien au contraire, elle a augmenté. Elle a augmenté dans les couches les plus basses car n’importe quel travailleur ou employé de bureau normal, qui vit dans une banlieue de Barcelone ou de Madrid, en plus d’avoir à travailler les sept ou huit heures que travaillaient ses ancêtres, doit travailler encore cinq ou six heures en conduisant un engin ou en se soumettant à des moyens de transport impossibles. De telle sorte que sa journée devient une journée de douze ou de quinze heures. Dans les couches plus hautes, la soumission au Travail n’a pas diminué non plus, car le fils d’aristocrate ou de bourgeois d’il y a un siècle ne faisait rien, et il jouissait de la vie, du moins on le supposait ; mais qui donc va penser ça de n’importe quel fils de cadre ou cadre lui-même, vu qu’ils sont tous condamnés, plus ou moins, à la même espèce de merde ?

Ils sont condamnés à acheter, comme tout le monde, et puisqu’ils doivent acheter un yacht, eh bien ils achètent un yacht ; et comme ils l’ont acheté, eh bien il faut l’utiliser ; et s’ils doivent acheter sept voitures pour la famille, eh bien ils achètent sept voitures et après, comme ils les ont achetées, eh bien il faut les utiliser. Autrement dit, ils font comme le dernier des derniers, plus ou moins. Ni Dieu ni personne ne jouit de la vie. Pas même au plus haut niveau, car si nous suivons le chemin de l’État : quelle est la vie d’un politicien qui fait la politique que nous ne faisons pas ici ? (Parce qu’ici nous faisons justement la politique que ne font pas les politiciens qui font cette politique-là). Imaginez la vie d’un de ces politiciens : aussi esclave que celle du travailleur de la banlieue madrilène, qui doit employer cinq heures en transports. Ce n’est presque rien. C’est l’esclavage, celui de la bureaucratie, à tous ses niveaux, dans une Démotechnocratie avancée. Ils travaillent beaucoup plus que leurs grands-parents, bien évidemment. Leurs grands-parents, ceux qu’on appellait « des bourgeois », avaient certes leurs occupations mais ils semblaient être, du moins aux yeux des gens du peuple, et en regardant vers le haut, de vrais privilégiés : au moins eux ils jouissaient de la vie.

Par conséquent, la moitié de la vie réduite à un temps de travail pour rien, un temps de travail qui en effet est en train de créer son propre besoin de travailler totalement dans le vide, et cela déjà depuis bien longtemps. Aucun d’entre nous n’ignore (peut-être beaucoup d’entre vous sont plus ou moins employés à ça) que l’une des industries essentielles de la Démotechnocratie, c’est la création de besoins. La création de nouveaux besoins : je n’ai pas à énumérer les divers bureaux où l’on produit ça. Sans lui, sans ce bureau, sans le bureau créateur de nouveaux besoins, de renouvellement de besoins, il n’y aurait pas de Démotechnocratie.

Il s’agit donc d’un temps de travail créé sur du vide. Evidemment, en suivant des modèles - comme toujours - dépassés ; des modèles du temps où il y avait des esclaves, où il y avait des ouvriers à l’usine et des enfants dans les mines d’Angleterre,ily a deux siècles, des choses comme ça. Toujours les fantômes du passé en train d’agir, mais d’une manière entièrement destinée à la falsification. De nos jours, le travail qui fait travailler les gens est un travail inutile. Si vous voulez pinailler, vous me direz que tout n’est pas inutile, et je vous l’accorde : les 99%, peu importe. Tout le monde sait qu’avec 1% de ce qu’on travaille l’on pourrait vivre, non pas comme des Dieux, mais comme des anges au moins, sans que personne n’ait à lever le petit doigt.

L’autre moitié du temps, celle des loisirs (distractions/divertissements), n’est pas différente mais la même, exactement la même. D’en haut, On craint que ne vienne le moment où le vide auquel Ils condamnent la vie se reconnaisse lui-même, se ressente comme étant du vide. Aussi le Capital et l’État se trouvent dans l’obligation de vider la vie, intégralement s’Ils le peuvent, de la convertir en un temps compté, mais simultanément les gens ne doivent pas se rendre compte qu’on leur fait ça. C’est nécessaire. Telle est la fonction essentielle des loisirs, du divertissement, des distractions. Pour remplir le temps vide que certains encore, d’une manière honteuse, appellent « le temps libre ». Pour remplir le temps vide ; et on arrive ainsi à laisser ce temps vide aussi vide qu’auparavant et, en plus, personne ne se rend compte qu’il est vide.

Il y a des milliers d’exemples. La vie, notre vie, est remplie de ça. Les heures que vous passez ou que passe votre tante devant le petit écran sont un exemple. Elle est aux anges, elle. Vous l’êtes vous-mêmes. Qu’on lui fasse passer trois ou quatre petites heures, qu’est-ce qu’elle veut de plus ? Quelle autre vie doit-elle vivre, si ce n’est celle-là : une vie qui est du temps, trois ou quatre petites heures ? De quelle manière ? De la façon la moins compromettante. En recevant ce que le petit écran offre, invariablement
- du moins dans Leur idéal. Où rien ne puisse apparaître pour mettre en cause cette pure consommation du temps vide. Sinon, le système ne fonctionnerait pas.

Prenez les garçons et les filles dans la fleur de l’âge, dix-sept ou dix-huit ans, qui sortent le samedi en boîte, et qui sont obligés de rester, de minuit jusqu’à quatre, cinq, six heures du matin, pour voir qui tient le plus. « Pour voir qui tient le plus ». En tuant des heures de boîte. C’est-à-dire, sans que rien ne se passe ; c’est garanti, avec toutes les garanties du monde, que rien ne va se passer ; car il n’y a pas d’endroit moins approprié pour que surgisse une aventure amoureuse, un événement doux et bon, qu’une boîte. Du bruit pur qui remplit tout et des battements du temps qui remplissent tout. Celui qui suit cette loi montre un autre exemple de la même chose : la vie réduite à seulement du temps, à du temps vide et, en plus, dans sa moitié dite « de divertissement » à un temps vide qui ne se fait pas sentir comme tel. Car, en effet, si un instant venait à fleurir l’ennui de ce temps vide, s’il se faisait ressentir, alors pourrait advenir quelque chose qui pourrait s’appeler révolte populaire : un vrai désespoir indigné qui se lancerait contre le Pouvoir.

Voilà l’administration de la mort, décrite en trop peu de mots, car je pourrais passer des jours et des nuits à parler - c’est-à-dire, à agir - pour vous décrire simplement ce que vous souffrez, vous, tous les jours. Eh bien, si l’un d’entre vous ignore que ce qui lui arrive quand il achète une nouvelle voiture ou quand il reste devant le petit écran ou quand il passe la nuit du vendredi en boîte, c’est exactement la même chose que ce qui arrive aux plus marginaux et aux plus opprimés, celui-là se trompe. Il perd l’occasion de sentir vraiment ce que c’est que le Pouvoir sur la vie et ce que pourrait être une certaine forme de désespoir, libérateur de ce Pouvoir.

CE MENSONGE QU’EST L’HOMME

Ce qui pourrait se libérer ce ne serait ni toi ni moi. Les personnes, en tant que personnes, sont la même chose que le Capital et l’État, Eux. Je suis Eux, dans ce sens. Je vous l’ai déjà dit avant, en passant. Personne ne souffre ce que je dis que l’on souffre. Comment une personne pourrait-elle endurer ce que j’ai dit ! On dirait même que chacune est au septième ciel quand elle achète la voiture et quand elle regarde la télé et quand elle sort en boîte ; on dirait qu’elle ne veut rien d’autre au monde ; personnellement, il lui semble qu’elle jouit de la vie. Alors arrêtons là l’hypocrisie. Pourquoi diable vous dirai-je que personnellement je souffre tout cela ? Bien sûr, ce n’est pas moi qui souffre ça.

Au contraire, moi je suis constitué par ça, ce qui est beaucoup plus grave. Moi, On m’a fait ainsi. On m’a fait devenir un client du Capital et un sujet de l’État. Et je le suis intégralement. Moi personnellement, c’est-à-dire représenté par une carte d’identité, par mon nom propre, par ma relation établie avec Unetelle, par ma localisation en tel ou tel endroit, par mon appartenance à telle ou telle nationalité, par ma profession, par ma situation dans tel poste de travail. Ce Moi, bien défini, personnel, Celui-là n’a en rien à souffrir du Capital et de l’État : pour Lui tout est rose, pour Lui sont grandes ouvertes les promesses de la Démotechnocratie.

Comme on le sait déjà, depuis l’évangile prêché dans le premier pays entré dans la Technodémocratie, les États-Unis, n’importe qui a le droit à atteindre le sommet de la pyramide, n’importe qui peut devenir le plus haut des cadres du Capital ou de l’État (ou des deux ensemble) car nous arrivons, avec le progrès maximal, en un lieu où être Président des États- Unis ou Directeur de quelques chaînes de banques, ça revient au même puisque l’État et le Capital, avec le Progrès, se confondent en une même chose. Pour chacun, personnellement, à condition qu’il se vende sans douter et avec la plus grande intégrité, ce futur est ouvert. La réussite dans la vie est ouverte. Grimper tout en haut, le plus haut que l’on puisse désirer dans la pyramide, c’est possible. Et, cela, on vous le vend tous les jours, à la télévision ou ailleurs. Cet idéal.

C’est renouveler l’idéal décrit par Napoléon : chaque petit soldat porte dans son sac le bâton de maréchal. Voilà ce qui arrive dans la Démotechnocratie. Car, en effet, ni le Capital ni l’État ne sont des hypocrites à cet égard : Ils traitent avec des Individus Personnels, Ils ont une vraie confiance en l’Individu Personnel ; et Ils ont des raisons pour avoir confiance : car Ils savent que l’Individu Personnel est intégralement réactionnaire. Que moi, en tant que personne, je ne peux être que réactionnaire. C’est-à-dire, quelqu’un qui aspire aux bénéfices dont il a une petite idée ; laquelle, par ailleurs, lui a été proposée et imposée. Quelqu’un qui aspire à grimper en haut de cette pyramide, quelqu’un qui aspire à un futur, quelqu’un qui aspire à posséder, quelqu’un qui aspire à la sécurité, que ce soit en amour ou en n’importe quoi.

Autrement dit, intégralement réactionnaire, voilà comment chacun est, sans exception. Moi, personnellement moi, je ne peux être que conservateur, réactionnaire, à la recherche de ma sécurité, à la recherche du plus grand bénéfice personnel. Par conséquent, le Capital et l’État ont parfaitement raison d’avoir confiance en cet Individu, car Ils savent bien en qui Ils ont confiance.

Naturellement, Ils ne se limitent pas à avoir confiance en Lui : Ils Le fabriquent. Car voici le secret : il ne suffit pas que l’État et le Capital aient trouvé, déjà au commencement de l’Histoire, assez bien fait ce sujet essentiellement réactionnaire, mais aussi, étant donné qu’il y avait un risque que tous ne soient pas ainsi, ou qu’ils ne le soient pas suffisamment, et donc que l’appareil ne fonctionne pas, ils se sont hâtés, et avec le progrès du progrès ils se hâtent surtout à Le fabriquer ainsi : parfaits sujets de l’État, parfaits clients du Capital. Des gens dont la vie n’est rien d’autre qu’intégralement du travail inutile, du divertissement complémentaire et de la vente-achat d’objets inutiles qui se succèdent.

Cet Individu qui réussit à comprendre cet Idéal, pour son bénéfice propre, est bien évidemment le Sujet parfait pour l’État et pour le Capital. Ils ont confiance en Lui. Eux, les politicards de là-haut et aussi les banquiers s’il le faut, ont l’habitude de l’appeler « l’Homme ». Ils aiment beaucoup : l’Homme. Comme je vous l’ai dit avant, ce n’est pas bien de parler de peuple ; même parler de gens reste trop vague. L’Homme. L’Homme est précisément cette cochonnerie que je viens de vous décrire. L’Homme est l’Individu Personnel parfaitement constitué.

Voilà ce qui dans l’État, dans le triomphe parfait de l’État et du Capital, constituerait les populations du monde, la seule chose qui existerait. Des populations intégralement constituées par un nombre déterminé d’Individus Personnels. Remarquez bien que le fait de pouvoir compter en nombre d’âmes les populations constituées par des Individus Personnels, ce n’est pas une coïncidence : le nombre, le nombre exact auquel l’État et le Capital aspirent dans leurs statistiques, est justement la preuve et la base de l’unité ainsi que de l’individualité.

Si l’idéal de l’État et du Capital triomphait, la population humaine ne serait que ça ; naturellement, répartie ; répartie peut-être dans des cases héritées des États actuels, des cases toutes bien comptabilisées ; interchangeables dans le temps d’une manière ordonnée, si possible croissant ; pour l’instant en croissance : la prolifération d’Individus Personnels est une affaire du Capital et de l’État de nos jours ; Ils vivent en se consacrant continuellement à la fabrication de plus en plus de futurs acheteurs de voitures et de téléviseurs : cela s’appelle des « enfants qui naissent ». Ils vivent en se consacrant continuellement à ça, à faire que l’on produise de plus en plus d’Individus Personnels.

Naturellement les instances chargées de l’éducation dans les pays développés sont bien destinées à faire en sorte que les enfants qui sont nés ne soient pas, et cela le plus tôt possible, autre chose que ça : c’est-à-dire rien que des Individus Personnels, bien délimités.

CONTRE LA MAJORITÉ

Maintenant, face à cela, la seule chose à dire est la suivante : le fait qu’Ils soient constamment, y compris aujourd’hui, occupés à fabriquer d’en haut des Individus Personnels est une preuve que Leur plan n’a pas atteint un succès total : une preuve qu’en dehors des Individus Personnels, qui constituent des Masses comptées, il y a quelque chose d’autre. Il y a quelque chose qui Leur échappe toujours. Je répète : le fait même qu’Ils se consacrent, y compris aujourd’hui, avec un tel acharnement à ce que chacun soit chacun, et qu’ensemble On puisse nous compter, cela même prouve que Leur entreprise n’a pas triomphé ; qu’il n’y a pas seulement, comme ce serait le cas dans Leur idéal, des Individus Personnels, comptés et constituant des Masses d’acheteurs du Capital, et des sujets de l’État.

Il y a quelque chose de plus, quelque chose qui n’est pas ça. Mais notez bien que je fais appel au témoignage de Leur activité à Eux, Ceux qui nous soumettent. Il est évident que s’Ils étaient sûrs que dans le monde il n’y a plus que des Individus Personnels, ils seraient tranquilles, nous serions dans le monde parfait : dans un monde où rien ne pourrait plus se passer. Ce n’est pas ainsi : on en fabrique continuellement, selon le Commerce et le Capital, selon l’État au travers de l’Education, et on s’assure à chaque instant que les individus sont des Individus.

En quoi consiste l’un des principes fondamentaux de la Démocratie ? Eh bien vous le savez déjà : dans les Élections, dans la Majorité. Voilà le point central, le plus immédiat, le plus facile pour votre attaque, quand vous vous voyez poussés à agir, non comme des personnes, mais comme peuple, - chose qui arrive parfois.

Le point d’attaque est la Majorité : c’est une notion essentielle pour la Démotechnocratie, précisément parce qu’Ils savent que Leur projet d’administration de la mort n’a pas totalement triomphé. S’Ils le pouvaient, Ils se passeraient des élections, de la Majorité, ayant déjà la Totalité. Mais Ils n’ont pas la totalité, Ils le savent très bien. Alors le tour de passe-passe essentiel est celui de la Majorité qui se fait valoir pour la Totalité.

Notez bien que la Majorité, lors des élections ou ailleurs, par exemple lors des achats dans les grands magasins, la Majorité est toujours une majorité d’Individus Personnels, comptés, des messieurs et des dames, chacun avec son nom propre. Les autres, ceux qui restent hors de la Majorité, parce qu’ils ne votent pas ou qu’ils votent mal, ou même parce qu’ils ne savent pas se servir de la fiche rectangulaire à introduire dans l’urne, ou qu’ils gribouillent dessus n’importe quoi, ceux-là on n’est pas sûr qu’ils soient des personnes. Ceux qui sont des personnes à coup sûr, et qui sont comptés, sont ceux qui forment les majorités.

La majorité devient joliment le représentant de la totalité, et personne n’a rien à dire. Voici l’espèce (stupide à force d’être simpliste) d’argutie que manient chaque jour parmi nous le Capital et l’État, et à laquelle nous obéissons avec une excessive soumission. La majorité représente la totalité.

Eh bien, non. D’ici, d’en bas, nous disons : « non : non, ce n’est pas vrai ». La majorité ne représente pas la totalité. La Majorité, ce sont des Individus Personnels et, par conséquent, des réactionnaires. Nous le savons, nous le disons : il n’y a jamais eu d’élection démocratique dont le résultat n’ait pas été réactionnaire. Il n’y a eu ni élection ni référendum dont on puisse dire que le résultat ait été autre chose que celui que l’on pouvait espérer, escompter de la réaction, et de la fidélité et de la soumission la plus croyante. En effet, la Majorité est composée d’Individus ; chaque Individu est réactionnaire ; la Majorité est réactionnaire.

Voilà sur quoi elle compte la Démocratie ; aucune élection ne va constituer une surprise pour Elle. Tout ce qu’elle peut faire c’est l’aider à ce tour de passe-passe du changement-pour-demeurer-le-même. Le fait de changer, au mieux, des Libéraux aux Socialistes, ou des Socialistes aux Libéraux, ou toute autre bêtise du même style. De Démocrates à Républicains, et de Républicains à Démocrates aux États-Unis. Il y a des gens qui s’amusent à croire en ces différences, à ne pas reconnaître la simple bêtise de ce changement-pour-demeurer-le-même. Eh bien oui, les élections aident en effet à cela.

Les élections, là comme ailleurs, fonctionnent de cette manière parce que la Majorité, composée d’Individus Personnels, est réactionnaire. L’évidence, c’est que la Majorité ce n’est pas tous les gens, et qu’en dehors il reste beaucoup de monde. C’est justement à cela - que je n’ai pas décrit, qui ne se compte pas - que je faisais toujours allusion en parlant de « peuple », au cas où une certaine obscurité aurait pu rester. Voilà ce que je dis se trouver en bas. Voilà ce que j’ai dit être soumis, vraiment, à l’État et au Capital : pas Moi, Je ne serai jamais soumis parce que J’en fais partie intégrante. Le peuple, les gens, non comptés, qui ne votent pas, qui ne forment pas des Majorités, qui ne forment pas non plus des Minorités, bien comptées. Ils ne forment rien. Simplement, ils restent, ils demeurent en dehors de toute comptabilité.

Remarquez bien que ceci veut dire deux choses, et avec ça je termine : cela signifie que dans les populations, en dehors d’une majorité indubitable de Personnes bien constituées, et donc réactionnaires, disposées à acheter ce qu’on leur dira et à voter comme on leur dira, en dehors de ceux-ci, il y a plus de gens. Il y a évidemment plus de gens, et il y a toujours plus de gens. Il y a toujours des gens qui n’entrent pas. Mais, en ne rentrant pas, ont-ils alors plus ou moins de difficultés ? Peut-être. Ils peuvent tomber dans la marginalité, ce qui est en même temps une autre forme de retour vers l’organisation ? (car les marginaux, les fous, les prostituées sont évidemment à l’intérieur de l’organisation) : rien que des accidents de parcours.

Mais en tout cas il existe, pour l’instant, des gens qui n’entrent pas dans cette comptabilité, et ce sont les seuls que l’on puisse appeler « peuple ». Notez que l’État et le Capital ne disent même pas « peuple », mais s’ils le disent parfois, ou « gens », ils l’utilisent dans le même sens que celui employé ici pour décrire la Masse d’Individus. Ici, j’aurais voulu que vous voyiez clairement qu’il s’agit du contraire : « peuple » n’a en soi aucune définition. Mais en disant le contraire, que le peuple n’est pas une Masse d’Individus, qu’il n’est pas des Individus, en disant cela on dit déjà beaucoup plus qu’on ne pourrait le croire.

LE PEUPLE COMME RÉSIDU (DE LA MAJORITÉ) ET CONTRADICTION (AVEC SOI-MÊME)

Et cela, ce qui arrive dans les populations, m’arrive aussi à moi, t’arrive à toi, arrive à chacun. Il est important de voir ça également. Car après tout ce que j’ai dit de l’Individu Personnel, comme étant identique à l’État et au Capital, il ne faudrait pas faire d’erreur.

Si moi personnellement j’étais tout à fait bien constitué, si je n’avais pas des contradictions, si je savais où je vais, si j’avais un futur bien fixé, si j’avais atteint ma sécurité, alors je serais un parfait numéro de la Masse, intégré, un Individu parfait, sûr de Lui-Même, comme la Démotechnocratie les aime bien, et donc contribuant ainsi à la sécurité du nombre des Masses. Eh bien, dans beaucoup de cas (je n’ai pas à vous les dire) il arrive que ce n’est pas comme ça ; il arrive que je ne sois pas tout à fait bien fait ; au contraire, je suis plein de contradictions, rempli de doutes ; j’énonce le « blanc » aussi bien que le « noir » à la fois et, très souvent, je sombre dans le désespoir tellement je me comprends mal moi-même [3].

Evidemment, j’essaie de me guérir ; parce que personnellement je suis réactionnaire, comme l’État et le Capital, et qu’il est même nécessaire de consulter le psychiatre, face à face, pour qu’il me réintègre, qu’il me constitue comme-il-faut et comme Dieu-le-veut, comme une âme bien faite, sans doutes et sans ruptures. Mais j’ai beau me battre contre ça, l’évidence de mon insécurité, de ma malformation, est quelque chose qui demeure toujours présent.

Statistiquement on peut dire que cela diminue avec l’âge : c’est plus courant dans la ferveur de l’enfance et de l’adolescence (et ce serait beaucoup plus utile) que chez les grandes personnes déjà bien établies ; mais en tout cas, jusqu’au moment de cette mort qu’Ils administrent, où s’accomplit le temps compté auquel Ils voudraient réduire toute la vie, même alors on ne réussit pas encore à être bien fait. On a toujours des doutes, des fêlures, des failles et des ruptures. On a toujours des contradictions, on est toujours exposé à ne pas savoir très bien qui l’on est, à être surpris par soi-même, à rencontrer n’importe quel choc passionnel qui dévoile qu’on n’avait pas la moindre idée de qui on était soi-même, chose qui arrive fréquemment.

Eh bien, par-là le peuple se montre aussi. Ce en quoi je ne suis pas celui que je suis, ça c’est le peuple. Et ça, c’est vivant chez tout le monde - privilégié ou marginal ou n’importe quoi. De telle sorte que l’imagination de la chose dans les populations doit être complétée ainsi : ce en quoi aussi je ne suis pas moi veut dire que par-là je suis peuple. Par-là je suis peuple et je suis contradiction, je suis désespoir, je suis une rébellion inguérissable contre la forme de domination qui m’est imposée.

Je termine en vous montrant la connexion entre l’un et l’autre. Précisément, le fait que chacun n’est d’habitude pas tout à fait bien fait implique que ce que j’appelle « peuple » ne puisse être compté. On le comprend très bien : on ne compte que des unités bien faites ; une unité qui n’est pas bien faite, on ne peut pas la compter et, par conséquent, elle ne peut pas donner lieu à une Majorité ni à des populations de clients ni à des populations de sujets. L’un et l’autre sont la même chose.

Si quelqu’un a encore des doutes quant au mot « peuple », j’ai l’habitude d’aller du côté du langage ; car le langage parlé et courant, celui qui ici a été parlé par ma bouche et prétendait être une action, et non pas celui des intellectuels ni des gens cultivés, ce langage courant, populaire appartient au peuple ; il n’est à personne.

Voilà un autre témoignage auquel je fais appel ; mais aujourd’hui j’ai voulu faire appel plus précisément à la contradiction et à la malformation de chacun. Voilà le témoignage essentiel. Si quelqu’un doute de l’existence du peuple, qu’il se rende, qu’il s’adresse et qu’il se dirige vers sa propre malformation, sa propre insécurité, ses propres conflits avec lui-même. Voilà où, de la manière la plus proche, il peut toucher ce qu’est le peuple et, en passant, entrer en une certaine communication avec les désespoirs, les imperfections et les malformations des autres.

Non pas une solidarité, non, car là il n’y a pas de place pour des choses aussi énormes que la solidarité, mais plutôt une sorte de communauté, une certaine communauté contre l’identité personnelle. Nous nous retrouvons dans le désespoir, dans la malformation, dans la contradiction et dans la souffrance.

Malgré ce que certains peuvent penser, d’habitude on ne parle pas beaucoup de peuple. Il y a très longtemps, les fascistes parlaient d’une manière très fausse de peuple, « das Volk », « il popolo » ; en revanche, les démocrates, les démotechnocrates ne parlent pas beaucoup de peuple. S’ils le peuvent, ils ne mentionnent jamais le mot « peuple ». La Démotechnocratie n’a rien à faire avec le peuple : Elle traite avec l’Homme. La Démotechnocratie traite avec l’Homme. Pas avec le peuple. Mais attention, si je me permets d’utiliser autant les mots « peuple » et « gens », c’est justement parce qu’on ne les utilise plus et je pense qu’actuellement même les anarchistes ont honte de dire « peuple ». Non pas à cause de l’usage fasciste des temps anciens, mais pour d’autres raisons, qui ont à voir avec la Domination, la seule vraie forme de domination, celle de la Démotechnocratie.

A propos de la Démocratie en Grèce, dont nous avons déjà parlé, il est permis de dire que les Grecs ne parlaient pas de l’Homme : ça c’était les philosophes, comme toujours. Une chose sont Aristote et Platon, une autre sont les Grecs, le peuple. Non : les gens ne marchaient pas dans les rues en parlant de l’Homme. Cela n’est jamais arrivé. Il faut rappeler que la création du mot « démocratie » est grecque, et que « démocratie » renferme une contradiction : le deuxième mot, « cratos », signifie « pouvoir », plus ou moins, et très souvent « force », et le premier mot, « démo », signifie « peuple » ; car les villages aussi, les petits villages par opposition à la ville, s’appelaient aussi « demos », comme en espagnol : les villages (pueblos) et le peuple (pueblo). « Demoï », c’étaient les villages ; et « demos », c’était le peuple. Ensuite il y eut d’autres termes péjoratifs comme celui de « masse » spécialement, « ochlos », qui ressemble un peu au « turba » latin. C’étaient des termes péjoratifs, mais « demos » c’était plus ou moins le « populus » latin, comme « peuple ».

Voilà donc ce qui était en vigueur. Ce qui est curieux, c’est le tour de passe-passe implicite dans la formation du mot : on faisait croire qu’en effet, le régime démocratique de certains États, par exemple celui d’Athènes, c’était un régime du peuple, autrement dit que c’était le peuple qui gouvernait. Comme s’il n’était pas évident que le peuple, « demos », est toujours forcé, « cratos » ; et que ce n’est jamais l’inverse, que le peuple, « demos », possède et administre la force, « cratos ». Voici la tromperie déjà bien préparée et bien développée depuis la démocratie d’Athènes. Il n’y a pas de grandes nouveautés là-dessus. Disons-le, quand les démocraties se manifestent ou se réalisent sur des espaces aussi réduits que l’Attique, alors cette petite taille a une influence. Autrement dit, il y a une assemblée où tout le monde peut aller, s’il le veut, sans faire plus de 40 kilomètres, et alors un petit voyage à l’occasion d’une foire, pourquoi pas ?, et il n’y a pas de magistrats élus mais beaucoup et parmi les plus importants sont tirés au sort, et des choses de ce genre... Ce sont ces choses en effet qui laissent la démocratie - celle d’Athènes, par exemple, dans ses meilleurs temps - incomparablement moins puissante contre le peuple que ne le sont les grandes démocraties modernes. Mais enfin, il s’agit là de différences mineures après tout. La tromperie essentielle réside dans le mot même de « démocratie », qui est une invention grecque. Aussi est-il important de relever que le mot « peuple » n’est pas très utilisé.

En revanche, on parle beaucoup de toi, toi qui figures dans les réclames publicitaires, Toi, l’Individu Personnel. Il est donc important - pas la peine d’insister là-dessus - ; l’État et le Capital ne traitent pas avec le peuple ; le peuple, Ils l’embêtent et l’emmerdent car Ils sont là pour ça, administrateurs de la mort, mais Ils ne traitent pas avec le peuple : Ils traitent avec l’Individu, avec toi et avec moi en tant qu’Individus, de telle sorte qu’Ils traitent - si vous voulez - avec l’Homme, avec cette invention des philosophes qui est là pour ça.

L’Homme considéré abstraitement, qui est simultanément identique à l’individu le plus concret.

Cocheras de Sants, Barcelone, avril 1991. Publié dans la revue Archipiélago n°9, Barcelone, 1991 (texte transcrit par María Jesús García) et dans Contra la Paz - Contra la Democracia, op. cit.

Traduit de l’espagnol par Fernando AGUIRRE

[1] Note 1 du traducteur.

Les titres commençant par le mot « contre » sont nombreux, désignant à chaque fois l’Ennemi et à trois reprises l’autre élément de la contradiction. Voici un récapitulatif avec références bibliographiques :

- 1) « Contra el Progreso », discussion avec des anarchistes espagnols dans un local de la rue Saint-Denis à Paris en 1972, publié dans Actualidades, Lucina, Zamora, 1980.
- 2) « Contra el preso común », revue Archipiélago n°2, Madrid, 1977.
- 3) « La “razón común



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