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A MORT L'ARTISTEAnonyme, Thursday, December 22, 2005 - 20:20
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L'intention de ce texte est d'annoncer la mort prochaine d'une des figures symboliques de ce vieux monde marchand : l'artiste. A MORT L'ARTISTE L'intention de ce texte est d'annoncer la mort prochaine d'une des figures symboliques de ce vieux monde marchand : l'artiste. * Si vous devez savoir qu'une telle annonce nous réjouit particulièrement, nous n'irons pas cependant jusqu'à rire de la mort de l'artiste - quand le rire dans ce siècle se réduit le plus souvent à n'être que l'expression de la résignation -, ce serait encore une façon détournée de sauver le moribond. Non plus nous ne nous permettrons de jouer sur les mots. Encourager la mort de l'artiste et participer à son enterrement est un jeu sérieux qui mérite que nous nous y attardions sans complaisance ni facilité. * Nous tenons également à préciser qu'aucune nostalgie ne guide notre propos. Et nous restons indifférents à toute forme de querelles strictement esthétiques - en particulier, celle éternelle opposant anciens et modernes qui sous-tend tout débat sur l'art et la culture et qui participe inévitablement au maintien de l'ordre des choses. * C'est bien à l'artiste que nous nous attaquons ici. La question de l'art, moins triviale, n'a que de manière anecdotique à voir avec la question posée par l'existence de l'artiste. N'importe qui dans ce monde du je-m'en-foutisme généralisé vous le confirmera. Préambule Pour les sept siècles qui viennent de s'écouler laborieusement, ce qu'on appelle l'histoire de l'art n'a été essentiellement que l'histoire de l'artiste. L'art s'est confondu dans l'illusion économique d'un monde immuable et sans fin, ne trouvant plus de signification ni d'intérêt que comme reflet de " l'esprit " de l'artiste. Or, sans ne vouloir froisser personne en particulier, il faut ici rappeler que cette individualité singulière que représente l'artiste est un mythe de la modernité : personnage unique et séparé, spécialisé et voué à son art " corps et âme ", se croyant de tout temps et de toute éternité. Les évolutions et les innovations esthétiques de ces derniers siècles doivent par conséquent être perçues, avant toute autre considération, comme un facteur de consolidation du mythe de l'artiste. Pourtant, ce renversement qui, du culte momentané voué à l'art bascule rapidement à partir du XVe siècle vers le culte de l'artiste, marque à la fois le triomphe et la dissolution inéluctable de cette figure moderne. L'artiste aura fini par se croire œuvre. Il ne se réduit aujourd'hui qu'à une idée, une belle idée immortelle qu'il se fait de lui, guettant la postérité d'un air faussement désintéressé. Condamné à ne vivre que dans la représentation, l'artiste se suffit désormais à lui-même. Il est son propre but qu'il poursuit sans fin, malgré toutes les justifications hasardeuses et souvent hors de propos qu'il avance pour se sauver du néant. En ne travaillant qu'à sa conservation, il participe, qu'il le veuille ou non, à la conservation de ce monde. L'artiste n'est pas une personne digne de confiance. Il est à l'image de la société marchande : une imposture. La vie d'artiste La construction de ce personnage prétentieux, narcissique, ridicule et parfois talentueux que représente l'artiste est relativement récente. On peut sans trop se tromper la faire commencer en Europe à la fin de l'époque féodale. Autour des XIIIe-XIVe siècles, une catégorie d'artisans - parmi laquelle on retrouve principalement des peintres enlumineurs, des sculpteurs et des architectes - tend à vouloir se démarquer et à se séparer des autres corporations d'artisans, considérant que leur activité manuelle mérite une attention particulière, supérieure. En Italie, certains déjà se distinguent par leur travail. Ils en viennent à s'enrichir et à "se faire un nom"[1]. * En Europe, jusqu'à la fin du Moyen Age, les plus doués de ces artisans étaient traditionnellement employés par les autorités religieuses et politiques. Or, dès le XIVe siècle, la haute bourgeoisie des riches marchands et banquiers, de plus en plus influente, dans une rivalité de prestige avec les princes et pour conforter son image, se met en tête d'aimer la peinture[3], participant ainsi à l'épanouissement de cette forme d'art jusque-là quelque peu méprisée. Dans son évolution complexe que nous simplifions ici avec la plus grande rigueur, cette figure moderne qu'est l'artiste doit évidemment beaucoup à l'Eglise catholique, de la Renaissance à la Contre-Réforme. Il est redevable à l'Etat monarchique de sa prestigieuse reconnaissance sociale, avec l'institutionnalisation au XVIIe siècle des académies, symboles de l'élitisme intellectuel. Mais l'accomplissement de sa vie d'artiste, il la doit surtout à la bourgeoisie et à l'Etat moderne qui resteront jusqu'à aujourd'hui ses principaux mécènes et clients. Si à la fin du XVIIIe siècle l'artiste ne se prend plus pour Dieu, il se conforte dans son sentiment d'être " hors du commun ", mettant en avant son Moi créateur séparé du réel et de ses basses besognes. " Artiste " devient un concept sacré qu'il est désormais suspect de remettre en question. Qu'il le veuille ou non, l'artiste incarne une forme particulière de l'individualisme libéral et bourgeois. C'est au XIXe siècle que cet idéaliste parvient à ses fins, non sans difficulté, en imposant l'idée de l'autonomie du champ artistique, achevant de faire de l'art une activité spécialisée n'ayant plus aucun lien avec la réalité. L'artiste s'illusionne d'être enfin un individu libre sous prétexte qu'il serait désormais libre de créer. L'autonomie de l'art fera croire à l'autonomie de l'artiste, quand la célèbre formule " l'art pour l'art " cache en réalité celle beaucoup plus concrète de " l'artiste pour l'artiste ". C'est pourquoi d'un titre honorifique, le nom de l'artiste pourra progressivement se transformer en une simple marque de fabrique. * La chute de l'ancien régime, avec les transformations économiques et sociales qui l'accompagnent, a évidemment eu un impact non négligeable sur les transformations du statut de l'artiste, c'est-à-dire sur la place que la société hiérarchisée nouvelle lui confère. Si la société bourgeoise entérine l'artiste comme figure élitiste inscrite et reconnue dans l'organisation sociale, la fin des ateliers et des corporations ainsi que l'augmentation incessante du nombre d'artistes amènent paradoxalement à fragiliser économiquement la place de l'artiste. Il devient de plus en plus difficile pour lui de trouver aide et mécénat. S'il parvient enfin à la reconnaissance et au prestige intellectuels, il fait mine de redécouvrir les lois de la survie. Pourtant, avec le triomphe de l'ordre bourgeois, les conditions nécessaires à la pseudo émancipation de l'artiste sont enfin réunies. La bourgeoisie offre à l'artiste l'illusion de son autonomie individuelle. Le libéralisme lui concède un terrain où il pourra dès lors en toute " liberté " se consacrer à l'expression de sa sensibilité, à l'affirmation de sa personnalité et, comble du bonheur, continuer à en faire son métier. L'artiste se croit enfin libre de créer, en toute indépendance, affranchi de toutes contraintes, éloigné de la fureur du monde. Les écoles et mouvements artistiques (picturaux, littéraires, etc.) qui travaillent à rompre et à dépasser les conventions et les normes esthétiques se multiplient. Dans cette euphorie artistique qui éclate à partir du milieu du XIXe siècle, l'artiste se construit un champ d'activité qu'il croit sans limite[4]. * L'artiste ne s'est jamais vraiment interrogé sur la signification de cette liberté que lui octroyait la bourgeoisie - liberté qui, réduite à celle de l'esprit, n'est toutefois que l'illusion de la liberté. L'artiste, malgré les apparences, acceptera d'autant plus ce monde qu'il prétendra échapper aux contraintes et aux impératifs de la domination marchande. Répétons-le : l'artiste n'est pas un homme comme les autres. Il est cet individu qui croit incarner l'homme. Le mariage de la médiocrité et de l'arrogance. C'est pourquoi il se persuadera représenter dans la société - qui elle-même lui renvoie cette image - le travailleur le moins aliéné, sous prétexte que son ouvrage fait partie intégrante de sa vie, que son travail porte en soi sa propre satisfaction et que son œuvre sera toujours attachée à son nom... : cet idéaliste qu'est l'artiste se pose en modèle de l'homme émancipé, en modèle de l'homme libre tel que le conçoit l'individualisme libéral et bourgeois. On mesurera très tôt dans la réalité l'absurdité d'une telle position : alors que son travail artistique bénéficie d'une liberté toujours plus grande et qu'il refuse de plus en plus d'obéir aux contraintes et aux exigences de ses commanditaires, l'incompréhension entre l'artiste et ses clients s'accentue ; leurs goûts inévitablement coïncident de moins en moins. Ce constat, pourtant simple et évident, restera toujours trop prosaïque aux yeux de l'artiste pour que celui-ci ne l'entende pas autrement que comme une injure à sa condition. Cet ambitieux souhaite tirer tous les avantages du monde moderne (l'argent, le confort, la reconnaissance et la distinction sociale, etc.) sans en subir les inconvénients (l'obéissance aux impératifs marchands et l'acceptation du contrôle social total). C'est de cette contradiction - inhérente à sa condition d'artiste - que va notamment naître le concept romantique et fantasmé de l'artiste " maudit ", " incompris ", dont la portée symbolique permettra un temps de renforcer le mythe de l'artiste en lui donnant l'impression de s'éloigner et de se séparer davantage du reste du monde. Or, s'il fallait encore le rappeler, l'artiste n'est " maudit " ou " incompris " que dans la mesure où il ne trouve personne à qui vendre ses œuvres. L'artiste maudit - qui n'est qu'une fiction de l'individualisme artistique[6]- ne s'est pas construit sur un refus et une critique radicale de l'ordre bourgeois, comme on aurait généralement tendance à le penser, mais plutôt sur un profond ressentiment à l'encontre d'un ordre social peu reconnaissant. Ce manque de reconnaissance - qui n'existe pourtant qu'aux yeux de l'artiste - lui fait prendre conscience que son existence et son travail n'ont de sens que dans la servilité et la soumission au pouvoir. Et voilà que l'artiste prend l'air désemparé : on le voit tantôt tourmenté, passionné, parfois proche de la folie, ne sachant plus ce qu'il veut ni qui il est, tantôt névrosé, mégalomane... Ce spectacle romantique, l'artiste le joue assez bien à la fin du XIXe siècle. Mais le ressentiment n'a qu'un temps. Dans les premières décennies du XXe siècle, l'artiste se retrouve devant un choix assez simple qu'il se doit d'affronter : assumer sa condition d'artiste et se soumettre ou rompre définitivement avec la vie d'artiste. L'artiste évidemment fera le premier choix sans hésiter trop longtemps, obstiné qu'il est à vouloir exister, sans raison précise. L'artiste est une marchandise Nous l'avons vu, historiquement, la construction de l'individualisme artistique est concomitante de l'affirmation de l'individualisme bourgeois[7]. Aujourd'hui, l'artiste est achevé. Plus rien ne le sépare fondamentalement du bourgeois contemporain et de ses aspirations : comme le jeune cadre dynamique, convaincu d'exercer une activité " stimulante ", l'artiste veut " réussir ", par tous les moyens. Il ne peut plus désormais se passer du bourgeois qui ne peut plus se passer de l'artiste. L'un ne va désormais plus sans l'autre. L'artiste devient le reflet du bourgeois, son image renversée et sa fausse bonne conscience. Sa garantie morale. Ce n'est pas par exemple un hasard si nous avons tout oublié de la majorité des artistes officiels et bourgeois du XIXe siècle pour ne retenir officiellement de cette époque qu'une grosse poignée de marginaux et d'" avant-gardistes " qui s'avançaient souvent, en apparence et de manière contradictoire, dans une attitude de refus de la réalité bourgeoise. C'est la preuve qu'à l'époque déjà peu de chose séparait réellement l'idéal artistique de l'idéal bourgeois. Le XXe siècle ne sera pour l'essentiel qu'une succession interminable d'avant-gardisme et de surenchère dans la nouveauté pour tenter de vivifier et de distraire le vieux monde marchand. L'artiste est désormais totalement intégré au système de domination capitaliste - c'est la raison pour laquelle l'artiste représentatif de notre époque n'est autre que le publicitaire. Si jusqu'à la fin du XIXe siècle, l'artiste a eu pour fonction principale de permettre à l'art de trouver sa place dans l'économie de marché (en donnant à croire que la réalité de ce monde ne se réduisait pas simplement à la marchandise), il a par la suite pu se consacrer entièrement à la production de marchandises artistiques dès lors que le capitalisme fit de la culture, au sens moderne et restreint, un secteur d'activité économique puissant. " La production de masse exige l'éducation des masses ; celles-ci doivent apprendre à se conduire comme des êtres humains… Ceux-ci doivent apprendre non seulement à écrire et à compter, mais à se cultiver[10]". Cette déclaration, en 1919, d'un riche propriétaire d'un grand magasin de Boston résume assez bien le rôle que le capitalisme confère dès la fin de la Première Guerre mondiale à cette prétendue " culture ", cette farce dans laquelle l'artiste joue complaisamment un des rôles principaux. L'instrumentalisation de la culture, dont le premier objectif fut d'éduquer les foules à la consommation de masse, l'a transformé logiquement, surtout après la Seconde Guerre mondiale, en un vaste et abondant secteur de production et d'accumulation infinies d'images et de désirs. Le spectacle mégalomane de Lille2004 en est aujourd'hui une brillante illustration, quand la culture se révèle être un moyen fort profitable pour vendre une ville. Nous serions ici tentés de crier au loup en traitant l'artiste de vendu si une telle insulte n'était pas en définitif pléonastique. L'artiste fait son boulot. Aujourd'hui, il est un modèle de travailleur, passionné par son métier[11] : créatif, flexible, capable de s'adapter et de se renouveler en permanence face aux rythmes imposés par le marché de l'offre et de la demande culturelles illimitées[12]. Il est perçu le plus souvent comme " jeune, technologique et citoyen ", et de gauche évidemment. Son ralliement à l'idéologie progressiste du " peuple de gauche ", à partir de la fin du XIXe siècle, s'explique surtout en raison du rapport paradoxal et schizophrène qu'il a longtemps entretenu avec la bourgeoisie (rejet du monde bourgeois et de ses valeurs combiné à une volonté d'être reconnu par lui). Ce progressisme s'exprimera dans le monde spécialisé de l'art au XXe siècle à travers le phénomène des avant-gardes qui s'étaient donné pour principal objectif de " faire avancer " l'art… * Se dire artiste aujourd'hui c'est une manière très branchée de se résigner à accepter - et donc à défendre - le monde marchand et à en être, sous couvert de " reconnaissance ", son esclave le plus docile ; un VRP de la non-vie et de l'ennui. L'extension du terme " artiste " à une multitude d'activités - comédiens, musiciens, chanteurs, comiques, danseurs, cinéastes, photographes, designers, stylistes, etc. - est une expression de l'acceptation toujours plus grande des valeurs bourgeoises. Si cette dissolution du mot " artiste " participe à le déprécier, elle n'implique pas pour autant sa fin. Le galvaudage du mot " artiste " ne signifie pas la mort de l'artiste, bien au contraire. Si l'artiste doit mourir, c'est parce que nous avons décidé de l'annoncer ici et maintenant. Parce que nous savons très bien que tout a une fin. [1]Cf. l'exemple célèbre et emblématique de l'"embourgeoisement" du peintre italien Giotto. |
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