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Repenser l'action politique de gauche - IAnonyme, Tuesday, November 8, 2005 - 13:13
Christian Pose
Autour de l'essai "Repenser l'action politique de gauche" de Pierre Mouterde, une interview en deux parties réalisée par Christian Pose Partie I Christian Pose : Pierre, merci d'accepter cet entretien. Cet essai sur l'éthique, le politique et l'histoire, intitulé REPENSER L'ACTION POLITIQUE DE GAUCHE est imprégnié de pessimisme, mais pas de n'importe quel pessimisme, emprunt de fatalisme, d'abandon ou de nihilime, non, tu donnes la part belle au "pessimisme de l'intelligence", c'est à dire au rôle que doit jouer l'intelligence dans le mouvement tragique des évènements, de l'histoire, dans une "époque transitoire" (reflet pour certains de la fin du capitalisme historique) et de chaos. - l'historien Eric J. Hobsbawm, en guerre comme toi contre le postmodernisme, qui proposera une importante critique des mouvements de gauche et le role funeste qu'ils joueront, malgré eux, dans le "renforcement" du captalisme, et une lecture sociohistorique emblématique des rapports de force continentaux dans L'Age des extrêmes : "l'ère des catastrophes" de 1914 à 1945, des calamités, du recul de la civilisation -auquel tu fais souvent allusion en appui sur Benjamin et en contrepoint des séquences critiques de Wallerstein qui se prolongeront le long de l'âge d'or d'Hobsbawm, "l'âge d'or" ou les Trente Glorieuses de 1945 à 1975, caractérisé par une croissance sans précédent des richesses produites dans le monde, par la généralisation du salariat, la consommation de masse, l'urbanisation mondiale (entrecoupée par la révolution mondiale de 1968),"l'ère de la débacle", de la crise de 1973, de la montée du chômage de masse, du recul du mouvement ouvrier et de la perspective révolutionnaire dans le tiers monde, de la stagnation, de la récession, de la dissolution du socialisme des pays de l'Est, de l'étiolement des pays capitalistes sur fond de désastre écologique de 1975 à 1991, repères essentiels, selon toi, pour appréhender correctement la naissance du néolibéralisme..., - le philosophe marxiste Walter Benjamin dont je retiendrai, en contrepoint critique de Wallerstein et d'Hobsbawm, les propositions si optimistes et si révolutionnaires concernant l'histoire: "l'histoire n'est pas ce qui nous reste du passé -pas plus qu'elle n'est le progrès ou même la civilisation, l'art, la philosophie- une sorte d'histoire des vainqueurs...faire oeuvre d'historien ne signifie pas "comment les choses se sont passées", mais s'emparer d'un souvenir tel qu'il surgit au moment du danger", - le très présent Antonio Gramsci que je retiens, ici, en introduction, pour ton souci constant de nous interroger sur la conquête du sens (dans l'univers désorienté), du politique, de l'impératif souci de repenser le militantisme dans le but de conquérir - dans un contexte sociopolitique clair- le pouvoir d'Etat. "Comment penser la rupture, écriras-tu, sur le mode démocratique ?... Comment éviter l'atomisation des forces de gauche ?"... Tu apporteras, de toute évidence, une réponse au Temps Présent, plus que de militer donc, repenser la construction de l'hégémonie...seul possible pour restituer au pauvre sa part de volonté - l'un de tes sujets de prédilection - tout l'optimisme de la volonté des "sans-parts", la part benjaminienne des "vaincus d'hier"... Question 1 : Pierre Mouterde : Oui c’est le point de départ de cet essai, l’idée que nous vivons un « grand basculement du monde » comme dit Michel Beaud, et que nous sommes en train d’entrer dans une nouvelle période historique radicalement différente de celle qui l’a précédée, une époque qui nous oblige à repenser tous nos points de repère habituels, en particulier si nous nous définissons comme étant de gauche. Pourquoi cela ? Parce que bien sûr nous assistons depuis globalement les années 80 –via le mode de régulation néolibéral— à une nouvelle phase du développement du « capitalisme historique » qui à travers l’intégration des nouvelles technologies de la communication, déploie ses logiques de profit et sa « marchandisation du monde » à une toute autre échelle tant spatiale que temporelle. C’est ce que d’autres appellent aussi l’émergence de « la mondialisation néolibérale ». Mais à cette première raison (d’ordre socio-économique), il faut en ajouter une seconde (d’ordre sociopolitique) qui est tout aussi décisive (et qu’on oublie trop souvent!). C’est celle de l’effondrement des pays dits socialistes et au-delà de la crise de crédibilité des grands modèles sociopolitiques anti-systémiques (communiste, social-démocrate et national populiste) qui avaient canalisé et orienté de manière très majoritaire l’action collective de gauche depuis des décennies. D’où la formidable désorientation politique et culturelle que nous connaissons. D’où aussi ce curieux mélange de luttes sociales nouvelles (nées des effets de la mondialisation néolibérale) et de réponses politiques incertaines et fragmentées (résultats de cette crise de nos référents politiques traditionnels) qui s’offre aujourd’hui à nos yeux, comme si à entrer dans un nouveau cycle historique, nous n’avions pas encore pris la mesure de la particularité des tâches et des nouveaux défis que nous avons à affronter. En ce sens « le projet historique d’émancipation » de gauche qu’il serait nécessaire dans ce contexte de reconstituer, n’est pas repenser de l’extérieur (ou du haut de je ne sais quel savoir absolu), mais à reconstituer à partir des luttes collectives réelles qui se donnent aujourd’hui, aussi éparpillées, fragmentaires et insuffisantes soient-elles par ailleurs. Plus que jamais la politique – même si elle possède une spécificité bien à elle – doit être pensée en relation avec le social, étroitement lié à elle. C’est le seul moyen d’ailleurs de pouvoir lui redonner une crédibilité quelconque. Le prestige acquis tant par le MST du Brésil, que par le sous commandant Marcos au Chiapas ou les dirigeants de la CONAIE en Equateur vient précisément de là : avoir été capable d’unir luttes sociales spécifiques et orientation politique plus globale, notamment en dénonçant le néolibéralisme et en le faisant depuis les réalités d’un mouvement social donné. C.P. : Tu accordes une grande importance à la compréhension de ce que furent les trois grands mouvements sociopolitiques antisystémiques, en fait trois alternatives au capitalisme historique, de Wallerstein (duquel tu t'éloigneras cependant à plusieurs reprises, notamment lors de ta critique des grands cycles économiques, Kondratieff en particulier -alternances de périodes d'abondance et de récession, ou de son éthique de l'avenir, de la rationalité de l'espoir, du futur dans "L'Utopistique"), citons: 1- l'alternative communiste de l'Est dans la tradition de la IIIème internationale qui proposera la socialisation des richesses, prélude à une société sans classe et à une rupture d'avec la propriété privée, 2- l'alternative sociale démocrate à l'Ouest caractérisée par un esprit de réforme large et progressif du capitalisme, doté d'une logique de l'Etat interventionniste, 3- l'alternative nationale populiste du Sud caractérisée par une stratégie de libération nationale capable de briser la logique du développement inégal entretenue par les centres impérialistes du Nord dans le cadre de la décolonisation. Question 2 : Pierre Mouterde : Oui c’est une question très importante. Et avant d’aller plus loin, je voudrais ici rappeler ce que je trouve d’intéressant dans cette appellation de « mouvement anti-systémique » forgée par Wallerstein. Cette dernière en effet nous permet de penser de manière globale et synthétique certaines caractéristiques de la gauche réellement existante du passé, tout au moins au niveau de ses tendances majoritairement les plus importantes. Après tout la gauche –si on l’entend comme étant l’expression dans le champ du social et du politique des intérêts des classes populaires— ne peut être réduite à un seul courant ou à une seule orientation idéologique, d’autant plus si on est obligé d’admettre avec le recul du temps qu’aucun des 3 grands modèles sociopolitiques lui ayant servi de référence n’a été, en terme d’émancipation durable, la panacée. Qu’est-ce qu’une vision politique ? C’est l’idée qu’on ne peut se contenter d’une pure intervention sociale, parce que celle-ci est limitée, déterminée par des intérêts spécifiques et que par conséquent elle ne s’adresse pas à la société toute entière, ne propose pas de remède d’ensemble. C’est l’idée donc que l’action politique a une particularité propre, qu’elle doit dépasser la pure revendication sociale que tel mouvement (ouvrier, par exemple) peut formuler dans l’immédiat, de manière à l’inscrire dans la durée, dans un projet de société plus globale qui la prend en compte et la dépasse dans une synthèse plus vaste. C’est aussi l’idée qu’il faut faire preuve de « pensée stratégique », c’est-à-dire qu’il faut chercher à développer, organiser un pouvoir, « une puissance » dans un temps et un espace donné (des échéances temporels qu’on cherche à maîtriser ainsi qu’un territoire sur lequel on cherche à s’affirmer). Et l’on peut dire qu’après la seconde guerre mondiale, au coeur de ce qu’on a appelé les « Trente glorieuses », ces trois grands mouvements sociopolitiques, tant au Sud (pays du tiers-monde) qu’au Nord (social-démocratie européenne) et à l’Est (pays dits communistes) sont grâce à cette approche parvenus à leur fin : chacun à leur manière ils sont arrivés au gouvernement ou ont pris le pouvoir d’Etat, réveillant avec eux de formidables expectatives populaires, et cela parce qu’il ne s’agissait pas seulement de rêves ou de projets utopiques brandis par quelques minorités, mais d’un processus bien réel s’appuyant sur la construction de rapports de force sociopolitiques massifs et débouchant sur l’expression d’une puissance effective de changement. En ce sens leur échec simultané, brutal et manifeste au cours des années 80 a été d’autant plus mal (et largement) ressenti, semant comme jamais cynisme et désorientation, générant plus encore un sentiment d’impuissance généralisé. Et s’il y a ici une différence de perception avec les approches de Wallerstein développées dans « L’utopistique », c’est précisément à ce niveau : on doit tenir compte, dans tout diagnostic sur le futur du capitalisme de cette dimension politique et culturelle, en somme de facteurs ou déterminants qui tout en étant d’ordre « super structurel» peuvent jouer à certains moments un rôle tout aussi importants que les facteurs socio économiques dits objectifs. La constitution d’oppositions au capitalisme dépend bien sûr des contradictions objectives qu’il ne cesse de faire naître ainsi que des limites objectives qu’il peut rencontrer. Mais elle dépend aussi et en même temps de la façon dont les hommes subjectivement les pensent et s’organisent pour les affronter. Elle dépend ainsi de facteurs d’ordre culturel et politique. Telle crise économique peut bien engendrer la faim et le manque. Elle peut bien faire germer la frustration et la révolte. Elle n’aboutira pas directement et inéluctablement à la révolution qui elle dépend de médiations d’ordre politique et culturel qui ne sont pas la résultante directe et immédiate des contradictions aux niveau économique car elles possèdent leur dynamique propre. C.P. : La cohérence de la gauche mondialisée, du "sujet historique-monde" dans sa lutte contre la "globalisation" semble une réalité évoluant selon un mode inédit (et ce bien que Wallerstein doute qu'il existe quelque chose au sein du capitalisme qu'on puisse appeler mondialisation -qui remettrait en question la nécessité de l'anti-mondialisation) sous la forme collective des Forums Sociaux mondiaux (l'esprit de Porto Alegre), des mouvements altermondialistes, des milliers de collectifs de type référendaires américains, latino américains, africains, indiens, européens (je pense à l'efficace inattendu du 29 mai français, au renouveau syndicaliste ouvrier international) ... Les forces alternatives du Québec (ta lecture de l'à-présent, du Temps Présent m'y invite) comme l'Union des Forces Progressistes (UFP), les mouvements alternatifs comme Réseau de vigilance, D'abord Solidaires, Simplicité volontaire, Les Amis du Monde Diplomatique, ATTAC-Québec et ses Brigades d'Information Citoyenne paraissent également unies dans un débat démocratique très influent et très organisé devant les assauts du néolibéralisme... Témoin privilégié de la réalité sociopolitique internationale et québécoise, tu sembles cependant très critique. Tu restes perplexe face aux rêves d'"homme nouveau" (échafaudé hier par les grands penseurs/acteurs de la gauche révolutionnaire, de Rosa Luxembourg au Ché) des mouvements mondiaux et tu diras, par exemple, de Françoise David, inspiratrice politique à l'échelle québécoise d'Option citoyenne (qui devrait, du reste, fusionner avec l'UFP), qu'elle "aurait tendance avec son idée de "bien commun" (que ces mouvements et nouveaux partis partageront) à se cantonner dans le champs de l'éthique -égalité, solidarité, justice- sans la relier à une authentique philosophie de l'action sociopolitique conçue comme affirmation d'une puissance collective"... Question 3 : Pierre Mouterde : Oui c’est toute la question. Et elle n’est pas simple.A ce propos, il y a quelque chose dans la position de Marx qui a toujours attiré mon attention : son sens du réel et partant son souci « bien terre à terre » de ne jamais négliger dans l’analyse le poids des conditions matérielles d’existence ainsi que les rapports de force sociopolitiques et les luttes sociales qui les accompagnent. Et il en va ainsi pour les idées de gauche. Qu’est-ce qui fait que l’idée « d’égalité » puisse être à un moment donné non seulement discutée, mais aussi valorisée et mise en application à une large échelle? Sa valeur en soi ? Sans doute, mais pas seulement. Pour qu’elle devienne force pratique elle doit pouvoir s’appuyer sur des groupes et des logiques d’intérêt que ces derniers sont capables de faire connaître et d’affirmer. Si en Occident les idées d’égalité sociale, de solidarité, de « droits collectifs » ont fini par faire partie de notre horizon idéologique, c’est aussi parce que les forces de gauche au 19ième siècle et dans les 2 premiers tiers du 20ième siècle ont été capables de peu à peu s’imposer par la lutte collective, de prendre leur place sur la scène sociale et politique, et partant de faire appliquer les idées dans lesquelles elles se reconnaissaient . C’est précisément de cette idée dont nous parle Gramsci quand il combine puis distingue à propos du pouvoir, ce qui est de l’ordre du « consentement » et ce qui est de l’ordre de « la coercition ». Le pouvoir est selon lui de l’ « hégémonie bardée de coercition ». Si l’on veut le conquérir, il faut donc travailler au deux niveau : au niveau du consentement, mais aussi au niveau de la coercition. Ce qui veut dire que si la prise du pouvoir d’Etat ne suffit pas (puisqu’il faut aussi avoir acquis une hégémonie culturelle), elle reste cependant un des éléments décisifs de l’équation. Et je crois aujourd’hui que l’idée centrale reste celle de la création d’une « dynamique » et d’un « mouvement » d’ordre collectif. Ce qu’il faut arriver à faire renaître, c’est un nouveau mouvement ascendant d’hégémonie (s’exprimant tant au niveau de la société civile que de l’Etat) qui permettrait, au fil des luttes sociales, de redonner élan et initiative aux forces de gauche éparpillées et désorientées d’aujourd’hui, à moitié empêtrées encore dans des modèles inadaptés et obsolètes. Mais cela ne pourra se faire que si en même temps les efforts de tout un chaque peuvent peu à peu se re-conjuguer au travers d’un nouveau projet historique d’émancipation qui d’une manière ou d’une autre leur servira de boussole et qui nécessairement devra questionner le capitalisme historique et sa dynamique de marchandisation du monde. Concrètement qu’est-ce que cela veut dire ? Que partout, au fil des luttes sociales, puissent se reconstruire, en s’épaulant peu à peu les uns aux autres, des contre-pouvoirs alternatifs en marche, des pouvoirs constituants émergeants qui chaque fois conquerront de nouveaux espaces. Partout c’est-à-dire sur les lieux de travail (dans les syndicats existants ou à l’extérieur), sur les lieux de vie (dans les quartiers, les organisations populaires, les organisations de logement populaire, de défense du milieu, les coopératives, etc.) et là où surgissent de nouvelles contradictions nées du déploiement néolibéral (environnement, guerre, pillage néocolonial, colonisation culturelle, etc.) Fin de la Partie I
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