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Justice tunisienne : un front de lutte et des enjeux décisifsOuildBled, Thursday, June 2, 2005 - 07:22 (Analyses) *
A l’instant où l’hymne national tunisien (écouter) a retenti pour saluer l’arrivée du prévenu en état d’arrestation, Me Mohammed Abbou, dans la salle d’audience où se tenait son procès le 28 avril 2005, on n’aurait pas dit que ce qui se jouait dans ce tribunal, encerclé de l’extérieur et envahi à l’intérieur par des centaines de flics en tous genre, était seulement la liberté d’un avocat, ni même celle des avocats. Du contexte et de l’arrière-plan de ce procès surgissaient la charge des frustrations face la souveraineté populaire confisquée, des libertés collectives et individuelles déniées, des richesses du pays volées, de sa dignité nationale bafouée… , par un despotisme intérieur qui n’aura fait que substituer à la tutelle du colonialisme celle d’un parti unique colonisant les structures de l’administration de l’Etat, et aliénant ses fonctions au profit de clans familiaux aux appétits mafieux. Au regard des humiliations, des injustices et des attentes déçues de 50 ans d’indépendance plus ou moins trahie, l‘hymne national, repris à plusieurs reprises devant, au sein du palais de justice et jusque dans la salle d’audience à la face d’un juge sans honneur, résonne comme une revendication radicale de libération nationale. A ce moment là, il était tangible que loin d’être ce troisième pouvoir arbitral et séparé des autres pour protéger les droits et les libertés individuelles et publiques conformément à la loi, la justice était au contraire le bras judiciaire du pouvoir exécutif, un appendice voué à couvrir les flagrantes violations de la loi et des procédures, et à légitimer du sceau de l’autorité judiciaire l’absolu arbitraire de la police politique.
Au total, ce que la dictature ne tolère pas, ne pardonne pas, ce n’est pas tant la contestation plaintive par l’opposition droit-de-l’hommiste de l’asservissement de la justice : Il y a longtemps que le régime a intégré cette opposition quémandeuse dans son dispositif au point de s’en prévaloir comme preuve de son « ouverture démocratique ». Non, ce que la dictature ne peut pas et ne veut pas laisser passer, surtout pas dans le champ de la justice, c’est la résistance active de gens du métier qui prétendent, en situation, prendre leurs droits et exercer leurs attributions, sans plus attendre d’y être autorisés ni craindre d’en être sanctionnés. Et pour une dictature « éclairée », cela est insupportable, inconcevable même. D’abord parce que, en portant les valeurs d’une justice indépendante, et en se prévalant du droit tel que formalisé par la loi, la combativité des avocats démystifie la façade légitimante que la justice de la dictature se donne, et en grippe les ressorts pratiquement et moralement.. Ensuite, parce que cette combativité, qui tranche avec les postures de sollicitation et la culture de la dépendance de l’intervention de l’étranger et de son argent, s’articule à des mots d’ordre qui restituent à l’exigence démocratique sa vraie dimension politique et émancipatrice. D'une certaine manière, les avocats réhabilitent le sens et la teneur du combat démocratique, sens et teneur que la thématique plus intéressée que militante des « droits humains », dans certaines pratiques, d’une part, et l’illusion tenace de la voix électorale d’autre part, ont fini par corrompre et scléroser. Au fond, les avocats en lutte nous offrent une autre idée, une autre pratique de la politique : généreuses, unitaires, militantes, transparentes, de terrain..., à la mesure et en cohérence avec ses visées démocratiques. Car si leur mouvement est le fait catégoriel d’une profession, sa portée et ses implications sont, elles, générales et citoyennes, c’est-à-dire politiques, pour des raisons subjectives relatives à une tradition militante et progressiste dans leurs rangs, du fait peut-être de leur vocation de défenseurs du Droit, et aussi objectives liées à la nature et au statut de leur métier qui en font des acteurs impliqués dans le système judiciaire. يا محمد لا تهتم.. الحرية تفدى بالدم J’en viens donc, après et avec tant d’autres, à saluer et à reconnaître dans le mouvement des avocats des portes paroles de nos aspirations les plus partagées à l’émancipation et à la dignité nationale, et des résistants à l’avant garde de ce que peut être une dynamique militante et efficiente de lutte contre la dictature. Il y a en effet dans le mouvement des avocats de ce printemps 2005 quelque chose d’exemplaire qui rayonne sur l’opposition tunisienne. Non seulement il aura achevé de réanimer une scène politique non encore remise du coup de massue des dernières élections présidentielle, mais il agit comme une force tonique qui stimule et inspire. Et rien que pour cela, et quelle qu’en soit l’issue, il compte d’ores et déjà pour un acquis, sans doute des plus importants, en ce qu’il donne à la résistance démocratique un souffle de vie qui la rend visible et opérante.
Certes, le régime dispose, peut être dans la magistrature plus qu’ailleurs, de loyautés inconditionnelles. Et certes, les magistrats, traditionnellement légitimistes et quelque peu conservateurs, n’ont pas grand-chose de la fougue frondeuse des avocats, pas plus que n’y a cours le profil, somme toute exceptionnel par tant de courage et de probité, de leur pair : le juge rebelle Mokhtar Yahyaoui. Mais il est injuste de projeter sur toute la magistrature le déshonneur et la servilité qui collent en propre aux fronts de ceux là seuls en son sein qui, pontes du système, larbins de service et juges aux ordres, ont vendu leur âme. Les magistrats ne sont pas des suppôts, ni même des agents privilégiés de la dictature, loin s’en faut. Un ami, juriste, m’apprenait qu’en 1988 déjà, le Tribunal correctionnel de Kairouan, confirmé par la Cour d’appel de Sousse, avaient osé reconnaitre au juge une compétence en matière de contrôle de la constitutionnalité des lois, à l’occasion de l’examen du décret présidentiel instituant le Conseil consultatif ; compétence que la Cour de cassation s’est empressée de nier, brisant tout net l‘autorité d’une justice indépendante de l’exécutif. Plus près de nous, et sur un plan plus politique, sait-on, par exemple, qu’en juillet 2004, l’ATM, l’association professionnelle des magistrats, s’est vue interdire, physiquement, par la police, l’organisation d’une conférence de presse sur les conditions dégradées d’exercice de la magistrature ? A t-on suffisamment prêté attention à la tenue, à la mi-décembre 2004, du 10ème congrès de la même ATM ? Des banderoles y affichaient : « il n'y a pas de démocratie sans pouvoir judiciaire indépendant », « une magistrature indépendante est le miroir d'une société démocratique ; et des revendications y étaient formulées et consignées relativement, entre autres, à l’organisation actuelle du Conseil Supérieur de la Magistrature, que les magistrats veulent plus démocratique sachant que seuls deux de ses membres sont élus par leurs pairs, à leurs conditions de promotion et de mobilité professionnelles, à la reconnaissance du statut de la justice comme pouvoir indépendant de l’exécutif… ? Faut-il rappeler que les magistrats sont sortis de leur réserve pour dénoncer publiquement, toujours par la voix de la même ATM, l’invasion policière du palais de justice de Tunis, et dire leur solidarités avec les avocats qui en étaient brutalement expulsés à l’occasion de leur rassemblement devant le bureau du juge d’instruction en charge du dossier de Mohammed Abbou… Autant dire que les magistrats intègres ont droit à notre soutien, d’autant que l’éclairage de ces rappels fait apparaître que le communiqué du Conseil Supérieur de la Magistrature du 03 mai 2005, sommant « tous les magistrats, quels que soit leur rang » de faire plier les avocats, en prenant « toutes les mesures qui s’imposent en vue de maintenir l’ordre et le calme dans les salles d’audience et les bureaux d’instruction » [3], était aussi et d’abord un avertissement mettant les magistrats eux-mêmes en garde contre toute manifestation contestataire de l’instrumentalisation de la justice ou solidaire des avocats. A l’évidence, ce communiqué dénote l’embarras d’un régime incapable de traiter les problèmes autrement qu’en ajoutant l’intimidation à l’intimidation et la répression à la répression, au point de provoquer l’irritation diplomatique de moins en moins discrète de ses habituels soutiens américains et européens Finalement, ce que le mouvement des avocats nous apprend, dans et par l’épreuve des faits, c’est que le front de la justice, et l’enjeu de son indépendance au seul service de la loi, sont des questions stratégiques clés dans un plan d’opposition efficace à la dictature. Il ne tient donc qu’à l’engagement de toutes les forces démocratiques et patriotiques, à leur conscience des enjeux du moment et à leur sens des responsabilités, -toutes choses subjectives finalement- de faire en sorte pour qu’il en soit autrement, pour que sonne le temps enfin venu de notre liberté et de notre dignité recouvrées. Moyennant la qualité subjective de l’engagement volontariste et cohésif, ça peut changer, oui ! Car la situation objective, quant à elle, s’y prête. Situation objective ou, pour mieux dire en empruntant à Lénine, « conjoncture », c’est-à-dire une conjonction d’éléments contextuels qui forment à un instant t, qu’il s’agit de ne pas rater, une configuration favorable à un objectif donné, une opportunité.. Rappelons, de ce point de vue, que le mouvement des avocats intervient - dans une scène politique tunisienne soumise à l’observation des USA et de l’Europe et, surtout, à « la surveillence » d’ONG internationales manifestement résolues, à la faveur et dans la perspective de la tenue en novembre 2005 du Sommet Mondial de la Société d’Information en Tunisie, à contraindre le régime à de sensibles améliorations de l’état des libertés, à commencer par la liberté d’expression et l’amnistie des détenus politiques Dans ce contexte, ponctué de manifestations de colère, de grèves de la faim, de luttes syndicales, de revendications démocratiques.. ; et vu l’état présent des forces, le front de la justice prend une importance décisive. Non pas bien évidemment au sens, ridicule, d’une classification hiérarchisant les luttes, ni au sens encore plus ridicule d’une réduction desdites luttes à un front exclusif dont on attendrait, en spectateurs, qu’il aboutisse ; tout au contraire, un front décisif incite et stimule l’activation d’autres fronts, et requiert à tout le moins l’intervention solidaire. Dire qu'il est décisif s’entend ici au sens stratégique que lui confèrent, objectivement, ses particularités. Il faut voir en effet que les mots d’ordre de la résistance sur le front de la justice agrégent, en les dynamisant, les exigences de liberté et de dignité de toutes les forces vives du pays. Et s’il en est ainsi c’est que l’enjeu de lutte sur ce front de la justice est, à travers le mot d’ordre d’une justice indépendante, le Droit qui fonde tous les droits et les institutions légitimes de l’Etat de droit, et disqualifie, en retour, l’arbitraire et l’imposture illégitimes de l’Etat-Parti. Plus les acteurs du système judiciaire résistent à l’injonction tutélaire et partisane de l’Etat-Parti, moins le régime peut instrumenter la justice pour légitimer ses forfaitures, et plus il est acculé à étaler sa nature dictatoriale à travers un durcissement des mesures répressives et des manifestations de force qui frisent l’absurde. En fait de « force », c’est l’affolement qui s’affiche, dans une fuite en avant qui enfonce un peu plus le régime dans une crise de légitimité telle qu’elle peut lui être fatale. C’est en cela aussi que le moment est décisif : en ce qu’il est finalement une chance pour engager et s’engager dans un processus irréversible de conquête de nos libertés démocratiques. ............................... * Slogans du mouvement des avocats tunisiens et citations extraites du livre d'or de Me Mohammed Abbou mis en ligne par le CPR [1] voir de plus larges extraits du texte de Me Abbou, et un récapitulatif de l'affaire, dans l'article hommage et soutien à Me Mohammed Abbou dans ce blog |
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