Jean-René Milot est islamologue, chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et à l’Université de Montréal. Pendant les journées du 18 et 19 novembre, il a participé au colloque à l’Université Laval à Québec portant sur « L’Islam et l’Occident: Le mythe de l’autre ». Lors de cette activité, on a eu l’occasion d’interviewer M. Milot.
Propos recueillis par Mohamed Nabil*
hik...@swissinfo.org
Jean-René Milot est islamologue, chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et à l’Université de Montréal. Pendant les journées du 18 et 19 novembre, il a participé au colloque à l’Université Laval à Québec portant sur « L’Islam et l’Occident: Le mythe de l’autre ». Lors de cette activité, on a eu l’occasion d’interviewer M. Milot.
Mohamed Nabil : «J’ai remarqué dans votre livre L’Islam: des réponses aux questions actuelles, plusieurs événements liés à l’histoire des musulmans mais sans citer vos références. Pourquoi?»
Jean-René Milot: «D’abord, j’ai été à l’école de McGill, dans l’Institut d’études islamiques, qui est distinct des écoles françaises. C’est nord-américain et à l’époque c’était quand même assez d’avant-garde. Il y avait beaucoup de choses disponibles en anglais entre autres sur l’Islam. J’ai pu profiter des deux courants, type plutôt britannique ou anglophone et type français/européen et j’ai été éduqué dans cette optique là. À McGill, l’approche était interdisciplinaire. On s’est aperçu qu’au fond, une religion est une abstraction qu’on se fait. Ce qui existe, ce sont les êtres humains, qui croient, qui se regroupent pour faire les choses selon leurs croyances. Mon livre est donc une encyclopédie qui se veut populaire et abordable. Ce n’était pas facile pour moi au départ parce que je craignais qu’à partir des questions-réponses comme ça, qu’on s’en tient à des choses plus périphériques à l’Islam. J’ai accepté la proposition de faire cet ouvrage en janvier, février 2002. Entre le 11 septembre 2001 et décembre 2001, je faisais quarante entrevues dans les médias. En classe, j’avais refait mon cours et il y avait des conférences, on recevait des questions des gens, alors, je me suis dit : Il faut partir des questions des gens. Il faut essayer d’apprendre quelque chose, établir un cadre théorique, en Islam où il y a le prophète, le Coran, etc.»
M.N.: «En discutant l’Islam, on arrive au débat actuel sur l’islamisme. Dans votre livre, vous avez écrit, que l’Islamisme déborde les cercles intellectuels pour se retrouver au premier plan de la scène politique. Comment expliquer vous cette idée?»
J-R. M.:Dans mon vocabulaire, l’islamisme est une idéologie particulière, qui se repose sur l’Islam. Cela a commencé le 11 septembre 2001. C’était tellement spectaculaire. Pour des gens c’était l’Islam. Regardez M. Bush, sa première déclaration après était : «Il faut partir en croisade». Il n’était pas seul à faire cela, il y a aussi d’autres, comme Huntington, dans sa thèse sur le choc des civilisations. Au fond, c’était un islamisme spectaculaire, un Islam politique et militant qui débordait des petits cercles et qui arrivait sur la place publique, de façon peut-être clandestine, mais là, c’est très réel. En revanche, Ben Laden, est un peu la contrepartie d’Huntington, Bernard Lewis ou George Bush.
M.N.: «Pourquoi, selon vous, si on tente d’expliquer par l’Islam tout ce qui se passe chez les Musulmans, on pourrait certes montrer du doigt la composante religieuse du déclin de l’Islam?»
J-R. M.: «Oui, effectivement, cela a été fait. Si on prend le cas de l’Inde par exemple, quand les Britanniques sont arrivés là, ils se sont aperçus qu’après un certain temps, les Hindous ont pris de l’avance sur les Musulmans, alors qu’auparavant ils étaient soumis aux Musulmans. Parfois, je pense aussi qu’il y a une projection de ce qu’on a vu chez les peuples chrétiens, européens entre autres, de dire que les pays qui ont avancé le plus rapidement au moment de l’évolution industrielle étaient ceux qui s’étaient affranchis d’une certaine façon de la religion dans l’espace publique, c’est-à-dire, la religion était mis à côté. Les gens qui géraient la société n’attendaient pas de savoir ce que la religion disait ou pensait de telle chose, ils y allaient selon ce qui se passait là-bas.»
M.N.: «Vous avez dit dans votre livre que l’Islam est tout à fait compatible avec le progrès et la modernité et que le problème demeure du côté des Musulmans. Comment vous expliquez cela?»
J-R. M.: «C’est une question de lecture, d’interprétation, de compréhension du Coran et de ce qu’est l’Islam. Si quelqu’un pense que pour être un bon Musulman il faut se plier à tout ce que dit la charia, la loi islamique, le fikh, dans toutes les circonstances de la vie, à ce moment-là, il va être amené à dire que, dans un pays à majorité musulmane, on établit la charia, ce qui s’est produit en Iran et dans certaines provinces de Nigeria. Alors que si quelqu’un est plus en diaspora, comme ici, il apprend à vivre dans un contexte qui ne reconnaît pas nécessairement la loi islamique. Ces gens vont avoir une autre compréhension, c’est-à-dire, ils vont dire que ce qui est important dans le Coran, ce n’est peut-être pas de le lire littéralement, mais de remonter aux grands principes d’éthiques qu’il comporte. Ils vont dire que le Coran va dans le même sens que les chartes, mais il faut le contextualiser. Le Coran est envoyé dans le septième siècle pour les gens de cette époque, l’action du prophète était dans ce milieu. Il y avait des choses, qu’il ne pouvait vraiment pas changer, alors, il essayait graduellement de les infléchir vers quelque chose qui peut être évolué. Les choses dans le Coran qui concernaient cette époque, l’Arabie du septième siècle, il faut relire et voir ce qu’on peut en tirer de la gouverne d’aujourd’hui. Parce que le contexte historique a changé.
M.N.: «En relation avec ce que vous venez de dire, quels sont les obstacles qui paralysent l’établissement de la laïcité dans le monde arabo-musulman, sachant qu’au vingtième siècle, l’œuvre d’Ali Abderraziq, Cheikh d’Al-Azhar, en Egypte: L’Islam et les fondements du pouvoir s’est basé sur des sources religieuses pour introduire la laïcité dans les pays musulmans? Pourquoi ce discours n’est pas développé dans le monde arabo-musulman?
Les gens qui se sont risqués à faire ça, comme Ali Abderrziq, et d’autres peut-être du côté de l’Inde et de Pakistan, étaient des croyants sincères, mais le problème est que la masse était associée d’une certaine façon à des idées en provenance de l’extérieur. Si on veut que les gens n’acceptent pas quelque chose, il suffit de l’imposer. Dans bien des cas, il y a des mesures qui ont été imposées. Évidemment, il y a très souvent les promesses de la laïcité, c’est-à-dire l’évolution à l’occidentale. On n’a pas connu les mêmes résultats que dans les pays européens, au plan socio-économique, politique, sociale. Les pays musulmans sont demeurés en quelque sorte des seconds violons à l’arrière de cela, parce que les métropoles n’avaient pas l’intérêt à ce que ça fonctionne trop bien, par exemple dans le cas de la France en Algérie.
M.N.: «Alors, est-ce que le problème est dans l’interprétation des Occidentaux et des Musulmans, dans le texte ou ailleurs?»
J-R. M. : «Il y a une relation entre tous ces éléments. Je pense qu’il y a toujours une interaction. Quand on lit le texte, on est quelque part, physiquement assis ou debout. Au plan de l’interprétation et de la compréhension, on est dans des situations. À partir de là, on va lire le texte d’une façon ou de l’autre. Dans ce sens, le problème est du côté des Musulmans. Je dirais aussi que la solution est peut-être de leur côté. La solution ne peut pas venir directement de l’extérieur, alors c’est une question de réappropriation du sens du texte. Alors, certains vont dire que « le Coran est éternel et la parole, c’est la parole éternelle d’Allah», mais la compréhension, que nous pauvres humains en avons, avec nos capacités limitées, ne pouvons pas enfermer ces paroles dans des catégories intenses. Donc, c’est en fonction de celui qui regarde. Si, par contre, celui qui regarde a des grands problèmes d’identité sociale collective et qui se sent menacé par le changement associé à des ruptures, à des brisures dans les institutions de la société, les choses, auxquelles il était attaché, à ce moment-là, c’est sûr que sa compréhension du Coran va avoir tendance à retourner en arrière, possible de retrouver des racines.
M.N.: «Il y a deux thèses différentes sur la parole d’Allah, une des Hanbalites, qui nie que cette parole a été créée. La deuxième est celle de l’école de Mouatazila qui confirme le contraire. Pourquoi la lecture de l’école philosophique Al Mouatazila n’a pas dominé dans l’histoire des Musulmans par rapport au hanbalisme?»
J-R. M.: «J’ai l’impression qu’il y a une perte quelque part de la mémoire collective et des racines. Si on se reporte dans le temps des gens comme Averroès, Ibn Sina et autres, ils étaient des marginaux. Ils étaient des intellectuels mystiques, souvent de fervents croyants, mais ils étaient considérés comme marginaux, parce l’Islam avait déjà pris une orientation, je dirais pratique. Certes, il y a eu des phénomènes, des exceptions, des gens qui étaient en même temps des grands juristes et des mystiques et des théologiens, des gens comme Rhazali, mais c’était l’exception plutôt que la règle. Mais ce sont en bonne partie des Occidentaux du 19ième et 20ième siècle qui ont ressuscité l’intérêt pour ces grandes œuvres. Il y a beaucoup d’œuvres des mystiques qui ont été édités, publiés par des Occidentaux, jusqu’au moment où certaines instances musulmanes, certaines universités ont commencé à se réapproprier ces choses-là. Mais il reste toujours, comme vous dîtes, une méfiance envers la raison humaine laissée à elle-même. Une interprétation du mouvement Mouatazila, comment se fait-il qu’elle ne se soit pas imposée? Pour les penseurs occidentaux, on se retrouve beaucoup plus dans cette école que dans le fikh, parce que ce sont des affinités en terme de théologie. C’est normal, c’est issu de la pensée grecque comme une bonne partie de la théologie chrétienne, en Occident, était sous la pensée grecque. Mais si on se reporte à l’histoire, une partie du problème de Mouatazila était la façon dont ils ont voulu l’imposer comme religion d’état, sous le calife Mamoun. Certains disent que c’était un peu un traumatisme et que cela a accentué la méfiance envers la raison, mais je pense qu’il y a aussi une explication qui va un peu plus loin. Si on fait un parallèle avec ce qui s’est passé chez les Chrétiens avec la Bible, chez les Juifs avec la Torah, ce sont des écrits qui sont apparus dans un contexte oriental sémite. Les premiers penseurs musulmans et les premières écoles théologiques ont été amenés sur un terrain qui n’était pas le leur. Pour le Christianisme aussi, ce n’était pas nécessairement le seul ou le meilleur terrain pour essayer de comprendre quelque chose qui s’est exprimé dans une autre culture, dans d’autres catégories.»
M.N.: «En discutant cette crise, selon votre livre, après la mort du prophète, on commence à s’inquiéter du sort des versets coraniques. Pourquoi et comment?»
J-R. M.: «Parce qu’on était dans une civilisation orale, c’est-à-dire, il y avait peu de choses écrites et peu de choses durables, sauf la mémoire des gens. Le Coran était mémorisé, d’abord et avant tout. Il y a des gens qui disent que le prophète systématiquement faisait écrire à mesure, mais je pense que c’était plus des documents et des arguments d’ordre apologétique, historique. Même si la mémoire était très forte, ce qui est arrivé c’est que parmi les premiers mémorisants, il y en avait qui périssaient au combat. Et avec le temps, des gens avaient pu mémoriser certaines parties, d’autres parties, donc, si à un moment donné ça se rencontrait quelque part, ça pouvait poser des problèmes, des variantes. C’était à moment-là une entreprise de l’un des califes d’essayer de réunir les morceaux, confiés à la mémoire, et de faire une recension de l’œuvre.
M.N.: «Sachant que les sociétés musulmanes vivent maintenant dans une crise intellectuelle, sociale, politique et économique, en tant qu’islamologue,comment pensez-vous que les Musulmans peuvent sortir de cette crise?
J-R. M.: «C’est très piégé. On trouve deux positions extrêmes, l’une qui va dire: «Les Musulmans sont d’aucune façon responsables de ce qui leur arrive, ils ont été bafoués, on leur a enlevé la liberté, à partir de la période coloniale». Il y a des éléments vrais dans ça, puis actuellement, ce sont toujours les autres. Alors que d’autres Musulmans vont dire: «Un instant, arrêtons de mettre la faute sur les autres. Oui, les autres, ils ont leur responsabilité, mais nous avons la nôtre aussi. Tant qu’on ne sera pas capable d’admettre, tant qu’on marchera avec la théorie du complot, des théories comme celle-là, la moindre chose qui arrive est toujours une invention des Occidentaux». Il y a beaucoup de Musulmans qui disent: «Il faut que nous soyons d’abord responsables de nous-même et à ce moment-là nous nous prendrons en main». Mais, malheureusement, très souvent il y a aussi comme ailleurs, d’énormes problèmes de corruption, sur le plan financier ou parfois même au plan électoral. Cela a moins de conséquences si on est au pouvoir, si on gère le monde. Mais si on est géré par d’autres, c’est sûr que la corruption va empêcher ce qu’il y a comme potentiel local. Parfois les dirigeants vont essayer de se maintenir au pouvoir, de contrôler ces choses-là. Mais à ce moment, une bonne partie des ressources locales sont, ou bien réduites au silence ou à l’inaction, ou bien vont émigrer avec un exode des cerveaux.»
M.N.:«Selon vous, existe t-il une possibilité d’entamer un dialogue entre les religions pour maintenir l’équilibre dans le monde ou inversement?»
J-R. M.: «Les religions peuvent être des obstacles, mais en même temps, les croyants peuvent s’apercevoir qu’au fond il y a beaucoup de points en commun, à savoir sauver l’évolution des humains et la planète, dans la mesure ou les croyants de différentes grandes religions, vont se rendre compte qu’ils ont une mission commune. Les croyants monothéistes disent qu’ils ont le même Dieu, le Dieu d’Abraham, et qu’ils détiennent quand même des affinités spirituelles. Je pense que les périodes de crise, comme nous le vivons actuellement, permettent d’apprendre à faire confiance aux croyants. Ce n’est pas un hasard si l’on constate un rapprochement certains entre croyants, ici au Québec, c’est particulièrement visible ces jours-ci.»
*Journaliste et chercheur
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