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Les frontières mentales du tribalismepier trottier, Wednesday, October 13, 2004 - 14:41 (Analyses | Culture | Democratie | Education | Elections & partis | Guerre / War | Media | Racism | Resistance & Activism) Il y a quelque temps, dans un essai antérieur, je critiquai l’évaluation éthique du patriotisme. Un lecteur français qui lut une traduction de cet article faite par l’écrivain Pierre Trottier – La maladie morale du patriotisme - écrivit un long plaidoyer en faveur des frontières nationales... Les frontières mentales du tribalisme Jorge Majfud Traduction de l’espagnol par : « Race mixing is communism » (1958). Cohabitation multiethnique 2000 ans d’Histoire qui nous ont civilisés. Il y a quelque temps, dans un essai antérieur, je critiquai l’évaluation éthique du patriotisme. Un lecteur français qui lut une traduction de cet article faite par l’écrivain Pierre Trottier – La maladie morale du patriotisme - écrivit un long plaidoyer en faveur des frontières nationales. Ses fondements tournaient autour de l’idée suivante : les pays possèdent différentes cultures, chacune d’entre-elles conçoit la « liberté » et, pour le moment, il n’est pas possible de considérer le monde comme une « table rase », ignorant les différences culturelles. Des différences culturelles, on conclue dans la nécessité des frontières et, plus encore, des valeurs « patriotiques ». [ …] c’est à ce que servent les frontières : à défendre des espaces Sans nier le droit voltairien, je comprends que ce lecteur n’a pas compris que ma critique du « patriotisme » - tel qu’on l’entend aujourd’hui, et dont je crois qu’il a été la bannière nationaliste dans toute l’Ère Moderne – n’ignorait pas les différences culturelles mais, précisément, les prenait en compte. Chose que ne fait pas l’auteur de ces paroles dans sa réponse, lorsqu’il dit que ce ne sont pas toutes les libertés qui sont égales, ce qui est bien connu dans les pays vivant des conflits ethniques et culturels, moins pour « nous, pauvres français idéalistes décérébrés par la propagande de la cohabitation multiethnique et culturellement diverse, festive et altermondiste, métissée et déculturée, déracinée et sans projet ». En une autre occasion, nous avons analysé comment la rhétorique parvient à identifier des symboles avec d’autres, des idées avec d’autres, sans une relation causale ou nécessaire entre elles, de façon qu’on obtient une évaluation négative de l’adversaire, l’identifiant par un concept négatif. C’est l’exemple des pancartes sur lesquelles, dans les années cinquante dans le sud des États-Unis, on pouvait lire le refus de l’intégration racial : « Race mixing is Jorge Majfud communism » ( c’est-à-dire, littéralement « l’intégration raciale est du communisme » ). Dans le contexte où se produisaient ces manifestations, « communisme » avait une connotation avec le mal et, à ce moment, on établissait un lien entre les significations consolidées d’une idée – le communisme – et les significations instables d’une autre idée en discussion – l’intégration raciale -. Cependant, dans un autre contexte ou pour d’autres personnes, ce qui devait représenter une offense « l’intégration raciale et le communisme » avait une évaluation opposée : pour un marxiste, le communisme était inconcevable sans une intégration raciale, pour lequel l’accusation pouvait – devait – se comprendre comme la révélation d’une vertu de son idéologie. La même simplification porta, du temps de la Guerre Froide, à ce que quelconque soldat puisse justifier une mort ou un massacre d’un dissident avec la fabrication d’un texte marxiste, quoique aucun d’eux n’eut lu un seul paragraphe de Marx ou connu l’un de ses proches. C’est donc dire que la pire politique se prévalait de ses méthodes simplificatrices afin de commettre et justifier les pires crimes contre l’humanité. Ici nous sommes devant la même méthode, laquelle se pourrait résumer de cette façon, quoique cette fois en français : « cohabitation multiethnique » est (1) propagande, (2) déculturée, (3) et sans projet. Par cela, l’association arbitraire avec l’objectif d’identifier l’adversaire – ou, dans le meilleur des cas, l’idée adversaire -, n’eut pas été suffisante, la méthode idéologique boucle sa rhétorique par une phrase qui, sans la nommer, fait allusion à une expression rendue célèbre par le nazi Hermann Wilhelm Goering il y a soixante ans : « Peut-être avez-vous envie de sortir votre révolver quand vous entendez le mot ‘’ Culture ‘’ ? » ( En espagnol, la phrase intolérante traduite de l’allemand serait : « cuando oigo la palabra ‘’ Cultura ‘’ saco el revolver » ). Cependant, à la suite d’avoir attaqué le même concept de diversité culturelle, en finissant mon lecteur français prétend s’identifier lui-même avec les défenseurs de la ‘’ Culture ‘’, en général, lorsque dans son cas il omit délibérément d’écrire l’adjectif « française » à côté du substantif au singulier ( le criminel Goering pouvait concevoir seulement la « Culture » avec une majuscule et au singulier; pendant que nous, nous préférons le pluriel « cultures »; la différence n’est pas simplement grammaticale, mais de vie ou de mort, telle que le démontre l’histoire). En accord avec l’ensemble de son article, ce qu’il nous semble défendre uniquement, avant tout, est sa propre culture, sous-entendant que les autres feront la même chose parce que le monde est « un combat que je suis prêt à embrasser face à la menace du totalitarisme intellectuel, celui qui joue au révisionnisme des 2000 ans d’Histoire qui nous ont civilisés ». Ma tribu est le centre du monde Je ne vais pas m’arrêter à rappeler ces arbitraires et simplifiés « deux mille ans d’histoire » européenne, traversées par une multitude de cultures « impures » - d’Orient et d’Occident, du Nord et du Sud, - d’intolérance religieuse, de totalitarisme français – à l’intérieur comme hors des frontières – et de liberté et de droits humains, aussi français. Mais, faisons un pas de plus. Nous observons que « l’autreté » n’aurait pas beaucoup de sens si « l’autre » n’était un reflet spéculaire de nous-mêmes. Le défi et la vertu de notre monde consiste alors, non à nous affronter à d’autres cultures et d’autres sensibilités éthiques, mais d’apprendre à dialoguer avec ces mêmes. Aucune d’entre-elles pourrait fonder un droit supérieur ou naturel sur l’autre, tel que le soutiennent quelques intellectuels du centre, comme Oriana Fallaci. Seule la force est capable d’établir cette différence hiérarchique, mais rappelons que dans un monde qui s’est formé par sa géographie, la force peut obtenir des victoires économiques et militaires, mais non pas la justice nécessaire afin d’obtenir la paix et le progrès soutenu pour l’humanité. Pour ne pas parler seulement de justice comme fin en soi. Bien sûr que cette diversité culturelle – à laquelle nous ne sommes pas aussi accoutumés que nous le présumons, encore que la sensibilité moderne de « ma tribu comme centre du monde » nous pèse – est toujours possible lorsque les uns et les autres sont capables de partager certains présupposés moraux. Pour m’entendre avec un chinois, avec un nord-américain ou avec un mozambiquien, je n’ai pas besoin de lui exiger que sa vision soit comme la mienne, qu’il accepte ma préférence de Sartre sur Hegel, ou de Bouddha sur John Lennon, ou qu’il modifie sa politique d’imposition fiscale. Même, il ne devrait pas être nécessaire, afin de reconnaître « l’autre », que l’autre partage mes tendances sexuelles, mon hétérosexualité, par exemple. Il est nécessaire que tous deux, l’autre et moi, partagions quelques axiomes moraux comme certains de ceux que l’on trouve résumés dans la Seconde table du Décalogue de Moïse : « tu ne tueras point; tu ne voleras point; tu ne calomnieras point…». Mais, remarquons que ces préceptes – qui aussi sont préjugés que nous pouvons les appeler positifs ou fondamentaux, qui n’ont même pas besoin d’être confirmés par une analyse ou une réflexion – ne sont pas uniquement le propre de la tradition judéo-christiano-musulmane. Beaucoup d’autres religions, dans beaucoup d’autres civilisations qui ne se connaissaient pas, bien avant Moïse, déjà observaient ces commandements. Si bien que le psychanaliste nous avertit « qu’on interdit celui qui se désire » de telle sorte qu’il est certain que nous pouvons reconnaître une « culture commune » qui a été consolidée par des normes intériorisées qui se reflètent dans une conduite individuelle et sociale déterminée, et qui nous préserve de l’incommunication et de la destruction. De plus, que la tendance à la conservation de la vie est plus grande que la destruction et le génocide, se démontre par l’existence même de la race humaine. Il serait inimaginable de concevoir une ville de dix millions d’habitants, aussi monstrueuse qu’elle paraisse, contrôlée par la peur et une force répressive infinie. C’est dire, il serait inimaginable de concevoir une personne à New Delhi, à Istanbul, à Paris ou à New York sans une « conscience éthique » forte et complexe, qui faciliterait la vie et la cohabitation, plus grande que quelconque système de circulation facilitant le flux vertigineux des véhicules sur un réseau complexe d’autoroutes. Les cultures ne nécessitent pas de frontières Maintenant, si ces arguments n’ont pas été suffisants pour répondre aux observations de mon lecteur français, j’essayerai de m’exprimer par un exemple pris, précisément, dans une grande ville quelconque. Prenons-en une qui a l’habitude d’être paradigmatique par son cosmopolitisme : mon admirée New York. Pour cette analyse, laissons de côté, pour le moment, les considérations géopolitiques – desquelles déjà nous nous sommes occupées souvent et dont nous continuerons à nous occuper dans d’autres essais -. Observons sans préjugés idéologiques cette région du monde comme un laboratoire, comme une expérience susceptible d’être étendue à une éventuelle société globale, sans frontières nationales. Je ne parle pas ici d’exporter une idéologie – Dieu m’en préserve! – mais de faire remarquer une situation humaine possible, qui ne se différencie pas beaucoup de d’autres exemples, telle la Bagdad des Mille et une nuits ou de l’Alexandrie égyptienne qui abrita la bibliothèque la plus grande du monde antique, en plus des africains, des romains, des grecs, des sémites, des juifs et des commerçants de tout le monde – jusqu’à ce que les massacres des quelques césars, qui jamais ne manquent, en terminent avec la population et avec leur exemple. Dans New York, nous pourrons reconnaître une grande variété de cultures vivant en commun dans une aire relativement petite, où l’on parle plus d’une douzaine de langues, où il y a plus de restaurants italiens qu’à Venise ou plus de restaurants chinois qu’à Xi’an, sans compter les synagogues, les mosquées et les églises de tout type. Dans un article antérieur, je notai que souvent cette cohabitation ne résultait pas en une connaissance de « l’autre », mais je crois que cela continue d’être un progrès précieux du fait qu’ils soient capables de convivre sans s’agresser pour leurs différences. Maintenant, que tirer de cette métaphore de New York? Plusieurs choses. Mais, pour ces réflexions, j’entends que cet exemple de grande diversité culturelle - politique, économique, éthique philosophique ou artistique – est totalement possible dans un espace aussi petit que Manhattan. Et cependant, ni le quartier chinois, ni l’italien, ni l’irlandais n’ont besoin d’aucun sentiment patriotique afin de survivre comme communauté de quartier, ni afin de sauvegarder l’existence pacifique de la cité entière. Ce qu’ils ont besoin est de partager quelques rares principes moraux, très basaux, comme ceux que nous avons évoqués plus haut. Principes, bien sûr, que ne partageaient pas ceux qui lancèrent leurs avions sur les Tours Jumelles en 2001 , ni ces hygiéniques chefs et soldats qui violèrent les prisonniers en Irak ou supprimèrent des villages au Vietnam « parce qu’ils dérangeaient trop ». Mais nous observons qu’une grande confusion aussi criminelle se produit lorsque le monde musulman est identifié à ce type de mentalité intolérante, « terroriste ». De cette façon, nous identifions l’ennemi dans l’autre, dans l’autre culture et, à ce moment, nous justifions notre propre, hygiénique et stupide orgueil patriotique, déversant de cette façon plus d’ordures sur l’humanité. Bien sûr que le monde n’est pas New York, et beaucoup s’en réjouissent. Cependant, par cet exemple, je ne me réfère pas à certaines « valeurs nationalistes » qui devraient être étendues de par le monde mais, au contraire : au dépassement de ces valeurs arbitrairement sectaires, tribales, qui menacent « l’autreté » et, avec cela, la race humaine. L’essai en question – La maladie morale du patriotisme – a été reproduit dans plusieurs médias et a été reçu de plusieurs façons. Avec des éloges et des insultes, avec compréhension et avec « rage et orgueil ». Entre-temps, je vais tâcher de reproduire sur le clavier ce que fut capable de faire le français Philippe Petit, ce français qui, avec un certain air délicat, cheminant sur le vide, d’une tour à l’autre, nous laissa une leçon pour le postérité : l’équilibre et la peur, la sérénité et le vertige désespéré, tout, est dans l’esprit humain. De cela dépend de nous laisser tomber dans l’imposant vide ou de sourire aux oiseaux. Jorge Majfud Traduit de l’espagnol par : Pierre Trottier, octobre 2004 |
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