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DIX MAITRES POUR LES MEDIAS AMERICAINS

Martin et Val?ɬ, Wednesday, May 12, 2004 - 10:33

Eric Klinenberg, pour Le Monde diplomatique (avril 2003) - Observatoire Français des Médias

En France, le Conseil supérieur de l'audiovisuel envisage d'alléger le dispositif anticoncentration des médias ; en Italie, le premier ministre domine l'univers de la télévision. Outre-Atlantique, dans certaines grandes villes, un même conglomérat contrôle souvent télévision, radio et quotidien locaux. Gérés comme des entreprises ordinaires, d'abord soucieux de rendement, ces oligopoles informent dans un sens presque toujours favorable à l'ordre social.

En 1983, Ben Bagdikian publiait The Media Monopoly. A mesure - prévenait-il ses lecteurs - qu'un petit groupe d'entreprises géantes s'emparait du secteur, l'information américaine s'éloignait des principes du pluralisme dont elle se réclamait (1). Les lecteurs de Bagdikian demeurèrent sceptiques : l'Amérique comptait alors quelque 1 700 quotidiens, 11 000 magazines, 9 000 stations de radio, 1 000 chaînes de télévision et 2 500 maisons d'édition.

Et pourtant l'auteur démontrait déjà qu'une cinquantaine de multinationales, toutes " liées par des intérêts financiers communs à d'autres mégaentreprises et quelques banques internationales de premier plan ", contrôlaient l'essentiel de cet énorme marché. En l'absence de tout contrôle, leur domination pouvait créer un paysage médiatique où les sujets à la gloire du monde des affaires, les divertissements et les articles superficiels viendraient remplacer les enquêtes sérieuses et les nouvelles internationales (2). Bagdikian espérait une réaction et peut-être même des réformes. Les élus pouvaient-ils accepter qu'un petit nombre d'entreprises monopolisent le secteur de l'information ?

Cette question paraît désormais bien naïve. Depuis les années 1980, la concentration dans l'industrie des médias s'est accrue ; en 2003, dix grandes entreprises la dominent (3). Les responsables politiques américains admettent que la réglementation des médias pose un problème... mais pas celui auquel on pourrait penser. Pour la Federal Communications Commission (FCC), qui fixe les règles en la matière, les grandes entreprises souffriraient d'être trop limitées par des contraintes légales. La solution ? Une déréglementation du secteur. Le président de la FCC, M. Michael Powell (fils de l'actuel secrétaire d'Etat), est un intégriste du marché - " ma religion ", a-t-il d'ailleurs précisé.

Les derniers garde-fous qui garantissaient un minimum de diversité en matière de propriété sont menacés. D'après M. Powell junior, " le fait que les réglementations soient décidées au nom de l'intérêt du public ne les rend pas inoffensives pour autant. Les règles qui contraignent les marchés peuvent en définitive nuire ou différer la satisfaction des intérêts des consommateurs. De nombreuses déréglementations décidées par la commission ont suscité des plaintes au départ. Mais, une fois mises en oeuvre, elle se sont souvent traduites par un épanouissement de l'innovation et de la concurrence, dont les consommateurs ont magnifiquement profité ".

Ni M. Powell ni le Congrès ne sont les vrais inspirateurs de ces projets. Près de 300 lobbyistes patentés, spécialisés dans les médias, y travaillent. Ils sont très occupés. Entre 1993 et juin 2000, l'industrie des médias a alloué 75 millions de dollars au financement des campagnes électorales des candidats des deux principaux partis briguant des fonctions fédérales. Le président de la FCC étant nommé par le locataire de la Maison Blanche, MM. George W. Bush et Albert Gore s'étaient partagé 1 million de dollars en 2000. L'industrie a également entretenu l'amitié des membres et employés de la FCC en leur offrant 1 460 voyages, tous frais payés, entre 1995 et 2000 (4). Un petit nombre d'associations de défense des consommateurs - comme le Center for Digital Democracy et FAIR - luttent avec peu de moyens contre les oligopoles de l'information. Mais, vu que ces derniers contrôlent l'information et préfèrent ne pas commenter leur propre hégémonie, peu d'Américains ont conscience que l'intérêt public est en jeu.

L'offensive en cours se concentre sur Internet et sur l'élimination des règles interdisant à la même firme de se trouver en situation de monopole sur un marché local donné. Le contrôle de l'accès à l'Internet haut débit est un filon prometteur pour les entreprises, car les propriétaires des canaux permettant de délivrer du " contenu " (informations, divertissements) décideront de ce qui sera fourni sur le réseau et du coût de la connexion. Les grandes sociétés de réseaux câblés (AOL-Time Warner et Comcast, par exemple) ont donc poussé la FCC à revenir sur une loi de 1993 qui leur interdisait de détenir plus de 30 % du marché national du câble et qui réglementait les synergies possibles entre producteurs de programmes et détenteurs de réseaux.
Une cour d'appel fédérale ayant estimé que ces restrictions au droit de propriété n'étaient pas constitutionnelles, en septembre 2001 la FCC a commencé à amender ses directives. Elle a déjà décidé que les fréquences du câble n'étaient plus assujetties aux règles qui garantissent la concurrence. On redoute à présent que non seulement les entreprises dominantes augmentent leurs tarifs, mais qu'elles déconseillent l'achat de programmes produits par leurs rivales, ce qui limiterait la diversité des contenus offerts aux consommateurs.

Les grands réseaux de télévision (CBS, NBC, Fox, ABC) ont entrepris, de leur côté, d'investir le spectre numérique pour diffuser de la télévision interactive à haute définition - le joyau médiatique de demain. En 1996, après une campagne de lobbying aussi vigoureuse qu'onéreuse, le Congrès à majorité républicaine et le président démocrate William Clinton avaient offert aux grandes chaînes des fréquences d'une valeur de plusieurs dizaines de milliards de dollars, à charge pour elles de veiller aux exigences de diversité en matière de contenus... Ces fréquences sont désormais évaluées à près de 300 milliards de dollars, alors que leur utilisation commence à peine.
Uniformisation des programmes

L'autre chantier majeur de la FCC concerne la détention simultanée de différents médias sur un même marché. Les règles actuelles, très précises, permettent d'éviter qu'un conglomérat ne devienne la seule source d'informations dans une ville ou région donnée. Une entreprise ne peut pas détenir à la fois une télévision et un journal, ou une chaîne câblée et une télévision hertzienne, ou deux chaînes de télévision à forte audience (5). Ces contraintes sont en cours de disparition, certaines entreprises - telles Viacom (propriétaire de CBS) ou News Corporation (Murdoch) - objectant que la réglementation porte ombrage à la liberté d'expression garantie par le premier amendement de la Constitution (6). Dans certaines villes, une même entreprise possède déjà, en plus du principal organe de presse (et d'un journal hispanophone), une chaîne câblée d'information continue, une télévision et une radio régionales, un site Internet de divertissement. Mais les oligopoles veulent encore plus.
Pour quels résultats ? Le précédent de la déréglementation de la radio est instructif. Après une campagne de lobbying industriel agressive, le Telecommunications Act de 1996 a aboli les restrictions en matière de concentration de la propriété des stations de radio. Et, " entre 1995 et 2001, le nombre des propriétaires a baissé de 25 %. En 1996, le principal groupe radiophonique, Westinghouse, possédait 85 stations. En 2001, Clear Channel détenait 1 202 radios (7). " Comment s'étonner qu'aux Etats-Unis les radios se ressemblent - mêmes programmes, mêmes formats ? Alors que les Américains ne cessent d'invoquer le multiculturalisme, une monoculture des contenus s'est emparée des ondes. Internet n'est pas à l'abri : en 1999, cent dix sociétés se partageaient 60 % du temps des utilisateurs. En 2001, quatorze suffisaient, selon la Boston Review, pour parvenir au même résultat.

La concentration a pour autre effet de décourager les journalistes appartenant à des conglomérats d'informer de manière critique sur leurs propriétaires. Ils sont plus portés à accompagner le lancement d'un film produit par une des filiales de leur entreprise qu'à enquêter sur les dangers du nucléaire quand, par exemple, leur maison mère intervient sur ce terrain (General Electric possède NBC News). Au demeurant, s'agissant de journaux cotés en Bourse, leurs patrons sont fondés à prétendre qu'il est de leur responsabilité financière de favoriser les " marques " de la famille (8).

Le relâchement des règles anticoncentration a également permis aux entreprises de restructurer leurs systèmes de production d'informations. Les compressions de personnels, les fermetures d'agences et l'emploi d'un groupe restreint de reporters et de journalistes pigistes qui fournissent du contenu à plusieurs supports médiatiques à la fois ont dopé les gains de productivité (9). La plupart des médias d'information sont désormais dirigés par des commerciaux formés dans des business schools. Leurs obligations à l'égard des actionnaires et l'intérêt qu'ils portent à la cote de leur entreprise en Bourse triomphent presque toujours des protestations des rédacteurs et des producteurs. Quand l'information devient marchandise, la distinction entre les différentes productions journalistiques (information, divertissements, " infodivertissements ") perd de son sens, et avec elle la spécificité du travail d'enquête. Des conglomérats regroupant des actifs diversifiés dans les domaines de l'Internet et de la presse pratiquent couramment le " copier-coller " d'un journal, d'un média à l'autre.

Les entreprises qui détiennent différents médias (presse, télé, radio, Internet) dans une même ville recherchent des journalistes " à tout faire " capables de fournir un contenu immédiatement adapté aux différents supports. Les nouvelles technologies de convergence numérique offrent d'extraordinaires possibilités d'innovation à cet égard. La qualité journalistique, le sérieux, la vérification de l'information ne sont pas toujours au rendez-vous. Selon John Pavlik, professeur de journalisme à la Columbia University, " les gens travaillent de seize à vingt heures par jour et se retrouvent complètement secs " à force d'exercer plusieurs métiers à la fois.

Cette course au rendement se produit alors que les Américains, de plus en plus conscients des insuffisances de leurs médias, admettent que la déontologie journalistique laisse à désirer. Au cours de la dernière décennie, ils ont vu fleurir les programmes ou articles consacrés au business et à la Bourse. Beaucoup espéraient y trouver de bons conseils en matière d'investissement. Mais les fameuses entreprises décrites comme " révolutionnaires " ou " pionnières " - dont Enron - croulent sous les charges de cupidité, de désinformation et de falsification des comptes ; les salariés découvrent que leurs fonds de retraite sont partis en fumée. Plusieurs sommités du journalisme, qui ont mélangé les genres en " informant " sur des sociétés dont elles étaient les conseillers rémunérés, sont mises en accusation (10).

La même défaillance de l'information américaine a marqué l'analyse de la politique internationale. Avant le 11 septembre, les principaux médias n'avaient presque aucun correspondant au Pakistan et en Afghanistan ; ils consacraient d'ailleurs moins de 2 % de leur surface rédactionnelle aux nouvelles de l'étranger... Après les attentats, les journalistes américains ont admis qu'il leur faudrait désormais prendre plus au sérieux la colère et le sentiment d'injustice provoqués dans le monde par la politique étrangère de leur pays. Cette lucidité n'a eu presque aucun effet durable. On le constate à propos de l'Irak (11). Et faits divers ou informations people continuent à encombrer les ondes (12).

L'essor d'Internet et la profusion de nouvelles applications dans le paysage numérique laissaient espérer que nul ne serait jamais assez puissant pour brider les potentialités d'une technologie désormais accessible à (presque) tous. Mais l'actuelle vague de concentrations dans ce secteur, en même temps qu'elle appauvrit la vie culturelle de la nation, menace de recouvrir là aussi la variété d'opinions et d'idées qu'on observe dans la société par la voix réactionnaire des conglomérats.

Eric Klinenberg, pour Le Monde diplomatique (avril 2003) - Observatoire Français des Médias - http://www.observatoire-medias.info/

(1) Ben Bagdikian, The Media Monopoly, sixième édition, Beacon Press, Boston, 2000.
(2) Sur la hiérarchie de l'information aux Etats-Unis et en particulier sur le sacrifice de l'actualité internationale, lire Serge Halimi, " Un journalisme de racolage ", Le Monde diplomatique, août 1998.
(3) Cf. Mark Crispin Miller, " What's Wrong with this Picture ? ", The Nation, New York, 7 janvier 2002.
(4) Center for Public Integrity, Off the Record : What Media Corporations Don't Tell you about their Legislative Agendas, 2000.
(5) La règle, dans ce dernier cas, interdisait que l'une de ces chaînes compte parmi les quatre plus importantes s'il n'existait pas par ailleurs huit autres chaînes indépendantes...
(6) La réglementation des financements des partis politiques s'est heurtée au même type d'objection.
(7) Pour les détails de ce rapport, voir sur le site du Media Access Project.
(8) Lire Dmitri Williams, " Synergy Bias : Conglomerates and Promotion in the News ", Journal of Broadcasting and Electronic Media, vol. 46, 3, p. 453-472.
(9) Lire " Journalistes à tout faire de la presse américaine ", Le Monde diplomatique, février 1999.
(10) Sur ces " ménages ", lire Howard Kurtz, " And the Enron Pundits... ", Washington Post, 30 janvier 2002. Cf. également Serge Halimi, " Les journalistes américains en accusation ", Le Monde diplomatique, août 1996.
(11) Lire Eric Alterman, " Il paraît que les médias américains sont de gauche... ", Le Monde diplomatique, mars 2003.
(12) Cf. " After 9/11, Has Anything Changed ? ", Columbia Journalism Review, novembre-décembre 2002.

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