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CUBA: Une résistance socialiste en Amérique Latinesofia pb, Friday, January 2, 2004 - 12:20 (Analyses | Imperialism)
REMY HERRERA
Cet article entend non seulement informer le lecteur sur la lutte du peuple cubain, les réalisations de sa révolution et les problèmes auxquels il se trouve confronté face à la guerre non déclarée menée contre lui par les États-Unis, mais encore mettre en garde contre les désinformations et manipulations de la récente « pensée unique anti-cubaine ». CUBA REMY HERRERA * Parmi toutes les résistances populaires anti-systémiques qui soulèvent à l’heure actuelle l’Amérique latine — elles sont nombreuses —, l’une d’elles est parvenue à tenir en échec la stratégie de domination états-unienne : c’est celle du peuple cubain. Seule expérience révolutionnaire du continent à ce jour victorieuse, la plus ancienne et radicale des luttes latino-américaines pose à l’hégémonie capitaliste un problème insoluble, qui fait d’elle un péril inacceptable par l’exemple qu’elle donne : Cuba est la preuve qu’une résistance socialiste, anti-impérialiste et anti-capitaliste, est possible en Amérique latine. C’est cette présence du socialisme, révélant à la fois une perte de contrôle par les forces dominantes du capital de l’une des pièces de leur zone d’influence maximale et le lieu préservé d’une alternative pour cette région dévastée par le néo-libéralisme, qui motive les efforts d’isolement dirigés contre elle (« élément de l’axe du Mal ») par la fraction la plus réactionnaire de l’establishment états-unien. Malgré plus de 40 ans de guerre non déclarée contre l’île, concrétisée par maintes agressions directes ou terroristes, le plus long blocus de l’histoire, l’occupation militaire d’une portion du territoire ( base de Guantánamo ) et une propagande médiatique, le gouvernement des États-Unis n’est pas arrivé à saper la base populaire de la révolution, ni celle des soutiens extérieurs en faveur de la Cuba socialista. Car le fait est que cette dernière jouit d’un prestige immense dans les milieux populaires et progressistes. Nombreux sont ceux, spécialement au Sud, qui admirent, adhèrent et aspirent à ses valeurs et à son projet social. Il y a à cela une raison, simple : les motifs qui impulsèrent jadis la révolution à Cuba — les ravages sociaux du capitalisme, la violence impérialiste des États-Unis — n’ont disparu ni de l’Amérique latine ni d’aucun pays du Sud ; en dépit de difficultés réelles, de toutes sortes, les principes des origines — justice sociale, indépendance nationale — l’animent toujours ; pour beaucoup, les objectifs visés — un pouvoir intègre au service de la grande majorité du peuple, une société socialiste — demeurent une nécessité d’avenir. Mais la réaction nord-américaine n’est pas la seule, loin s’en faut, à s’acharner contre l’île. En France, « à gauche », certains sont persuadés de mener le bon combat en condamnant Cuba, sans juger nécessaire d’en savoir plus sur ce qui s’y passe réellement que ce qu’en disent les médias — unilatéralement hostiles et positionnés sur leurs créneaux porteurs (prostitution, corruption, marché noir, façades délabrées… et « dictature castriste ») — ou le tourisme intellectuel. Beaucoup préfèrent s’aligner : puisqu’elle ne serait qu’un résidu anachronique du soviétisme, Cuba doit tomber. Cet article entend lutter contre cette pensée unique anti-cubaine , qui est l’une des multiples faces idéologiques de la mondialisation néo-libérale–guerrière actuelle. L’URSS et Cuba : « pacte néo-colonial » ou amorce de développement ? Un article récent d’Alternatives économiques dépeint le socialisme cubain d’avant 1990 sous les traits d’« un pacte néo-colonial renouvelé ». Ustensile du package d’idées reçues sur Cuba — et prix à payer pour publier aujourd’hui dans les supports à grand tirage —, l’argument tient les relations de l’île avec l’URSS pour la continuation, sous couvert de communisme, de la position d’exploitée caractéristique de son histoire pré-révolutionnaire. L’un des tournants en serait la « marginalisation » du Che — pourtant qualifié de « chef de file des bureaucrates » et promoteur d’un plan ayant conduit à une « pénurie alimentaire terrible ». En prélude, l’auteur rappelait que, grâce aux quotas sucriers, les États-Unis « assuraient au pays un revenu relativement stable ». Que le lecteur tolère ici un bref retour sur l’histoire, destiné à montrer de quelle manière sa méconnaissance peut amener de telles confusions. Surgie du terreau commun latino-américain, la révolution prit appui sur des siècles de résistance d’un peuple multiracial : des rébellions esclaves aux armées mambises (noires et métisses) des guerres d’indépendance, des occupations de latifundios par les paysans sans terre aux luttes partisanes et syndicales progressistes… Les chaînes qui attachaient l’île aux États-Unis, la violence de la réaction de ces derniers à tout progrès (réforme agraire…) et la disproportion du rapport de forces expliquent que la révolution ne triompha que grâce à la conjonction de la détermination du peuple cubain et du soutien que lui apporta l’Union soviétique. L’aide de celle-ci ne doit pourtant pas faire oublier que le socialisme ne fut pas importé ni imposé à Cuba mais l’aboutissement d’un processus interne de radicalisation de la lutte des classes, au terme duquel les forces révolutionnaires convergèrent sur la nécessité d’une émancipation nationale (anti-impérialiste) et sociale (anti-capitaliste). De terreur, de « purges » et de « goulags », cette révolution n’en a point connus — au grand dam des experts de la « barbarie moderne » dont les attaques n’ont pas trouvé prise sous cet angle. À l’issue d’un débat de fond, entre révolutionnaires ( Rodriguez, Guevara… ), fut décidé le retour au sucre, dont dépendaient après plus d’un siècle de domination états-unienne toute l’économie et le front ouvriers-paysans comme base de la révolution. Cette décision fut adoptée sous contraintes internes et externes extrêmement fortes — qui causèrent les difficultés initiales, plus qu’un Che « bureaucrate », et sans « terrible » famine — : mobilisation du peuple en armes pour défendre la révolution, exigence d’obtenir des devises face au blocus états-unien, inexpérience de la planification et pénurie de cadres, complexité de la réforme agraire… On a pu reprocher ( le plus souvent, une fois survenu l’inimaginable : la fin de l’URSS ) l’excès de la stratégie sucrière ou certaines insuffisances de sa planification ; mais il est difficile de nier que, 30 ans durant, le moteur sucrier du pays lui a permis, malgré de faibles ressources en 1959 ( ni industrie, ni pétrole… ), d’échanger avantageusement avec le bloc soviétique et d’impulser un développement qui, pour la première fois de l’histoire, répondait aux besoins de son peuple. Après le « fracaso » soviétique : effondrement ou récupération de Cuba ? L’effondrement soviétique plongea pourtant l’économie cubaine dans une crise gravissime. Le démantèlement du CAEM, au sein duquel les échanges de Cuba étaient intégrés, provoqua la chute des exportations et des importations. Il s’ensuivit une forte baisse de l’investissement et de la consommation, donc du PIB (-35% entre 1989 et 1994, point bas de la crise) et de la productivité. Après la relative abondance de la décennie 1980, matériellement, tout vint à manquer sur l’île au début des années 1990. Les usines se retrouvèrent sans combustible, matières premières, pièces de rechange… Le déficit budgétaire se creusa sous l’effet de la détérioration des comptes des entreprises publiques et d’une volonté politique de maintenir autant que possible salaires, emplois et dépenses sociales ; d’où le gonflement des liquidités, traduisant une forte inflation, et l’affaiblissement du peso. Le pays entra en « période spéciale en temps de paix ». Malgré le durcissement du blocus et des conditions de vie devenues très difficiles ( consommation, transport… ), les Cubains ont tenu le choc. Cette crise a été d’autant plus visible que, contrairement aux plans d’ajustement structurel (PAS) néo-libéraux qui concentrent ses effets sur les groupes non représentés politiquement et économiquement pauvres, c’est toute la société cubaine qui en a subi l’impact. Bien qu’il soit évident que son égalitarisme et son homogénéité n’en soient pas sortis intacts — les inégalités s’accroissent pour la première fois depuis 1959 —, la stratégie de recuperación mise en œuvre en 1993-94 par la révolution a pour partie atteint ses objectifs : depuis 1995, l’économie s’est redressée (la production globale revenant en 2000 à hauteur de 85% du niveau de 1990) ; la société cubaine, pourtant très choquée par la résurgence d’inégalités, ne s’est pas déchirée ; les piliers du système social cubain, ébranlés, sont toujours debout : éducation et santé restent gratuites, emploi et retraite largement garantis, alimentation de base et services sociaux ( électricité, eau, téléphone, transport, logement… ) à prix modiques, recherche et internationalisme dynamiques… S’il a engagé de profondes réformes, l’État cubain n’a procédé à aucune privatisation de l’appareil productif national, ni introduit de véritable marché financier… L’impossible est-il donc possible ? Non, mais ce dont Cuba donne la preuve, c’est qu’un peuple peut faire le choix de résister à l’ordre mondial qu’impose l’hégémonie états-unienne. Car l’orientation prise, par la fermeté de ses objectifs — sauver coûte que coûte la société socialiste construite par la révolution — et les conséquences assumées — la pénurie due au durcissement du blocus — a été une décision politique collective : les différentes options envisageables ( code du travail, système éducatif, sécurité sociale, retraite… ) firent l’objet, en pleine crise, de délibérations et d’analyses au sein des organisations de masse et des unités de production. Les mesures-clés ont consisté à doter l’économie de nouveaux moteurs de croissance, destinés à relayer le secteur sucrier. Les entrées de capitaux associées au tourisme, aux investissements directs étrangers (IDE) et aux transferts de devises de l’extérieur (remesas) permirent à l’économie, partiellement et temporairement dollarisée , de renouer avec une croissance soutenue et de rétablir la valeur de la monnaie nationale. Le nombre de touristes doubla entre 1993 et 1996 et approcha 1,8 million en 2001. Plus de 400 sociétés mixtes ou liées au capital étranger sont enregistrées dans l’île, où le total des IDE s’élève à 4,5 milliards de dollars. Les revenus privés dépassaient le milliard de dollars en 2000. Le peso, déprécié contre dollar à 150/1 en 1994, se revalorisa —phénomène plutôt rare en Amérique latine— pour se stabiliser à 21/1 de 1996 à fin 2001 —avant de glisser à 26/1 après le 11 septembre et la baisse mondiale du tourisme. Le taux de croissance du PIB est redevenu significativement positif : 2,5% en 1995, 7,8% en 1996, 2,5% en 1997, 1,2% en 1998, 6,2% en 1999, 5,6% en 2000, 3% en 2001 comme en 2002, probablement 5% en 2003. Nous nous référons aux données de la CEPAL, élaborées en collaboration avec l’Oficina Nacional de Estadísticas de Cuba, plutôt qu’à celles de la CIA comme le font imprudemment certains auteurs. Question de confiance. Et aussi parce que le PIB per capita en PPA « selon la CIA » qu’ils retiennent, situant l’île au-dessous du Soudan, de la Mongolie ou de la Papouasie-Nouvelle-Guinée (!), à peine au-dessus du niveau du Bangladesh, de la Mauritanie ou d’Haïti (!!), pourrait malencontreusement suggérer ( ce n’est sans doute pas l’intention de ces fins connaisseurs, de longue date, du pays ) que les Cubains seraient aujourd’hui en moyenne 2,5 fois plus fortunés s’ils n’avaient pas fait de révolution ( Philippines ) et près de 6 fois plus riches s’ils étaient restés néo-colonisés par les États-Unis ( Porto Rico ) … Quoi qu’il en soit, la forte hausse de la production pétrolière insulaire depuis le milieu des années 1990 a certainement contribué à favoriser la reprise économique. Si le processus de réforme et récupération a jusqu’à présent été relativement maîtrisé par le gouvernement, ses effets n’ont pas tous été positifs, on l’a dit, et les menaces qui pèsent sur la société cubaine sont telles que ce dernier rappelle de manière récurrente sa volonté de mettre fin à la dollarisation dès que les conditions l’y autoriseront. En outre, le tourisme introduit un biais dans l’accès de la population au dollar — même si des amortisseurs existent, informels ( solidarité spontanée ) ou formels ( employés d’hôtels ou chauffeurs de taxi versant une part des pourboires à des fonds collectifs redistribués à ceux qui n’ont pas de contact avec la clientèle ). Macro-économiquement, ce secteur peut finir par absorber plus de ressources qu’il n’en génère, comme c’est le cas dans de nombreux pays du Sud. Les IDE venant à Cuba à la recherche de profit entraînent des flux autonomes de sorties de capitaux. Ils risquent de déstabiliser les relations de travail et nécessitent une attention particulière de l’État et des syndicats pour garantir les droits sociaux dans les sociétés mixtes. Les remesas creusent les inégalités de façon préoccupante — 12% des comptes bancaires en dollars concentrent 80% des dépôts en 2000 — et peuvent entamer les valeurs de la révolution. Il n’est cependant pas tenable d’avancer qu’une classe bourgeoise s’est reconstituée à Cuba : l’État bloque toujours fermement les possibilités d’accumulation nationale de capital privé — et ses hauts dirigeants ne sont pas enrichis ni corruptibles ( les entrepreneurs étrangers le savent qui ne peuvent procéder à Cuba comme ils le font souvent ailleurs ). L’État a certes autorisé le travail pour compte propre, qui permit l’essor de multiples activités ( commerçants, artisans, prestataires de services… ), mais interdit l’embauche de salariés hors de la famille détentrice des licences. Il a décidé d’ouvrir des magasins où les achats se font en dollars ( tiendas de recuperación de divisas ) et des marchés agricoles ( agropecuarios ) sur lesquels paysans privés, récents bénéficiaires de distributions de terres, coopératives ( UBPC notamment ) et fermes d’État vendent une partie de leurs produits, mais continue à fournir tant bien que mal une portion non négligeable de la consommation de base à prix réduits ( libreta ) et mobilise régulièrement l’armée pour approvisionner les marchés étatiques — ce qui vide de pertinence l’idée parfois soutenue de réformes pires à Cuba que les PAS imposés par le FMI — L’État encourage joint ventures et zones franches, mais y protège les droits du travail et le rôle des syndicats et limite au maximum l’écart des revenus : la firme étrangère verse des salaires en dollars à une entreprise-pont qui reverse aux travailleurs des rémunérations en pesos, la différence finançant les dépenses publiques. La planification a perdu du terrain, mais les transferts monétaires, utilisant habilement le double taux de change ( l’un officiel surévalué, l’autre semi-officiel sans doute sous-évalué ), ont assuré la continuité des services sociaux ( éducation, santé, retraite, alimentation, logement, infrastructure… ) par péréquation inter-sectoriel des entités émergentes vers les entités traditionnelles — simultanément engagées dans la rationalisation de leur gestion ( perfeccionamiento empresarial ). Si l’État doit provisoirement admettre l’avancée des mécanismes du marché, il semble être parvenu à les soumettre aux intérêts du peuple. Il n’est pas possible de parler à l’heure actuelle de transition au capitalisme à Cuba. Ces mutations ont conduit à une restructuration du secteur sucrier, accélérée en 2002 par la fermeture de centrales et la reconversion de leurs personnels, laissant présager une « sortie du sucre » après deux siècles de spécialisation — ce qui est en soi une bonne chose dans le contexte actuel. À part le tabac, dont la demande est forte, c’est dans l’agriculture que les résultats ont été les plus décevants. D’aucuns proposent comme solution aux difficultés la privatisation de la terre en vue de stimuler la paysannerie. Cela n’a-t-il pas réussi au Vietnam, devenu auto-suffisant pour plusieurs produits et gros exportateur de riz ? Cette option ne saurait toutefois faire oublier, d’une part, que la collectivisation avait entraîné de fortes hausses de productions, d’autre part, qu’une éventuelle transposition de ce choix se heurterait à des problèmes liés aux spécificités de la petite paysannerie cubaine. Celle-ci n’a ni la même implantation ni la même expérience qu’au Vietnam, et ce pour des raisons historiques. L’histoire de Cuba est celle de la disparition des cultures et savoirs amérindiens (XVIe siècle), des grands domaines d’élevage de bétail pour le cuir (XVIIe), des plantations esclavagistes de cannes ( XVIIIe-XIXe ), des sucreries où travaillait un prolétariat ouvrier salarié ( 1886-1958 )… donc celle d’une petite paysannerie rejetée aux marges de latifundios et contrainte d’approvisionner la main-d’œuvre sucrière. Malgré la réforme agraire et le maintien du secteur privé (tabac…), quatre décennies de révolution n’ont pu suffire à constituer un tissu paysan, ailleurs séculaire. En bref, une privatisation poussée de la terre conduirait selon toute vraisemblance à la réapparition d’une structure de propriété foncière inégalitaire et polarisée, comme dans le passé. La vente « libre » de produits agricoles a permis à de nombreux paysans de s’enrichir, mais pour l’heure ces liquidités ne génèrent pas de dynamique de capital en contrôlant privativement une création de valeur par l’emploi de travail salarié. On peut dériver ces « blocages » d’un autoritarisme incapable de tirer les leçons du succès asiatique ; nous pensons quant à nous qu’il faut éviter d’universaliser les « recettes », tolérer des trajectoires différenciées en fonction du terrain et de l’histoire et avoir conscience que le latifundio est l’un des pires ennemis de l’Amérique latine. Le succès de la recherche médicale : « vitrine du régime » ou réalité sociale ? Il est loin le temps où le mathématicien Laurent Schwartz déclarait : « Le caractère universel et démocratique de l’éducation est inestimable dans ce pays, où la Révolution est un puissant stimulant du développement. Dans 5 ou 15 ans, Cuba disposera de savants de classe internationale précisément parce que ces progrès sont soutenus par la Révolution » . Au plus dur moment de la crise ( 1994-95 ), Cuba continuait d’investir dans la science et occupait la 1ère place en Amérique latine pour la part du budget public de recherche dans le PIB, devant le Costa Rica, et celle des chercheurs dans la population active, loin devant l’Argentine et le Chili. Le nombre de scientifiques à plein temps s’élevait à 29 000 à Cuba, plus qu’au Mexique ( 19 500 ), à peine moins qu’au Brésil ( 32 000 ) — pour respectivement 11,92 et 163 millions d’habitants. Les bases de ce succès furent posées par les mesures révolutionnaires qui firent de Cuba, dès les années 1960, le pays le plus égalitaire du continent américain ( Gini de 0,55 en 1955, 0,35 en 1962, 0,22 en 1986 ) et la campagne d’alphabétisation qui réduisit le taux d’illettrisme de 35 à 3% en un an ( 1961 ), puis consolidées par un système éducatif universel et gratuit, égalitaire et débarrassé des discriminations sexiste et raciale, qui dota l’île de chercheurs de haut niveau. Un aspect des relations cubano-états-uniennes sans doute méconnu du public français est celui des agressions à caractère biologique organisées depuis les États-Unis et visant à infecter cultures, cheptels et population de Cuba. Un exemple frappant d’utilisation de tels moyens fut l’épidémie de dengue hémorragique qui toucha l’île en 1981. Au terme d’un scandale qui secoua l’opinion états-unienne, il a été prouvé que ce type de dengue, à l’époque inconnu, avait été élaboré en laboratoire en vue de sa propagation intentionnelle à Cuba. Après vaccination des soldats de Guantánamo, les États-Unis interdirent à leurs firmes ( et à plusieurs pays ) de fournir pesticides anti-moustiques et avions d’épandage destinés à enrayer la transmission de la maladie. L’épidémie tua 158 personnes à Cuba — des enfants essentiellement. D’autres opérations de ce genre ont été dévoilées, comme le cas de la tristeza ( insecte ) trouvée à l’aéroport dans les bagages d’un citoyen états-unien en 1992. On peut bien sûr croire ces affaires montées de toutes pièces par les autorités cubaines. Mais cela paraît difficile lorsque les souches sont détectées pour la première fois à Cuba ( bactérie Shiguella 1 de la dysenterie [1982] ), en Amérique ( conjonctivite hémorragique [1981] ), syndrome acaro steneotarsonemus [1997]), voire au monde ( dengue Nouvelle Guinée 1924 sérotype 2 ) ; ça l’est plus encore quand des membres d’organisations anti-cubaines reconnaissent publiquement aux États-Unis avoir participé à de telles actions ( virus modifié de la fièvre porcine [1979] ). Le blocus : « prétexte » ou guerre non déclarée ? On présente parfois le blocus comme un phénomène secondaire, voire négligeable. Il serait pour certains un « prétexte » pour dissimuler le « cauchemar du régime castriste » . Quelle gravité aurait-il pour l’île s’il est si facile à contourner ? Beaucoup de Français ont maintenant pris conscience de quoi les autorités états-uniennes sont capables pour briser qui leur résiste ( campagne anti-française de calomnies, boycott de produits, contrôle des médias par la finance ou l’armée, manipulation des faits et mépris de l’opinion publique, chantage sur des États souverains du Conseil de Sécurité… ); et ils savent la force et la fierté qu’un peuple ressent en assumant cette lutte, comme la sympathie et le respect qu’elle lui vaut des autres peuples. Il faut se souvenir que Cuba infligea aux États-Unis, lors de l’invasion de Playa Girón ( avril 1961 ), leur seule défaite militaire en Amérique ; et prendre la mesure du blocus : il s’agit d’une guerre non déclarée de Washington contre l’île. Si le blocus total fut décrété en février 1962, Eisenhower avait déjà interdit les échanges entre les deux pays et Kennedy restreint la liberté de circulation des ressortissants états-uniens désirant voyager à Cuba. Les opérations effectuées par un citoyen des États-Unis avec l’île ressortissait du Trading with the Ennemy Act. Dès 1964, des firmes étrangères vendant des médicaments ou du matériel médical à Cuba subirent des rétorsions en vue de dénoncer les contrats : Ayerst Canada ( médicaments ), Medix Argentina ( appareils de dialyse ), Toshiba ( équipements ), Siemens ( détecteurs cardio-vasculaires ), Thompson ( pièces détachées ), LKB Sweden ( matériels de laboratoire )… Les États-Unis s’opposent toujours à l’entrée de Cuba dans les organisations financières internationales. La loi Torricelli d’octobre 1992 visait à freiner l’essor des moteurs de l’économie en frappant les entrées de capitaux et de marchandises par l’arrêt des transferts de plus de 100 dollars par mois des exilés, l’interdiction de 6 mois à tout bateau ayant fait escale à Cuba de toucher port aux États-Unis et des sanctions contre les firmes commerçant avec l’île relevant de juridictions d’États tiers. Son volet politique entendait tourner les esprits contre la révolution par l’« échange d’informations ». Ce dispositif fut critiqué jusque dans les milieux d’affaires et les rangs conservateurs aux États-Unis pour entrave à la circulation des capitaux. Ces réactions, souvent vives , étaient peu de choses à côté de celles qu’allait susciter la loi Helms-Burton. Cette dernière, rassemblant 9 projets rédigés par des parlementaires d’extrême droite ( Floride et New Jersey ), approuvée en mars 1996, prétend renforcer les sanctions « internationales contre le gouvernement Castro ». Le titre I généralise l’interdiction d’importer des biens cubains, exigeant notamment des exportateurs la preuve qu’aucun sucre cubain n’est intégré dans leurs produits, comme c’était déjà le cas pour le nickel. Il conditionne l’autorisation des transferts de devises vers l’île par la création d’un secteur privé et du salariat. Plus entreprenant encore, le titre Il fixe les modalités de la transition vers un pouvoir « post-castriste » — la possibilité que Fidel ou Raúl Castro se présente aux élections étant exclue ( section 205, alinéa 7 ) —, ainsi que la nature des relations à entretenir avec les États-Unis (adhésion à l’ALENA… ). Le titre III octroie aux tribunaux des États-Unis le droit de juger la requête en dommages et intérêts d’une personne civile ou morale de nationalité états-unienne s’estimant lésée par la perte de propriétés nationalisées par la révolution et réclamant une compensation aux utilisateurs ou bénéficiaires de ces biens. À la demande des anciens propriétaires, tout ressortissant d’un pays tiers ( et sa famille ) ayant effectué des transactions avec ces utilisateurs ou bénéficiaires peut être poursuivi en justice aux États-Unis. Les sanctions encourues sont exposées au titre IV, qui légalise le refus de visas d’entrée à ces individus et à leur famille par le Département d’État. Le tollé soulevé, en particulier en Europe et parmi les démocrates aux États-Unis, n’empêcha pas le Président Clinton de renoncer à lui opposer son veto. Les critiques se concentrèrent sur extra-territorialité de ces règles, prétendant unilatéralement mondialiser l’application du blocus à la communauté internationale. La loi Helms-Burton viole le droit international et le principe de souveraineté nationale en s’ingérant dans les choix politiques d’un État voisin. Les réticences exprimées face aux pressions exercées vers l’économie de marché démontre aussi qu’un consensus n’est pas établi à ce sujet à l’échelle mondiale, pas plus que sur la conception du libéralisme comme condition de la démocratisation. Votes de l’Assemblée générale de l’ONU Pour Contre Pays contre la levée du blocus De source cubaine, les pertes pour l’économie dépasseraient 70 milliards de dollars. Si tous les secteurs sont affectés ( santé, éducation, consommation… ), le blocus freine surtout les moteurs de la récupération, et d’abord le tourisme — prévisions de flux de touristes états-uniens en cas d’autorisation de voyage à Cuba : 1 million la 1ère année, 5 millions 5 ans après. La direction de la filiale britannique du groupe Hilton dut rompre il y a peu ses négociations pour la gestion d’hôtels car ses avocats anticipaient que les États-Unis tiendraient le contrat pour une violation de la loi Helms-Burton. Le rachat par un groupe états-unien de sociétés européennes de croisières qui amarraient à La Havane annula les projets avec Cuba en 2002. En violation de la Convention de Chicago sur l’Aviation civile, les obstacles que les États-Unis mettent à l’achat ou la location d’avions, à l’approvisionnement en kérosène et à l’accès aux technologies (radio-localisation, e-réservation…) auraient entraîné des pertes de 153 millions de dollars en 2002. L’impact sur les IDE est également négatif. Les instituts de promotion des IDE à Cuba ont jusqu’à présent reçu quelques 530 projets de coopération de firmes états-uniennes sans qu’aucun n’ait pu se réaliser. Pour le seul secteur des biotechnologies, le manque à gagner est évalué à 200 millions de dollars. Les domaines où la propriété états-unienne était dominante avant 1959 sont aujourd’hui très affectés par le durcissement du blocus, comme le secteur sucrier dont le redressement est entravé par l’interdiction d’accès à la 1ère bourse mondiale des matières premières ( New York ) — perte : 195 millions de dollars en 2001. Des banques européennes décidèrent de réduire leurs engagements sous la menace des États-Unis qui firent savoir qu’ils exigeraient des indemnités si les crédits étaient maintenus ( Bilbao Viscaya, ING… ). D’autres firmes au contraire réaffirmèrent leur volonté de poursuivre leurs affaires. Sherritt ( Canada ) annonça même une diversification (nickel, bâtiment, pétrole, télécom…), en dépit des attaques boursières contre le cours de ses actions et les refus de visas d’entrée aux États-Unis essuyés par ses dirigeants. Domos ( Mexique ), co-propriétaire de la nouvelle compagnie cubaine de téléphone Etecsa, étendit aussi ses activités — son président déclara qu’il irait dépenser ses dollars ailleurs qu’aux États-Unis. L’arrivée au pouvoir de George W. Bush a encore renforcé le dispositif anti-cubain, d’autant que certains fonctionnaires d’origine cubaine nommés au sein de son cabinet et du Département d’État sont connus pour être des responsables de la très réactionnaire Fundación nacional cubano-americana et d’autres groupes d’extrême droite, dont la nature terroriste des agissements est avérée et fut dénoncée par les administrations démocrates. Les restrictions à la liberté de circuler se sont durcies : en 2001, 698 citoyens états-uniens, contre 178 en 2000, ont été condamnés à des sanctions pénales pour avoir voyagé à Cuba sans autorisation de sortie du territoire. Toute la stratégie des États-Unis repose sur la recherche d’une condamnation de l’île pour « violation des droits de l’homme » afin de pouvoir justifier leur refus de lever le blocus. Lors de la 58e session de la Commission des Droits de l’Homme en avril 2002, une résolution, inspirée par les États-Unis, « invita » Cuba à « réaliser des progrès dans le domaine des droits de l’homme civils et politiques » ; et d’ajouter : « sans méconnaître les efforts faits pour donner effet aux droits sociaux de la population malgré un environnement international défavorable ». Le net clivage Nord-Sud que révéla le vote de cette résolution anti-cubaine ne fut atténué que par la soumission des délégués latino-américains qui, toute honte bue, l’approuvèrent — à l’exception d’un non ( Venezuela ) et deux abstentions ( Brésil, Équateur ). La pression états-unienne fut telle qu’elle parvint à inverser un vote parlementaire ( péruvien ) et à ignorer les manifestations populaires de soutien à Cuba ( Mexico, Guatemala City, Montevideo, Santiago du Chili )… Le représentant cubain demanda si le modèle qu’on lui proposait était celui d’un pays du Nord où un homme venait d’être élu Président après un vol électoral ou celui d’un pays du Sud où la population poussée à bout par le chaos causé par le FMI assaillait des camions et des supermarchés pour se nourrir… L’internationalisme de Cuba Dès 1962, avant même que l’armée française ne se dégage du conflit algérien, la jeune révolution cubaine inaugurait sa longue série d’opérations de solidarité internationale en apportant son soutien civil et militaire au FLN. Cuba accueillit des dizaines d’orphelins de guerre que le Premier ministre Ben Bella, écourtant une visite à Washington, retrouva à sa descente d’avion à La Havane, aux côtés de Fidel Castro, le 16 octobre 1962. Pendant que les États-Unis faisaient leur œuvre au Vietnam, plusieurs centaines de milliers de jeunes cubains des deux sexes se sont portés volontaires pour lutter avec leurs camarades vietnamiens (qui n’acceptèrent que l’aide civile). Alors que l’Occident fournissait des mercenaires à Savimbi, appuyé par le régime raciste de Pretoria, les soldats sud-africains et leurs alliés de l’UNITA furent définitivement mis en déroute en 1988 par les forces armées cubaines combattant avec les révolutionnaires angolais. Ce sont elles qui parvinrent à préserver la souveraineté de l’Angola, à obtenir l’auto-détermination de la Namibie et à donner au peuple d’Afrique du Sud l’impulsion décisive pour abattre l’apartheid — ce que Mandela salua officiellement dès 1991. Cuba soutient depuis 1959 tous les mouvements progressistes latino-américains, ceux-là même que les États-Unis cherchent par tous les moyens à anéantir, le plus souvent avec succès. On objectera : où sont les fondements moraux d’une politique qui ne fit longtemps que coller à celle de l’URSS ? Une analyse attentive révèle que l’internationalisme prolétarien cubain, tout en étant financièrement et matériellement soutenu par l’Union soviétique, fut conduit de façon suffisamment autonome par rapport à cette dernière pour se démarquer souvent de la ligne de Moscou, qui y trouva d’ailleurs fréquemment le sens révolutionnaire de ses engagements extérieurs. Cuba, pourtant engagée en Éthiopie, ira jusqu’à reconnaître le droit à l’émancipation des rebelles érythréens. Ce sont chez nous des anciens de l’Indo, des Aurès ou de la 1ère guerre du Golfe qui relatent leurs exploits ; à Cuba se rencontrent les guérilleros de l’épopée bolivienne, des proches du général Giap ou des vainqueurs de Cuito Cuanavale… question de repères collectifs. L’internationalisme a toujours constitué et constitue toujours le principe de la politique extérieure de la Cuba révolutionnaire. Il atteignit dans le passé une ampleur pour ainsi dire incroyable. Son objectif fut de satisfaire les besoins vitaux et les aspirations profondes du peuple cubain en partageant les avancées réalisées en matière de développement et en forgeant des liens de coopération fraternelle avec les peuples dont la cause était aussi l’émancipation nationale et sociale. Depuis 1959, près de 80 000 travailleurs civils ont exercé leur métier dans une centaine de pays, et dans des conditions parfois difficiles. En dépit de budgets contraints à l’extrême, la crise économique des années 1990 n’a pas empêché la poursuite de l’aide à des dizaines de pays du Sud — elle fut même accrue pour la santé et l’éducation. Fin 1999, l’École latino-américaine des Sciences médicales ouvrit ses portes à La Havane pour former des jeunes n’ayant pas les moyens de suivre des études dans leur pays d’origine. Ses effectifs ont été portés de 500 à 3 300, et le seront sans doute bientôt à 10 000. Outre ces promotions, 6 000 étudiants étrangers suivent gratuitement un cursus universitaire dans les facultés de médecine cubaines. À l’heure actuelle, toutes disciplines confondues, 11 000 étudiants étrangers, venant de plus de 20 pays, bénéficient de bourses d’enseignement supérieur à Cuba. De quelle façon Cuba répond au peuple des États-Unis dont le gouvernement impose le blocus ? En offrant 500 bourses d’études par an aux jeunes gens défavorisés et discriminés dans leur pays... Plusieurs centaines de jeunes États-uniens, surtout afro-américains et hispaniques, sont déjà arrivés à Cuba pour y faire leurs études, tous frais payés par l’État cubain. Cette solidarité est aussi une bataille livrée sur toutes les tribunes du monde, pour résoudre les problèmes économiques et sociaux affectant les pays du Sud. Dans les rencontres internationales auxquelles ils participent, les représentants cubains réclament et proposent systématiquement des solutions à la misère et à la faim, aux manques de soins et d’instruction, à la dette et à l’échange inégal, à la détérioration de ’environnement..., en rappelant que ces maux sont dus dans une large mesure à l’exploitation dont est victime le Sud de la part des pays capitalistes les plus riches. En septembre 2000, au Sommet du Milenio, Cuba déclara tenir à la disposition immédiate de l’ONU, de l’OMS et des États africains les personnels nécessaires à un programme de lutte contre l’épidémie du SIDA qui accable le continent africain, notamment en formant des professionnels de ce secteur. Cette initiative conduisit à l’ouverture de services spécialisés de médecine en Afrique, où travaillent des Cubains aux côtés de collègues africains. En 2002, près de 700 médecins cubains volontaires dispensaient des soins — gratuits, faut-il le répéter — dans une vingtaine de pays. Alors que des enfants de Chernobyl sont toujours traités à Cuba, les accueils de malades étrangers se multiplient. À l’heure de la mondialisation néo-libérale, l’internationalisme cubain est-il irrationnel ou irréaliste ? Il est simplement exemplaire d’humanité et fait de l’utopie une pratique quotidienne : malgré ses difficultés, un peuple choisit d’offrir ses ressources humaines et matérielles pour la construction d’un « autre monde », solidaire. Qui peut, en conscience, le condamner ? *ÉCONOMISTE, CHERCHEUR AU CNRS / UNIVERSITÉ DE PARIS I Photo prise par le photographe Angelo Cavalli
Site du Réseau International de Solidarité avec l'Amérique Latine
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