« Te rendre compte que ton fils ne reviendra plus. Ce n'est pas facile. [...] C'est comme cela que j'ai commencé à chercher des témoignages, des photos, des films, à regarder et re-regarder des milliers de fois la même scène. Je me souviens de la première fois où quelqu'un m'a dit: "C'est étrange, un jeune conscrit, effrayé… et pourtant la main empoigne le pistolet, bien tendue, décidée, oblique, comme le fait quelqu'un qui s'y entend, un tueur". Plus je me documentais et plus s'allongeait la liste de mes "pourquoi" [...]»
Enterré sous l'archivage?
La lettre de la mère de Carlo Giuliani
Te rendre compte que ton fils ne reviendra plus. Ce n'est pas
facile.
Même après le bouleversement, le vacarme des premiers temps,
quand tu te retrouves seule à la maison, tu continues à attendre:
tu attends son pas sur l'escalier, sa façon bien à lui d'ouvrir
la porte, son "salut!"
Quand tu commences à comprendre que tu voudrais seulement te
cacher, dans l'obscurité, dans le silence.
Et pleurer.
Je n'ai pas pu pleurer toutes mes larmes pour mon fils, pour
sa jeune vie, le futur écrasé sur l'asphalte d'une place: il
y avait sa sœur et il y avait les autres, tous les autres fils
et filles qui venaient chercher un réconfort, les yeux gonflés,
la bouche pleine de rage, la tête pleine de questions. Comme
si je n'en avais pas eu assez des miennes.
C'est comme cela que j'ai commencé à chercher des témoignages,
des photos, des films, à regarder et re-regarder des milliers
de fois la même scène. Je me souviens de la première fois où quelqu'un
m'a dit: "C'est étrange, un jeune conscrit, effrayé… et pourtant
la main empoigne le pistolet, bien tendue, décidée, oblique,
comme le fait quelqu'un qui s'y entend, un tueur". Plus je
me documentais et plus s'allongeait la liste de mes "pourquoi".
Pourquoi ce cortège avait-il été chargé sans préavis, sans
raison apparente, tandis qu'il s'acheminait le long d'un parcours
autorisé? Pourquoi, quelques instants auparavant, n'avait-on
pas arrêté les délinquants vêtus de noir qui cassaient et incendiaient?
Pourquoi avait-on permis que des délinquants en uniformes s'acharnent
en groupe sur des personnes isolées sans armes, déjà blessées,
déjà à terre? Qui avait ordonné, après trois heures de charges,
de lacrymogènes, de bastonnades, ce bref assaut latéral?
Pourquoi cette camionnette s'est-elle arrêtée au milieu du
carrefour, contre la poubelle?
Qui a cassé la vitre arrière? Il y a un pied qui shoote dans
les derniers morceaux et jette par terre l'extincteur qui avait
déjà été lancé une première fois et s'était arrêté, inoffensif,
en équilibre sur la roue de secours. Pourquoi? Pourquoi la
police qui gardait la rue adjacente avec des moyens importants
n'est-elle pas intervenue?
Pourquoi le chauffeur est-il reparti, à toute vitesse, en marche
arrière alors que les coups de feu avaient fait désormais disparaître
les derniers manifestants? Pourquoi n'a-t-on même pas tenté de
porter secours à Carlo? Et encore: qu'est-il arrivé ensuite?
Il y a deux photos qui se suivent qui montrent Carlo étendu
par terre, entouré de forces en uniforme: dans la seconde,
on voit clairement, là tout prêt, un caillou plein de sang;
dans la première, le caillou n'y est pas. Et Carlo a une blessure
profonde au front.
Dans une photo prise aux urgences, à son arrivée, le jeune "carabinier" a
la tête pleine de sang, rouge, vif: plus de deux heures se
sont écoulées… Je pourrais remplir des pages et des pages de
notes, de doutes, d'interrogations. "A toutes ces questions",
pensais-je, "l'enquête répondra".
L'avant et l'après n'intéressaient pas le Ministère Public:
il a confié l'enquête aux CC [le corps des carabiniers](les
carabiniers? Mais celui qui dit avoir tiré n'appartient- il
pas au corps des carabiniers?), il a formulé à ses experts
des demandes précises sur la distance entre Carlo et le "defender" [la
camionnette blindée] au moment du tir, sur la trajectoire du
projectile, sur le pistolet utilisé. Il n'a même pas voulu
voir les autres armes présentes, pourtant nombreuses et visibles
dans le film. Il n'a pas de doutes, le Ministère Public.
La reconstitution effectuée, place Alimonda, au printemps dernier,
a eu pour but de répondre aux demandes exprimées et pas à d'autres:
personne n'a voulu savoir, par exemple, quelle était la position
des occupants de la camionnette, de quelle manière étaient
agencés ces bras, jambes, têtes qui apparaissent sur les photos
et rendent les déclarations des carabiniers improbables; personne
n'a voulu vérifier le champ de vision du chauffeur (qui a entendu
crier ses collègues mais n'a pas entendu les coups de feu "parce
que j'avais le masque").
Les experts choisis par le Ministère Public, eux non plus,
n'ont pas de doute: l'un d'eux, des mois avant d'accepter la
charge, avait déjà exprimé publiquement – dans un éditorial
de la revue "Tac armi"- son opinion personnelle selon laquelle
il se serait agi d'un cas de légitime défense. D'autre part,
la même certitude avait été exprimée, avec un piètre respect
pour le travail des magistrats, le soir-même du 20 juillet
par le vice-président du Conseil, Fini, et, en différentes
occasions, par le Procureur en Chef de la République de l'époque,
imité, dès son installation, par le collègue qui l'a remplacé.
Un autre expert, quand on apprend la nouvelle du coup de pied
qui aurait dévié le projectile, répond ironiquement à la demande
d'un journaliste, que lui et ses collègues passeraient à la
postérité grâce à cette reconstitution… Bon sang! On avait
fait des essais: on avait disposé un pistolet plus ou moins à cette
hauteur-là, on avait attaché un caillou à un fil et un carton
représentait la victime. On avait déplacé la pierre et le carton
jusqu'à ce que l'on obtienne le résultat voulu. Ou plutôt :
le carton n'est pas mort, il est, tout au plus, blessé par
frottement, à la hauteur de l'estomac, semble-t-il; mais peu
importe: on a réussi à démontrer qu'un caillou peut dévier
un projectile.
Peu importe que cela, on ne le voie sur aucun film, peu importe
que l'examen recoupé des films et des photos montre que le
sale coup de pied atterrit sur le toit du "defender"un instant
avant le coup de feu. Auparavant, on avait tenté la même expérience
avec l'extincteur, en le réduisant à l'état de passoire de
telle manière qu'il ne sera désormais plus possible de le reconnaître
ou de l'identifier comme ce qu'un gradé scrupuleux des CC (corps
des carabiniers) emmène avec lui tandis que les camionnettes
passent devant l'église, quelques instants auparavant…
Des mois et des mois de travail attentif de la part des nôtres
et, petit à petit, même les experts du Ministère Public s'approchent
des mêmes résultats en ce qui concerne la distance entre Carlo
et le pistolet. Pas en ce qui concerne le trajectoire: le carabinier
a tiré en l'air, ils en sont certains au-delà de toute démonstration
précise et documentée qui démentit cette thèse. Bon sang, il
y a le trou laissé par le second projectile (celui-là non plus,
jamais recherché) sur l'église du "Rimedio", découvert même
par l'un d'eux, le jour où l'on a ramené le "defender" sur
la place: le trou se situe au-delà de la grille, après un arbre,
sur le mur, à plus de cinq mètres de hauteur.
Mais, au fait, si on trace une ligne d'ici à là, du "defender",
avec les trois à bord, jusqu'à l'église – observent les nôtres – dans
le première partie de son trajet, ce second projectile aurait
pu rencontrer un autre visage, une autre personne, une autre
vie. Un tir croisé, de droite à gauche et puis de gauche à droite
tandis que le bras, naturellement, se soulève un petit peu.
Il suffit d'essayer. Mais personne ne demande qu'on le fasse.
Il n'a pas de doutes, le Ministère Public, tellement pas, qu'il écrit
dans la proposition d'archivage que les données, même si l'on
s'en est scrupuleusement assuré, ne sont pas après tout si
importantes: sur cette place, il y avait un jeune carabinier
effrayé qui a tiré parce qu'il s'est senti en danger de mort.
Dans la salle du septième étage du Tribunal de Gênes, la semaine
dernière, les avocats de la défense ne se sont même pas soucié de
contester les précisions pointilleuses des nôtres: ils ont
repris intégralement la thèse du Ministère Public en ajoutant
cette chose terrible, cet "usage légitime des armes" au cours
d'une manifestation de rue qui devrait faire trembler le pouls
de toute personne responsable et indigner tout démocrate.
Une nouvelle insulte à notre Constitution.
Parce qu'il est vrai que si nous remontons à quelques vingt
années et plus en arrière, des gens comme Carlo, on en trouve
tant, qu'on a peut-être touchés dans le dos ou à la nuque.
Il suffit de lire "In ordine pubblico", un précieux petit livre
que nous devons à la passion et aux soins de Paola Staccioli
et au Comité Walter Rossi, en vente ces jours-ci. Il suffit
de parcourir la liste qui se trouve au paragraphe "per non dimenticarli",
sur le site www.piazzacarlogiuliani.org. Il est vrai que ces
homicides sont restés impunis, qu'on les a laissé couler dans
un océan de mensonges, de faux témoignages, de refoulements
et d'"omertà".
Laissés sans responsables, "archivés", comme l'écrit Antonella
Marrone sur l'"Unità" de dimanche dernier. C'est vrai. Légitimer
a priori l'utilisation des armes lors d'une manifestation,
des armes aux mains de délinquants comme ceux que nous avons
vu à l'œuvre ici, à Gênes, le jour suivant aussi sur la place
Kennedy, sur le corso Italia, à la Diaz, ce serait aujourd'hui
d'une gravité inouïe. Ma fille a trouvé sur Indymedia une affiche:
elle représente Rachel Corrie et Carlo qui se tiennent par
la main.
En dessous, il y a écrit: "Ils sont VIVANTS parmi nous!" Rachel
enterrée par un bulldozer parce qu'elle tentait de défendre
une pauvre maison palestinienne; Rachel qui était venue des
Etats-Unis, comme ses compagnons d'autres pays, tous armés
d'un irrésistible sens de justice…
On ne peut pas envier une mère qui survit à son fils.
Et pourtant, j'envie ces mères qui, de leur fils, ne se rappellent
que la vie.
Moi, le mien, je l'ai vu mourir une infinité de fois. Je m'accroche
encore à une dernière espérance, fragile: celle de ne pas le
voir mourir une fois de plus, enterré par un archivage.
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