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LE FUTUR DE LA GAUCHE

Anonyme, Thursday, April 24, 2003 - 16:50

Le remarquable historien anglais Eric Hobsbawn, ex-marxiste, analyse les circonstances dans lesquelles se développe la gauche mondiale dans le millénaire qui commence, répondant aux questions du journaliste italien Antonio Polito...

Traduit de l'espagnol par : Pierre Trottier

VIA ALTERNA

24-04-2003

LE FUTUR DE LA GAUCHE

Entrevue avec Eric Hobsbawn
Extraits du livre ‘’ Entrevue sur le XXIè siècle

Qualifié ‘’ d’historien vivant le plus connu au monde ‘’, Eric Hobsbawn a été un témoin privilégié du XXè siècle. Élevé à Vienne et à Berlin, sa famille d’origine juive a fui le nazisme pour Londres, où Hobsbawn fit partie des dénommés ‘’ historiens marxistes britaniques ‘’. Son œuvre titanesque en quatre volumes de ‘’ Histoire du XXè siècle ‘’, divisée en quatre ‘’ ères ‘’ le convertirent en un classique, et auteur de référence obligé.

Cette ‘’ Entrevue du XXIè siècle ‘’ surgit comme le corollaire approprié de votre étude antérieure, et révèle la lucidité d’un érudit qui visualise le siècle qui commence avec curiosité et frayeur. La gauche gouverne dans la majorité des pays européens et, à sa manière, aussi aux États-Unis. Quelle est votre définition de la gauche du XXIè siècle ? Existe-t-elle encore ? A-t-elle ressurgit ?

Durant la majeure partie du XIXè siècle, la division se produisait entre le parti du changement et celui de la permanence, ou, en termes plus concrets, entre le parti du progrès et le parti de l’ordre. La gauche était du côté du changement, favorable au progrès politique et social. Et nous utilisons encore cette terminologie : les gens de gauche continuent de se définir comme « progressiste ». Mais durant le XXè siècle, et à partir spécialement des années 70, des éléments très nouveaux apparaissent dans le conservatisme qui se manifestent favorables à des changements sociaux radicaux.

Le néo-libéralisme, en économie et en politique, est un phénomène de la fin de ce siècle. Il caractérise des personnalités authentiquement de droite, comme Thatcher ou Reagan, et qui, en même temps, proposent des innovations radicales, les combinant avec des convictions plus traditionnelles de la droite : patriotisme et élitisme. Mais les dernières 30 années sont extraordinairement importantes pour la fortune de la gauche.

Il apparaît une nouvelle veine, de fait conservatrice, parce qu’elle désire maintenir le statu quo, lorsqu’elle ne revient tout simplement pas en arrière. Ainsi donc, la différence traditionnelle entre la droite et la gauche, un parti de l’ordre et de la permanence, et un autre parti du changement et du progrès, qu’on ne peut plus maintenant utiliser conceptuellement.

Mais voyons comment s’est développée la gauche socialiste, progénitrice de celle qui aujourd’hui gouverne dans quasi toute l’Europe. La seconde phase de la gauche du XIXè siècle peut se traduire par la substitution de la catégorie de masse par celle de classe : la gauche a choisi la lutte de classes. Les couches pauvres de la population, les travailleurs manuels, s’organisèrent en mouvements, en certaines occasions alliés à la gauche traditionnelle, mais chaque fois plus pour son propre compte. Cette gauche, qui s’est formée autour du mouvement ouvrier et des partis socialistes, est celle qui existe encore dans beaucoup de pays européens du XXè siècle. La pétition combinée de droits civils et sociaux caractérisa cette phase spécifique de la gauche. Ce passage ne rompit pas nécessairement son unité. Dans certains pays, une telle unité, qui allait depuis le centre modéré et libéral du champ politique jusqu’à l’extrême gauche, continue d’être un continuum. Aux États-Unis, cette nouvelle tendance de la gauche continue d’exister au sein du parti démocrate, et en Grande Bretagne elle maintint une alliance avec le parti libéral pour le moins jusqu’à la fin de la première Guerre Mondiale. La révolution russe vint rompre cette unité traditionnelle, parce qu’elle divisa la gauche en deux branches.

Qu’est-ce qui est arrivé depuis lors à cette seconde
gauche ?

Au sein de cette seconde phase historique de la gauche nichait, naturellement, le projet socialiste, fondamental pour les mouvements de la classe ouvrière et du peuple qui la composait. Ainsi donc, durant la guerre et par la suite, le mouvement socialiste se scinda en une aile sociale-démocrate, qui se convertit en un parti défenseur des réformes réalisées par l’état, et en une aile révolutionnaire communiste. L’aile sociale-démocrate de la gauche politique maintint alors son lien avec l’idée d’une société post-capitaliste à travers la conviction générique que propriété et gestion publique pourraient se convertir, avec le temps, en quelque chose de meilleur et de nouveau. Les seuls qui véritablement affirmèrent qu’ils voulaient construire une société socialiste furent les bolcheviques. De la même façon, on vit clairement que le système était incapable de se réformer, de renaître des ruines de son échec. Cela affaiblit l’aile sociale-démocrate de la gauche de la même façon que les changements, survenus dans l’économie mondiale pendant les années 70, depuis la fin de l’âge d’or social-démocrate, affaiblirent l’aile révolutionnaire.

Le coup de grâce fut donné par la diffusion des doctrines économiques qui commencèrent à critiquer la faiblesse de l’économie coopérative des années 1950-60, se basant même sur ce qu’elle n’était pas un modèle de succès. La combinaison de ces deux faiblesses détermina la crise intellectuelle de la gauche dans laquelle nous nous trouvons encore soumis.

Est-ce cela le problème de la gauche ? Une crise de conscience ?

Oui, je crois que cet aspect est beaucoup plus important que les changements expérimentés dans la nature de la production, plus important que le déclin de l’industrialisation, que le développement de l’industrie de pointe. La classe ouvrière, base de cette gauche, ne commença pas à décliner réellement, pour le moins, jusqu’aux années 70, à ce moment, alors, il n’existait aucune raison structurelle pour laquelle la gauche ne put se maintenir aussi forte comme avant, lorsqu’on se réfère à sa base sociale. Et cependant, cette gauche souffrit une grande crise. Je l’attribue au fait qu’à ce moment ses objectifs avaient été atteints, que les conditions des travailleurs avaient été décidément améliorées ; et que, en conséquence, la gauche n’avait plus de programme adéquat. Ni même de construire une société distincte, parce qu’à ce jour il n’existait pas de modèle d’une société semblable. Ni celui de réformer les sociétés existantes, vu que l’aile sociale-démocrate ne pouvait que proposer la conservation de tout ce qui avait été obtenu. Et ainsi se termina aussi la seconde gauche.

Y a-t-il une troisième gauche ?

Il y a une nouvelle gauche à partir des années 60. Le problème est qu’elle ne compte pas avec l’appui d’un bloc social solide, bloc qui fut le pilier de la gauche sociale et ouvrière. Ni non plus sur de fortes bases électorales. Ni même possède un projet unique. Il existe un bon nombre de mouvements qui se considèrent liés à la gauche mais qui tendent à être ‘’ single-issue ‘’, c’est-à-dire, qui se concentrent sur une question unique. Le mouvement des femmes est le plus important. Les écologistes en sont un autre exemple. Ces mouvements appartiennent à ce que nous avons appelé le continuum de la gauche, parce que par exemple les Verts, même là où ils ont développé d’authentiques partis politiques propres, s’ils ont quelques liens, c’est avec la gauche qu’ils les ont, avec les démocrates aux États-Unis et les travaillistes en Angleterre. Et là où, au contraire, ils se sont développés comme forces politiques, c’est beaucoup plus probable qu’ils se soient alliés aux sociaux démocrates qu’à la droite. Mais cette troisième gauche n’est pas politiquement importante et s’est fait remarquer plus en raison de la crise politique de la gauche traditionnelle.

Politique frivole

Il existe un autre aspect du déclin de la gauche : le discrédit de la politique comme instrument fiable pour la transformation des sociétés. Nous voyons des masses chaque fois plus apathiques devant la politique et beaucoup plus intéressées par leur portefeuille.

Cela est un danger très sérieux. Chaque fois il se fait plus difficile d’intéresser les gens à des objectifs collectifs. Pendant qu’ils sont très pauvres ils répondent encore à ces appels, parce qu’ils ne peuvent rien obtenir si ce n’est collectivement, mais s’ils dépassent le seuil de la nécessité ils pensent qu’ils peuvent obtenir poursuivant exclusivement leur propre intérêt. Nonobstant, restent en vigueur deux grandes revendications de la tradition de gauche. De la triade qui remonte à la Révolution Française – liberté, égalité, fraternité – la fraternité n’est plus maintenant efficiente, mais la liberté et l’égalité continuent de l’être encore.

Nous savons ce que veut dire liberté. L’égalité, en termes pratiques, en vient à signifier, à ce jour, services sociaux et redistribution à charge des gouvernements. Jusqu’aux conservateurs héritiers de Thatcher, qui plus que tout autres politiciens de droite, s’étant engagés à obtenir des changements sociaux radicaux dans la direction du libre marché, se sont retirés maintenant de ce credo, reconnaissant par exemple que la santé, l’éducation et une provision de base pour la vieillesse sont des tâches principales de l’état et de l’action publique.

Il y a une gauche en Europe qui a embrassé fortement la valeur de la liberté de l’individu : il faut laisser les gens s’enrichir et tous nous serons meilleurs parce que nous disposerons de plus de ressources à distribuer. C’est la gauche de Tony Blair, qui n’a pas abandonné du tout l’objectif de la redistribution. Comment joue cette attitude?

Encore que je ne connaisse pas les options personnelles de Tony Blair sous ce rapport, le gouvernement travailliste anglais est, de quelque façon, de redistribution, et fait tout ce qu’il peut dans cette direction jusqu’aux limites que lui permet le consensus électoral. Il n’y a pas de doute que la politique du ministre de l’économie Gordon Brown est une tentative de redistribution, quoiqu’elle soit très timide. On peut objecter que de cette façon on n’obtient pas de grands résultats, mais on ne peut pas dire que ce soit une politique basée sur le marché libre omnipotent. Il y a eu un ou deux gouvernements de gauche qui ont accepté totalement la politique du marché libre, et je pense, par exemple, au gouvernement de Felipe Gonzales, en Espagne. Mais, il me paraît que ni même dans ces cas la décision se prit avec le même esprit que celle de Thatcher ou de Reagan. Ils le firent parce qu’ils devaient le faire, et parce qu’ils comprirent qu’à ce moment ils n’avaient pas d’autres choix ou qu’ils ne pouvaient faire marche arrière sur des modifications introduites antérieurement par d’autres. Je ne sais si cela est ainsi dans le cas de Blair. La vérité est qu’il m’apparaît plus un Thatcher en pantalons que tout autre politicien de l’Europe d’aujourd’hui. Et il a plus une allure de général que personne.

Une issue dans cette crise démocratique préconisée fréquemment par la nouvelle gauche est une sorte de populisme médiatique. Est-ce que le rôle protagoniste des médias vous inquiète ?

Oui, cela me préoccupe, parce que c’est un autre élément qui esquive le processus politique. Si la masse des citoyens compte, alors la politique doit être un processus de mobilisation, quoiqu’il soit seulement symbolique, comme ce qui arrive avec l’acte de sortir de la maison et d’aller voter. Les médias sont, d’une certaine façon, thatchériens, parce qu’ils ne croient pas que la société existe, mais seulement les individus. Ils établissent une relation directe avec chacun d’eux, maison par maison. En théorie, il est parfaitement possible qu’un seul leader s’adresse à tout le monde à travers les médias de communication. Et il est techniquement possible de voter depuis ses quartiers, à distance. Et, cependant, l’importance symbolique du processus électoral, qui active la citoyenneté, quoique se soit seulement pour un jour, est, à mon avis, essentiel afin de maintenir debout la société et alimenter un sentiment d’appartenance à la communauté, avec les droits et les devoirs que cela comporte. Je crains que plus se dépolitisent les gens, plus s’érode le processus démocratique. Il se convertit en quelque chose de gérée par des minorités et qui, comme cela arrive en Italie, finit par être considérée comme pas trop important pour la vie des gens. Ce n’est pas une bonne chose pour la gauche.

Traduit de l’espagnol par :

Pierre Trottier , avril 2003

Trois-Rivières , Québec , Canada

Source ; Via Alterna……www.viaalterna.com.co



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