Aujourd'hui, la gauche, toute la gauche, est devenue minoritaire. Pas
tellement au sens arithmétique : là-dessus, on peut finasser. Mais au sens
où une minorité se définit « par l'obligation d'obéir à un pouvoir et de se
reconnaître dans une norme, une image et une conduite qui ne sont pas les
siennes ». La gauche, toute la gauche, est minoritaire parce qu'elle tremble
d'une rage impuissante à l'idée de devoir crier « Chirac président », et
qu'elle doit pourtant le crier le plus fort possible ; elle est minoritaire
encore, parce qu'à supposer la victoire dudit Chirac, la gauche se
retrouvera prise en étau, saisie d'une aspiration à s'affirmer directement
proportionnelle au délabrement de ses cadres, de ses intermédiaires, de ses
tactiques, etc.
Hurlante, aphone - de sorte que, s'il y a aujourd'hui une fracture de la
gauche, celle-ci passe beaucoup moins entre ses différentes composantes
qu'entre chacun et lui-même. Vous, moi, sommes pleins de courants d'air.
Etrangement donc, une problématique longtemps tenue pour régionale,
suspecte, corporatiste, identitaire, américaine, etc, se trouve concerner
l'ensemble de ce « peuple de gauche », cet universel au nom duquel la
pensée minoritaire se voyait, il y a peu, renvoyée à ses brumes américaines,
et ses revendications aux calendes.
On ne s'en réjouira pas, Vacarme ne vous l'avait pas bien dit, et le texte
qui suit ne se targue d'aucun savoir supposé. Je voudrais seulement poser
une question simple : quelle est, aujourd'hui et pour les prochaines
échéances, la position minoritaire à tenir ?
Partons (en supposant que, ce dimanche, le pire n'advienne pas), d'une
question concrète - celle des législatives, l'une de ces questions dont nous
avions pris un peu vite l'habitude de nous détourner, tendant de plus en
plus à séparer la dignité du politique des basses échéances de la politique,
quitte à compter sur celle-ci au deuxième tour (mais nous ne le ferons plus,
n'est-ce pas ?). Un schéma de pensée commence à s'esquisser
- appelons-le « d'extrême-gauche », c'est aller vite, parce qu'il est promis
à rencontrer un écho bien au-delà, tant il restaure en cette période de
brouillard une élégante simplicité. Ce schéma comporte deux éléments : un
diagnostic, et l'ébauche d'une stratégie.
Diagnostic - On peut considérer que l'élection d'une assemblée de gauche
aurait, au mois de juin, deux conséquences fâcheuses. 1. Créer une
nouvelle situation de cohabitation, lors même que la cohabitation a conduit
à la montée du vote fasciste ; 2. Permettre un « replâtrage » des partis
dits de la « gauche de gouvernement », au mépris de la nécessaire refonte de
leurs lignes directrices, mais aussi de leurs réflexes vis-à-vis des
mouvements sociaux, de leurs relations mutuelles, de leur pratique du
pouvoir, etc.
Stratégie - Dans cette perspective, s'impose assez naturellement l'idée :
1. Qu'il faut accélérer la décomposition des structures de la « gauche de
gouvernement », de manière à rendre tout retour en arrière impossible ;
2. Que l'instauration d'un gouvernement de droite (favorisée par la
décomposition susdite) offre à la gauche la chance de se refaire une
légitimité, une santé, une identité, dans la rue, cependant qu'une
alternance « normale » pourrait se remettre en place : en bref, fin de
partie pour l'extrême-droite, qui ne pourrait plus bénéficier ni de la
confusion des partis à la tête du pouvoir, ni du dédain manifesté par la
gauche à l'endroit des couches populaires.
Ce schéma a pour lui la force de l'évidence. Il me semble pourtant
irrecevable, pour plusieurs raisons.
1. Il suppose, d'abord, d'un point de vue strictement « politologique »,
qu'un gouvernement de droite est plus apte qu'un gouvernement de
cohabitation à enrayer la montée de l'extrême-droite. Ce qui n'est
absolument pas sûr : parce que la droite est, elle aussi, dans un état de
relatif délabrement et sort essorée du premier tour de la présidentielle.
Parce que, d'autre part, la vieille loi dite de « l'original et de la copie
» me semble plus vaillante que jamais : l'aspiration à la sécurité étant
virtuellement infinie (et la détestation de tout ce qui bouge tout autant),
je ne vois pas qu'un gouvernement de droite ne puisse être, à plus ou moins
brève échéance, dénoncé comme « tiède » par ceux-là mêmes qu'il tenterait
de séduire. Sauf à penser que ce gouvernement, sous pression lepéniste et
sous la houlette d'une droite « décomplexée » (Sarkozy dixit), fasse
exactement la politique que Le Pen ferait - mais un Le Pen plus sérieux,
faisant moins peur aux entrepreneurs ; en bref, un néo-fascisme
politiquement viable. Est-ce cela que nous voulons ?
2. Il suppose ensuite, réciproquement, que la gauche pourrait se «
refaire une santé » dans la rue. Cela revient à croire que, dans la lutte
commune contre la droite, mouvements sociaux et partis politiques se
reconnaîtraient enfin mutuellement ; ou, autre version de la même idée, que
le mouvement social, ayant balayé les vieilles structures partidaires,
parviendrait enfin à réaliser sa transmutation en force politique majeure.
En bref, il suffirait que la gauche plurielle soit dans l'opposition, ou que
l'on n'ait plus à s'opposer à la gauche, pour que survienne la synthèse. On
me permettra d'être sceptique sur ce point : l'expérience de 95 a manifesté
ses limites ; et je ne vois rien dans l'expérience italienne actuelle qui me
convainque de la capacité des multitudes à pérenniser leur politique au-delà
de l'opposition à Berlusconi. A moins que l'on veuille que Berluscozy
demeure au pouvoir, de manière à avoir toujours quelqu'un à qui s'opposer ?
3. Dernier problème, beaucoup plus général, et qui rejoint le problème du
minoritaire : il tient à ce ton d'état-major, à cette manière de jouer au
wargame avec les mois qui viennent. Il y a là-dedans une vue de surplomb,
une rhétorique du mal nécessaire, une justification du retour de la droite
(la pire, comme je viens de le dire) comme moment dans un procès historique
censé reconduire de lui-même au triomphe de la gauche, une dénégation
de l'événement au nom du mouvement nécessaire des luttes - toutes
choses que nous avons appris à associer aux adversaires d'une politique
minoritaire.
C'est pour moi le point essentiel. Ces derniers jours, dans les réactions de
ceux qui (à Vacarme, à Act-Up), disaient préférer de toute façon un
gouvernement de gauche, plus « vivable », plus « respirable »,
transparaissait une chose très simple : réclamer une « gauche de
gouvernement », ce n'est pas participer à la construction d'un discours de
vérité qui émane du pouvoir en place, c'est très exactement le contraire
- adopter le point de vue de ceux qui sont soumis aux effets du pouvoir, qui
le subissent. Autrement dit : le vote PS (ou PC ou verts, ce qui n'est pas
exactement la même chose, mais je prends le PS comme symptôme), est à
maints égards plus minoritaire que le vote extrême-gauche. Je ne cherche
pas ici le paradoxe pour le paradoxe. Si les minorités se définissent par
leur refus de sacrifier leur existence concrètes aux nécessités de
l'Histoire ; si une pensée est minoritaire lorsqu'elle refuse absolument de
considérer que la souffrance d'aujourd'hui est relevée et rachetée par la
réalité nouvelle dont (éventuellement) elle accouchera demain (ce en quoi la
pensée de l'intolérable est inconciliable avec la dialectique - elle n'en a
tout simplement pas les moyens), alors l'idée qu'il nous faut une bonne
guerre, un bon Berlusconi, une bonne révolution nationale pour ramener le
Peuple vers la révolution tout court doivent nous demeurer étrangers - et
nous préférerons Hollande, à cause de l'une des lois du minoritaire énoncée
par Samuel Beckett : « à celui qui n'a rien il est interdit de ne pas aimer
la merde ».
Cela, je pense qu'il faut l'expliquer, le défendre, éventuellement en être
fiers
- parce qu'avoir honte de chercher à moins souffrir, c'est un truc vraiment
répugnant ; parce qu'affirmer que nous avons besoin d'interlocuteurs, c'est
encore parler « d'en-bas ». On peut, de ce point de vue, dire qu'il n'y a
aucune contradiction, au contraire, entre une lutte sociale radicale et le
choix d'élus réformistes : c'est l'envers et l'endroit d'une même stratégie,
du moins dans les conditions du présent.
Reste évidemment que ce n'est qu'une moitié de la vérité. Plus précisément,
refuser la stratégie que j'ai décrite, ce n'est pas réfuter le diagnostic
qui la sous-tend ( le risque de voir, après des législatives, les partis de
gauche se calcifier définitivement, et la cohabitation dérouler ses effets
délétères) ; et c'est encore moins définir une autre stratégie susceptible
de s'opposer à un devenir qui, s'il n'est pas fatal, est au moins assez
récurrent (cf le texte de Bourdieu et consorts sur la « gauche de gauche »,
en 1998 : il n'y a même pas besoin de changer l'en-tête).
Sur ce point, je vois un seul discours à tenir, aujourd'hui et aux partis,
et c'est aussi le discours qui émergeait, l'autre jour à Act Up - cette
histoire n'est pas finie. La « gauche de gouvernement » doit, qu'elle soit
reconduite aux affaires ou non par les législatives, intégrer dans son
programme et dans ses comportements les revendications qui sont celles des
minorités ; elle doit travailler à l'articulation de ces revendications avec
celles des « classes populaires » ; elle doit aussi vite que possible opérer
les refontes institutionnelles sans lesquelles cette histoire va continuer,
etc, etc, bref tout ce qui a été énoncé hier. Parce que sinon, le fascisme
n'attendra peut-être pas cinq ans ; parce que la situation après les
législatives, sera de toute façon une situation de crise majeure,
semi-insurrectionnelle. Les soc', s'ils l'emportent, auront à peu près
autant de légitimité que Chirac : celui-ci, élu contre le Front national ;
ceux-là, élus dans des triangulaires, et grâce à Le Pen.
Il y a donc, pour les minorités, urgence à donner des arguments, des
revendications, du discours susceptible d'être repris par les bouches
pâteuses des appareils politiques. Dans l'immédiat, il ne faut pas même
exiger que les partis comprennent ce que nous disons : a la limite, il faut
juste demander qu'ils fassent semblant d'y croire, durant les semaines à
venir ; charge à nous, ensuite, de clarifier suffisamment notre rapport à la
politique « institutionnelle » pour jouer un rôle dans une recomposition
qui, quel que soit le résultat des législatives, n'est pas près de
s'achever.
Je tâche de conclure. S'il y a aujourd'hui, un discours minoritaire à tenir
à une gauche devenue elle-même minoritaire, il me semble qu'il est double,
nécessairement double et fêlé :
dire à nous-mêmes et à nos lecteurs, que chirac à 65 % + Le Pen à 35 %
+ Sarkozy à Matignon + 5 ans, c'est un cauchemar. L'expliquer, parce qu'on
ne le dit pas beaucoup (après, les gens sont grands, ils votent comme ils
veulent) ;
dire aux partis qu'ils doivent maintenant intégrer un certain nombre de
nos orientations et de nos pratiques dans leurs discours, que la gauche
doit, sinon être « vraiment de gauche », du moins donner maintenant les
signes minimaux pour que nous mêmes et nos lecteurs aient une chance de
croire qu'il vaut mieux les élire eux, que la droite.
Entre ces deux adresses, ces deux positions, il y a si vous voulez toutes
les contradictions du monde, et un souffle suffit à les balayer : cela
revient à parler à Pierre et à Paul ; à dire « la gauche vaut de toute façon
mieux que la droite » et « la gauche doit être la gauche » ; à adopter le
point de vue de l'utilisateur et le point de vue de qui veut être représenté
; à appeler à la raison et à monnayer ses suffrages, etc. Je sais. La
position que je défends est la moins stable, la moins unifiée, la moins
systématique du monde.
Reste que cette série de contradictions me paraît infiniment plus fidèle à
l'événement, au point de problématisation auquel nous nous affrontons, que
la logique limpide de la « saine berlusconisation », dont le principal effet
est de rassurer quant à l'irruption de l'événement (de même que tous les
gens qui, comptons là-dessus, vont s'escrimer les prochaines semaines à
fabriquer de la cohérence). Reste encore que cette position me semble être
fidèle à un ethos minoritaire, si celui-ci se définit à la fois,
contradictoirement, par l'incapacité de se désintéresser souverainement des
contingences immédiates, et par l'incapacité de s'en satisfaire.
Ce pourquoi, je pense qu'il ne faut pas chercher à sortir de la confusion :
il faut, aussi loin que possible, y tenir, comme à une certaine vérité de la
situation.
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