Ce texte porte les causes du terrorisme... dans la foulée des
déclarations de Jean Chrétien à ce sujet et de la réaction du National
Post.
Il y a un an, quand des intellectuels ont osé dire que la cause du
terrorisme est ultimement la misère du monde, entre autres dans le but
de ralentir le va-t-en-guerre, on les a trouvés pathétiquement hors
d'ordre, au pire on les a taxés d'irresponsables qui ne savent pas
être reconnaissant envers la démocratie de pouvoir dire de telles
sornettes. Bref, on considérait que la guerre au terrorisme pouvait
supporter la critique marginale des intellectuels. Eh bien ce n'est
plus le cas ! Car tout le monde le sait maintenant : la guerre contre
le terrorisme est restée vaine parce qu'elle n'a pas permis de
vraiment circonscrire un front de résistance de l'ennemi ; parce
qu'elle demeure sans butin - sauf les quelques malchanceux détenus
illégalement aux USA et à Guantanamo, qui sont en nombre
inadmissiblement élevé compte tenu de l'illégalité de cette détention - ,
et parce qu'elle s'est avérée impuissante à rassurer le peuple
américain, qui subit encore les conséquences de mises en alerte
nationales qui n'ont d'autres fondements, de l'aveu même de l'État
américain, que de simples rumeurs de menace. Tout porte à croire que
les coups de scalpel ont contribué à disséminer le cancer, peut-être
même à le généraliser, et que la machine à rayons X est en panne.
C'est dans ce contexte inavouable qu'il se trouve tout de même des
hommes d'État qui commencent maintenant à se demander comment agir à
long terme sur les dispositions qui favorisent le terrorisme tout en
continuant la guerre sainte contre celui-ci. En l'occurrence, on a pu
entendre notre Premier ministre dire dans la semaine même du 11
septembre 2002 que la misère du monde n'était pas étrangère à
l'émergence du terrorisme... on venait donc d'entendre Chrétien
acquiescer à ce que plusieurs personnes crient dans le désert depuis
belle lurette.
Il n'en fallait pas plus pour que les néolibéraux intégristes se
mettent à hurler contre l' « irresponsabilité » du Premier ministre.
Mais la situation est maintenant plus ingrate pour ces partisans du
va-t-en-guerre : s'il y a un an les conjectures des intellectuels à
propos des causes complexes du terrorisme pouvaient être ridiculisées
sous le souffle de la politique d'exception, les voilà aujourd'hui
obligés de tenter de penser puisque l'État - sous la figure du p'tit
gars de Shawinigan - set met lui-même à penser.
Leur première intervention à la suite de celle de Chrétien a consisté
à mettre sur pied, dans le National Post, un laboratoire de
sophistique consacré à l'invalidation de la proposition « la cause du
terrorisme est la pauvreté » (cf. D. Gratzer, « Terrorism, not
poverty, is the enemy » et Mark F. Proudman, « Crimes of the Rich », National Post, 14 septembre 2002). À en croire ce journal, cette
opinion compte parmi celles qui sont les plus dangereuses et requiert
une réflexion thérapeutique soutenue pour l'éradiquer. Bien sûr, le
même journal est certainement prêt en tout temps à sonder les
croyances des gens quant à l'utilité d'une attaque contre
l'Afghanistan ou l'Irak afin de faire plébisciter informellement ces
opérations même s'il sait bien que tout le monde est dans le
brouillard et n'a en fait aucun moyen de justifier son opinion à cet
égard. En tout cas, pour les intégristes du célèbre journal, une chose
est claire à propos de l'opinion du Premier ministre : ils ne vont pas
ouvrir la boîte de Pandore du sondage dans l'espoir de voir le sens
commun rabrouer l'opinion du Premier ministre sur les causes du
terrorisme. C'est probablement parce qu'il n'est pas sûr du tout que
les résultats iraient dans le sens d'une condamnation du p'tit gars de
Shawinigan, que le National Post devient aussi condescendant à
l'égard du bon peuple, soucieux qu'il est de bien faire comprendre
qu'il y a des choses que l'on ne peut apprendre que de la parole
autorisée et, en fait, autoritaire, ce qui n'est pas étonnant :
l'autoritarisme étant l'autre face du populisme. Quoi qu'il en soit,
sur la question de la cause du terrorisme, nos amis se sont enfin
décidés à dire la « vérité ».
Ce que le National Post nous fait découvrir est que la pauvreté
n'est pas la cause du terrorisme puisqu'il aurait toujours été le fait
de gens aisés. D'ailleurs, on le sait, les pauvres sont trop occupés à
survivre pour même imaginer une révolution - propos méprisant mais
dont le contenu de vérité échappe à celui qui le formule.
Manifestement pressés par la nécessité de montrer la différence qu'il
y aurait entre les gens aisés qui deviennent terroristes et ceux -
comme nos écrivaillons du National Post - qui ne le deviennent pas,
ces docteurs néolibéraux en sont réduits à bricoler le postulat
suivant : les gens aisés qui en viennent à poser des actes terroristes
sont des intellectuels qui, souvent, « n'ont même pas travaillé une
seule journée de leur vie », comme le dit avec conviction M. Proudman.
Fort d'une citation de Raymond Aron, Proudman précise sa pensée et
affirme que la cause du terrorisme est « l'anxiété de statut de
l'intellectuel révolutionnaire ». Dit plus franchement, c'est le fait
de souhaiter que le monde change, et d'avoir cette idée avec le
minimum de réalisme permettant de constater que les plus miséreux ne
savent pas souvent que ce soit même possible, qui fait de
l'intellectuel, qui a ces mauvaises pensées, littéralement, un
proto-terroriste. Il est évident que nos néolibéraux, ne considérant
pas la pauvreté comme un échec de la société mais les pauvres comme
des serfs, ont tendance à voir leur « déviance » comme celle de
sous-hommes, c'est-à-dire comme celle d'hommes, par essence
individualistes, qui sont malheureusement diminués du fait même d'être
dépourvus de la puissance de voir de manière durable à leur intérêt.
Cela dit, l'intellectuel de gauche ou l'islamiste terroriste qui sont
mis sur le même plan - c'est que les intellectuels partageraient avec
la noblesse (Proudman fait ici référence à Ben Laden) cette tendance
ignoble à la fainéantise - sont l'expression de « déviances »
beaucoup plus dangereuses selon nos amis néolibéraux. Quant à savoir
plus finement comment l'intellectuel qui serait un terroriste accompli
serait lui-même la cause de sa décision pathologique en faveur de la
terreur, c'est le grand silence. Alors que l'on cherche compulsivement
à comprendre pourquoi un malheureux délirant décide de massacrer sa
famille - ce qui autorise le voyeurisme le plus dégoûtant - , aucune
trace des causes fines, c'est-à-dire des justificatifs du terroriste
n'ont ici droit de cité. On nous laissera émettre l'opinion que d'oser
parler des justificatifs des terroristes pourrait ouvrir le ronron de
la sphère publique sur un débat de fond à propos du politique. Et
c'est là le vrai danger du terrorisme et, du coup, des intellectuels,
par essence proto-terroristes, selon nos amis. Si ce n'était de la
relique qu'est la Charte des droits et libertés, les gens du National
Post auraient très bien pu en appeler, au nom de la guerre préventive
de l'État administratif - post-politique - contre le terrorisme, à
l'arrestation de tous ceux qui ont vaguement l'idée de changer le
monde : ils sont la cause du terrorisme et nos amis ne croient pas
devoir justifier ce point de vue. Nul doute que la stérilité de la
guerre contre le terrorisme, guerre extrêmement coûteuse et donc de
plus en plus contrainte symboliquement par l'obligation de résultats,
a contribué depuis un an à faire passer l'intellectuel non aligné de
clown pathétique à terroriste potentiel dans le discours des mollahs
du néolibéralisme. Mais comme la plupart des intellectuels
post-11-septembre-2001, nous résisterons de la façon dont nous avons
toujours résisté - en ajoutant notre fiel non-mortel mais ô combien
humiliant. Nous réitérons notre engagement à débusquer la répugnante
imbécillité là où elle est, en l'accablant de son propre nom avec les
seules armes de la raison.
Rappelons pour le bénéfice des cerveaux jetables du National Post, à
titre essentiellement pédagogique, qu'Aristote, déjà, au nom d'une
forme d'intelligence réaliste, avait ouvert grandement le champ
sémantique du concept de cause en distinguant quatre types de causes,
ce que notre Premier ministre semblait savoir lui-même de manière
implicite ou instinctive quand il a affirmé que la pauvreté (que nous
appellerons en aristotéliciens de circonstance, la cause « matérielle
») n'était certes pas la seule cause du terrorisme. Bien sûr, notre
Premier ministre sait également, à l'instar du National Post, que la
cause efficiente du terrorisme est le terroriste. Mais il est
remarquable de l'avoir entendu dire, un peu, quelle pouvait en être la
cause matérielle. On ajoutera que dans l'horizon d'une herméneutique
aristotélicienne, la cause finale - qui dans ce cas-ci fusionne avec
la cause formelle - du terrorisme est le rappel urgent et radical du
politique, ce que les ultra-libéraux veulent faire oublier, comme nous
l'avons dit plus tôt. On peut bien appeler à la rescousse Raymond Aron
pour réaffirmer que la bile noire des intellectuels, sécrétée par la
croyance révolutionnaire, est la source de la décision du terroriste
en faveur du terrorisme, il faut tout de même admettre que cette
croyance et ses conséquences dans l'agir sont expressifs d'une volonté
de brusquer le champ du vivre-ensemble-administré, en faveur du retour
du politique. Il n'y a pas un seul projet politique digne de ce nom
qui ne se soit aussi traduit par un recommencement radical,
c'est-à-dire impliquant une certaine violence symbolique ou réelle. Il
n'est donc pas étonnant que le terroriste tragiquement impuissant
devant un monde social de plus en plus administré prenne des moyens
démesurés pour rappeler expressivement la qualité de rupture dont peut
s'autoriser l'implication réellement politique dans ce qui n'est plus
politique mais se fait passer pour tel.
Tout le monde démocratique est happé par la profondeur de son
incapacité à se comprendre d'un point de vue politique. Nos
démocraties jouent à refonder périodiquement la représentation
citoyenne dans des gouvernements qui leur avouent pourtant du même
souffle leur impuissance proprement politique, c'est-à-dire leur
incapacité de remettre en cause le cours des choses par des décisions
politiques. Chaque politicien de nos démocraties avoue chaque jour
être dans l'incapacité de décider quoi que ce soit d'ordre politique
et de le réaliser, sous prétexte que mille facteurs (économiques le
plus souvent) l'en empêchent. Nos démocraties ne voient pas la suprême
ironie du fait qu'elles font la sourde oreille à la signification
pourtant purement politique de la décision terroriste. Elles laissent
l'armée des administrateurs de la société libérale répéter que sa
signification est circulaire : le terrorisme est causé par le
terroriste. Pour les administrateurs de la pensée à qui la démocratie
confie son besoin d'explications des causes, le terrorisme n'est même
pas d'essence pathologico-criminelle - il n'est pas le fait de
sous-hommes pris dans la névrose de l'insatisfaction de leurs désirs «
causés » par de multiples facteurs sociaux que l'on cherche à
comprendre avec la seule fin d'exercer un meilleur contrôle social. Le
terrorisme est le mal radical, parce qu'il allie la violence et le
politique pour rappeler que la violence peut réinstaurer le politique
contre la tendance vers une administration universelle de la misère
des hommes. On peut bien penser que ces fous du politique exagèrent et
que l'on vit encore dans des sociétés, malgré tout, politiques. Soit.
Mais cette modération ne doit pas prendre à la légère l'aveuglement
des néolibéraux contemporains qui ont voulu donner une explication
causale du terrorisme qui soit une alternative à celle proposée par
Jean Chrétien, car cela les a menés finalement à affirmer que la libre
pensée est la grande cause aveugle (matérielle, formelle, efficiente
mais non finale) du terrorisme.
Contre ce rappel de l'essence politique du terrorisme, on pourrait
faire valoir que le terrorisme des islamistes ne revendique ultimement
que le salut des martyrs et, du coup, n'affirme que la conviction
d'une transcendance de la vérité de la communauté des hommes par
rapport à la société réelle. Mais justement, c'est là que notre guerre
contre le terrorisme devient encore plus troublante que tous les
terrorismes. Si nos sociétés présumées politiques ne croient pas qu'il
soit important de condamner l'exception islamiste parmi les
terrorismes, à travers l'idée qu'il s'agit là d'une expression de
refus qui dépasse la dialectique du politique, alors nos sociétés
exposent comment elles ne font plus elles-mêmes de place à la
signification politique de la dissidence radicale. Elles sont sur la
pente d'un totalitarisme encore plus dangereux que ce qui n'est au
fond que l'utopie existentiellement exacerbée des terroristes
religieux. L'ironie est que l'on doit admettre que ceux-ci, en
dernière instance, auront contribué à l'explicitation de cette
tendance.
***
P.S. Ce texte n'est pas un endossement du terrorisme. Mais il est
certainement une réflexion compréhensive à propos du terrorisme. En
cela, il n'est pas simplement un texte qui prétend se pencher «
objectivement » sur les causes du terrorisme. Bien que nous
comprenions la stratégie de la « distanciation scientifique » utilisée
par moult intellectuels pour faire entendre les nuances de leur point
de vue, point de vue, en dernière instance éthico-politique avec une
clause de réserve morale (toujours énoncée en tête de leur prise de
parole), nous croyons que cela fait le jeu du « moralisme du plus fort
» instauré par Bush - lorsqu'il déclare par exemple : « ceux qui ne
sont pas avec nous (qui sommes moralement purs) sont contre nous ».
C'est précisément parce que le phénomène terroriste dépasse de fait le
point de vue moral pour forcer l'éclosion du point de vue politique,
que l'on ne peut peut-être plus jouer le jeu de la confession morale
antiterroriste devant ceux qui ont substitué le moralisme à la
légitimité politique pour rendre encore plus dangereuse la
mobilisation de la pure puissance répressive. Désormais, on ne devrait
pas seulement prétendre saisir les causes du terrorisme, mais
prétendre comprendre sa signification politique. Comprendre, ici, veut
dire : ne pas hésiter à considérer le point de vue terroriste en
voyant comment il est une injonction au devoir de légitimisation
auprès de la société qu'il agresse. C'est précisément cela qui est nié
dans tout le bricolage idéologique hystérique depuis un an. Il ne
faudra pas nous faire enfermer sous prétexte que nous affirmons que la
cause finale du terrorisme est de secouer la société administrée qui
fusionne avec le moralisme hystérique, par le moyen d'une violence qui
rappelle l'essence du politique à la société. Car il faudrait alors
faire enfermer moult penseurs contemporains. Incidemment, un Habermas
a déjà affirmé ceci à propos du terrorisme :
« Although this may be very unpopular view, I think we must say
that terrorism is not an irrational phenomenon (...) in its own
way, it is an attempt to reaffirm politics in the face of pure
administration » (Peter Dews, Autonomy and solidarity : Interviews with Jürgen
Habermas, 1986, pp. 71-72)
Il s'agissait de la misson 51 contre l'opération américaine « liberté
immuable ».
Ce texte a été écrit par un auteur qui tient à rester anonyme et qui
ne doit pas être confondu avec Chantal Hébertt. Il oeuvre pour
la nouvelle opération de réflexion radicale : « Critique immuable ».
N'hésitez pas à vous rendre aux quartiers généraux de la résistance de
la raison : http://www.critiqueimmuable.org.
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