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L'impérialisme états-unien après le 11 septembreCarl Desjardins, Jeudi, Août 8, 2002 - 08:50
Claude Serfati
Les attentats du 11 septembre 2001 ont fourni à l'Administration Bush les justifications qu'elle aurait trouvées en tout état de cause pour relancer une nouvelle fois les dépenses militaires, à une échelle encore plus élevée qu'après la guerre du Kosovo, et pour déployer son appareil militaire mondialement, dans la péninsule indienne et en Asie centrale, aux Philippines et en Colombie. Cette politique ne peut pas être dissociée des rapports de prédation forcenée que les États-Unis et le capital financier mondial, qui y trouvent leur principal appui, entretiennent avec la plus grande partie des pays et des régions du monde. Quelques mois après les attentats qui ont frappé le World Trade Center et le Pentagone, on peut analyser le dispositif mis en place par l'Administration Bush. Les commentateurs européens admiratifs des réussites du modèle américain, mais néanmoins pris de scrupule face au comportement brutal des États-Unis à leur égard, avaient glosé sur le changement d'attitude que l'Administration était en train d'adopter : la constitution d'une "coalition contre le terrorisme" mettrait fin à l'isolationnisme" américain. Rappelons simplement que ce prétendu isolationnisme s'était traduit au cours des années quatre-vingt-dix (donc largement sous l'Administration Clinton) par des opérations de déploiement des forces armées américaines dans le monde, dont le nombre a été supérieur à celui de toute la période 1945-1990. Depuis le 11 septembre 2001, le comportement de l'Administration Bush dessine une stratégie impérialiste tant dans ses dimensions militaires qu'économiques. Certes, les formes de domination politique ont changé par rapport au temps de la colonisation, de même qu'ont changé certaines des formes "économiques" de la domination du capitalisme par rapport à celle analysées par les marxistes au début du vingtième siècle. La formidable augmentation du budget militaire, les objectifs visés par les États-Unis visent clairement à faire de la guerre - fut-elle qualifiée d'intervention humanitaire - la continuation de la politique par d'autres moyens" pour inverser l'aphorisme célèbre de Clausewitz. Ce qu'on appelle l'"unilatéralisme" des États-Unis, le droit auto-accordé d'intervenir partout dans le monde où ils estiment que leurs intérêts nationaux sont en jeu eût été qualifié d'attitude impérialiste en d'autres temps. Quant aux objectifs "économiques" de l'État américain, ils correspondent sur de nombreux points aux caractéristiques de l'impérialisme analysées par Hilferding, Boukharine, Lénine ou Rosa Luxembourg. On doit d'autre part observer, que si le terme d'impérialisme est abandonné au profit de celui d'"empire" par certains auteurs de filiation marxiste, depuis le 11 septembre il est revenu par deux fois au moins dans la presse britannique des milieux financiers. Le Financial Times a ainsi expliqué la nécessité d'un retour à un "impérialisme bienveillant " pour mettre fin au désordre mondial. Un budget militaire pour imposer une domination sans partage Après le 11 septembre 2001, l'Administration Bush et le Congrès se sont engagés dans une formidable progression du budget militaire. En 2001, le budget militaire atteignait 307 milliards de dollars. Le budget 2002 s'élève à 339 milliards de dollars, et le président Bush a proposé dans son message sur l'État de l'Union (février 2002) que le budget 2003 atteigne 379 milliards de dollars. C'est-à-dire en dollars constants, le même niveau qu'au plus haut de la guerre du Vietnam en 1967) . Il a également proposé un doublement des dépenses consacrées à la "sécurité nationale" (Homeland Security) qui atteindraient 37,7 milliards de dollars en 2003. Soit une augmentation du budget militaire de 26% entre 2001 et 2003, et l'objectif d'atteindre un niveau de 451 milliards de dollars en 2007. Entre 2002 et 2007, c'est la somme gigantesque de 2 144 milliards de dollars qui devraient être dépensés à des fins militaires. La hausse décidée par l'Administration Bush après le 11 septembre était en fait déjà programmée. Lors de la campagne pour les élections présidentielles de 2000, les "experts" du système militaro-industriel estimaient que 50 à 100 milliards de dollars supplémentaires devraient être dépensés dans les prochaines années. Ils ont donc obtenu gain de cause. Enfin, il faut rappeler que le nouveau cycle haussier du budget militaire des États-Unis a commencé en 1999 sous l'Administration Clinton. Quelques mois avant le déclenchement des frappes de l'OTAN contre la Serbie, une augmentation de 110 milliards de dollars (1998) des dépenses d'équipement entre 1999 et 2003 - était annoncée par l'administration démocrate. Il ne faut certes pas ignorer les différences d'appréciation entre les deux grands partis américains, mais ne pas croire non plus à l'existence de différences majeures de leurs programmes politiques. La suprématie américaine peut être éclairée par les quelques données suivantes. En 1999 , les États-Unis réalisaient 37%, et avec leurs alliés de l'OTAN, 64% des dépenses militaires mondiales [1] . Leur budget militaire est 6 fois plus élevé que celui de la Russie, qui était en 2000, le second pays du monde par le niveau de ses dépenses militaires. La suprématie des États-Unis est encore plus grande dans la production d'armes et la recherche et développement (R&D) : 5 pays réalisent l'essentiel de la recherche-développement et un pays (les États-Unis) réalisent à lui seul plus des 2/3 des dépenses mondiales de ce type. Les dépenses de R&D servent à mettre au point et améliorer les technologies militaires. Car au-delà des données statistiques, ce qui frappe est l'effort considérable que les États-Unis ont consacré depuis deux décennies à la mise au point de nouveaux systèmes d'armes. Sans abandonner leur supériorité dans le domaine des armes nucléaires - dont ils viennent de rappeler dans un rapport récent qu'ils se réservent le droit de les utiliser y compris en violation des traités du droit international - les responsables du Pentagone ont mis en place une gamme considérable de programmes qui tirent le maximum de bénéfices des technologies de l'espace, de la microélectronique, des technologies de l'information, et avec une insistance affirmée depuis le 11 septembre, des potentialités offertes par les biotechnologies. C'est dans ce contexte qu'il faut situer les guerres menées par les armées américaines. La guerre en Afghanistan ainsi que les guerres majeures de la décennie quatre-vingt-dix menées par les Forces armées américaines (Irak, Serbie, Afghanistan) ont servi à tester et améliorer les systèmes d'armes qui ont été développés par les bureaux d'études des firmes de défense. Ainsi, les guerres de la décennie quatre-vingt-dix ont été de formidables terrains d'innovation technologique pour les industriels et laboratoires de recherche américains, et d'innovations opérationnelles pour l'État-major. On ne doit pas négliger ce rôle des guerres, tant les "effets d'apprentissage" sont importants pour mettre au point de nouvelles technologies nécessaires pour préparer les prochaines guerres. Cependant ces guerres ont également un autre objectif, celui de satisfaire les besoins d'un système militaro-industriel qui s'est profondément restructuré au cours des années quatre-vingt-dix (plus précisément entre 1993 et 1997). Deux processus absolument complémentaires ont pris place. D'une part, le degré de concentration industrielle a atteint un niveau inégalé avec la formation de cinq grands groupes qui reçoivent plus de 40% des commandes d'équipement et de R&D du Pentagone. D'autre part, comme dans les autres industries, les fonds de placement financier ont pris une influence déterminante dans le contrôle des groupes de l'armement. Les exigences de ces fonds de voir plus de "valeur créée pour l'actionnaire" ont été entendues. L'augmentation des budgets à partir de 1999, puis son accélération décidée par G.W. Bush répondent à ces exigences. Il faut prendre au premier degré cette affirmation (qui cache mal l'enthousiasme) faite par le Financial Times : "Il pourrait sembler un peu macabre de chercher les bénéficiaires du conflit du Kosovo, mais les Bourses ne sont pas sentimentales [Financial Times, 12 avril 1999] . La conjonction de l'action exercée d'une part par les fonds de placement financier, formes dominantes du capital financier contemporain, et d'autre part par le système militaro-industriel qui depuis cinq décennies s'est profondément enraciné dans l'économie, la société et l'appareil politique américain, explique donc également la nouvelle course à la militarisation. Le contexte de 2002 est tout à fait différent de celui des décennies d'après-guerre. Il semblait alors à la plupart des analyses, y compris celles se réclamant du marxisme que, dans le cadre des politiques macroéconomiques dites keynésiennes, la fonction du budget militaire était également de "soutenir" l'économie américaine et de lui fournir un "stimulant" à l'approche de récession. Ces analyses en venaient au fond à gommer, ou en tout cas sérieusement sous-estimer les effets parasitaires de plus en plus évidents au cours des années soixante et soixante-dix. L'augmentation du budget militaire américain qui vient d'être décidée n'a même pas cette prétention "keynésienne". Ses effets "bénéfiques" seront essentiellement concentrés sur les groupes contractants du Département de la défense et sur les fonds de placements financiers qui en sont les principaux actionnaires. Venir au secours de Wall Street Car l'offensive militariste de Bush vient au moment où les tensions au sein du système financier américain sont extrêmes, après le dégonflement de la bulle spéculative liée à la "nouvelle économie" (sur le NASDAQ) et un fort recul à Wall Street en 2001. Dans ce contexte, la faillite d'Enron est arrivée. Les processus qui ont permis à Enron, 7° groupe américain selon le classement de la revue Fortune, de prospérer commencent à être connus [2] . C'est l'ensemble des institutions du capital financier qui sont directement concernées, les banques, les cabinets d'audits, les analystes financiers, et pour la caution idéologique, des économistes renommés [3] . Mais tout autant, les institutions d'État et le Congrès (qui pour ne prendre qu'un exemple vota en 1995 une loi qui rendait extrêmement difficiles les poursuites pénales contre les consultants et juristes financiers) sont directement en cause. L'affaire Enron révèle à quel point les mécanismes de création de ce que Marx appelle le "capital fictif" sont non seulement des éléments essentiels du fonctionnement de la bourse et des "marchés financiers" mais également de celle de l'"économie réelle". Ce sont les mécanismes de la production (par exemple au Brésil et en Inde, où Enron a obtenu par la corruption la concession de services publics de fourniture d'électricité qu'il a saccagés) et la rémunération de la force de travail (faillites du système de retraite) qui sont directement concernés. Il n'est évidemment pas question pour l'Administration Bush de "nettoyer" le système financier, car ceci impliquerait une dévalorisation massive de ce capital fictif, et déclencherait immédiatement l'effondrement de pans entiers du système financier américain. De nombreux groupes industriels qui se sont constitués dans les années quatre-vingt-dix au moyen de fusions-acquisitions seraient également emportés dans la tourmente. Les fusions-acquisitions, étroitement liés à la "bulle financière" qu'a connue Wall Street au cours des années quatre-vingt-dix ont en effet été largement fondées sur des évaluations douteuses fondées sur des pratiques comptables - évidemment légales - qui permettent de fabriquer à grande échelle du capital fictif en gonflant les bilans des entreprises et groupes [4] . Ces grands groupes ont pour certains d'entre eux été plus que le symbole, la réalité de la "nouvelle économie" . Déprécier massivement leurs actifs pour une large partie fictifs ébranlerait certains des fondements de la "nouvelle économie" et la possibilité pour ces groupes financiers de continuer à exercer leur prédation rentière à l'échelle mondiale.. Les déclarations de guerre de Bush, étayés par les augmentations des dépenses militaires ont pour objectif de "rasséréner" Wall Street. Elles cherchent à restaurer la confiance des fonds de placement financiers, des ménages des classes supérieures et moyennes dans la capacité infinie des "marchés" à partir et repartir à la hausse. Car on touche là à une des caractéristiques du fonctionnement du capitalisme dominé depuis les années quatre-vingt-dix par le capital financier. Les "marchés" financiers (marchés boursiers, monétaires, des changes, des matières premières, etc.) ont considérablement augmenté leur'emprise, y compris par rapport au début du vingtième siècle, première période de domination directe du capital financier. Une des conséquences est le rôle tenu par les variations du cours des actifs financiers (actions, obligations, mais aussi taux de change des monnaies) . Les propriétaires du capital financier ne sont pas motivés par les perspectives de long terme de l'activité des entreprises (la durée de détention des actions est inférieure à un an sur les grandes bourses mondiales) mais par les perspectives de plus-value boursière et le versement de dividendes trimestriels. Ces revenus financiers viennent en fin de compte de ponctions sur la valeur créée par la force de travail (dans l'entreprise) ou principalement sur les salaires (impôts prélevés pour payer les intérêts de la dette publique) . C'est sur la force de travail, salariée et celle qui, dans les pays du "sud" travaille de plus en plus massivement dans des conditions "informelles" (c'est-à-dire sans aucun droit) que pèse en fin de compte la poursuite de l' "Enronéconomie" dont le siège politique est au Texas (Houston) , État dont le gouverneur était G.W. Bush. Assurer la domination du capital rentier à l'échelle planétaire La décision de l'Administration Bush de mener une guerre contre l'"axe du mal" signifie que les États-Unis s'arrogent désormais le droit d'intervention sur tous les points de la planète où ils estimeront que leurs intérêts sont menacés. La lutte contre le terrorisme servira de prétexte. L'objectif est d'abord politique au sens le plus basique, celui qui consiste à user de la force et détruire par la guerre des adversaires potentiels ou réels. Le système de défense antimissile et les mesures significatives prises depuis le 11 septembre ne s'adressent pas à la Corée du Nord et autres "États voyous" selon la terminologie américaine, mais à la Chine, dont les États-Unis ne sont pas prêts à accepter l'émergence en tant que puissance capitaliste, pas même régionale dans les prochaines décennies. De même, l'"encerclement" de la Russie à l'ouest avec l'élargissement de l'OTAN à la Hongrie, la Pologne, la République tchèque va se poursuivre avec l'adhésion de nouveaux pays (Républiques baltes, Ukraine ?) . Depuis le 11 septembre, il se poursuit à l'est et au sud, dans le Caucase, la (provisoirement) dernière péripétie étant la présence de militaires américains en Georgie. Vis-à-vis des pays alliés des États-Unis dans l'OTAN (pays européens) ou liés par d'autres traités (Japon) , les décisions prises depuis le septembre aboutissent à une augmentation considérable du déséquilibre des rapports de force. C'est le sens des inquiétudes, totalement stériles, exprimées par le Ministre des affaires étrangères, M. Védrine. Avec les Alliés, l'Administration Bush vise donc un effet de démonstration. Il s'agit par exemple de rappeler aux gouvernements européens le poids politique réel (c'est-à-dire insignifiant) dont ils pèsent dans les "affaires mondiales" . Naturellement, l'administration, prend appui sur ce rapport de forces pour renforcer les positions du capital américain. Les organisations internationales, FMI, Banque mondiale et OMC tombent un peu plus sous la dépendance de l'Administration américaine. L'offensive de l'administration Bush survient dans le contexte marqué par l'effondrement de l'Argentine. Le lien établi ici entre l'implication militariste américaine accrue et la crise argentine n'est pas fortuit. La mobilisation du peuple argentin, l'exigence de la répudiation d'une dette externe déjà plusieurs fois payée et dont tirent profit les groupes financiers des pays développés et les élites nationales représentent une menace très importante pour les dirigeants et le capital financier américain. L'administration américaine a compris qu'il lui fallait agir très vite et très fort pour que ce qui se passe en Argentine ne déborde pas sur tout le continent sud-américain. Elle a donc fait parvenir une lettre au gouvernement Duhalde lui ordonnant de présenter un plan de paiement de la dette "crédible et soutenable " (Financial Times 29/01/02). Ce qui signifie en langage à peine diplomatique : vous devez continuer à payer le service de la dette, et cela quelqu' en soient les conséquences tragiques pour le peuple argentin. Une semaine après réception de cette lettre, le 29 janvier 2002, le ministre des finances argentin, se rendait a Washington pour "convaincre Washington que son gouvernement ne détournera pas le pays de la libéralisation des marchés " (Financial Times 29/01/02) . Participaient à cette discussion avec le ministre des finances argentin : les membres du cabinet présidentiel, le secrétaire d'état , le représentant pour le commerce, Zoellick .... Et la conseillère à la sécurité nationale C. Rice, qui joue un rôle essentiel dans la redéfinition des objectifs de sécurité nationale de l'Administration républicaine. Elle était en particulier un des rédacteurs d'un important rapport publié quelques mois avant les élections présidentielles dans le cadre d'une "Commission sur les intérêts de sécurité nationale des États-Unis". Ce rapport rappelait que parmi les objectifs de sécurité nationale, ceux qui engageaient les " intérêts vitaux du pays" et pour lesquels une intervention armée serait nécessaire, il fallait inclure la défense de la globalisation c'est-à-dire " le maintien de la stabilité et de la viabilité des systèmes globaux que sont les réseaux commerciaux, financiers, d'énergie et l'environnement" . A propos des systèmes globaux d'énergie, on pense évidemment au pétrole. Les États-Unis ont une longue tradition d'intervention militaire directe et indirecte (soutien aux armées nationales) à chaque fois que leurs intérêts pétroliers étaient menacés. L'odeur du pétrole était forte dans la guerre contre l'Irak, contre la Serbie, et elle est encore forte dans la guerre en Afghanistan. D'ailleurs, selon le journal des milieux d'affaires français Les Echos [5] du 18 octobre 2001, "Les pétroliers guettent (sic) la fin du conflit afghan" . Trois mois après, le New York Times titre (9 janvier 2002) que "les États-Unis installent des bases militaires en Afghanistan et dans les pays voisins pour un engagement de long terme" .Toute indique que l'Asie centrale et le Caucase constituent bien une pièce maîtresse du "Grand échiquier" américain du XXe siècle, tel que l'avait analysé Z. Brzezinski. Les systèmes globaux d'énergie - au premier chef le pétrole - ne sont pas les seuls concernés. La protection des "systèmes financiers globaux" - il faut traduire la sécurité du capital financier - devient un objectif de sécurité nationale essentiel des EU. Il est donc indispensable de rappeler que le refus d'un gouvernement de continuer à verser des intérêts au titre d'une dette publique qui constitue une véritable rente perpétuelle à acquitter au capital financier serait considéré comme une menace vitale contre les fonds de placement américains. Dans le contexte d'hégémonie américaine et de l'utilisation des attentats du 11 septembre, il est probable que les représailles ne se situeraient pas que sur le plan économique. L'intervention directe des forces armées américaines sous prétexte de l'existence d'un groupe terroriste, le soutien à des forces armées nationales de ces pays, ou à des groupes paramilitaires créés par les appareils d'États voilà quelques pistes qui sont déjà explorées au sein de l'Administration Bush au cas où des risques majeurs se dresseraient contre le capital financier américain. "L'empire"a-t-il remplacé l'impérialisme ? Les attentats du 11 septembre 2001 et la façon dont l'Administration Bush a depuis redéployé son appareil militaire et dans le même mouvement réaffirmé les objectifs de domination du capital américain infligent un sérieux démenti aux thèses sur la fin de la "souveraineté des États au profit d'une machine de guerre - celle du capitalisme mondial" comme l'a déclaré Toni Negri dans un entretien publié dans le Monde (4 octobre 2001) . Ces remarques font écho à l'ouvrage qu'il a publié avec Michael Hardt intitulé "L'empire" [6] . " L'empire " succéderait à l'impérialisme, tel qu'il était analysé par Lénine et R. Luxembourg. Une des différences majeures entre les deux périodes historiques est précisément le déplacement de la souveraineté des États-nations au profit d'un "appareil décentralisé et déterritorialisé du gouvernement" (page 17, souligné dans le texte) . "L'impérialisme, c'est terminé. Aucune nation ne sera désormais puissance mondiale comme les nations modernes l'ont été " (17) . Il est donc vain de chercher un centre dominant, pas même aux États-Unis : "Les États-Unis ne constituent pas le centre d'un projet impérialiste ; et en fait aucun État-nation ne peut le faire aujourd'hui" (page 18) . A l'inverse de cette position, le comportement de l'Administration après le 11 septembre 2001 rappelle que le capital ne peut, pour maintenir sa domination se passer d'un appareil politique, dont les institutions (judiciaires, militaires, etc.) qui le composent se sont constituées, renforcées et améliorées dans le cadre des États des pays capitalistes dominants. C'est pourquoi le "capitalisme mondial" dans le sens donné par Negri dans son entretien au "Monde" n'existe pas. Il existe une tendance du capital, en tant que rapport social, à transcender les frontières nationales et les autres barrières (formes d'organisation socio-politique par exemple) . Mais son extension mondiale a pris et continue à prendre une physionomie indissociablement liée aux rapports de forces inter-étatiques. Replacée dans une dynamique historique longue, la nouvelle étape dans le mouvement d'internationalisation du capital qui commence après la seconde guerre mondiale ne peut être dissociée de la suprématie définitive acquise par l'impérialisme américain sur ses rivaux européens et japonais. Negri et Hardt ont raison de souligner cette tendance du capital à chercher à déborder toutes les barrières, territoriales, spatiales, sociales qui s'opposent à son mouvement. On peut rappeler que dès 1848, Marx et Engels soulignaient dans le Manifeste du Parti communiste que "par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays" . Mais à de nombreuses reprises, Marx souligne le caractère contradictoire de ce "procès d'universalisation" (formule plus exacte que "mondialisation") . Ainsi, " Le capital ressent toute limite comme une entrave, et la surmonte idéalement, mais il ne l'a pas surmontée en réalité... L'universalité à laquelle il tend inlassablement trouve des limites dans sa propre nature, qui à un certain niveau de son évolution, révèlent qu'il est lui-même l'entrave la plus grande à cette tendance, et le poussent donc à sa propre abolition " [7] . La nouvelle étape du capitalisme qui a commencé dans les années quatre-vingts mais dont le plein épanouissement date de 1989-1991 (chute du mur de Berlin et disparition de l'URSS) fait apparaître avec une nouvelle acuité la contradiction entre la tendance du capital à constituer le marché mondial, il vaudrait mieux dire à "universaliser sa domination" et les contradictions dans lesquels cette tendance se manifeste. Négri et Hardt écrivent qu'"au moment de la Première guerre mondiale, il parut à des nombreux observateurs - et en particulier aux théoriciens marxistes de l'impérialisme - que le glas avait sonné et que le capital avait touché le seuil d'un désastre final.... Pourtant, alors que nous écrivons ce livre, et que le 20° siècle touche à sa fin, le capitalisme est miraculeusement bien portant et son accumulation plus vigoureuse que jamais" (page 331) . C'est une affirmation fortement contestable, à moins de se laisser berner par les mirages de la "révolution informationnelle" et la "nouvelle économie" [8] . En réalité, le chaos économique et la tragédie sociale provoquée par la mondialisation du capital exigent avec plus d'intensité que dans la période antérieure l'existence d'un appareil militaro-sécuritaire chargé de faire respecter l'ordre de la propriété privée, c'est-à-dire également les normes de droit que le capital cherche pour ses besoins à "mondialiser" [9] . Ce renforcement des appareils étatiques des pays dominants n'est pas contradictoire avec les objectifs du capital, relayés par les politiques néo-libérales, qui sont la déréglementation des industries et des marchés, la privatisation des activités, y compris celles de maintien de l'ordre. Le développement de sociétés privées en charge de la protection de la propriété privée (mercenariat) est une caractéristique notable de ces dernières années. Il résulte dans certaines régions de la planète (Afrique, Amérique latine) de l'effondrement des appareils d'États qui a été accéléré par les politiques d'ajustement structurel et de la constitution de cliques rivales, mais également de la nécessité pour les groupes des pays développés qui investissent dans ces régions de continuer à pouvoir exercer leurs activités en dépit des, et souvent grâce aux, guerres civiles. Dans les pays développés, la montée des activités de sociétés de gardiennage et parfois de milices traduit la montée de l'apartheid social consécutif à la situation faite à la jeunesse par le capital, et la nécessité de compléter le travail de la police, et parfois d'y suppléer. Mais la privatisation de certaines fonctions militaires et répressives ne marque nullement la fin du rôle des appareils de coercition des États. Les attentats du 11 septembre 2001 ne permettent aucunement de conclure à la fin des "frontières" ne serait-ce que parce que ceux-ci ont été préparés à l'intérieur du territoire américain, peut-être avec la complicité active ou tacite au sein même des institutions étatiques américaines par des personnes parfaitement en règle du point de vue du droit américain et qui ont utilisé les réseaux financiers situés aux États-Unis. Ces attentats n'ont en rien affaibli la domination de l'État américain, ni à l'intérieur, ni à l'extérieur de son territoire. Ils ont facilité la campagne des médias qui visait à renforcer les sentiments pro-impérialistes et nationalistes au sein de la population américaine, ils ont permis à l'Administration et au Congrès d'étendre et de renforcer la présence des forces militaires américaines sur toute la planète. Jamais depuis la seconde guerre mondiale, la présence militaire américaine dans le monde n'a jamais été aussi importante. L'emprise militaire mondiale de la puissance "nationale" des États-Unis est plus forte qu'elle ne l'a été depuis des décennies. Cette emprise est utilisée non seulement pour imposer aux peuples et classes du "tiers-monde" les exigences du capital financier, mais également aux capitalismes rivaux les intérêts du capital national américain (il y a évidemment plus qu'une coïncidence entre la commémoration des 6 mois de l'attentat et les mesures de protection des industries sidérurgiques prises par les États-Unis et annoncées le 11 mars 2002) . La " nation indispensable " et ses alliés C'est ainsi que M. Albright qualifiait le rôle des États-Unis quelques mois avant les frappes de l'OTAN en Serbie. Ce n'était pas seulement une déclaration arrogante, mais le reflet d'une indiscutable réalité. La défense de l'ordre international ne repose plus comme dans les décennies d'après-guerre sur les deux grandes puissances mondiales, et sur un compromis qui se faisait sur la base d'un partage du monde en zones de domination. Même considéré sous le seul angle de leur "rivalité", les États-Unis ne pouvaient que triompher face à l'URSS, compte tenu de l'impasse du mode de gestion de l'économie soviétique et le niveau gigantesque des dépenses militaires qui ont hypertrophié la caste dominante et épuisé les ressources du pays et de l'impasse vers laquelle les mouvements de libération nationale et insurrectionnels furent conduits en raison du contrôle politique et souvent matériel exercé par le Kremlin. Les années quatre-vingt-dix ont confronté (les États-Unis) à la responsabilité centrale de la défense de l'ordre mondial. Les États-Unis se trouvent dans une situation de domination mondiale sans doute inconnue dans l'histoire des deux derniers siècles. Leur domination actuelle s'inscrit dans la poursuite d'un processus amorcé avec le déchirement des impérialismes européens au cours de la première guerre mondiale. Ce processus, analysé par Trotsky, s'est conforté au cours de la seconde guerre mondiale puis dans les décennies quoi ont suivi. Il reste qu'en ce début de siècle, l'hégémonie des États-Unis pose en des termes différents de ceux du début du vingtième siècle la configuration des rapports de force entre les grandes puissances capitalistes et celle des classes dominantes. Lors de cette phase de domination du capital financier, les théoriciens de l'impérialisme (Hilferding, Boukharine, Lénine) considèrent que la domination du capital financier " fusionne " à un degré plus ou moins important avec " son " appareil d'État national. L'expression d'États-rentiers utilisée par Lénine et qui est d'ailleurs courante dans toute la littérature économique de l'époque, évoque bien cette idée d'espaces nationaux et de classes unifiées autour de leur État qui ne peuvent que se déchirer dans les guerres. Cette expression garde toute sa valeur. Elle ne doit toutefois occulter ni les changements survenus dans les formes qu'a prises le capital financier et dans les relations des organisations du capital financier à leur État national, ni les modifications dans les relations entre les États capitalistes dominants. Dire cela ne signifie nullement identifier la situation actuelle à celle d'un "superimpérialisme", tel que Kautsky en envisageait la possibilité. Ni considérer qu'on assiste à la formation d'un "monoimpérialisme", pour adapter la conjecture de Kautsky à la situation contemporaine. La position centrale occupée par les États-Unis ne signifie pas que ce pays mettrait en coupe réglée les capitalismes européens et japonais et s'approprierait, dans une relation d'exploitation, la valeur créée dans ces pays. Le capitalisme américain n'a pas " colonisé " ses partenaires européens et japonais à la manière dont les impérialismes du début du vingtième siècle ont pris possession des territoires de la planète. La mondialisation du capital n'a levé aucune des contradictions qui ont plongé les économies capitalistes dans la crise à partir des années soixante-dix. Elle constituait une tentative de réponse à ces contradictions, elle les a en réalité intensifiées. La concurrence entre les groupes industriels et commerciaux des capitalismes dominants pour maintenir leurs parts de marché et pour l'appropriation de la valeur produite par les salariés s'aiguise dans un contexte de faible accumulation. Les rivalités augmentent également entre les organisations du capital financier pour conserver, et si possible accroître, les ponctions sur les ressources budgétaires des pays "émergents" au titre du paiement de la dette. Cependant, si la concurrence inter-impérialiste n'est pas diminuée, elle demeure circonscrite par l'hégémonie américaine. Parler d'hégémonie ne signifie d'ailleurs nullement ignorer ou même sous-estimer les facteurs de fragilité économique des États-Unis, beaucoup plus importante que les laudateurs de la " nouvelle économie " le laissent entendre. Les États-Unis demeurent fortement dépendants des approvisionnements en pétrole et autres ressources stratégiques assurées par ses groupes multinationaux. Ceux-ci exigent une implication militaire croissante sur le plan mondial. La vitalité de l'innovation technologique, et celle de domaines importants de la recherche universitaire (par exemple dans les sciences de l'ingénieur) reposent sur un " drainage des cerveaux " qui, au même titre que le financement de ses déficits, représente la contribution du " reste du monde " à la croissance américaine. La criminalisation de la résistance sociale Cette situation faite d'une combinaison entre des rivalités inter-impérialistes aiguisées et l'hégémonie américaine conduit à la création de ce que j'ai appelé un " bloc d'États transatlantiques " [10] . L'armature de ce bloc est constituée par les États-Unis, auquel s'agglomèrent principalement les États européens et le Japon et les autres pays liés militairement aux États-Unis (Nouvelle-Zélande, Australie en particulier). Il faut adjoindre à ce bloc les organisations internationales de nature économique (FMI, Banque mondiale, OMC, OCDE), militaire (OTAN) . Contrairement à ce qui a été dit après le 11 septembre 2001, l'OTAN n'est pas devenue une organisation obsolète. L'OTAN a pour la première fois depuis sa création, invoqué l'article 5 du traité, qui considère qu'une attaque contre un pays membre sera considérée comme une attaque contre tous les membres. Le fait que les États-Unis aient pour l'essentiel mené seuls la guerre en Afghanistan, ne diminue aucunement la signification politique de la décision prise par l'OTAN en septembre 2001. Cette décision a étayé l'offensive menée par la Commission européenne. Celle-ci a publié un rapport qui vise a définir la gamme d'actions qualifiées de " terroriste ". Ainsi, la nouvelle législation inclut comme des actes terroristes " l'occupation illégale ou les dommages causés aux équipements publics, moyens de transport public, les infrastructures, les lieux publics, ainsi que la propriété " De plus " gêner ou interrompre le fonctionnement de la fourniture d'eau, d'électricité, de l'air ou de toute autre ressource fondamentale " ainsi que des " actes de violence urbaine " seront également considérés comme des actes terroristes et punis comme tels. La criminalisation et le traitement militaro-sécuritaire des actions collectives de résistance menées par les salariés, les chômeurs s'inscrivent dans la préparation des "guerres urbaines" , en vérité des guerres menées contre les populations civiles, auxquelles les experts militaires américains accordent une importance croissante (en particulier en Amérique latine) . Pour ce combat, les États-Unis ont besoin d'alliés, à commencer par l'Europe, dont la solidarité dans l'affirmation des "mêmes valeurs occidentales" et la résolution d'aller finir le travail sur le terrain (au nom de l'humanitaire si nécessaire) doivent être sans faille. La constitution d'éléments d'une défense européenne se fait tout naturellement dans le cadre d'une soumission à l'OTAN, ce qui explique les pressions fortes pour que les pays de l'Union européenne augmentent à leur tour les dépenses militaires et sécuritaires. Les États-Unis n'ont pas à craindre mais tout à gagner d'une implication militaire accrue de l'Union européenne. Ils seront gagnants sur le plan économique (ils contrôlent l'essentiel des industries d'armement) et politique (les dirigeants des pays de l'UE ne sont prêts à aucune "escapade" vis-à-vis des États-Unis) . Le militarisme des États-Unis pourrait entraîner l'Europe dans son sillage. Sur ce continent, la lutte contre le terrorisme, dont on sait qu'il a souvent dans le passé récent été organisé par les appareils d'États eux-mêmes (par exemple en Italie) risque fort de risque fort de servir de prétexte pour "criminaliser" la résistance des salariés, chômeurs et autres victimes des plans du capital. -------------------------------------------------------------------------------- [1] Selon les données fournies par le SIPRI, ONG basée à Stockholm . (tiré du site À l’encontre)
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