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Les animaux heureux du salon de l'agriculture

DavidRuffieux, Mardi, Mars 3, 2009 - 12:31

David Ruffieux

Les 670.000 personnes venues au salon de l'agriculture 2009, à Paris, dont les portes se fermaient le 1er mars 2009, confirme son succès populaire.

Je me souviens de ma seule visite au salon de l’agriculture. Il y a longtemps. Nous étions moi et ma famille installés en région parisienne, du côté des Yvelines, dans une banlieue résidentielle comme tant d’autres, sans intérêt. J’étais à ce moment un de ces nombreux exilés, loin de ma Franche-Comté natale, loin de ses vallées et de ses villages de cartes postales, et de sa campagne calme et éternelle où une partie de mon enfance se déroula. Bref, un adolescent provincial déraciné mais profondément attaché à cette nature perdue. J’embrassais déjà une carrière dans l’agriculture qui me paraissait alors un moyen de fuir cette grisaille quotidienne que j’haïssais absolument mais avec laquelle je devais composer. L’occasion se présenta lorsque mon lycée agricole, à Saint-Germain-en-Laye, là où j’étudiai en classe de première, organisa cette sortie pédagogique au salon de l’agriculture. Cette institution française, cette vitrine annuelle de notre agriculture est la grande foire où se pressent exploitants, marchands, représentants de l’industrie agroalimentaire, machines, humains et animaux. Je m’attendais à une journée fascinante et le professeur nous avait conseillé de prendre beaucoup de notes et de ramener des brochures d’informations. Ce passage au salon de l’agriculture me parut une étape obligée, une visite essentielle pour quiconque se destinait à un métier agricole.

Le temps est passé, il y a déjà 20 ans de cela, et je n’ai d’ailleurs jamais exercé un métier agricole, mais je garde le souvenir d’une journée éreintante, de longues allées à parcourir et d’une foule incroyable de visiteurs. Tant de choses à voir en une seule journée ! Le salon est un événement. Beaucoup de familles viennent avec leurs enfants dans l’attente de voir les animaux, qui sont l’attraction principale du salon. Des vaches brossées et immaculées, j’y voyais avec une fierté secrète ma superbe Montbéliarde si familière de ces pâturages que, gamins, j’arpentais des heures durant, dans une solitude quasi ascétique. De jolis cochons roses et poudrés courraient comme de petits chiens, se chassant les uns les autres, se mordillant la queue. Je n’avais jamais vu de la paille si propre, si jaune et si parfaitement éblouissante sous les lumières des lampes. Une harmonie semblait exister entre des hommes et des bêtes. On y voyait des bœufs placides, des taureaux gigantesques, des poules excentriques au plumage surprenant. Des canetons se trouvaient dans des couveuses, un peu plus loin, autour desquelles des enfants piaillaient d'excitation et trépignaient. J’étais enivré par cette exubérance, cette jovialité bon enfant et je conclus, les mains remplies de catalogues, que cette sortie d’école était un vrai succès.

Mais le salon de l’agriculture est une vitrine, une opération de charme et un exercice de communication. Au détour d’une allée de Charolais, je n’oubliais pas de remarquer une énorme carcasse de bête, habillée d’un ruban bleu, blanc et rouge. Elle était dans un réfrigérateur mobile, dont les vitres laissaient voir l’animal mort suspendu et contenu tout entier dans son sarcophage de verre. On a tendance à oublier dans un contexte si chaleureux de foire, le sort funeste qui attend les animaux de ferme : l’abattoir. La mise en scène bucolique du salon fait oublier la mort. La position morale que nous accordons aux animaux, dans nos sociétés carnivores, effleure difficilement les esprits, a fortiori dans un contexte de fête et de gastronomie où l’animal devient symbolique. Ce symbolisme est important pour distancier le visiteur des chaînes d’abattage. Selon un sondage de 2007 cofinancé par le ministère de l’agriculture, 65% des Français se sentiraient mal à l’aise d’assister à l’abattage des animaux. Que faudrait-il pour que 65% de ces Français soient également dérangés à la vue d’une entrecôte ou d’un filet mignon, et que ce malaise crée chez eux un changement d’habitude alimentaire? Il est certain que la relation entre l’abattoir, la mise à mort de l’animal, et la pièce de viande dans l’assiette n’est pas évidente chez beaucoup de consommateurs visitant le salon. Elle ne l’était d’ailleurs pas chez moi, il y a quelques années. Cependant, en présentant des animaux heureux, propres et bien élevés, le salon de l’agriculture perpétue une idéalisation puérile et hypocrite de l’élevage, qui représente aujourd’hui, non seulement la plus grande source de pollution au monde, mais aussi la source principale de gaz à effet de serre. En dehors des problèmes environnementaux majeurs (que le lecteur aura le loisir d’analyser ailleurs, car ce n’est malheureusement pas le sujet de cet article) créés par l’élevage en particulier, les animaux ne sont en définitive que de simples biens de consommation, des produits remplaçables et standardisés issus d’un système de production, dans son ensemble, orienté vers le profit et la rentabilité.

Beaucoup se trouveront sensibilisés à la dégradation de l’environnement, de la disparition des écosystèmes, de la pollution de l’eau et de l’air, de la diminution programmée des ressources marines et terrestres et se verront inquiets pour l’avenir de leurs petits-enfants et ceux qui viendront après. Ceci est le moment pour beaucoup de repenser un mode de consommation suicidaire mais aussi un mode de vivre et de penser. Un phénomène inquiétant est l’explosion de la consommation de viande dans des économies en développement comme la Chine et l’Inde. On prévoit le doublement de la consommation de viande dans le monde vers 2050. On est en droit de se demander si une telle augmentation est d’ailleurs possible dans un contexte de surexploitation et de disparition des ressources. Ce qui est certain, c’est que depuis 1950, la production de viande a quadruplé en un demi-siècle et cette augmentation est en grande partie responsable des désastres écologiques, économiques et sociaux que traversent les sociétés humaines présentement. On peut imaginer aisément que le doublement de la production de viande rendra le contexte mondial plus précaire pour les sociétés les plus riches, et intenables pour les plus pauvres, confrontés plus que jamais à la nécessité d’un développement durable.

D’autres gens (dont je fais partie) se trouveront sensibilisés moins à la dégradation inexorable de l’environnement, qu’à la relation violente et destructive que nous entretenons avec nos « amis dits inférieurs» et par analogie, avec les autres humains. Cette relation constitue à mes yeux, la cause principale de nos malheurs et de la malédiction écologique mondiale qui nous frappe. Reconnaissant la responsabilité de l’élevage dans la crise écologique planétaire et plus particulièrement dans l’exploitation indécente et immorale des animaux, des groupes préconisent des réformes, alors que d’autres annoncent l’aube d’une révolution, qui conduira à des relations plus harmonieuses entre les animaux humains et non humains, et puis l’environnement. Il y a aujourd’hui plusieurs courants de pensée qui réfléchissent à l’abolition des pratiques industrielles d’élevage, jusqu’à l’abolition même de la consommation de la viande. On trouve d’abord les défenseurs du bien-être des animaux qui oeuvrent pour des réformes structurelles, par exemple, des améliorations du transport, de la manutention et de l’abattage des animaux de ferme. Ces organisations, comme la PMFA (Protection mondiale des animaux de ferme), travaillent avec les industries de l’élevage, et multiplient les pressions pour obtenir d’elles, des changements resultant à un meilleur bien-être de l’animal. Par exemple, en 1998, la PMAF a initié une campagne pour obtenir l’interdiction de l’élevage des truies dans des stalles individuelles durant leur gestation. Le conseil européen des ministres de l’Agriculture a ensuite adopté une directive interdisant les stalles individuelles pour les truies en gestation à partir de 2013. Nous sommes encore loin de cette date et de nombreux animaux souffriront encore de ces conditions de confinement. Des décennies d'efforts surhumains de la part des associations de défense des animaux ne permettent de gagner que quelques réformes, qui ne changent en rien le statut des animaux et rend même celui-ci encore plus précaire. D'ailleurs, ces organisations ne remettent pas en cause la place morale de l’animal dans la société, qui est un être sensible, soit, mais le fait que l’animal soit considéré comme une source de nourriture, par exemple, n’est pas problématique. Gagner le coeur et les esprits des consommateurs pour promouvoir l’abolition de la viande, avec une stratégie seulement réformiste, est une tache bien difficile, sinon impossible.

D’autres part, il est des organisations pour lesquelles l’animal a des droits, en particulier celui de vivre. L’animal est précieux et représente un être sensible dont on ne peut abuser et traiter comme une marchandise. Ce serait une violation du droit de l’animal d’être élevé pour en faire de la viande. On parle aussi de mouvement de libération animale. Certaines organisations se revendiquent de ce mouvement, mais diffèrent fondamentalement dans la stratégie et les tactiques employées. Certaines organisations se concentrent sur l’éducation et incitent les populations à adopter un mode alimentaire végétarien ou végétalien, ce dernier excluant tout produit animal (viande, lait, poissons, œufs). PETA (People for the Ethical Treatment of Animals) est un groupe de défense des animaux reconnu pour ses enquêtes et ses campagnes médiatiques contre des chaînes d'alimentation rapide, comme Burger King, McDonald's et KFC. Après 5 ans de pression sur KFC Canada, PETA a réussi à obtenir de la chaîne qu'elle obtienne ses poulets d'éleveurs utilisant le gazage pour abattre les volailles et améliorant les conditions d'élevage. PETA se concentre activement sur le végétarisme et le végétalisme, offrant au public des ressources multiples et pratiques.

Cependant, on considère entre 1 et 2% la population occidentale qui est végétalienne. Ce nombre augmente, certes, mais il reste très insuffisamment pour contrebalancer la demande mondiale de viande. Il est donc irréaliste, utopique, de penser qu’il serait possible, dans un temps de l’ordre du siècle, d’éduquer une majorité de gens qui imposeront de manière démocratique, l’abolition de l’élevage. Il est également illusoire de penser qu'un élevage écologique, organique et élitiste, saurait offrir une alternative à l'élevage industriel. Selon la FAO (Food and Agriculture Organization), les petits éleveurs tendent à disparaître aussi bien dans les pays en voie de développement que dans le monde industrialisé. L'intensification de l'élevage est donc inexorable pour répondre à la demande croissante et restera incompatible avec la notion de bien-être. Réalisant la situation désespérée pour des milliards d’animaux, qui souffrent aujourd'hui et continueront de souffrir demain des conditions de l’élevage industriel, et devant l’urgence de la crise écologique globale, des organisations défendent une pensée abolitionniste mais aussi des actions directes plus radicales. Radicales, car elles menacent directement les intérêts financiers et les opérations des industries accusées du pillage des ressources, de la pollution de l’environnement, de la maltraitance des animaux, et des multiples nuisances dont souffrent les communautés humaines.

Pour suppléer à l’indifférence des populations et pallier à la corruption des institutions gouvernementales, ces groupes défendent des mesures telles le sabotage, les campagnes d’intimidations et la désobéissance civile, au risque de violer la loi et d’encourir de lourdes peines de prison. Fait intéressant, leurs tactiques ont attiré l’ire et la suspicion des autorités, non pas que des groupes comme l’ALF (Animal Liberation Front) et l’ELF (Environment Liberation Front), soient des organisations terroristes sanguinaires (loin de là si on considère qu’ils n’ont jamais fait une seule victime), mais ils sont redoutablement efficaces pour stopper la production, utilisant l’Internet pour faire circuler les noms des personnels impliqués dans des industries cibles, pour organiser des libérations et des campagnes de pression extrême. Parmi la listes des actions directes du ALF, on trouve des restaurants servant du foie gras, vandalisés pour protester contre le gavage cruel des oies et des canards. De même, les laboratoires de recherches sur les animaux sont les cibles des militants, telle la fermeture en 2002, grâce au ALF, du centre Coulston de recherche sur les chimpanzés, au Nouveau-Mexique. L'organisation ELF est connue des autorités pour recourir aux incendies. Le matin du 03 mars 2008, trois bombes incendiaires rayèrent du paysage des maisons de luxe dans l'état de Washington, causant 7 millions de dollars de dommages. Le FBI (Federal Bureau of Investigation), estime que ces deux groupes sont responsables de 1100 actes criminels depuis 1976, ayant causés des pertes de 110 millions de dollars. Là est leur tort principal, c'est-à-dire d'occasionner des pertes financières douloureuses, ce qui leur vaut aujourd’hui le titre de « menace terroriste domestique numéro 1 » par le FBI, aux Etats-Unis.

Sous l’administration de Bush Junior et de ses acolytes, et sous l’influence et l’initiative de l’industrie pharmaceutique, une législation du nom de « Animal Entreprise Terrorism Act » fut promulguée. Celle-ci permet de criminaliser des actes visant spécialement à interférer avec les opérations des industries exploitant les animaux. Autant dire que toute action peut tomber sous le coup de cette loi liberticide, dont la motivation politique est évidente. Malheureusement, les Etats-Unis ne sont pas les seuls à se lancer dans cette chasse aux sorcières, visant à paralyser les militants les plus radicaux parmi les écologistes et les libérationnistes. L’Angleterre et l’Autriche ont leur propre législation et financent des équipes policières qui recherchent à déstabiliser ces groupes. Martin Balluch, docteur en physique et en philosophie, mais aussi militant connaît bien le sujet. En tant que président de l’association contre l'élevage industriel, il déclara dans une lettre écrite de sa prison de Vienne le 9 juin 2008. « Mercredi, au petit matin, la police a lancé la plus violente attaque jamais connue dans l’histoire autrichienne moderne contre un mouvement pour la justice sociale et contre des ONG. Des centaines de policiers armés et masqués ont défoncé les portes de 21 domiciles privés et de 6 bureaux appartenant à des ONG différentes, et celui d’un dépôt contenant du matériel utilisé dans des manifestations." Cette rafle policière, qui bafouait les droits de l’homme, intervenait alors que se préparait une campagne organisée par les principales associations autrichiennes de droits des animaux, qui demandaient une modification de la constitution en faveur des animaux. Certains militants annoncent une guerre d’un genre nouveau contre ces industries tirant profit de l’exploitation animale, et contre les gouvernements qui les protègent. Le but de cette confrontation est de sauver la planète et d’en finir avec un capitalisme violent, destructeur, policier, et fondamentalement injuste, source de misères et d’inégalités, aussi bien pour les sociétés humaines que pour les animaux.

Les 670.000 personnes venues au salon de l'agriculture, dont les portes se fermaient le 1er mars 2009, confirme son succès populaire. Bêtes de concours, personnages politiques et produits du terroir attirent autant les foules. Cependant, malgré les crises, l’on voit mal comment l’émergence des nombreuses problématiques que soulèvent l’élevage et l’agriculture « modernes » peut se faire dans un salon qui vend du rêve et de la diversion. Comment ces badauds déambulant dans les allées du salon, heureux et satisfaits, pourraient-ils imaginer un seul instant qu’une révolution se prépare, et que des forces obscures travaillent à l’avènement d’un monde différent?

David Ruffieux
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